Le feuilleton-bd Les autres gens : bilan de lecture

D’abord, une information toute récente que vous avez peut-être pu lire sur d’autres sites mais que je relaie à mon tour : les Eisner Awards, équivalent des Oscars pour la bande dessinée, ont été remis le 25 juillet dernier lors de la Comic-Con de San Diego par un jury de professionnels. Parmi ces trophées se trouve un prix du Digital Comic, qui existe depuis 2005 et revient, comme son nom l’indique, à la meilleure oeuvre publiée en ligne. Cette année, le gagnant est Cameron Stewart pour son webcomic Sin Titulo, que vous pouvez lire en anglais à cette adresse (http://www.sintitulocomic.com), ou traduit en français sur le site webcomics.fr. Stewart est connu depuis 2003 pour son travail de dessinateur de comic book chez DC (Catwoman, Batman and Robin), mais aussi Dark Horse et Oni Press.
Maintenant, le sujet du jour, dernier article avant une petite pause estivale pendant le mois d’août. Phylacterium ne fermera toutefois pas complètement : pas d’articles de fond comme le reste de l’année, mais un rendez-vous surprise vous attendra tous les dimanches…
Bon… L’article du jour, donc.

Cela fera six mois à la fin de l’été que le projet Les autres gens (http://www.lesautresgens.com/) a été lancé sur le net par une dynamique équipe d’auteurs de bande dessinée. Un petit résumé pour ceux qui ne sauraient pas ce qu’est Les autres gens et qui n’auraient pas le courage d’aller relire l’article que j’avais écrit à ses débuts, en le mettant en perspective avec le principe feuilletonesque en bande dessinée. Les autres gens est un feuilleton quotidien en bande dessinée, c’est-à-dire qu’un épisode est présenté tous les jours aux abonnés du site et que l’histoire se poursuit ainsi indéfiniment, l’intrigue s’étoffant de jour en jour. Ce feuilleton-bd emprunte ses principes scénaristiques au genre du soap opera télévisé des années 1970. On suit les pérégrinations quotidiennes, pour ainsi dire en temps réel un groupe de personnes qui gravite autour du personnage initial, la jeune étudiante Mathilde qui se retrouve soudainement millionnaire après avoir gagné au loto. Il y a autant d’intrigues que de personnages et, selon un principe de génération spontanée, le nombre de personnages augmente au fur et à mesure que « d’autres gens » apparaissent. C’est le bon vieux principe narratif des « destins croisés » qui permet une extension théoriquement infinie à la fois dans le temps (jour après jour, et en temps réel) et dans l’espace (personnage par personnage). Seul ajout que permet la bande dessinée : si chaque épisode est scénarisé par Thomas Cadène, une trentaine de dessinateurs se relaient pour la mise en image.

La question de l’abonnement comme modèle

Bastien Vivès, Les autres gens, dessin du 1er mars 2010

Tout d’abord, l’originalité des Autres gens ne tient pas tant que ça à son mode de publication par Internet. Ici, Internet est à proprement parler un canal de diffusion et agit assez peu sur le contenu même de l’oeuvre. La série pourrait très bien être diffusée épisode par épisode dans un quotidien papier, chose fréquente il y a encore quarante ans. Ce qui ne veut pas dire qu’Internet n’a pas d’impact sur le projet, mais son impact se limite au mode de diffusion et de consultation. Il permet aux auteurs deux choses essentielles. D’une part l’affranchissement de la tutelle de l’éditeur comme interface avec le lecteur. Là, au contraire, cela s’apparente à de l’auto-édition : les auteurs sont en contact direct avec les lecteurs qui achètent leur bande dessinée. L’arrivée des Autres gens a d’ailleurs coïncidé avec les tensions entre auteurs et éditeurs sur la question des droits d’exploitation numérique, et sur le modèle économique de la bd numérique (à ce sujet, voir un précédent article); c’est, indirectement, une forme de réponse que la série apporte. D’autre part, Internet a permis de rompre les contraintes à la fois temporelles et spatiales de l’édition périodique. J’entends par là que le site peut accueillir chaque jour une très grande quantité de dessins, bien plus, en tout cas, que ne pourrait le faire un support papier (contrainte spatiale) et que tous les épisodes se trouvent réunis sur un seul support et peuvent être consultés à tout moment par les abonnés.

Voilà l’autre particularité des Autres gens dans le concert encore balbutiant de l’offre numérique payante (la majorité des bandes dessinées présentes sur Internet étant pour l’instant gratuite) : le modèle de l’abonnement. Sur son blog Marre de la TV, (http://julien.falgas.fr/) voit l’abonnement comme le modèle idéal pour le développement de la bande dessinée en ligne. Le lecteur paye non pas pour un album entier, mais pour un abonnement qui lui donne droit soit à la consultation d’un bouquet d’albums pendant un temps limité, soit à une livraison régulière.
Après tout, cette consultation régulière où le lecteur revient sur le site dès qu’il en envie pour lire les derniers travaux d’un auteur de bande dessinée, n’est-ce pas le chemin pris par les blogs bd et les webcomics depuis le début des années 2000 ? Créer un rendez-vous régulier a été le modèle de diffusion de la bande dessinée sur Internet et, pour cette raison, j’approuve l’affirmation de Julien Falgas. D’une certaine manière, les webcomics et blogs bd encore empiriques des premières années ont préparé le terrain aux Autres gens en créant un usage de lecture. Mais du coup, la série doit aussi parvenir à se justifier comme oeuvre « payante », par sa qualité, face aux nombreuses oeuvres gratuites. C’est là un des enjeux pour les auteurs. Le prix de l’abonnement reste modeste par rapport à un album papier (relativement logique puisqu’il n’y a ni imprimeur, ni éditeur, ni libraire à payer en sus) : environ 2,50 euros par mois (15 euros pour six mois), pour une vingtaine d’épisodes par mois.

Analysons un brin

Alexandre Franc, Les autres gens, dessin du 30 juin 2010

Mettons donc de côté l’aspect Internet qui concerne surtout la diffusion, et concentrons nous sur l’oeuvre elle-même. Elle se caractérise par un dispositif graphique spécifique : le changement constant d’auteur, et par un dispositif narratif basé sur le personnage. Rien de cela n’est particulièrement nouveau dans la bande dessinée : le changement d’auteur a été exploité dans Le Décalogue, et la série Donjon joue également sur une forme de narration en destins croisés, ou chaque personnage possède son histoire susceptible d’être racontée un jour. Mais il est tout à fait ingénieux d’avoir combiné ces deux dispositifs avec une série feuilletonesque pour autonomiser chacun des épisodes. C’est là l’enjeu le plus important des épisodes des Autres gens : donner un sens à chaque épisode et se montrer capable de surprendre le lecteur à chaque fois. J’aurais tendance à dire que l’adéquation n’est pas toujours parfaite : l’épisode part trop dans tous les sens, le style du dessinateur jure trop avec les thèmes… Mais sur plus de vingt épisodes par moi, ce sont des écarts largement pardonnables et qui ne gènent pas plus que ça la lecture sur le long terme.
D’un point de vue graphique, j’aurais tendance à dire que c’est surtout une question de goût. J’ai été épaté par certains auteurs qui semblent se servir des Autres gens pour mener des expériences graphiques nouvelles (Vincent Sorel, Bandini, Chloé Cruchaudet, Alexandre Franc, pour citer ceux que je ne connaissais pas avant), tandis que d’autres dessinateurs m’ont moins surpris et donc moins plu. Ce qui me fait dire, comme mon avis personnel n’est pas universel, que la série en offre pour tous les goûts car, comme il n’y a pas de réel modèle initial (Bastien Vivès n’a réalisé que le premier épisode), chaque dessinateur s’approprie les personnages, les situations, les décors.

