Evocation de la bande dessinée espagnole

Aujourd’hui, au lieu de vous parler d’un album ou d’un auteur, je vais vous parler d’un pays. Car un séjour d’un mois à Madrid ne m’a pas empêché de m’adonner à la lecture de bandes dessinées ! Pourtant, l’Espagne n’est pas réputée pour être un pays de la bande dessinée, contrairement à la France, la Belgique et l’Italie, pour ne citer que les pays européens…
Je vais me contenter ici de résumer rapidement pour vous l’évolution de la BD espagnole, tiré de l’ouvrage Tebeosfera de Manuel Barrero, livre lui-même issu du site de référence en matière de BD espagnole du même nom (http://www.tebeosfera.com/portada.php ). Tout cela est donc assez décousu, et je vous donne en bas les références pour approfondir. Comme le reste de l’Europe, l’Espagne voit le développement de revues pour enfants incluant des bandes dessinées durant les premières décennies du XXe siècle. Une des plus connues est TBO qui donne pendant un temps son nom à la BD espagnole (los tebeos). Les années 1930-1940 voient donc l’accroissement du capital des maisons d’édition spécialisée et le succès de la BD, y compris dans des revues humoristiques pour adulte. A cette époque, la place de la BD est si importante dans la société qu’elle joue un rôle durant la guerre civile, avec des publications partisanes. La situation va rester ainsi jusque dans les années 1960 : de grands groupes de presses comme les éditions Bruguera développent une bande dessinée essentiellement commerciale, le plus souvent destinée aux enfants.
Mais le déclin commercial se fait sentir dès les années 1960, ainsi qu’un besoin de renouveller le marché de la BD. Les reflexions d’auteurs et d’éditeurs pour une nouvelle bande dessinée coïncident avec les années de développement économique (1961-1973) et la chute de Franco qui permet la libération des moeurs au sein de la société espagnole (1975). Le phénomène a été théorisé comme le « boom » de la BD adulte espagnole, dans le sens où l’évolution nait au sein du secteur adulte. Nouvelles maisons d’édition, nouvelles revues, apparition de l’érotisme et de l’humour satirique, ouverture vers les comics américains en sont les caractéristiques principales. El Vibora et El Jueves sont des nouvelles revues ambitieuses qui accueillent des auteurs sensibles aux modes internationales de la BD des années 1970-1980 : omniprésence de la science-fiction, goût prononcé pour l’underground critique, présence de la sexualité, succès de l’horreur et du fantastique. La Salon de la BD de Barcelone est crée en 1980.
La notion de « boom » de la BD adulte qui durerait de 1970 à 1986 est toutefois relue actuellement de façon critique comme un mouvement fugace et parfois surestimé. Il correspond surtout à l’arrivée bruyante de nouveaux éditeurs indépendants aux idées novatrices (La Cupula, Norma, Toutain) qui ont profité de l’euphorie des années post-franquistes pour affirmer leur originalité dans un marché dominé par de grosses maisons concentrées et dépourvues d’ambitions artistiques. Mais pour la place de la BD en Espagne, il s’agit davantage d’un échec. Dès 1986, l’enthousiasme initial s’affaisse et beaucoup de revues et de maisons d’édition nées du « boom » disparaissent. Le public adulte n’est plus au rendez-vous et dans le même temps, la BD pour enfant, plutôt délaissée, connaît également une crise. La situation actuelle est donc assez difficile. Les dessinateurs de BD sont souvent en parallèle illustrateur, designer ou peintre. Surtout, l’influence étrangère est très forte et empêche l’apparition d’une véritable école espagnole. D’une part les auteurs américains, franco-belges et japonais sont plus présents que leurs homologues locaux dans les étalages des librairies et d’autre part les auteurs espagnols cherchent souvent un travail hors d’Espagne à l’image de Juanjo Guarnido et Juan Diaz Canales, les créateurs de Blacksad pour le marché français. Certains critiques jugent que le marché de la BD en Espagne est devenu avant tout commercial et que les éditeurs du « boom » n’ont pas su transformer l’essai.

Le mieux pour présenter la bande dessinée espagnole est de présenter quelques auteurs. J’ai choisi trois auteurs de générations différentes et aux styles différents qui sont publiés et traduits en France. Pas de soucis, donc, pour les non-hispanophones, vous pourrez les découvrir également.

Carlos Gimenez (né en 1941)
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Lorsque Carlos Gimenez commence sa carrière de dessinateur dans les années 1960, le franquisme pèse encore sur la société espagnole et la bande dessinée est très marquée par la tradition et les grands thèmes des comics américains (aventure, guerre, western) et aux mains de puissantes agences de presse. Il commence donc par des récits pour la jeunesse pour la maison Selecciones Ilustradas, séries généralement destinées à l’exportation. Ainsi, sa première grande série Dani Futuro est publiée dans le journal Tintin à partir de 1972. Mais Gimenez fait surtout partie des dessinateurs espagnols qui, à la fin des années 1960, vont tenter de bousculer le milieu de la bande dessinée au sein du « Grupo de la Floresta », atelier installé à Barcelone. Ainsi, il s’affirme sur plusieurs plans comme un novateur. Avant tout, le Grupo de la Floresta considère la BD comme un art qui nécessite des règles de composition, affirmant un métier plus ambitieux qu’avant. Gimenez porte ainsi des revendications en terme de droits d’auteur et son engagement syndical témoigne des évolutions du métier, de la conscience même du travail de dessinateur. Puis, durant le fameux « boom » de la BD adulte, il se présente comme un auteur des plus dynamiques, notamment avec la série Paracuellos publiée à partir de 1975. Il y raconte son enfance dans un pensionnat à l’époque du franquisme avec une force expressive et un sens du drame impressionant, faisant passer à travers de simples souvenirs d’enfance toute la violence et les frustrations d’une période sombre de l’histoire de l’Espagne venant tout juste de s’achever. Suivent d’autres récits de vie, dont Les professionnels en 1982 qui présente ses premières années de dessinateur. En se livrant à l’autobiographie, genre jusque là assez peu usité en bande dessinée, Gimenez affirme petit à petit la modernité de son médium.
Tout l’art de Gimenez est tendu entre deux extrêmes, l’humour et le drame. Son style, d’ailleurs, assez souple, porte à la fois les traces de la tradition hyperréaliste du comics américain et l’exagération des traits, procédé de caricaturiste. Les récits hésitent également entre l’humour (souvent sombre et cynique) et l’émotion dramatique. Dans sa dernière série en date encore inédite en France, 36-39, malos tiempos, il entreprend de présenter le quotidien de la guerre civile espagnole avec une galerie de personnages représentatifs de l’époque. Il se place sous le patronage du peintre Francisco de Goya (1746-1828) qui s’est fait le témoin des malheurs de la guerre d’indépendance de 1808-1814 dans son recueil de gravures Les désastres de la guerre, (1810-1815), ou dans des tableaux comme les célèbres Dos y Tres de Mayo (1814). Gimenez donne ainsi à la bande dessinée le rôle d’art au service de la mémoire d’un peuple.

Max (né en 1956)
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Les débuts de Max se font au sein de deux mouvements d’importance : la tradition de la BD de la région de Valence et le fameux « boom » de la BD adulte. Si Carlos Gimenez fait figure d’ancêtre fondateur, Max est lui directement impliqué dans la création de revues comme El Vibora en 1979, porteurs d’un esprit de renouveau en accord avec la révolution culturelle de l’Espagne post-franquiste : libération des moeurs, culture urbaine de la démesure, américanophilie. Il est très tôt influencé par les comics underground comme ceux de Robert Crumb et leur esprit de rebellion sans limites qui ne peuvent que faire écho à la situation de son pays. Sa première grande série est Peter Pank, une parodie trash de Peter Pan publiée à partir de 1983. Il poursuit sa carrière au fil des années et est ainsi un des rares auteurs issus du « boom » des années 1975-1986 à avoir survécu en tant que dessinateur de BD.
Le style de Max subit plusieurs influences que lui-même assume : d’abord pour le dessin celui de la ligne claire valencienne, elle-même marquée par une forte influence de la ligne claire franco-belge (dont je parle dans cet article : ) et d’auteurs comme Yves Chaland et Ever Meulen ; pour la narration, les milieux de l’underground américains menés par Robert Crumb et Art Spiegelman, maniant un humour cynique et absurde. Toutes ces influences, profondément ancrées dans les années 1970 montrent bien comment le jeune dessinateur Max a envie d’inscrire la BD espagnole dans les grandes évolutions mondiales. Sa dernière création est Bardin el superrealista, personnage aux pouvoirs étranges qui rend hommage à la culture surréaliste dont l’Espagne est un des espaces moteurs. A l’heure actuelle, Max fait partie des animateurs de l’avant-garde de la BD adulte espagnole, dessinant pour des éditions indépendantes comme La Cupula et animant depuis 1993 la revue NSLM. Le but de cette dernière est de « fournir un espace montrant au lecteur le travail d’auteurs qui développent une oeuvre personnelle loin des contraintes commerciales de l’industrie et qui cherchent à reformuler le langage de la BD au-delà de ses frontières traditionnelles. ». On peut rapprocher l’ambition de cette revue de maisons d’édition comme L’Association, qui édite par ailleurs Max en France.