Pour ce qui est de la narration, elle a considérablement évolué en s’étoffant au fil des personnages. Les premiers épisodes proposaient des intrigues encore adolescentes (des histoires d’argent et de sexe), avec des personnages stéréotypés (en gros : la jolie brune à qui tout réussit, le couple de millionnaires désabusés, la meilleure copine rousse malheureuse en amour, le bon élève coincé, le couple homosexuel de jeunes cadres dynamiques, le bobo de gauche borné). L’intrigue saute, au fil des épisodes, d’un personnage à l’autre et on suit ainsi plusieurs vies parallèles, qui se croisent parfois de façon inattendue. Et puis, au fur et à mesure, plusieurs procédés ont fait évoluer les personnages, et par là l’intrigue rendue plus dense et moins prévisible. Ce sont des procédés narratifs connus mais utilisés ici de façon efficace. (attention, quelques spoilers dans ce qui suit, mais pas trop quand même). Alors bien sûr, de nouveaux personnages sont venus garnir le panier, tandis que d’autres qui semblaient surtout là pour servir de décor se sont avérés avoir une personnalité : de la petite douzaine de personnages initiaux, la série a atteint en cinq mois une bonne vingtaine de « destins » réguliers. Pour aller un peu au-delà des intrigues adolescentes et du quotidien, Thomas Cadène, le scénariste-architecte de cet édifice, a ajouté des personnalités « hors normes », en particulier sexuellement, comme Gédéon le mystérieux gigolo et Louis Offman le sadique richissime.
Autre procédé classique, par exemple : faire subir à un personnage un événement tel qui l’amène à révéler un aspect enfoui de lui-même et donc à sortir de son stéréotype. D’où Emmanuel, le bon élève coincé, qui découvre un épanouissement sexuel complètement nouveau chez ses voisins échangistes. A l’inverse, d’autres personnages, par contraste, semble être restés « coincés » dans leurs intrigues antérieurs, incapables d’évoluer avec les situations.
Et puis parfois, Thomas Cadène nous gratifie d’une « grande intrigue » dont le suspens court sur plus d’un mois, comme celle du secret de famille qui avait vu se venger Véronique de ses trois cousins, Mathilde, Romain et Dimitri.

En relisant mon paragraphe précédent, j’ai l’impression que Les Autres gens me fait céder au plaisir addictif propre au feuilleton. Ici, l’ancrage dans le présent (les scènes se passent généralement à Paris et en temps réel) et le fait que le scénario n’ait pas encore atteint les limites de l’invraisemblable (le plus gros écueil qui l’attend, sans doute) rend le tout encore plus prenant. C’est une alchimie narrative complexe, presque entièrement basée sur les potentialités des personnages, et qui consiste à ménager des intrigues, à en clore d’autres, et à révéler des surprises au besoin.

Renouvellement estival

Vincent Sorel, Les autres gens, dessin du 26 juillet 2010


La question terrible que pose le feuilleton est évidemment celle de son renouvellement. C’était ma première crainte lorsque je m’étais abonné aux Autres gens : si le saut d’une intrigue à l’autre intéresse un temps, il arrive que le lecteur apprécie que l’on vienne briser la monotonie de sa lecture. Et je me sais assez exigeant de ce point de vue là, même à court terme.
Un choix aurait pu être de faire appel aux potentialités du canal de diffusion lui-même, c’est-à-dire à Internet, pour proposer ce que certains voient comme le Graal de la bande dessinée numérique, l’interactivité. L’interactivité consiste à faire intervenir activement le lecteur dans l’oeuvre, en lui donnant l’illusion de la générer lui-même. Le numérique offre des occasions d’interactivité multiples dont la plupart le rapprochent du jeu vidéo : le lecteur doit déplacer un objet sur l’image, il est lui-même interpellé par les mails qu’il reçoit, il participe à la conception de l’histoire… Pour l’instant, l’interactivité sur les Autres gens reste limitée à la nécessité de cliquer pour faire apparaître la case suivante. Ah, et si, la création de compte Facebook pour quelques uns des personnages (qui les consulte régulièrement) a été un autre moyen choisi pour développer le lien avec le lectorat et l’immerger dans l’univers de la série.
Mais ce n’est pas l’orientation choisie pour renouveler la série qui, d’un point de vue purement formelle, est tout à fait traditionnelle. Non. Basée sur une richesse narrative (l’art de raconter), c’est par la richesse narrative qu’elle cherche à innover. Et là, Les Autres gens sort de son modèle du feuilleton. Et ça m’intéresse. Les nouveautés sont pour l’été, comme pour fêter les six mois de diffusion. L’idée développée par les auteurs est de multiplier les semaines autonomes en partie détachées de l’intrigue principale, soit par la participation d’un seul ou deux auteurs, soit par un thème spécifique, soit par le développement d’une histoire parallèle. Ça a été le cas il y a deux semaines avec quatre épisodes scénarisés par Kris et dessinés par Ken Niimura pour conclure le mystère de Véronique, comme un point d’orgue marquant la fin d’une intrigue au long cours. Et puis cette semaine, Alexandre Franc et Vincent Sorel se lancent dans un récit autonome à quatre mains autour d’un personnage secondaire de l’intrigue principale. Quelques annonces sont venus confirmer la volonté de casser la routine : une semaine dessinée entièrement par Sacha Goerg sur le thème du sexe, et la participation de Christophe Gaultier, auteur à l’impressionnante bibliographie.

L’autre problème à résoudre pour Les autres gens est : comment prendre des lecteurs en cours de route ? Début juillet, le site annonçait un peu plus de 1025 lecteurs, ce qui correspond à un cinquième des lecteurs du premier mois gratuit. Les épisodes individuels de l’été, ainsi que les amusants résumés à la fin de chaque mois semblent des réponses à ce besoin de trouver de nouveaux abonnés.

Published in: on 27 juillet 2010 at 21:20  Laissez un commentaire  

Science-fiction et bande dessinée : années 1980

Dans la foulée de l’explosion des années 1970, la décennie suivante s’annonce tout aussi variée en matière de bande dessinée de science-fiction. Fait significatif : parmi les dix Grands Prix qui se succèdent au FIBD d’Angoulême de 1980 à 1990, sept sont des auteurs de science-fiction (Moebius, Gillon, Forest, Mezières, Lob, Bilal, Druillet). Au moins au début, Métal Hurlant en est encore le pôle dominant. En 1981, Moebius, dont je vous parlais dans l’article précédent, lance avec Alejandro Jodorowski une nouvelle série, L’incal, promise à un glorieux avenir puisqu’elle connaît jusqu’à nos jours de multiples embranchements, séries parallèles et dérivées, préquelles et séquelles… Une génération d’auteurs s’est formée à l’école de Métal Hurlant et connaît alors le lancement définitif de sa carrière : citons Enki Bilal, présent dans le journal de 1976 à 1981. Il commence dans Pilote sa Trilogie Nikopol en 1980 et est sans doute l’un des auteurs de science-fiction les plus marquants de la décennie.
Je ne vais donc pas vous parler d’Enki Bilal, ce serait trop facile… Trois autres auteurs vont cette fois m’occuper les méninges : François Schuiten et Chantal Montellier commencent dans Métal Hurlant qui, décidément, reste un espace incontournable ; le scénariste Benoît Peeters, quant à lui, vient plus directement de la bande dessinée belge, au sein de laquelle il joue à la fois un rôle de scénariste, d’éditeur et d’érudit.