Fermin Solis (né en 1972)
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Le plus jeune des trois, il commence sa carrière en plein dans le XXIe siècle avec Dando Tumbos en 2000 aux éditions Subterfuge comics, après avoir participé au monde du fanzinat, passage souvent obligé pour un jeune auteur. Depuis, il a publié une douzaine d’albums dont certains ont été traduits en France, au Canada et aux Etats-Unis. Prix de la révélation au salon de Barcelone en 2004, il se présente comme un des espoirs de l’édition indépendante espagnole.
Il n’est pas difficile de retrouver, comme chez Max, l’influence de la ligne claire valencienne dans son trait épuré et stylisé fait de courbes. Toutefois, ce n’est plus le milieu underground qui l’attire mais plutôt la vogue du roman graphique, dans sa dimension autobiographique, quotidienne et intimiste. Ainsi, l’influence de Dupuy et Berberian et David B. est très nette dans des récits narrant la vie au quotidien avec une pincée de fantaisie et de surréalisme. Pour cette raison, on le rapproche souvent de la « nouvelle bande dessinée » française d’auteurs comme Lewis Trondheim, Joann Sfar, J-C Menu, Manu Larcenet, dont une grande partie de l’oeuvre se veut autobiographique et marquée par une représentation fantasmée du quotidien. Comme dans le cas de Max, il s’inscrit donc dans les évolutions propres de son époque.
Avec son dernier album, inédit en France, Buñuel en el laberinto de los tortugas, il rend hommage au réalisateur Luis Buñuel. Il raconte (ou plutôt imagine) le tournage du film Las Hurdes, terre sans pain (1933). L’évocation du célèbre réalisateur lui permet de donner libre cours à des scènes surréalistes et de s’écarter un peu de son genre de prédilection, la peinture du quotidien.

Il n’est certainement pas innocent que ces trois auteurs situent leur oeuvre la plus récente au sein de la tradition artistique espagnole. Gimenez s’inspire de Goya peintre national de l’Espagne ; Buñuel et le surréalisme inspirent Max et Solis. C’est une manière de rattacher la BD a des ambitions plus hautes, à en faire un art égal à la peinture et au cinéma. Mais c’est aussi pour eux une volonté de singulariser leur oeuvre par rapport à la BD internationale en traitant de thèmes purement nationaux, une façon d’affirmer que la BD espagnole existe, avec ses carcatéristiques propres que sont, entre autres, la souffrance du peuple espagnol et la fantaisie surréaliste.

Pour en savoir plus :

Sur la BD espagnole :
Jesus Cuadrado, De la historieta y de su uso, 1873-2000, Sins Entido, 2000
Francesca Llado, Los comics de la transicion, Glénat, 2001
Manuel Barrero, Tebeosfera, 2007
La page wikipédia (en espagnol) est assez complète : http://es.wikipedia.org/wiki/Historieta_en_Espana
Le site internet tebeosfera, site de référence pour les études théoriques espagnoles : http://www.tebeosfera.com/portada.php

Pour lire les auteurs cités en français :
Carlos Gimenez, Paracuellos, Audie-Fluide Glacial, 1980 (réédité en 2009)
Carlos Gimenez, Les professionnels, Audie-Fluide Glacial, 1983-1985
Le site internet de Carlos Gimenez : http://www.carlosgimenez.com/menu.htm
Max et Mique Beltran, Femmes fatales, Albin Michel, 1989
Max, Bardin le superréaliste, L’Association, 2006
Le site internet de Max : http://www.maxbardin.com/
Fermin Solis, Je t’aime pas, mais, 6 pieds sous terre, 2005
Fermin Solis, Des baleines et des puces, Le potager moderne, 2006
Le site internet de Fermin Solis : http://www.ferminsolis.com/

Published in: on 30 septembre 2009 at 13:58  Laissez un commentaire  

Les blogs bd face à l’édition papier

Pour lire l’intro : intro
Pour lire la première partie : définir un blog bd
Pour lire la deuxième partie : petite histoire des blogs bd français

La question du statut des blogs bd face à l’univers traditionnel de la bande dessinée, c’est-à-dire l’édition papier, pose quelques problèmes. Les blogs bd ont-ils vocation à faire concurrence à l’édition papier ? Au contraire, y a-t-il une adéquation entre les deux qui ferait du blog, pour son dessinateur, l’antichambre du monde de l’édition ? Et que dire de ces objets étranges que sont les blogs bd publiés au format papier ? Evidemment, on ne manquera pas de remarquer que cette question rejoint d’une façon générale celle de l’impact d’internet sur la culture traditionnelle : la presse, la musique, la radio, la télévision, le livre, sont de la même manière confrontés à des alter ego numériques. Le cas des blogs bd est particulier, et je précise bien que je ne parle pas des webcomics, qui sont le pendant exact de l’édition de bande dessinée sur internet. Ils ont un statut batard, entre oeuvre conçue et réfléchie et notes prises sur le vif, par trop spontanées. Or, les blogs ont fini par rencontrer une telle audience qu’il convient de les considérer aussi comme une forme d’édition, certes personnelle et artisanale, de BD sur internet. Paradoxalement, en se développant plus que de mesure, les blogs bd français sont parvenus à créer des liens (solides ?) avec l’édition papier et ne se sont pas affirmés, à la façon des webcomic, comme une alternative et un concurrent, bien au contraire, en s’intégrant au marché.
Un petit détail technique : vous trouverez dans cet article beaucoup de liens vers des choses longues à lire (BD ou articles) si vous avez le temps et que vous voulez approfondir le sujet, allez-y ! (c’est un conseil et un ordre). Et commencez par vous rendre sur la page de Scott Mc Cloud, premier théoricien de la bd numérique : (http://scottmccloud.com/1-webcomics/icst/index.html)

Le blog, une non-concurrence économique ?
Je vais commencer par voir le rapport des blogs bd à l’idée d’édition et de publication (entendu ici au sens de « se livrer à un public »). L’une des caractéristiques principales du blog bd est d’être un espace d’expression gratuit ; par une sorte de contrat tacite, le dessinateur s’engage à donner au lecteur un ou plusieurs dessins de façon plus ou moins régulière. Tous les blogueurs n’ont pas forcément comme objectif de devenir dessinateur de BD, et beaucoup ont d’ailleurs déjà un métier : illustrateur, professeur, concepteur de jeu vidéo… A la base, donc, le blog est exclu de la logique de marché et de commerce. Il n’est pas un « produit » culturel et le blogueur n’est en général pas soumis aux dures lois du public dans la mesure où, théoriquement, il peut faire ce qu’il veut de son blog.
C’est en cela que le blog bd diffère de l’édition de bande dessinée en ligne, représentée par les webcomics sur des plates-formes ou par les nombreux webzines qui parsément la toile, version numérique des fanzines. Eux entretiennent une démarche proche du marché de l’édition traditionnelle.
Il ne faut surtout pas voir, tout de même, le blog comme un élément rebelle du marché de la culture pronant un idéal soit de « démocratie culturelle » soit de « liberté d’expression totale », soit encore « de rapports non biaisés car non vénaux avec son public ». J’ignore si certains blogueurs le voit ainsi, mais je crains qu’ils se trompent en partie. La confusion nait lorsque le blog tend à devenir un tremplin soit simplement vers une forme de reconnaissance de la part du public, soit vers l’édition à proprement parler, qu’elle soit numérique ou papier. Certains blogueurs cherchent, comme beaucoup de sites internet, à rentabiliser leur blog d’une manière ou d’une autre, et si possible en s’affirmant comme des dessinateurs de bande dessinée. Ils utilisent pour cela différents moyens bien connus des sites internet. Le premier étant, évidemment, la publicité qui apparaît sur certains blogs et fait office de « rémunération de l’auteur », ce qui, pour l’instant, n’entretient pas vraiment l’idée de dessinateur de bd. Beaucoup de blogueurs profitent de leur blog pour ouvrir une boutique dans laquelle ils vendent leurs créations, puisqu’ils sont des créateurs. Affiches, originaux inédits, badges, t-shirt, (par exemple la boutique très fourni de chez Maliki : http://www.comboutique.com/shop/homeboutique.php?shopid=5303 ). Par cette opération, ils entrent doucement dans une forme de marché, certes encore très modeste. Alors, à l’aboutissement de la démarche se trouve le blogueur qui propose ses propres BD à la vente, par courrier ou au téléchargement, une façon de devenir dessinateur de BD par le biais d’une forme primitive d’auto-édition. (un exemple chez Tim cette fois : http://quotidien.survival.free.fr/ ). Enfin, une autre solution est la pré-publication partielle comme l’a fait M. le chien pour son album Fereus (encore un lien, ici : http://www.filsdelacolere.com/ ).
Il faut aussi sans doute rappeler que certains ne font rien payer tout en publiant de planches ou des histoires complètes très travaillées (un exemple : http://eliascarpe.over-blog.com/album-1200751.html ). Dans l’ensemble, le constat est clair : il n’y a pas de modèle économique lié au blog bd ; les quelques procédés de mise en vente restent dans le domaine de l’artisanat : un nombre d’exemplaires limités qui est plus là pour créer un lien avec le public et laisser une trace hors du caractère aphémère du blog. Le principal apport du blog bd pour le blogueur serait donc la reconnaissance et l’acquisition d’un public, ce qui, d’une certaine manière, retourne le processus habituel de publication qui veut que le public viennent après la mise sur le marché, et non que la mise sur le marché se fasse grâce à un public prééxistant. Ainsi, la plupart des blogueurs bd voulant faire carrière se retournent finalement vers le monde de l’édition, qu’elle soit papier ou numérique. Quelques exceptions notables existent cependant comme le cas du blog de Maliki : faux blog d’une jeune fille aux oreilles de chat, dessiné depuis 2005 par le dessinateur Souillon, le blog est devenu un espace d’auto-édition numérique et surtout de prépublication avant l’album papier qui sort chez Ankama. Le cas de blog de Lewis Trondheim pourrait être interprété de la même manière.