La science-fiction dans ses enjeux sociaux et littéraires
Si j’ai choisi ces deux auteurs, c’est qu’ils relèvent d’une tendance de la science-fiction graphique bien différente des univers de fantaisie de la plupart des auteurs vus jusque là. Les univers de Montellier d’un côté et de Schuiten et Peeters de l’autre ne cherchent pas l’exotisme de mondes fantastiques (du moins pas uniquement) mais sont conçus comme des miroirs de nos sociétés contemporaines. Après la débauche graphique des années 1970, la science-fiction graphique française se diversifie très largement en allant chercher de nouveaux thèmes et de nouvelles ambiances ; preuve, sans doute, de sa bonne santé. Enki Bilal, dans sa Trilogie Nikopol (1980-1992), propose lui aussi un univers d’anticipation se déroulant dans un Paris fasciste en 2023. Il avait déjà expérimenté une forme de fantastique social dans la série des Légendes d’aujourd’hui scénarisée par Pierre Christin (1975-1977). A cette date, le politique s’est emparé de la bande dessinée qui ne se destine plus seulement à faire rire ou rêver, mais aussi à faire réfléchir et à dénoncer. En 1979, Hermann commence sa série post-apocalyptique Jeremiah qui aborde lui aussi des thématiques sociales. A l’autre bout de la décennie, on pourrait placer la série de Joseph Béhé et Toff, Péché mortel, qui commence en 1989 dans Pilote. Les deux auteurs imaginent un futur proche (1996) où, suite à une épidémie de VIH, les pratiques sexuelles sont violemment contrôlés par la milice armée du parti prêt à arriver au pouvoir.

Les oeuvres citées ci-dessus relèvent d’une branche de la science-fiction généralement appelée « anticipation ». L’anticipation met en scène un futur souvent proche où l’auteur imagine quelles seront les évolutions de la société en s’appuyant sur le contemporain. Bien souvent, ce fort rapport à l’actualité fait des univers d’anticipation des projections en miroirs visant à pointer du doigt certaines caractéristiques des sociétés contemporaines. En représentant ce qui « pourrait » être, l’auteur cherche à apporter à son public un enseignement, en plus du divertissement que suppose toute fiction.
En France, jusque vers 1950, le terme « roman d’anticipation » est parfois utilisé à la place de l’anglicisme science-fiction. Ce refus n’est pas sans fondement : historiquement, les romans d’anticipation annoncent ce qui deviendra au XXe siècle la science-fiction ; ils ont sur le genre une antériorité certaine. Il suffit de considérer, par exemple, ce roman écrit en 1771 par Louis-Sébastien Mercier, L’an 2240 s’il en fut jamais : il dérive en réalité d’un modèle littéraire encore plus ancien, l’utopie, qui cherche à représenter un monde idéal ou idéalisé qui puissent être comparé avec le nôtre, dans un but souvent satirique et dans une tonalité souvent philosophique. Le terme vient de Utopia de Thomas More, écrit en 1516, et on emploie parfois celui de « dystopie » pour désigner une utopie représentant un mode négatif par rapport au nôtre, recèlant nos pires défauts plutôt que les plus beaux idéaux humains.
Cette idée de projection dans un futur proche a été exploitée par les auteurs considérés comme les pionniers de la science-fiction, Jules Verne en tête. Mais il faut attendre le XXe siècle pour que plusieurs auteurs lui donnent un contenu plus directement philosophique ou politique. Les quatre oeuvres qui symbolisent le mieux cette tendance de l’âge « classique » de la science-fiction sont Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), Ravage de René Barjavel (1943), 1984 de George Orwell (1948) et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1954). A des degrés divers, ces oeuvres masquent derrière la fiction des questions morales, sociales et politiques importantes, dénonçant l’eugénisme et la sélection sociale, le culte du progrès, le totalitarisme et la pensée unique, la poursuite des intellectuels. Tout au long du XXe siècle, et en fonction de l’évolution des idéologies, le genre de l’anticipation a produit beaucoup d’autres oeuvres, romans, films et bandes dessinées.

Chantal Montellier et le totalitarisme : Social fiction

Un recueil récemment paru chez Vertige Graphic regroupe trois récits de science-fiction de Chantal Montellier : 1996, Shelter et Wonder city. Ils ont en commun d’avoir été publiés dans la revue Métal Hurlant entre 1977 et 1982, puis en albums aux Humanoïdes associés, respectivement en 1978, 1980 et 1983. J’avais déjà évoqué Chantal Montellier dans un article sur Odile et les crocodiles, l’un de ses albums les plus célèbres. Sa carrière est très liée à Métal Hurlant : elle y fait ses premiers pas dans la bande dessinée avant d’entrer dans la revue A suivre. Elle est également à l’origine d’une éphémère revue de bande dessinée intitulée Ah nana !, éditée par les Humanoïdes associés, et qui cherche à défendre la bande dessinée féminine et féministe, entre 1976 et 1978.
Le militantisme politique et social est le thème principal de la plupart des oeuvres de Montellier : elle est une des premières à imaginer, dès le milieu des années 1970, des bandes dessinées proprement politiques.

Les récits réunis dans Social fiction se situent chronologiquement au début de la carrière de Montellier qui, par la suite, ne poursuivra pas sur la voie de la science-fiction. C’est que la science-fiction, chez Montellier, remplit la même fonction que chez George Orwell qui, rappelons-le, n’a jamais écrit qu’un seul récit de science-fiction, 1984. Elle est utilisée pour dénoncer les dérives de la société contemporaine de manière biaisée, au moyen d’un univers « exagerée ». Le parallèle entre Orwell et Montellier ne s’arrête d’ailleurs pas là : tous deux sont des auteurs éminemment politiques qui firent aussi oeuvre de témoins des injustices de leurs époques, soit par le biais de la fiction (La ferme des animaux pour Orwell, la série Julie Bristol pour Montellier), soit par le biais du documentaire-reportage (Hommage à la Catalogne pour Orwell ; Tchernobyl mon amour pour Montellier).
Les thèmes des trois récits de Social fiction sont issus de l’esthétique de l’anticipation politique. Ainsi de Wonder city, qui raconte une histoire d’amour au sein d’une cité totalitaire et paternaliste pratiquant la sélection génétique. Un « meilleur des mondes » où l’on croise des problématiques féministes récurrentes chez Montellier. Shelter va plutôt voir du côté de la plus grande des peurs de guerre froide : la menace atomique. Un groupe de personnes se retrouve prisonniers d’un centre commercial à la suite d’une explosion atomique qui a certainement fait d’eux les derniers survivants de l’apocalypste nucléaire. La micro-société autarcique qui se crée, sous l’égide de l’administration du centre, prend doucement tous les aspects d’un régime fasciste… Enfin, 1996, dont le titre est une référence évidente à 1984, est une suite de séquences plus ou moins longues où Montellier imagine l’évolution cauchemardesque de la société : racisme institutionnalisé, ségrégation sociale, violence et rééducation idéologique. Autant de motifs classiques mais réinvestis ici par l’auteur dans son style propre.
Il faudrait aussi évoquer le graphisme de Montellier, inspiré de tendances artistiques qui lui sont contemporaines et qui cherchent, justement à mettre en scène le monde moderne. Suivant l’esthétique du pop art qui domine les années 1960, elle exploite l’imagerie de la société de consommation : ses visages stéréotypées, ses slogans vides de sens, ses architectures froides et grises. A la manière de Robert Rauschenberg, de Richard Hamilton, de Martial Raysse et Hervé Télémaque en France, elle développe un style proche du photo-montage faite d’une froideur glacée. Ce lien visuel avec la société moderne ne fait que rendre plus oppressantes encore les intrigues. La mise en images de l’anticipation totalitaire est parfaitement réussie, dans ce que l’image peut avoir d’angoissant, par son uniformité et sa grisaille.

Schuiten et Peeters et l’utopie : La fièvre d’Urbicande

Après les dystopies effrayantes de Montellier, l’univers des Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters peut sembler plus paisible et aussi plus familier, au vu du succès que la série a pu rencontrer dans le public. Le principe qui régit cette série, que les deux auteurs ont imaginé en 1983 avec Les murailles de Samaris est celui d’un monde parallèle au nôtre, extrêmement proche par de nombreux aspects, mais qui en diffère sur beaucoup d’autres. Il est possible de circuler d’un monde en l’autre, et Schuiten et Peeters se sont amusés à imaginer, dans des villes françaises ou belges, les décors de « points de passage » comme la station Arts et Métiers à Paris. C’est tout leur talent que d’avoir créé un monde dans son ensemble et sa complexité, en utilisant d’autres ressources que la bande dessinée (livre illustré, exposition, etc.).
La fièvre d’Urbicande s’appuie sur la tradition de l’utopie urbanistique. Et puis aussi, il faut bien vous l’avouer, parce que c’est sans doute mon album préféré de la série. Il est centré autour d’Eugen Robick, urbatecte (comprendre : architecte travaillant à l’échelle d’une ville) de la cité d’Urbicande qui souhaite en faire une cité idéale, parfaitement symétrique et harmonieuse. Ses projets pour la ville se trouvent interrompus suite aux décisions de l’oligarchie dirigeante qui préfère que les deux rives de la ville, séparant riches et pauvres, ne communiquent pas trop entre elles, et encore moins « architecturalement ». C’est là qu’une mystérieuse structure cubique fait son apparition ; elle grandit de jour de jour, créant de plus en plus d’embranchements jusqu’à envahir la ville et perturber son fonctionnement. Le réseau, cette chose étrange, à la fois vivante et minérale, devient bientôt le principal sujet de préoccupation de notre urbatecte. Comme beaucoup d’autres albums, La fièvre d’Urbicande trouve un prolongement dans un ouvrage sorti en 1985, Le mystère d’Urbicande, qui est une sorte de faux livre écrit par Eugen Robick pour l’étude du « réseau » (on peut lire cet étrange objet en ligne, sur ce site).
Il est toujours délicat de parler de « science-fiction » à propos de l’univers des Cités obscures. Certes, la science y est très présente, avec son cortège de machines extraordinaires, de voyages spatiaux, de cités gigantesques ; mais les intrigues vont plus souvent voir du côté du fantastique. Pourtant, ce monde semble s’être arrêté au temps des romans de Jules Verne, des machines à vapeur et des voyages extraordinaires. Le célèbre écrivain, souvent considéré comme un précurseur de la science-fiction pour ses romans d’anticipation scientifique, devient même un personnage de l’univers de Peeters et Schuiten, l’un de ces terriens qui visitent régulièrement le monde des Cités obscures. C’est bel et bien dans une science-fiction coincée au XIXe siècle que nous conduisent les deux auteurs, et c’est ce qui fait tout le charme de leur univers. Il est vrai que dans les années 1980 se forge peu à peu le concept de « steampunk », un sous-genre de la science-fiction qui se situe dans des esthétiques de la fin du XIXe siècle (l’époque victorienne des anglais) où la machine à vapeur aurait triomphé de l’électricité. Il se réfère souvent, dans l’esthétique et dans les thèmes, à Verne et Wells. Sans que Les cités obscures en ressortissent véritablement, elle partage avec le steampunk l’idée de revenir aux origines du genre.
Et puis François Schuiten, après tout, a commencé sa carrière à Métal Hurlant dans la science-fiction avec la série Métamorphoses, scénarisée par Claude Renard (1980-1982). Il s’y est forgé un style réaliste (qui est celui de la SF « originelle » type space opera) et un goût pour les architectures vertigineuses. Lui-même fils d’architecte, il réemploie pour Les Cités obscures une importante masse de connaissances architecturales. Chacune des « cités » de chacun des albums s’inspire de styles architecturaux réels. Urbicande évoque d’abord une cité Art déco monumentale composée de larges formes géométriques parfaitement symétriques imbriquées les unes dans les autres. Le génie de Schuiten est d’avoir étendu cette esthétique à tout son décor : les vêtements, le mobilier, et jusqu’à l’écriture, obéissent aux mêmes principes. L’autre source d’inspiration de Schuiten est celle des cités utopiques imaginées soit à la fin du XVIIIe siècle par les architectes Claude-Nicolas Ledoux et Etienne-Louis Boullée, soit dans l’entre-deux-guerres par Hugh Ferris, Le Corbusier et Tony Garnier (Ferris et Boullée sont explicitement citée dans l’album). Tous ces architectes s’inspirent de des formes simples et épurées pour imaginer des villes idéales capables d’améliorer la vie en société. Le personnage fictif d’Eugen Robick concentre, ou même exacerbe ces tendances ayant existé mais ne s’étant jamais parfaitement réalisées, faute de projets.

Etienne-Louis Boullée - Cénotaphe pour Newton - 1784 ; Schuiten se sert de ce projet de Boullée pour concevoir la maison d'Eugen Robick

Le Corbusier - maquette pour une ville de trois millions d'habitants - 1922

La fièvre d’Urbicande paraît d’abord en prépublication dans la revue (A suivre) des éditions Casterman. Revue importante pour la bande dessinée des années 1980, elle se donne comme objectif, dès sa création en 1978, de promouvoir une bande dessinée adulte d’auteur qui prenne modèle sur le roman. Au sein de la revue est donnée une grande liberté aux auteurs concernant le nombre de pages et le chapitrage de leur histoire « à suivre », comme l’indique le titre. La rhétorique de la revue est celle de la littérature, comme le signale le premier éditorial qui proclame « l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature. ». La fièvre d’Urbicande, deuxième épisode de la série des Cités obscures, ne déroge pas à la règle : il frôle les cent pages et se découpe en chapitres qui offrent une nouvelle forme de progression romanesque. Pour l’édition en album est même ajouté au début une lettre d’Eugen Robick à la Commission qui fait office de prologue à l’histoire, amplifiant encore la densité de l’intrigue et introduisant de larges pages de textes. L’histoire est d’ailleurs racontée par Eugen Robick lui-même qui note dans son journal de bord l’évolution de la situation au jour le jour. Les années 1980 voit surgir la voix narrative dans l’album de bande dessinée.

Les rapport entre bande dessinée et littérature en sortiront changés. La première peut dorénavant emprunter plus frontalement aux outils narratifs de la seconde. Durant la décennie 80, la bande dessinée est progressivement admise dans le cercle des « littératures ». Même si l’on ne parle pas encore de « roman graphique », la collection engendrée par la nouvelle revue de Casterman est celle des « romans «(à suivre) ». En 1978, Chantal Montellier rejoint elle aussi l’équipe de (A suivre). Chez nos trois auteurs du jour, la bande dessinée se nourrit désormais de l’influence d’une variété d’autres arts et médias : le pop art, l’architecture, l’anticipation politique, l’utopie fantastique.