Le blog comme tremplin vers l’édition
En tant que tremplin vers l’édition, le blog bd semble avoir rempli sa fonction. J’ai été très étonné d’assister à ce mouvement de publication des blogueurs et de leur blog, et ce dès 2005, moi qui m’attendait à une sorte de mise à l’écart comme c’est généralement le cas sur internet où les organismes de publication traditionnel et numérique se regardent en chien de faïence. Là, bien au contraire, il y a eu un mouvement de convergence de l’édition papier vers les blogueurs bd qui sont parvenus à se faire une place sur le marché. Mais avant de tirer d’optimistes conclusions, étudions un peu ce mouvement.
Il fauit distinguer deux cas : les blogueurs édités pour d’autres projets que leur blog et l’édition de blog. Le premier cas est assez simple et consiste à considérer le blog comme un tremplin vers l’édition permettant à la fois d’acquérir un public et en même temps de faire ses preuves auprès d’un éditeur. Ainsi peut-on citer les blogueurs Boulet, Obion, Ced, Bastien Vives, Capu et Libon, Pixel Vengeur, Cha, Aude Picault, Pénélope Jolicoeur, Marion Montaigne qui, tout en tenant un blog, ont été publiés. A cet égard, les jeunes éditions Warum sont parmi les premières à publier des blogueurs, et ce dès les débuts du mouvement ; elles poursuivent cette politique éditoriale en puisant dans la communauté des blogueurs pour son label grand public, VRAOUM, dans lequel ont été édités Homme qui pleure et Walkyries de Monsieur le Chien et La Boucherie de Bastien Vivès. Le cas de Boulet et Obion est également intéressant puisqu’ils reprennent en 2007 et 2008 le dessin de la célèbre série Donjon de Sfar et Trondheim. Il est difficile de juger alors de l’impact réel du blog : ils ont aussi été publiés parce qu’ils sont des auteurs de talent qui ont su capter le regard d’un éditeur, le blog étant un plus mais pas une condition. Si on se limite à ce cas, le mouvement des blogs bd a permis de mettre en avant plus rapidement des dessinateurs qui avaient de toute manière vocation à être publiés. En effet, la plupart des dessinateurs cités ci-dessus avaient, avant de tenir un blog, un début d’expérience dans le domaine du dessin et de l’illustration. La question de l’édition de blog, en revanche, ne rentre pas dans les shémas habituels de l’édition et de la carrière, puisque ce n’est pas un auteur que l’on édite mais un objet, le blog. Or, en France, le mouvement d’édition des blogs a été étrangement important.
En 2005, deux évènements marquent le coup d’envoi de l’édition de blogs et de blogueurs : d’une part l’initiative des éditions Warum d’éditer les blogueurs Wandrille (par ailleurs co-fondateur de Warum) avec Seul comme les pierres, en partie issu de son blog personnel, et Aude Picault avec Moi, je ; d’autre part l’édition du blog de Frantico en 2005 chez Albin Michel. Ce blog est connu pour être celui de Lewis Trondheim qui, de son coté, utilise la collection Shampooing chez Delcourt qu’il dirige pour éditer d’autres blogueurs. Citons donc : Le journal d’un remplaçant de Martin Vidberg et Le journal du lutin d’Allan Barte en 2006, Virginie de Kek en janvier 2007, Le journal intime d’un lémurien de Fabrice Tarrin au printemps 2008, Pattes d’eph et cols roulés de Fred Neidhart en juin 2008, Libre comme un poney sauvage de Lisa Mandel à l’été 2006, Notes de Boulet à partir de septembre 2008, Chicou-chicou à l’automne 2008, et bien sûr son propre blog, Les petits riens, à partir de l’automne 2006. Il faut donc convenir que le passage massif du blog bd à l’édition papier tient en grande partie sur les épaules de Lewis Trondheim. Cet auteur à présent bien installé a commencé sa carrière dans les années 1990 et a à son actif plusieurs titres de gloire : co-fondateur des éditions l’Association, président du festival d’Angoulême en 2007… Il est connu pour son goût pour l’expérimentation en matière de BD, et tente toujours de pousser son médium dans ses retranchements les plus inattendus. On ne peut que lui être reconnaissant d’avoir ainsi intégré la vague des blog bd et de l’avoir mise en avant de façon spectaculaire.
Trondheim n’est pas le seul à éditer des blogs, et d’autres maisons d’éditions doivent être citées. Il est toutefois le seul à le faire au sein d’une grande maison d’édition, Delcourt, car les autres éditeurs de blogs et de blogueurs sont généralement de petits éditeurs indépendants qui ont eux mêmes un pied dans la blogosphère. Warum, là encore, publie dans son label VRAOUM en 2009 les blogs de Gad Ultimex, et le célèbre blog de Laurel, Un crayon dans le coeur. Les éditions Diantre ! publient en 2008 le blog de Gally, Mon gras et moi, Jean-Claude Gawsewitch éditeur est également un habitué des blogueurs bd puisqu’il publie Ma vie est tout à fait fascinante de Pénélope Jolicoeur en 2008 et Moi vivant vous n’aurez jamais de pauses de Leslie Plée en 2009. Margaux Motin est édité chez Marabout en mai 2009 de même que Paco, Maliki chez Ankama dès 2007, Nicolas Wild chez La boîte à bulles en 2007… Toutes ces éditions rassemblées font que le mouvement des blogs bd a plus servi à éditer des blogs qu’à éditer des blogueurs. Je m’interroge sur la longévité des auteurs publiés uniquement par le blog, car cette édition reste très restreinte, tenant sur les épaules soit de Lewis Trondheim et de sa collection, soit de petites maisons d’éditions qui peuvent manquer de stabilité.