A suivre dans : années 90 : Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, Le Transperceneige et François Bourgeon et Claude Lacroix, Le Cycle de Cyann


Pour en savoir plus :

Chantal Montellier, Social fiction, Vertige Graphic, 2006
François Schuiten et Benoît Peeters, La fièvre d’Urbicande, Casterman, 1985 (nombreuses rééditions depuis)
Le site internet de Chantal Montellier : http://www.montellier.org/
Le site internet des Cités obscures : http://www.urbicande.be/

Baruthon 6 : L’autoroute du soleil, Casterman, 1995

L’autoroute du soleil est peut-être l’oeuvre la plus connue de Baru : elle reçoit en 1996 le prix du meilleur album à Angoulême, consacrant ainsi définitivement celui qui, dix ans auparavant, avait reçu le prix du meilleur premier album pour Quéquette blues. Ce que reflète ces deux prix, c’est le succès de Baru pour forger une oeuvre cohérente d’un album à l’autre, sans en passer par le stade de la série. Plusieurs raisons font de L’autoroute du soleil l’album le plus logique de Baru : celui qui concentre le mieux l’essentiel de son art.
Comme d’habitude, vous trouverez dans l’article des liens vers les anciens articles du Baruthon, mon exploration de l’oeuvre de Baru.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs

Du côté du soleil levant

La réalisation de L’autoroute du soleil est pourtant loin d’être évidente de prime abord. Il faut en passer par le Japon pour voir éclore cet album, et retourner un peu les évidences. C’est une évidence que de dire que la décennie 1990 est celle de la découverte par le grand public français de la bande dessinée japonaise, la manga. Quelques dates pour vous replacer ce phénomène : dans les années 1980, quelques tentatives émergent pour diffuser la bande dessinée japonaise en France mais les échecs commerciaux successifs empêchent le mouvement de prendre de l’ampleur, que ce soit par la presse (échec du Cri qui tue, première revue française spécialisée dans la manga en 1981) ou par l’édition (échec de l’édition du Gen d’Hiroshima de Keiji Nazazawa par les Humanoïdes Associés). C’est là une première phase durant laquelle la manga est encore une curiosité, un territoire à découvrir. La clé du succès est trouvée par Glénat, alors devenue une solide maison d’édition à grand tirage. Elle publie à partir de 1990 Akira de Katsuhiro Otomo qui rencontre un succès suffisamment important pour lancer un mouvement de fond, fortement soutenu par l’introduction réussie auprès du jeune public des anime à la télévision française dans les émissions Récré A2 et Le Club Dorothée depuis les années 1980. Ainsi, quand Glénat sort la manga Dragon Ball en 1993, il s’adresse à un public déjà conquis par la série télévisée. D’autres grands éditeurs s’engouffrent dans la brèche commerciale : Casterman en 1995, Dargaud en 1996. La seconde moitié de la décennie voit l’explosion du phénomène avec la traduction d’auteurs « classiques », ainsi que l’émergence d’une culture japanophile qui combine passion pour la manga, pour les jeux vidéos, et pour les anime (la première convention de l’association Epitamine a lieu en 1994.).
Il est déjà plus intéressant d’envisager le fait inverse : dans les années 1990, la bande dessinée japonaise s’ouvre à l’influence européenne et accueille en son sein des auteurs européens. Des passerelles commencent doucement à se créer entre les deux univers graphiques avant que les influences mutuelles ne deviennent de plus en plus manifestes dans les années 2000. Plusieurs auteurs français font alors le voyage au Japon ou se tournent vers l’édition japonaise. Frédéric Boilet, auteur en 1997 de Tokyo est mon jardin, est l’un d’eux, qui deviendra ensuite un passeur important entre les deux cultures. Baru, quant à lui, est contacté par Kodansha vers 1991 (avec Michel Crespin et Edmond Baudoin) pour réaliser un album de bande dessinée de plus de 200 pages. L’autoroute du soleil commence à être publié dans l’hebdomadaire Morning, revue de manga destinée à un public adulte masculin (seinen manga), puis sort en album en 1995, se déroulant finalement sur plus de 400 pages.

L’histoire ne s’arrête bien évidemment pas à l’édition japonaise. Au contraire, et je reprends là les paroles de Baru, l’objectif, à terme, est de faire republier l’album en France, « à un prix abordable », c’est-à-dire les 400 pages en un seul volume, à moins de 100 francs. Son éditeur du moment est Albin Michel, chez qui il a publié Le chemin de l’Amérique quatre ans auparavant, mais cet éditeur n’est pas tenté par l’expérience. En revanche, Casterman se montre intéressé, et Baru avait justement déjà posé des jalons chez eux avec sa participation l’album collectif Le violon et l’archer. Avec L’autoroute du soleil, Baru change d’éditeur de façon définitive : il se fixe chez Casterman. A cette époque, l’éditeur belge possède encore l’aura que lui donne le magazine A suivre dont le rédacteur en chef, Jean-Paul Mougin, commence à s’intéresser, à la suite de Glénat, au phénomène manga. Une collection Manga Casterman est donc créée pour accueillir des albums et des séries venues du Japon, généralement de taille assez imposante, même si L’autoroute du soleil reste une exception notable. Il constitue d’ailleurs le premier volume de la collection, comme si une transition par un auteur français avait été nécessaire pour que Casterman publie des mangas. C’est par exemple dans cette collection qu’est traduit en français Jiro Taniguichi avec L’homme qui marche, autre auteur phare du dialogue franco-japonais.
A noter que Casterman a réédité en 2002 L’autoroute du soleil dans sa collection Ecritures, lancée cette même année pour accueillir des rééditions d’anciennes bandes dessinées françaises et étrangères dans un format « roman » qui entend se rapprocher du « roman graphique » (concept vendeur des années 2000 après la décennie manga !) de l’édition indépendante. Comme dans le cas de la collection Manga Casterman, Baru est, avec Taniguichi, parmi les premiers auteurs publiés dans cette collection. Rien de surprenant : il est devenu un des principaux auteurs Casterman. Cette réédition aurait pu être une bonne chose si l’éditeur n’avait pas subrepticement découpé l’album original en deux tomes, d’une façon que seule justifie un objectif commercial. Heureusement, l’erreur a été réparée depuis et en 2008, L’autoroute du soleil est revenu en un seul volume dans cette même collection Ecritures.

Reminiscences

L’autoroute du soleil a des allures d’album idéal dans la carrière de Baru. Pourquoi ? Il incarne la cohérence de toute son oeuvre en accueillant de multiples réminiscences de ses travaux antérieurs. Le décor minier lorrain, si présent au début de l’album, n’est-il pas celui de Quéquette blues et Vive la classe ? Oui, mais transporté plus de trente ans après, les cheminées d’usine sont des monstres d’acier que l’on abat. Ce héros algérien, Karim Kemal, fasciné par les années cinquante, ne rappelle-t-il pas le Saïd Boudiaf du Chemin de l’Amérique qui, lui, est né dans les années cinquante ? Oui, mais le premier, avec une génération de décalage, est déjà bien plus sûr de lui. La tension sexuelle qui parcourt, de manière très différente, les trois personnages principaux (Karim le séducteur, Alexandre le puceau romantique et leur poursuivant Faurissier, amant destructeur et violent), n’évoque-t-elle pas les scènes cocasses de La piscine de Micheville ?
En revanche, Baru abandonne ici le principe du récit initiatique qui était celui de chacun de ses albums jusque là. Il le limite en tout cas à un seul personnage, Alexandre, le plus jeune, alors que Karim, lui, est déjà un adulte. Il en fait certes un élément de l’intrigue, mais pas le seul.