Peut-on éditer un blog bd ?
La première que j’ai entendu parler de l’édition du blog de Frantico, je suis resté incrédule : pourquoi éditer un objet qui existe déjà sur internet en consultation gratuite ? Il me semblait alors qu’il ne s’agissait que d’une expérience et que le blog bd et l’édition papier étaient fondamentalement incompatibles. Puis, le mouvement décrit plus haut m’a donné tort : les blogs bd étaient bel et bien un produit commercialisable avec succès. Certes, mais l’édition de blog peut-être un véritable défi pour un éditeur. Je rejoins sur ce point Wandrille, que je cite (deux liens de son blog où il parle longuement de l’édition du blog de Laurel : http://wandrille.leroy.free.fr/blog/index.php?2009/08/04/322-la-ou-y-a-de-l-art-y-a-pas-d-plaisir et des rapports entre blogs bd et édition papier : http://wandrille.leroy.free.fr/blog/index.php?2009/08/31/334-album-papier-bien-publication-internet-pas-bien et si vous avez le temps, lisez les autres articles de son blog car il offre un point de vue extrêmement pertinent sur le monde des blogs bd). Le problème principal est bien celui de la valeur ajoutée : le livre doit avoir quelque chose en plus par rapport au blog, il ne peut pas être le simple décalque des pages publiées sur internet. Il faut donc distinguer la simple édition de blog et l’adaptation du blog à un support nouveau, voire à un public nouveau dont les exigences ne sont pas forcément les mêmes. L’aspect matériel inhérent au livre joue beaucoup dans cette valeur ajoutée : avoir un livre est différent de consulter internet, certaines personnes préfèrent le contact du papier, feuilleter les pages plutôt que de les cliquer. Mais Wandrille a raison en recherchant autre chose, en appliquant une démarche éditoriale réfléchie à l’édition du blog : « Lors de la phase de chemin de fer, il a fallu placer les planches dans une logique narrative inexistante à la base et trouver un écoulement fluide tout au long de l’histoire en re-créant des liens qui n’existaient pas sur des planches. Et là, par un miracle éditorial dont il faut créditer l’auteur et la bonne étoile de l’éditeur, tout d’un coup, en mettant certaines planches côte à côte, on se retrouve avec une alchimie étrange qui fait que les planches se nourrissent les unes les autres et dépassent majoritairement leur côté premier degré en prenant un place et un sens dans l’histoire globale ». L’édition papier du blog de Boulet, Notes, propose des planches inédites dont le but est de faire un lien entre les différentes notes qui ont d’ailleurs été sélectionnée. On peut aussi prendre pour exemple le blog de Gad, http://ultimex.over-blog.com/ qui, pour son édition, a été retravaillé.
Quelles sont les réactions des auteurs de BD face au mouvement en train de se consistituer ? On connaît celle de Lewis Trondheim et d’autres auteurs qui ont eux mêmes un blog : Manu Larcenet, Maëster, Guy Delisle… Pour eux, le blog est une expérience comme une autre qui fait partie de leur carrière et leur donne une autre visibilité. D’autre se montrent beaucoup plus critiques, et c’est le cas de Fabrice Neaud, auteur de l’autobiographique Journal qui a posé à plusieurs reprises un regard critique sur les blogs bd. Et dans l’ensemble, à l’exception du cas de la collection Shampooing de Delcourt, les gros éditeurs comme les moyens font assez peu de cas des blogueurs.
Evidemment, la blogosphère contient énormément de matière non-publiable et d’auteurs encore trop débutants, mais elle pourrait être aussi, pour l’éditeur à la recherche de nouveaux talents, un champ d’expertise. La mise en place d’un prix du blog à Angoulême en 2008, soutenu par les éditions Diantre ! et VRAOUM et remporté par Aseyn, puis en 2009 par Lommsek, peut laisser à penser que les blogueurs réussissent à s’intégrer dans le milieu de l’édition de BD. Pour moi, le vrai débat est dans la question de l’édition numérique : pour le moment, les blogueurs se tournent en majorité vers l’édition papier pour être publié (c’est la forme dominante pour le moment), même si certains ont aussi un pied vers le webzinat et les plate-formes de webcomics comme Foolstrip (http://www.foolstrip.com/). Lors du prochain festiblog qui a lieu demain, un débat aura lieu sur l’édition numérique et ses enjeux et pourra peut-être apporter des réponses.

A suivre dans : la blogosphère bd comme communauté

Published in: on 25 septembre 2009 at 17:21  Laissez un commentaire  

Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, Delcourt, 2009/Le démon des glaces de Jacques Tardi, Dargaud, 1974

Jules Verne et la bande dessinée : la force d’un imaginaire littéraire

On connaît trop peu les liens étroits qui unissent la bande dessinée française à la riche tradition littéraire et à la connaissance et à la diffusion des auteurs classiques et reconnus. La question de l’adaptation littéraire en bande dessinée, pourtant tout à fait pertinente, reste assez peu étudiée et je souhaite donner dans cet article deux exemples représentatifs des interrogations que posent l’adaptation avec deux ouvrages inspirés et adaptés de Jules Verne : l’un est sorti récemment chez Delcourt, Les enfants du capitaine Grant, d’Alexis Nesme, l’autre est maintenant un classique de la bande dessinée, Le démon des glaces de Jacques Tardi, paru en album en 1974 et réédité depuis chez Casterman.
Les choix de Tardi et de Verne ne sont pas innocents, évidemment. Le premier est l’un des auteurs de bande dessinée les plus liés au monde de la littérature. Il est un auteur profondément littéraire, dans le sens où il ne dresse pas de barrières entre la littérature et la bande dessinée et agit sans cesse vers la fusion des deux univers. Quant à Verne, il s’agit d’un écrivain traditionnellement apprécié par les auteurs de bande dessinée. L’imaginaire vernien offre une très large palette d’images extraordinaires pouvant résonner dans l’esprit du lecteur et donner lieu à des aventures au décor exotique (or la référence par l’image est à la base de l’art de la bande dessinée). Dès les années 1930-1940 les grandes séries pour la jeunesse ont fait des emprunts à Verne ; relisez les séries anciennes mais vénérables Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan et Tintin d’Hergé en ayant en tête les grandes thématiques verniennes (épopée spatiale, civilisations secrètes, fantaisie scientifique et tour du monde). Mais l’attractivité des romans de Jules Verne perdure au fil des décennies ; le sous-genre littéraire de science-fiction dit steam punk est en grande partie inspiré par le foisonnement des récits de Verne (fr.wikipedia.org/wiki/Steampunk). En bande dessinée, on en trouve des exemples avec La ligue des gentleman extraordinaires d’Alan Moore et Kevin O’Neill et Hauteville House de Fred Duval et Thierry Gioux. Voyages sous-marin ou spatiaux, machines extraordinaires, civilisations perdues : le monde de Verne présente un double avantage. Il est bien connu ( donc facile d’y faire référence sans être obscur) et généralement reconnu comme un objet culturel « noble » ; il est peut-être l’un des univers littéraires le plus à même d’être traduit en images par des dessinateurs à la recherche de dessins fantastiques et agit bien souvent comme un libérateur d’imagination, ce que nous allons tenter de voir avec les deux exemples.

L’adaptation littéraire selon Jacques Tardi

Lorsqu’il dessine en 1974 Le démon des glaces, Jacques Tardi est encore un jeune auteur travaillant au journal Pilote et n’ayant à son actif que deux récits longs, Rumeurs sur le Rouergue, scénarisé par Pierre Christin, et Adieu Brindavoine, dont il a assuré le scénario. C’est également le cas de ce Démon des glaces qui est plus un hommage à Jules Verne qu’une adaptation, puisqu’il ne reprend aucun récit vernien. L’intrigue initiale, toutefois, rappelle l’esprit d’aventure de l’auteur des « Voyages extraordinaires » : à la fin du XIXe siècle, Jérôme Plumier, prototype du jeune héros romantique, embarque sur l’Anjou. Arrivé dans l’Antarctique, les évènements extraordinaires se succèdent : un bateau fantôme pris dans les glaces est découvert tandis que l’Anjou explose sans raison apparente. Que cache donc cet endroit où tant de bateaux ont déjà disparu ? Et surtout, qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’oncle de Jérôme Plumier, mort depuis peu ? Le jeune héros, bien décidé à comprendre ce mystère, est entraîné à la rencontre de savants fous voulant détruire la planète, de canons sous-marin, de véhicule amphibie, etc. Tardi rassemble dans son histoire différentes thématiques verniennes (univers marin et sous-marin, science fantasmée, machines extraordinaires…), et quelques motifs viennent rappeler à qui s’adresse l’hommage : l’un des bateaux s’appele le Jules Vernez, le jeune héros se fait attaquer par un poulpe géant… Le titre même rappelle une oeuvre peu connu de Verne, Le sphinx des glaces, Le maître n’est pas loin…
Mais l’hommage ne vient pas seulement du scénario, il donne également lieu à une esthétique toute particulière dont l’objectif principal est de se rapprocher des gravures de la fin du XIXe telles qu’elles paraissent, entre autres, chez l’éditeur Hetzel qui publie Verne entre 1863 et 1905. Pour ce faire, Tardi utilise une technique qui donne un résultat très proche de la gravure, en particulier de la gravure sur bois (idéal donc pour donner un aspect archaïque): la carte à gratter. Cette technique reste assez peu courante en bande dessinée (on peut citer Andreas ou plus récemment Matthias Lehmann) mais son effet est réellement impressionnant : il donne un fort contraste entre les noirs et les blancs et permet de jouer magistralement sur les ombres et les clairs-obscurs. Ce que recherche surtout Tardi, c’est de renvoyer directement à une imagerie du XIXe siècle, époque où la gravure dominait le monde de l’illustration de romans, qu’il s’agisse de Jules Verne où d’autres auteurs d’ailleurs. Certaines planches du Démon des glaces sont directement reprises d’illustration de Gustave Doré, célèbre graveur des années 1850-1870 : une scène où le bateau avance dans les glaces reprend une gravure de Doré pour The rime of the ancient mariner de Samuel Coleridge. Tardi ne s’arrête pas à la virtuosité technique : Le Démon des glaces tend aussi à se rapprocher, sur le plan narratif, du style des romans populaires de la Belle Epoque, période privilégiée par l’auteur. Ainsi, l’album est divisé en chapitres qui se terminent par un dramatique « que va-t-il se passer ? », il est animé par un narrateur très présent à l’élocution ampoulée et il comporte parfois de longues explications scientifiques plus ou moins fantaisistes, là aussi à la manière de Verne.

Pourtant, Le Démon des glaces n’est pas non plus un déférent hommage au grand écrivain, mais bien plutôt un détournement des codes du roman vernien. C’est cela qui donne toute sa modernité et son originalité au récit et ne le cantonne pas au simple statut d’adaptation fidèle, bien souvent fatale… Ainsi, alors que chez Verne la science est triomphante et bienfaitrice, le motif du savant fou change la donne et annonce une science destructrice, celle de la guerre de 14-18 qui deviendra l’un des grands thèmes de Tardi. Surtout, lorsque le jeune héros si prototypique, Jérôme Plumier passe dans le camp des savants mégalomanes, le manichéisme caractéristique des romans populaires est bouleversé. Le pauvre narrateur ne sait plus quoi dire et est désappointé par son propre héros qu’il ne parvient pas à faire revenir du côté du Bien… Le Démon des glaces est donc un roman de Verne si celui-ci avait pris acte des évolutions culturelles du XXe siècle : interrogations sur les dangers de la science et statut narratif autonome acquis par l’image. Si, dans la littérature du XIXe, l’image est surtout l’illustration du fil narratif, dans la bande dessinée, c’est elle qui prend les commandes. Le narrateur, qui ne peut s’exprimer que par les mots, est dépassé par les images.
Tardi, dans une interview donné à Numa Sadoul, évoque très justement sa vision de l’adaptation littéraire et considère que « l’adaptation devient une oeuvre à part entière, quelque fois différente, quelque fois fidèle, et pas meilleure pour autant ». Liberté donné à l’adaptateur. Dans le cas de la bande dessinée, celui-ci ne doit pas se contenter de mettre en images un récit, il doit lui donner une singularité propre, quitte à s’écarter du livre d’origine. Tardi connaît bien le monde de l’adaptation et la littérature est très présente dans sa carrière. En 1978, il signe avec Manchette, écrivain considéré comme l’initiateur du « néo-polar », l’album Griffu. A partir de 1982, il adapte quelques romans de Léo Malet de la série des Nestor Burma. Suivent ensuite Jeux pour mourir d’après Géo-Charles Véran en 1992 et Le Cri du peuple de Jean Vautrin en 2001. Si on ajoute qu’il a illustré Mort à crédit de Céline et qu’il dessine les couvertures des romans de Daniel Pennac, on voit que Tardi est un pont entre deux univers que l’on oppose en général, celui de la littérature et celui de la bande dessinée. Sans compter que sa série-phare, Les aventures d’Adèle Blanc-Sec est un hommage constant à la littérature populaire fantastique et à ses savants fous, monstres préhistoriques, statuettes maudites… Les références des albums de Tardi viennent le plus souvent d’univers littéraires qu’il admire et qu’il met en images pour le lecteur.

De la difficulté d’illustrer Jules Verne

Telle est la vision de l’adaptation littéraire selon Tardi : l’oeuvre initiale est faite pour être transformée, quitte à être méconnaissable. L’adaptation n’est pas illustration du roman, elle est une autre oeuvre, relevant d’un genre différent et répondant à d’autres contraintes. Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, sorti en août chez Delcourt est loin de cette interprétation de l’adaptation littéraire en bd. L’album a d’autres forces, et j’en parlerai, mais il reste une adaptation trop respectueuse, assez servile du point de vue de l’histoire, et qui est très loin du second degré libérateur du Démon des glaces ; sa lecture m’a été nettement moins stimulante.
Petite présentation générale d’abord, car il est toujours intéressant de découvrir un nouvel auteur. Alexis Nesme est un jeune auteur qui vient du monde de la bd jeunesse, avec des séries comme Grabouillon et Les gamins, toutes deux chez Delcourt. Ses premiers albums contiennent déjà en partie le style qu’on lui retrouve dans Les enfants du capitaine Grant : personnages animaliers, fraîcheur et précision du dessin et maîtrise des couleurs. En adaptant Verne, il se joint à un projet plus ambitieux : un récit en trois albums (pour une question de temps et de masse à adapter mais aussi sans doute pour des raisons commerciales) qui s’inscrit dans la collection Ex-Libris de Delcourt. Cette collection a été créée par Jean-David Morvan en 2007 et est uniquement tournée vers l’adaptation de classiques littéraires par de jeunes auteurs. Et Alexis Nesme ne s’en sort pas trop mal sur ce tremplin, car il profite de cet album pour montrer sa grande virtuosité de dessinateur. Quant au roman d’origine, il date de 1868. Lors d’un voyage en mer, Lord Glenarvan découvre un appel au secours dans une bouteille à la mer, lancée par le capitaine Grant. Il décide alors d’aller à la recherche du naufragé, accompagné par les enfants de ce dernier. Le récit entraîne les aventuriers dans les Andes, en Australie, en Nouvelle-Zélande. Autant d’occasions pour dessiner des paysages grandioses, montagnes gigantesques, océans, déserts et couchers de soleil… Nous sommes très loin du sobre noir et blanc de Tardi : ici, les couleurs vives éclatent dans de grands panoramas et des scènes d’ensemble. Nesme amplifie le principe, connu depuis longtemps dans la bande dessinée, qui veut que l’utilisation de telle ou telle couleur favorise, selon le contexte narratif, tel ou tel sentiment chez le lecteur. Chaque page se base ainsi sur une couleur principale qui est déclinée et envahit les autres couleurs de la page (une technique assez semblable est utilisé dans certaines pages de la série De capes et de crocs par le dessinateur Masbou). D’un point de vue purement graphique, l’album de Nesme est donc tout à fait réussi.
Mais l’esthétique ne suffit pas pour une adaptation, le traitement du récit est également important. Or, de ce point de vue, l’intérêt est plutôt maigre : le scénario est très proche des péripéties du scénario d’origine, trop proche sans doute, et manque de recul. Quelques efforts ont pourtant été fait pour donner une coloration littéraire à l’album, comme la couverture qui rappelle les couvertures de Hetzel, rouge et or. De même que chez Tardi, on trouve un narrateur, des explications scientifiques et une division en chapitres. Mais Nesme échoue, me semble-t-il, à adapter un roman (donc des mots) avec des images : il illustre plus qu’il ne réinvente l’histoire et ne prend pas de risques excessifs ni de parti pris en matière de narration. En comparaison, l’hommage du jeune Tardi est beaucoup plus audacieux, puisque, tout en affirmant une intention esthétique (la carte à gratter), il l’accompagne d’un scénario original.

L’imaginaire foisonnant du roman vernien est particulièrement porteur d’un point de vue graphique. Et la comparaison entre les deux albums montre bien que cette imaginaire ouvre sur une diversité d’interprétations esthétiques. Je suis toujours enthousiaste face aux passerelles qui peuvent se créer entre les deux genres littéraires que sont le roman et la bande dessinée. L’exemple de Tardi montre à quel point ces contacts peuvent être enrichissants : pour la BD, qui y gagne une intrigue et un univers, et pour le roman qui survit ainsi hors des cercles de connaisseurs et des seules salles de classe. C’est un faux débat que d’opposer la BD à la littérature, évidemment ; l’un ne condamne pas l’autre et les adaptations de romans permettent une deuxième naissance à l’oeuvre. La collection de Delcourt, Ex-libris, part sans doute du même constat. Les résultats sont cependant assez inégaux et montrent que l’adaptation littéraire en bande dessinée est un art difficile où l’affranchissement d’une admiration sans bornes est souvent la solution la plus juste.

Pour en savoir plus :
Sur Alexis Nesme (né en 1974) :
Grabouillon, Delcourt, 2003-2007 (2 tomes)
Les enfants du capitaine Grant, Delcourt, 2009
un article de Bodoï : http://www.bodoi.info/magazine/2009-05-14/le-voyage-extraordinaire-dalexis-nesme-au-pays-de-jules-verne/16194

Sur Jacques Tardi (né en 1946) :
Le Démon des glaces, Dargaud, 1974 (réédité depuis)
La bibliographie concernant Tardi est assez volumineuse… Voici les ouvrages utiles que j’ai consulté :
Thierry Groensteen, Tardi, Magic-Strip, 1980
Numa Sadoul, Tardi : entretien avec Numa Sadoul, Niffle-Cohen, 2000

Et de chouettes albums faits à la carte à gratter pour connaître les possibilités de cette technique :
Andreas, Cromwell Stone, 1984-2004 (éditions Michel Deligne puis Delcourt)
Matthias Lehmann, L’étouffeur de la RN 115, Actes Sud, 2006

Thomas Ott 73304-23-4153-6-96-8, L’Association, 2008

Published in: on 20 septembre 2009 at 16:46  Comments (3)  

Les ombres chez David B.

Après avoir évoqué dans un précédent article le traitement particulier du thème des visages, penchons-nous sur un autre des motifs récurrents de l’oeuvre de David B.  : l’ombre. A plusieurs niveaux, l’ombre occupe une place essentielle dans l’œuvre de David B ., qu’elle soit au centre du récit ou qu’elle soit présente de manière plus discrète, qu’elle soit prise comme espace d’obscurité ou comme ombre portée d’un personnage . On pourrait d’ailleurs avancer que tous les premiers dessins de David B sont faits d’ombres : ce n’est qu’assez récemment que David B. s’est mis à réaliser des œuvres en couleur, son dessin appartenant auparavant à ce « noir et blanc exigeant » qui a souvent été considéré comme la marque de fabrique de L’Association[1].