Au-delà de ces allusions, L’autoroute du soleil est, de l’aveu de Baru, la version longue de Cours camarade : ce que cet album, sorti en 1988 chez Albin Michel, aurait dû être si les conditions de l’édition française n’avaient empêché son extension. Le thème de départ est strictement le même : deux fils d’ouvriers, dont un d’origine arabe, se retrouvent poursuivis par des racistes fanatiques parce que l’un d’eux a couché avec la femme qu’il ne fallait pas. De nombreux personnages croisés au fil de cette longue fuite qui court jusqu’à Marseille se retrouvent dans l’album d’origine, en particulier le vieux soixante-huitard nostalgique. Mais les 400 pages permettent à Baru d’étoffer les personnalités, de faire durer la poursuite pour la rendre vertigineuse, de multiplier les épisodes et les rebondissements. Faurissier, qui poursuit les deux jeunes, sombre dans la folie ; les personnages rencontrés sur la route sont moins manichéens. La farce de potache qu’était Cours camarade se transforme en une épopée moderne.

Kodansha offre à Baru la possibilité de réaliser, selon les critères éditoriaux japonais, une histoire qui s’étend sur plusieurs centaines de pages en un temps très court, défi impensable pour l’édition française encore à l’étroit dans des formats d’albums prédéfinis. S’ajoute à ça le noir et blanc que Baru n’avait jusque là pas encore expérimenté. Suivant les formes japonaises, L’autoroute du soleil se déploie sur d’épais chapitres qui prolongent de pages en pages l’interminable course-poursuite des deux héros. L’expérience nipponne de Baru dévoile, en filigrane, les contradictions éditoriales du marché français qui n’est pas en mesure de satisfaire les envies nouvelles de ses auteurs. Pour mémoire, en 1992, Lewis Trondheim publie à l’Association Lapinot et les carottes de Patagonie, un album de 500 pages. Et le FIBD 1996 voit, en plus du couronnement de Baru, la remise du prix du meilleur album étranger à la série Bone de Jeff Smith, un autre récit de très longue haleine qui est alors en train d’être édité en France par Delcourt dans des albums de cent pages chacun.
Mais finalement, en 1995, Casterman accepte d’éditer 400 pages en un seul album… En l’espace de sept années, les critères ont-ils changé ? Les auteurs sont-ils davantage en mesure d’imposer leur volonté aux éditeurs ? L’autoroute du soleil semble annoncer les changements qui toucheront l’édition de bande dessinée des années 2000, avec l’émergence de l’objet « roman graphique » qui offre aux auteurs la possibilité d’achever une histoire aussi dense et longue qu’un roman.

Un mouvement épique

La publication au Japon ne s’impose pas à proprement parler comme une contrainte susceptible de modifier l’art de Baru. Au contraire, on pourrait presque dire que certains codes propres à l’auteur trouvent, dans le contexte japonais un refuge idéal : ainsi de la représentation assez crue de la violence du sexe ou de l’exagération presque caricaturale de certains visages. Le lecteur japonais est sans doute plus familier de ces procédés que le lecteur européens qui les perçoit comme des signes propres à l’auteur plus qu’au genre. La liberté d’action laissée à Baru par Kodansha a du être importante puisque L’autoroute de soleil est une oeuvre qui ressemble à son auteur.

Du point de vue de la narration, la longueur de l’album permet à Baru d’amplifier les procédés narratifs qu’il a pu mettre en oeuvre jusque là dans ses précédents albums. Vous l’aurez compris, c’est sans doute là ce qui m’enthousiasme le plus chez Baru : son talent de conteur en images, et sa capacité à nous tenir en haleine sur plusieurs centaines de pages, avec une intrigue somme toute assez mince (une course poursuite à épisodes), même si des rebondissements la relancent constamment.
Il y a tout d’abord cette voix narrative attirante, qui intervient dès le départ mais sait laisser la place à l’action au besoin. Chez Baru, le narrateur joue deux rôles. Il se contente parfois d’expliquer au lecteur une situation sociale ou politique, ou de nous présenter, sur une page entière, l’histoire de la Facel Vega : inscription dans le réel qui rend l’histoire crédible. Mais parfois, il s’amuse avec nous du tour qu’il joue à ses personnages, des retournements de situation… Dans L’autoroute du soleil, pourtant, le narrateur est largement en retrait : on sent ici que Baru délaisse un peu le « documentaire » au profit de la fiction, qui prend toute sa place.
Autre procédé courant chez Baru : l’accumulation des intrigues par l’accumulation de personnages. Chaque personnage a sa propre histoire en marge de l’intrigue principale et rien d’indique que l’on n’est pas susceptible de le croiser plus tard ou surtout que cette histoire qui est la sienne ne va pas interférer avec celle qui occupe Karim, Alexandre et Faurissier. On se rapproche de l’idée de « destins croisés », d’une narration à plusieurs voix qui rayonnent autour des personnages principaux. Il me semble parfois que Baru conçoit la narration selon un principe d’emboîtement : des évènements en apparence éloignés s’avèrent en réalité avoir un lien de cause à effet. Comme le résume le narrateur à la fin du premier chapitre : « Bien voilà. Toutes les pièces importantes du puzzle sont en place : Karim, Alexandre, René Loiseau et Raoul Faurissier. Plus tard, d’autres viendront s’emboîter. En attendant, que la sarabande commence ! ».
Et puis il y a le mouvement constant d’une bande dessinée conçue à la manière d’un road-movie, par une suite de chapitres qui sont autant de rebondissements et de surprises pour le lecteur, sur la même trame. On ne sait jamais si un personnage va être bon ou mauvais, s’il va trahir les héros ou les laisser se faire bastonner. On ne sait jamais d’où peut venir leur prochaine mésaventure. Je ne sais pas si Baru a ou non improvisé une partie du récit, qui lui serait venu au fil du crayon. Il semble apprendre, sous nos yeux, à mener un récit sur la durée, et se faire au moins autant plaisir que nous.
De ce point de vue là, L’autoroute du soleil est une étape essentielle dans l’oeuvre de Baru qui n’avait pas encore réussi à mener parfaitement une narration continue, préférant des ellipses fortes ou des suites de récits courts et anecdotiques. Ici, il introduit dans son travail une science du rythme jusque là peu variée, alternant moments de tension et moments de repos comiques, suites de cases rapides et décor unique en pleine page, longs dialogues et scènes muettes commentées par le narrateur. Il explore, en somme, la diversité de la narration graphique.

Comme toujours, Baru ne perd pas de vue l’un des enjeux principaux de ses fictions : rendre compte d’une réalité sociale. Pas comme sujet, mais comme décor. Là encore, les 400 pages permettent de traiter à la fois des questions purement dramatiques et des interogations plus sociales. Tout part de la Lorraine, ce décor maintenant devenu familier au lecteur de Baru. Tout part de la Lorraine et de ce haut-fourneau qu’on abat, signe d’une époque désormais révolue : la fermeture de nombreuses usines en Lorraine entraînent des manifestations dans les années 1980. Dans ces mêmes régions, les partis d’extrême-droite gagnent du terrain. L’allusion au Front National est, comme dans Cours camarade, transparente, et reste l’une des plus grandes inquiétudes de Baru. Les deux héros, Karim et Alexandre, pas encore amis mais promis à le devenir, vont croiser les autres fantômes politiques de la décennie : la montée du racisme ordinaire, les banlieues qui brûlent, la fin des utopies soixante-huitardes. C’est un monde en tension que nous décrit Baru en arrière-plan de son récit échevelé.
Il faut voir aussi les décors qui sont ceux de la poursuite : d’abord l’acier des usines ; puis le bitume de l’autoroute ; viennent le beton des banlieues ; et enfin les grues géantes du port de Marseille. Quelques petites incursions du côté de la campagne ponctuent le voyage. L’autoroute du soleil est avant tout un voyage, et une épopée où l’action ne s’arrête jamais.