Comme l’on pouvait s’y attendre, l’ombre en tant qu’espace est en général le lieu de l’inquiétant, de la peur enfantine. Dans Les chercheurs de trésor[2] elle grandit, elle avance, elle dévore le monde en couleur exactement à la manière du néant de L’histoire sans fin de Michael Ende[3]. Dans L’ascension du Haut Mal[4], cet aspect est très lié à la progression de la maladie de Jean-Christophe, le frère du narrateur : lorsque se produit une crise, les cases de la bande dessinée passent peu à peu du clair à l’obscur et deviennent progressivement comme saturées d’encre, jusqu’à finalement écraser et engloutir le personnage. Mais l’ombre a ceci de plus par rapport au néant qu’elle n’est pas pure négativité mais contient tout un monde de créatures fantastiques. De l’autre côté de l’ombre les valeurs s’inversent, les dimensions s’altèrent, la logique est mise à mal… c’est un univers qui n’est pas sans rapport avec le monde inversé et touchant à l’absurde de Lewis Carroll dans De l’autre côté du miroir [5]. C’est dans ce monde de l’ombre que l’Ange de la Mort affronte le Prophète Voilé, que les Adamites rejoignent Dieu[6], que le narrateur de L’ascension du Haut Mal rencontre les morts, etc. On peut sans doute également assimiler à cette ombre le « pays du non-où » dans lequel se dissimule l’ingénieur Hellequin dans La lecture des ruines[7].

Parallèlement à cette ombre comme espace d’obscurité, David B. donne fréquemment un rôle majeur aux ombres portées de ses personnages. Dans plusieurs de ses oeuvres ont lieu des vols d’ombres, notamment dans Le Tengû carré[8] où les policiers japonais neutralisent la Renarde en s’emparant de son ombre ; par la suite, c’est en revêtant cette ombre que le héros s’accapare les pouvoirs de métamorphose de la Renarde. Dans Les chercheurs de trésor, les personnages qui se font voler leur ombre dépérissent et risquent la mort tandis que dans le même temps les lanternes inanimées dans lesquelles le Prophète voilé introduit les ombres se transforment en une armée vivante. Comme dans L’histoire merveilleuse de Peter Schlemihl[9], l’ombre joue exactement le rôle d’une forme plus ou moins matérialisée de l’âme. Le héros, comme tout un chacun, n’y fait pas vraiment attention et la regarde comme un accessoire anodin jusqu’à ce qu’il s’en trouve dépossédé par une instance démoniaque et constate alors avec surprise à quel point lui était vitale cette part de lui-même qu’il négligeait. La réflexion sur l’ombre et l’âme est par bien des aspects plus complexe chez David B. que chez Adalbert von Chamisso : chez David B. on peut découper une ombre pour en construire une nouvelle, on peut ne vivre qu’avec l’ombre de ses mains, on peut prêter une parcelle de son ombre à ses enfants, et mille autres choses encore.

Cette dimension profonde et complexe de l’ombre, qui touche parfois à l’ésotérique, est au cœur de la réflexion des premières œuvres publiées de David B. et elle est un des éléments-clés de son style. On ne rappelle sans doute pas assez souvent que c’est après la lecture de L’ascension du Haut Mal que Marjane Satrapi s’est mise à la bande dessinée, en reprenant dans une large mesure le style et les ombres de son ami David B.[10].

Antoine Torrens

(suite…)

Published in: on 16 septembre 2009 at 18:10  Comments (1)  

Bastien Vives, Dans mes yeux, KSTR, mars 2009 / Miguelanxo Prado, Traits de craie, Casterman, 1993

De l’emploi du narrateur en bande dessinée ou l’art de pieger le lecteur

Bastien Vives pour trois raisons. D’abord une purement subjective : j’ai eu un vrai coup de coeur à la lecture de son blog d’abord, puis de ses albums. J’ai choisi de vous parler de Dans mes yeux, un des derniers en date. De plus, cet album est l’occasion de faire un point sur la technique de la couleur directe et sa place dans l’histoire de la bande dessinée. Enfin, ça me permet de parler d’un auteur espagnol, Miguelanxo Prado dont une des oeuvres, Traits de craie, entretient quelques rapports avec Dans mes yeux. Ces deux auteurs, qui représentent deux générations différentes et deux pays différents, sont deux exemples parmi d’autres de l’évolution de la bande dessinée de ces vingt dernières années (sans doute peut-on même dire trente) : une recherche de plus en plus fouillée pour enrichir l’aspect artistique du médium en mêlant expérimentation graphique et expérimentation narrative.

Bastien Vives et la force des couleurs
Commençons par le commencement : qui est Bastien Vives ? Jeune auteur né en 1984, diplomé de l’école des Gobelins à Paris qui prépare aux arts de l’image, il publie son premier album, Elle(s) à 23 ans chez Casterman dans la collection KSTR. Cette collection vient alors d’être créée et entend s’ouvrir à la jeune génération d’auteurs en leur offrant une pagination libre et un « esprit rock » (formulation, on l’avouera, assez vague et douteuse). Vives reste fidèle à cette maison d’édition pour trois autres albums, dont Dans mes yeux. Parmi ses autres activités qui viennent enrichir sa carrière naissante d’auteur de BD, on peut noter qu’il tient un blog depuis 2007 pour lequel il rédige des strips courts souvent en noir et blanc et qu’il est membre de l’atelier Manjari qui regroupe d’autres jeunes dessinateurs. En janvier 2009, il reçoit pour Le goût du chlore le prix Essentiel Révélations au Festival d’Angoulême, un bon départ symbolique dans sa carrière.
Pourquoi avoir choisi Dans mes yeux ? L’album ne réflète qu’une partie de l’univers que Vives est en train de créer. Mais il a éveillé mon intérêt par son côté doublement expérimental. D’un point de vue narratif d’abord. L’histoire est une simple histoire d’amour adolescente entre un garçon et une fille que ce dernier rencontré à la bibliothèque. Sa particularité est d’être vécue uniquement à travers les yeux du garçon. Le lecteur n’accède donc qu’à un nombre d’informations limitées, puisqu’il n’a connaissance que des paroles de la fille et parfois des personnes qui l’entourent, mais ne sait rien de la pensée et des réactions du garçon qui n’est qu’une caméra vivante. Le procédé sert une histoire volontairement minimaliste aux dialogues banals et aux situations attendues (rencontre – flirt – hésitations – baiser – rupture) ; le lecteur ne saura presque rien sur le temps, le lieu, le nom des personnages et doit tout deviner ou inventer. La précision réside dans un art du portrait expressif impressionnant qui nous focalise en détail sur les attitudes du seul objet du livre, la jeune inconnue, à l’aide de couleurs évocatrices et d’un trait fin.
L’autre expérimentation est graphique puisque l’album est entièrement dessiné au crayon de couleur. On peut suivre ce choix artistique grâce au blog de Vives, car il y livre quelques dessins en utilisant cette technique, assez peu courante dans la BD actuelle, voire presque inexistante. (si vous avez du courage et/ou du temps, suivez l’évolution à partir de cette note :
http://bastienvives.blogspot.com/2007/08/les-crayons-de-couleurs.html En août 2007, il annonce déjà vouloir dessiner un album entier au crayon de couleur pour « accéder plus facilement au réel ». C’est chose faite avec Dans mes yeux, puisque le crayon de couleur est vraiment le seul outil utilisé : pas de cases, un cadrage presque toujours identique, peu de traits car c’est la couleur qui conduit le dessin et permet d’exprimer des émotions : lorsque le garçon-caméra perd l’attention de l’inconnue, les couleurs se brouillent pour exprimer, au choix du lecteur, le désarroi, le désintérêt, la panique…
La force de Dans mes yeux est d’être un album extrêmement ouvert, presque un album-piège, puisqu’il ne nous révèle presque rien et donne peu de clés d’interprétation, ni sur l’histoire, ni sur l’album. Fable sur l’incompréhension entre les êtres ? Simple histoire d’amour poétique ? Album de couleurs expérimental ? Chaque lecteur ressentira (ou non) des émotions qui lui sont propres et relèvent de son propre rapport à l’amour, à la couleur et à l’art. C’est cette conclusion qui m’amène à dire que l’album est très littéraire, car il se base sur des procédés où le focalisation interne n’est qu’une façade pour tromper le lecteur, le forcer à s’identifier et à ressentir des émotions factices. Les écrivains connaissent bien la force d’entraînement d’un récit à la première personne et comment l’utiliser pour jouer à cache-cache avec le lecteur. Dans le même temps, il ne délaisse pas l’aspect esthétique car il contient de très belles images dans un technique peu commune.