A suivre dans : Sur la route encore, Casterman, 1997

Pour en savoir plus :
L’autoroute du soleil, Casterman, 1995 ; réédité en deux volumes en 2002, puis en un volume en 2008
Une interview de Baru sur l’album sur le site Bdparadisio

Published in: on 18 juillet 2010 at 17:49  Comments (1)  

Parcours de blogueurs : The Black Frog

Une fois de plus, je vous fais le coup du blogueur qui n’en est pas un… Ce n’est pas par son blog qu’Igor-Alban Chevalier, alias the Black Frog, s’est fait connaître en tant que dessinateur de bandes dessinées, mais plutôt par le forum de graphistes CaféSalé dont j’aurais l’occasion de vous toucher un mot. Auteurs d’une série de trois albums, Les carnets de la grenouille noire, the Black Frog impressionne par sa maîtrise technique, par son parcours, par la force de ses fables. Un auteur essentiel révélé par Internet, que j’ai découvert sur le tard, mais à côté duquel il aurait été dommage que je passe, pour moi comme pour vous !

Parcours d’un imagier

Dans le premier tome des Carnets de la grenouille noire intitulé Conscient de vacuité, the Black Frog nous narre son parcours professionnel et les méandres du métier de graphiste. En des temps plus reculés, il aurait été un « imagier », c’est-à-dire un artiste capable de travailler des matériaux très différents pour créer des images. C’est en tout cas ce que m’inspire la variété des tâches auxquelles il s’est consacré. Voyez plutôt : il se forme aux arts de l’image au sein d’une Ecole d’arts appliqués à Nîmes, puis, pendant un an, à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles spécialisé dans la bande dessinée. Après avoir essuyé plusieurs échecs pour percer dans la bande dessinée malgré le soutien de Caza, dessinateur du Métal Hurlant des années 1970-1980, il travaille pour différents médias, dont le jeu vidéo. En 1998, il parvient à se faire engager au Jim Henson’s creature shop, un atelier londonien spécialisé dans les animatronics et autres marionnettes et effets spéciaux pour films d’animation. On le retrouve ensuite aux Etats-Unis où il participe à la direction artistique de plusieurs films (comme par exemple, Le pacte des loups, Harry Potter, X-Men 3…). Il se définit lui-même comme un « mercenaire » travaillant au gré des appels de l’industrie du cinéma comme designer, et complétant cela par divers autres projets d’illustration, de scénario, de jeux de société, de jeux vidéos… Derrière ses travaux d’illustrations et ses scénarios, il dit aussi vouloir consacrer une grande partie de son temps à la sculpture, autre passion qui lui permet de créer, une fois encore, des personnages et leurs histoires.
The Black Frog a donc derrière lui une solide carrière lorsqu’il commence à s’intéresser à la bande dessinée, ou plutôt à s’y réintéresser, puisque c’était à l’origine à ce domaine précis du dessin qu’il aurait aimé pouvoir se consacrer.

The Black Frog, c’est aussi un personnage, et peut-être en cela se rapproche-t-il un peu des blogueurs bd que j’ai l’habitude de chroniquer dans ses pages. La grenouille noire est à la fois le surnom et l’avatar de notre dessinateur, personnage né d’une histoire qu’il a d’ailleurs publié et dont je vais vous parler par la suite, The Moo Factory. Grande silhouette martiale et barbue aux allures de capitaine de l’armée coloniale, the Black Frog en impose immédiatement, on le retient dans le paysage. Il semble incarner une projection idéale de ce qu’aimerait être son auteur ; projection mais aussi déguisement ironique et décalé, pris entre la fiction de ses aventures et la réalité du net.

The Black Frog et le forum CaféSalé


Même si the Black Frog ne fait pas réellement partie de la communauté des blogueurs bd, c’est grâce à l’un d’entre eux, Manu xyz, célèbre ours-blogueur, que j’ai découvert l’existence et le travail de la grenouille noire, dans une de ses notes de début 2009. Lui-même ne possède de blog que depuis février dernier et il s’en sert pour présenter ses actualités (http://lagrenouillenoire.tumblr.com/). Jusque là, c’était sous la forme plus traditionnelle, mais parfois plus fonctionnel, d’un site Internet qu’il était présent sur Internet (Dynamographika).

Mais l’espace que the Black Frog a le plus marqué de sa présence sur le net est le forum CaféSalé… Petite présentation rapide mais, je l’espère, pas trop fautive. Le forum CaféSalé naît en 2002 de l’initiative de Kness, coloriste et illustratrice. Le forum regroupe d’année en année une communauté d’illustrateurs et de graphistes de plus en plus nombreuse, dans des styles et des profils extrêmement variés. Il s’est rapidement imposé comme l’espace francophone majeur pour la création sur Internet dans le domaine de l’illustration : ici l’idéal de partage qui sous-tend le fonctionnement de tout forum fonctionne à plein, aussi bien pour attirer des membres que pour les faire progresser, ou encore susciter des vocations et des projets. D’autant plus qu’au-delà du forum, le site offre une vitrine assez efficace pour ses membres (plus de 25 000 selon le compteur) : certains disposent d’une galerie en ligne dans laquelle ils peuvent se présenter et présenter des extraits de leurs oeuvres. A cela s’ajoute des activités diverses qui permettent de tenir sans cesse la communauté en mouvement : depuis 2003 une exposition est organisée tous les ans au bar Les Furieux à Paris et CaféSalé est présent aux diverses manifestations type Japan Expo. Enfin, depuis le début de cette année, CaféSalé a franchi une nouvelle étape en proposant des Workshop durant lesquels des artistes importants du forum proposent des cours et des conférences sur les métiers de l’image. Comme dans tant d’autres secteurs (y compris la bande dessinée, j’en parle suffisamment entre ses pages !) s’est produit la professionnalisation progressive d’une initiative amateure et collective née sur Internet. Devenue une sorte d’institution, CaféSalé est à présent capable de mettre en valeur ses membres, et Black Frog en fait partie.
Car CaféSalé, en s’associant à l’entreprise Ankama, est devenu une maison d’édition en juin 2009. La collaboration avait commencé avant cette date : Ankama, entreprise spécialisée dans la création numérique (elle est à l’origine du jeu en ligne Dofus) et, depuis 2005, tournée vers l’édition de bande dessinée, avait déjà permis la publication du premier artbook collectif du forum CaféSalé en 2007 (pour info, cette même année, Ankama édite un autre projet venu du web avec le lancement de la série Maliki du dessinateur Souillon, à l’origine un blog lancé en 2004). La création de CFSL Ink, maison d’édition pour les projets et les auteurs du forum, comme filiale d’Ankama, ne fait donc que confirmer ce partenariat. The Black Frog, dont l’album Conscient de vacuité paraît dès la naissance de CFSL Ink est le premier ouvrage d’un auteur en solo à sortir du forum, événement à mes yeux aussi importants puisqu’il associe la création de la maison d’édition avec une diversification dans le domaine de la bande dessinée.