Petite histoire de le couleur directe
Bastien Vives utilise ici la technique dite de la « couleur directe ». Il l’utilise et même la perfectionne en utilisant au minimum la ligne qui délimite la forme et en laissant à la couleur la possibilité d’exprimer. Mais si la technique est désormais connue et reconnue, si Vives peut l’exploiter avec virtuosité, il s’agit d’une technique de colorisation relativement récente qui coïncide avec l’émergence de la BD dite « adulte » dans les années 1970. T. Groensteen en parle comme de « l’apparition d’une sensibilité plus picturale. ». Nous reprenons ici son analyse. Traditionnellement, la mise en couleur d’une planche de BD se faisait à part, à la gouache ou à l’aquarelle, sur une épreuve appelée le « bleu » qui reproduit la planche. Dans le cadre d’un travail de studio, cette méthode permettait de déléguer la mise en couleur à un coloriste qui suivait les instructions du dessinateur. A partir des années 1970, les techniques de photogravure s’améliorent. Certains dessinateurs commence à appliquer directement la couleur sur l’original et peuvent ainsi mieux composer avec la couleur, et plus seulement avec le trait, à la manière d’un peintre. Moebius (Arzach en 1975) et Enki Bilal (La Foire aux Immortels en 1980) sont les pionniers de cette technique et la revue Métal hurlant (1975-1987) le diffuse auprès d’autres dessinateurs au style très différents comme François Schuiten (Carapaces en 1981). Le succès de ces albums pionniers assure celui de la technique qui permet au dessinateur de se libérer de la traditionnelle méthode des aplats de couleur et de penser la couleur. Il peut ainsi se concentrer sur davantage de nuances chromatiques et sur d’autres moyens picturaux.
Même si elle est souvent le signe d’un auteur plus attentif à son oeuvre, il faut se garder de diviser en deux le monde de la BD entre des auteurs « artistes » et des auteurs « industriels » : la couleur directe n’est qu’une technique de mise en couleur parmi d’autres et de très beaux albums sont réalisés sans elle. Elle insiste sur le côté purement formel et pictural de la bande dessinée, genre éternellement partagé entre la littérature et les arts graphiques. Surtout, elle fait partie d’un dispositif de contrôle des émotions du lecteur via le rôle du narrateur.

Miguelanxo Prado ou l’exigence littéraire
Parmi les auteurs utilisant la couleur directe, on trouve le galicien Miguelanxo Prado et son album Traits de craie. Né en 1958, il est d’abord peintre puis décide finalement de se consacrer à la BD à partir de 1979. Dans les années 1980, il fait partie des auteurs espagnols ayant participé et contribué à l’essor de la BD espagnole adulte dans des revues comme Creepy (1979-1992), Comix Internacional (1980-1987) et El Jueves (1977- ). Prado commence à être connu hors d’Espagne et son premier album, Chienne de vie, est publié en 1988 aux Humanoïdes associés. Il se joint à l’ambitieuse revue A Suivre de Casterman où il publie à partir de 1992, Traits de craie (édité en album en 1993). Prado demeure ainsi un des grands noms de la BD espagnole adulte contemporaine et démontre que, malgré un certain retard et une production moins reconnue, son pays dispose de valeurs sûres.
Traits de craie est l’album qui, après avoir reçu l’Alph-art du meilleur album étranger à Angoulême en 1994, le fait mieux connaître du public français. Il possède de nombreuses similitudes avec Dans mes yeux. D’abord la technique : Prado utilise aussi la couleur directe et joue sur la puissance chromatique pour créer une atmosphère : tons pastels de l’incertitude, précision de la complexion des visages qui permet une plus grande expressivité… Les couleurs de Prado sont parfois presque irréelles ; le rouge suggère chez le lecteur la violence, de même que chez Vives, elle marque l’éruption et la crudité du plaisir sexuel dans la scène d’amour (presque !) finale.
De plus, Prado s’inscrit dans une démarche pleinement littéraire en plaçant en tête de son album deux citations, dont une de Jorge Luis Borges (1899-1986), maître argentin de la littérature : « Bioy Caseres avait diné avec moi ce soir-là et nous nous étions attardés à polémiquer longuement sur la réalisation d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions qui permettraient à peu de lecteurs – à très peu de lecteurs – de deviner une réalité atroce ou banale. ». Cette citation lui sert de point de départ pour un récit labyrinthique, à la manière de ceux de Borges. Il divise son récit en chapitres signalés par une petite vignette silencieuse, disposition qui revient aussi chez Vives. Un homme, Raul, arrive sur une île en plein milieu de l’océan avec une jetée, un phare, et une auberge tenue par une femme et son fils. Une autre femme, Ana, a jeté l’ancre et il tente de la séduire. On suit successivement chacun des protagonistes dont les agissements sont souvent étranges, poussés par le désir et la superstition ; la fin est déroutante, inaccessible, énigmatique. En guise de conclusion, Prado déclare au lecteur : « Le soupçon, nourri par moi que le lecteur de BD n’a pas pour habitude de s’investir profondément dans l’oeuvre qui lui est soumise ; il se contente la plupart du temps de la survoler. ». On le voit nettement, il propose un autre mode de lecture du médium bande dessinée, plus approfondie et plus attentive au détail et à l’ambiance. Car c’est l’ambiance qui est importante et non l’histoire qui ne se suffit pas à elle-même. La même impression ressort de Dans mes yeux : l’envie de relire l’album pour savoir ce qu’on a manqué, pour comprendre un dénouement qui nous échappe. Dans les deux cas, une histoire d’amour ratée dont les auteurs ne nous ont permis de saisir que la superficialité, que l’écume. Ils nous invitent à relire leur album et à essayer d’approfondir notre regard. La force des couleurs est alors un guide pour nos émotions, une grille de lecture inattendue.
Prado comme Vives a une vision aboutie de la bande dessinée qui n’est pas un simple moyen de divertissement mais nécessite une implication profonde du lecteur qui ressent l’album plus qu’il ne le lit. Le débat est éternel entre partisans du « bon dessin » et partisans de la « bonne histoire ». Vives et Prado dépassent le débat en incluant la couleur comme élément et moteur du récit. Ils créent une bande dessinée qui inclut le lecteur, qui lui donne un rôle, qui le piège. Ils proposent ainsi des oeuvres qui certes utilisent des procédés littéraire, mais avec les moyens de la bande dessinée : la couleur et son pouvoir de suggestion.

Pour en savoir plus :
Sur Bastien Vives :
Chez KSTR :
Elle(s), Casterman, 2007
Le goût du chlore, Casterman, 2008
Dans mes yeux, Casterman, 2009
Le site de la collection KSTR : http://www.kstrbd.com/
Mais aussi :
La boucherie, Warum, 2008
Un article de Didier Pasamonik sur le site Mundo-Bd : http://www.mundo-bd.fr/?p=1129
Le Blog de Bastien Vives : http://bastienvives.blogspot.com/
Le blog de l’Atelier Manjari : http://ateliermanjari.blogspot.com/
Une interview dans le webzine Bodoï : http://www.bodoi.info/magazine/2009-03-12/dans-les-yeux-de-bastien-vives/13341
Sur Miguelanxo Prado :
Traits de craie, Casterman, 1993
Jesus Cuadrado, De la historieta y de su uso, Sinsentido, 2000 (dictionnaire de la bande dessinée espagnole)
Miguelanxo Prado – Une monographie, Mosquito, 1993

Published in: on 10 septembre 2009 at 19:24  Laissez un commentaire  

Petite histoire des blogsbd français

Pour lire l’intro : introduction
Pour lire l’article précédent : qu’est-ce qu’un blog bd ?

Comme vous l’aviez deviné, je m’intéresse dans cette série d’articles au phénomène des blogsbd francophones, excluant par-là, principalement, le domaine américain qui, pourtant, en est en partie à l’origine. Pour résumer rapidement ce qui se passe aux Etats-Unis, quelques auteurs commencent très tôt à tirer partie des avantages qu’offrent la publication numérique de strips ou d’histoires complètes ; le plus représentatif est sans doute Scott McCloud qui mène depuis 2000 une réflexion sur la bd numérique. Il semble toutefois que le domaine américain soit plus orienté vers des webcomics, et non des blogs bd.
Ce qui se passe en France est différent. Des structures d’accueil et de publication de webcomics français existent depuis les années 2000 (citons par exemple les éditions Lapin, editions.lapin.org/librairie/ ). Mais le boom de la bande dessinée numérique, en terme d’audience et de médiatisation, ne passe pas par les webcomics mais par les blogs bd à partir de 2004-2005. Le blog bd se différencie du webcomic en ce qu’il n’est pas une publication regulière de strips ou de planches mais la page personnelle, plus spontanée, d’un auteur, sur laquelle il peut publier des dessins de nature très diversifiées (strips, planches, croquis, notes, texte…). Le blog bd suppose souvent une plus grande interaction avec le lecteur que le webcomic, l’auteur s’exprimant directement en tant qu’auteur et non par le biais de personnages. En realité, le domaine français mêle habilement les deux formes et beaucoup de blogs bd sont des hybrides : tel auteur profite de son blog pour publier ses planches en cours, tel autre se crée un personnage de fiction en train de tenir un blog (c’est le cas du webcomic Maliki, par le dessinateur Souillon). C’est en partie par les blogs bd que la bande dessinée numérique a vu son essor en France, et c’est ce mouvement que je vais essayer de retracer en quelques étapes.

2003-2004 : les pionniers
Les premiers blogs bd apparaissent en 2003-2004 et sont alors clairement orientés dans une optique de journal du quotidien pour des auteurs débutants mais déjà entrés dans le métier de la bande dessinée, pour qui ce mode d’expression est le plus naturel. Laurel, Mélaka, Cha et Boulet racontent en images de brèves anecdotes sur leur vie de dessinateurs dans des blogs crées de 2003 pour Laurel à 2004 pour Boulet. Martin Vidberg, lui, dessine son quotidien de professeur des écoles dans un blog crée en 2004. D’autres dessinateurs les suivent (Lovely Goretta, Reno, Ak et Maliki ont leur blog en 2004) mais le nombre de blogs bd se limite encore à quelques noms, et, surtout, la forme est encore assez primitive, orientée vers le carnet de notes anecdotique. Cette communauté de blogueurs est encore restreinte, composée de personnes qui se connaissent et collaborent hors des blogs : Laurel, Mélaka et Cha animent ensemble dans Spirou la série 33 rue Carambole et Boulet, dans la même revue, La rubrique scientifique. Reno, un ami de ce dernier, est d’ailleurs en couple avec Mélaka.

2005 : l’explosion
C’est sûrement l’année 2005 qui voit l’explosion du phénomène. D’abord parce que le nombre de blogs augmente et de nouvelles « personnalités » de blogueurs de nos jours considérés comme des références (que ce soit par leur longévité, ou par leur introduction dans le monde de la bd) apparaissent. Quelques noms à titre d’exemple : Miss Gally, Tanxx, Paka, Ced, Lisa Mandel, Allan Barte… Mais surtout, l’année 2005 est l’année Frantico.
Sans doute ai-je tendance à surestimer l’importance de ce blog puisque c’est à travers lui que je suis entré dans le monde des blogs bd… Toutefois, je pense que le mythe formé autour de Frantico, blog tenu entre janvier et octobre 2005 par un anonyme que l’on soupçonne fort être l’auteur Lewis Trondheim a contribué à renouveler la portée des blogs bd et leur médiatisation. En effet, le blog de Frantico provocateur, et donc susceptible de faire parler de lui : rédigé sous la forme d’un blog personnel classique, le héros, Frantico, raconte des anecdotes de sa vie particulièrement médiocre, ses échecs avec les femmes et ses séances de masturbation. L’auteur pousse donc au maximum le caractère voyeur de la formule du blog bd, journal intime qui ne l’est plus vraiment. Les autres blogueurs en activité (Boulet, Mélaka, Capu et Libon) entretiennent le « mystère Frantico », notamment en entretenant la rumeur d’un faux voyage en Corée auquel aurait participé Frantico. La question de l’identité de Frantico médiatise le phénomène des blog bd dans Le Monde, Télérama ou Libération. En novembre 2005, le blog est publié sous forme de livre chez Albin Michel ; il s’agit d’un des premiers blogs bd publiés et il sera suivi par de nombreux autres. A mon sens, les conséquences de l’éphémère blog de Frantico sont réelles : son succès a placé la barre haut pour les autres blogueurs et a fait connaître le phénomène au-delà d’un petit cercle restreint, attirant de nombreux épigones. La publication du blog a sans doute été un gage de reconnaissance du genre du blog bd. Proposant une narration logique et continue et une véritable consistance dans le personnage principal, qui contraste avec l’aspect encore désordonné de certains blogs bd, celui de Frantico relève les ambitions du genre.
L’année 2005, c’est aussi celle de la création du premier Festiblog. Yannick Lejeune, un journaliste de bande dessinée, organise un festival où les blogueurs sont invités à rencontrer leur public au cours de séances de dédicaces, sur le modèle des festivals de bd. Le festiblog cherche justement à marquer sa différence par la gratuité de l’entrée et des dédicaces, puisqu’il n’est pas la peine d’acheter un album (de fait, beaucoup des auteurs présents n’ont pas encore publié d’album). Deux parrains font office de présidents, Boulet et Mélaka pour la première édition. Les organisateurs estiment le nombre de visiteurs à 3000 pour cette première édition, soit un bon succès pour un phénomène encore naissant.

2006-2009 : formation et expansion de la blogosphère
La création du festiblog anticipe sur le phénomène des années suivantes : la formation de ce qu’on appelle généralement la « blogosphère ». Une véritable communauté de dessinateurs se met en place, des liens se créent entre les blogueurs qui sont de plus en plus nombreux et surtout ne sont plus uniquement des dessinateurs professionnels. Plusieurs indices vont vers un poids plus grand des blogs bd sur internet et dans le monde de la bd.
La création en 2006 du site blogsbd.fr par Matt constitue assurément une étape importante : c’est la principale base de données de blogs qui enregistre les mises à jour de plus de 500 blogs. Le site devient bientôt incontournable dans la blogosphère, pour les lecteurs comme pour les blogueurs. Il contribue à créer une conscience de groupe entretenue par d’autres évènements ponctuels.
Voici quelques exemples de ces évènements qui réunissent les blogueurs bd et animent la blogosphère. Des projets collectifs naissent : le blog Chicou-Chicou, faux blog tenu par un groupe d’ami sous la plume de cinq blogueurs (2006), l’opération caritative « Mon beau sapin », à l’initiative de Pénélope Jolicoeur (), les webzines et les plates-forme de publication de bd en ligne sont souvent liés au monde des blogs bd, comme 30joursdebd (2007)… Enfin, d’autres évènements beaucoup plus ponctuels sont des classiques de la sociabilité des blogueurs bd : les IRL (In Real Life), rencontre « en vrai » entre blogueurs et avec les lecteurs, les « squats » où un blog est pris en charge par d’autres blogueurs pendant les vacances du propriétaire…
D’autre part, les blogs bd se rapprochent de plus en plus du monde de la bande dessinée traditionnelle : tremplin pour de jeunes auteurs qui se font connaître grâce à leur blog ( Boulet et Obion reprennent le dessin de la série Donjon en 2007 et 2008 après Lewis Trondheim et Joann Sfar) et assurance d’un succès pour les éditeurs… Les blogueurs bd parviennent à s’intégrer à l’univers de la bd papier, et ce en partie grâce à Lewis Trondheim qui tient lui-même un blog et publie (entre autres) de jeunes blogueurs dans sa collection Shampooing chez Delcourt. Depuis 2006, il n’est ainsi pas rare de voir en librairie des blogs publiés : Le journal d’un remplaçant de Martin Vidberg, Notes de Boulet et Journal intime d’un lémurien de Fabrice Tarrin n’en sont que quelques exemples, justement édités par Delcourt. D’autres maisons d’éditions, comme Warum, cofondé par le blogueur Wandrille en 2004 vont aussi voir (entre autres) du côté des blogueurs bd. Surtout, le blog quitte sa fonction première de simple page d’expression personnelle pour se rapprocher d’un mode d’édition à part entière, privilégié par des auteurs débutants. Des mentions de Copyright et des avertissements d’utilisation des dessins apparaissent au bas des pages de blogs, gage d’une conscience professionnelle (à défaut d’une réalité professionnelle) plus grande. La création en 2009, au sein du festival d’Angoulême, d’un prix « Révélation blog » entretient cette intégration des blogueurs bd au sein de la grande famille des auteurs.

Les blogs bd sont donc devenus, en quelques années, une des formes les plus dynamiques de promotion et de publication de bande dessinée en ligne pour des jeunes auteurs à la recherche de reconnaissance mais aussi pour des auteurs plus confirmés voulant tenter une nouvelle expérience graphique. Le blog bd n’est plus seulement un simple journal intime : il est parfois un véritable exercice de style, un projet graphique important pour un dessinateur. La force du phénomène des blogs bd est sans doute d’être parvenu à proposer des styles et des formes extrêmement différentes, pour les goûts de chaque lecteur, mais aussi de s’être très vite structuré, dès 2005-2006, pour offrir une lisibilité et une visibilité qui n’est pas tout le temps facile à trouver sur internet.

Quelques notes sur l’aventure des blogsbd :
Chez Boulet : /www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20090728
Chez Ronzeau : commedesguilis.blogspot.com/2009/05/hommage-la-blogosphere.html

A suivre dans : les blogs bd face à l’édition papier

Published in: on 3 septembre 2009 at 15:16  Comments (4)