C’est sur le forum CaféSalé, en avril 2008, que the Black Frog commence à publier ses Carnets de la grenouille noire qui se trouveront édités en album. Le principe de publication des Carnets suit une règle immuable, à la manière d’un défi : réaliser dix planches de bande dessinée par jour pendant un mois. Kness a raison de dire sur la jaquette de l’album que « Ce livre est vraiment né sur Internet, il est le fruit d’une rencontre quotidienne entre l’auteur et son public. ». Dans les faits, le premier opus des Carnets, Conscient de vacuité, est une sorte de webcomics virtuose dans son rythme de publication. Seul diffère, par rapport aux webcomics traditionnels, l’espace de diffusion : sur un forum plutôt que sur un site ou un blog. Différence purement formelle, qui, peut-être, provoque une meilleure interaction avec une communauté de spécialistes (un forum étant d’emblée un espace de discussion, contrairement au blog), mais dont les mécanismes, et notamment le bon vieux principe de la diffusion feuilletonesque, sont sensiblement identiques à ceux des webcomics.
Dans Conscient de vacuité, the Black Frog raconte son parcours d’illustrateurs et les différents épisodes marquants de sa carrière. Le ton est assez détendu, sans indulgence ; la fiction vient parfois soutenir le récit autobiographique et, par la densité du propos et de l’introspection, nous sommes très loin de la plupart des blogs bd (à l’exception peut-être du blog d’Esther Gagné qui porte lui aussi un véritable projet autobiographique). On comprend que le récit, témoignage sur une profession, ait séduit sur un forum spécialisé mais, bien au-delà et même pour le public profane (dont je suis!), c’est une histoire passionnante.

Conscient de vacuité terminée sur le forum, l’idée vient progressivement de poursuivre l’aventure, et c’est ainsi qu’est réalisé une seconde histoire, une fiction cette fois, même si elle est intimement liée à the Black Frog (mais au personnage, pas à l’auteur !), The Moo factory, puis une troisième, Les fondateurs. C’est le lancement d’une véritable saga à suivre.
Une dernière chose : the Black Frog participe à d’autres projets BD sur Internet, et en particulier à la bédénovela Les autres gens pour laquelle il a dessiné deux épisodes.

Force du classicisme virtuose

The Black Frog donne l’impression d’avoir en cours un nombre incalculable de projets dans le plus de domaines possibles. Ses ouvrages édités, sauf erreur de ma part, sont au nombre de quatre : les trois Carnets de la grenouille noire chez CFSL Ink et un artbook solo chez Design Studio Press intitulé Doodles, you know, teapots and stuff. Bon, il est quand même difficile de passer sous silence certains de ses autres travaux encore non-édités, comme Stone Monkey, prévu pour être une bande dessinée de 3000 pages adaptant le célèbre roman chinois Pérégrinations vers l’ouest. (Dont on peut consulter quelques pages sur le forum).

En ce qui concerne son travail d’illustrateur, je suis davantage dans l’admiration que dans l’analyse : c’est un domaine dont je maîtrise assez mal l’histoire et les techniques. On peut voir quelques unes de ses oeuvres dans sa galerie : des illustrations aux styles variés, de l’hyperréalisme à une forme d’impressionnisme d’ambiance crépusculaire. The Black Frog saisit la force de l’art de l’illustration dans ce qu’elle a de grandiose et de vertigineux, suivant une ligne qui va des couvertures de romans de science-fiction et d’heroïc-fantasy du milieu du XXe siècle jusqu’à l’art des comic books ; ligne qui remonte sans doute encore plus loin, allant chercher des codes graphiques éprouvés et le plaisir d’une certaine virtuosité artistique du côté de la grande peinture figurative du XIXe siècle. L’art de l’illustration m’a toujours paru avoir pris le relais, à partir des années 1950, de la figuration et du naturalisme qui perdaient alors nettement de la vitesse dans la peinture académique. Les mondes imaginaires issus des nouvelles littératures lui ont fourni des thèmes neufs et une plus grande liberté d’interprétation. Les artistes issus de l’illustration ont souvent la capacité de se tourner vers des médias différents : le cinéma, le jeu vidéo et, bien sûr, la bande dessinée. Le cas de Philippe Druillet est à cet égard exemplaire de ce qu’un illustrateur, dont le talent et les références sont avant tout visuelles, peut apporter à la bande dessinée . The Black Frog se situe un peu dans cette tradition des auteurs à mi-chemin entre l’illustration (l’image « seule ») et la bande dessinée (l’image séquentielle).
Pourtant, il n’est pas qu’un illustrateur et, dans ses Carnets de la grenouille noire, il nous présente ses dons de raconteurs d’histoire, un peu sur le même ton que les conteurs anciens colporteurs d’histoires fantastiques. Dans The Moo Factory, tome 1 de la série, il utilise un dispositif extrêmement simple : des dessins en noir et blanc très tramés, laissant apparaître le gris comme pour imiter une gravure ancienne, servent d’appoint au texte. The Black Frog développe un style où domine le noir et où les visages ne sont qu’entraperçus, ce qui ne fait que renforcer l’atmosphère fantastique. Cette forme mixte, relativement moderne dans la bande dessinée, présente l’avantage de mettre sur le même plan le dessin et le texte : le premier ne peut se passer du second mais le second n’aurait pas la même saveur sans le premier. Il fait des oeuvres de la grenouille noire un « roman graphique » au sens propre du terme.
The Moo factory est un récit sur l’enfance et la création. Premier tome de la série, il en déroule la genèse, l’origine. Dans ce qu’on devine être un XIXe siècle finissant (cette époque dite « victorienne » outremanche qui fascine tant les anglais par ses contours brumeux et sa dignité gothique), deux frères siamois orphelins enfermés dans les caves d’un couvent depuis leur naissance découvrent l’aventure sous la forme de romans. Lorsque vient le moment d’inventer leurs propres histoires, ils font la connaissance de jumeaux aveugles, A et B, fils illégitimes d’un ministre de la République, qui s’avèrent être le public idéal. Il suffit alors que la science, ou la magie, s’en mêle, et l’histoire du docteur Von Oxyde et des travailleurs de la nuit décolle vers le fantastique et le rêve, voire le surréalisme. A l’origine des carnets, donc, il y a les histoires que se racontent les enfants, à l’infini, et qu’ils ne peuvent cesser de se raconter. Les quatre enfants découvrent peu à peu que l’imagination est une chose qui doit être maîtrisée, apprivoisée, mais qui reste profondément magique. Le lien entre enfance et imagination n’a bien sûr rien de neuf, mais the Black Frog nous en propose une interprétation qui parvient à être à la fois lugubre et touchante. Les dessins, très sombres et distanciés, s’attardant plus à décrire une ambiance qu’à raconter l’histoire, donnent une utile solennité et une érudition aristocratique au récit qui lui évitent de tomber dans le bon sentiment.
The Black Frog ne se fait pas écrivain : il se fait plutôt conteur, et ce qu’il maîtrise, c’est surtout l’efficacité de mécanismes narratifs classiques : l’autonomie des épisodes, la progression lente vers le merveilleux, l’équilibre des effets de surprise et des rebondissements, la capacité à peindre un personnage en quelques lignes, aidé de quelques traits. Le mot qui me vient à la lecture des carnets est « calibré », et avec une fluidité déconcertante. Il sait rendre une histoire, et comme pour ses illustrations, c’est aux romanciers du XIXe que cela me fait penser.

Si on met en rapport Conscient de vacuité et The Moo factory et Les fondateurs, on obtient bien le portrait d’un raconteur d’histoires ininterrompu. Le lien est facile à faire entre le récit autobiographique et la fiction : tous deux parlent de la création, de ses difficultés, de sa capacité presque magique à changer celui qui raconte comme celui qui écoute. On comprend mieux ce qui bouillonne dans le cerveau de la grenouille noire…

Pour en savoir plus :

Le site de la Grenouille noire et son blog : http://www.dynamografika.com/ , http://lagrenouillenoire.tumblr.com/
Le forum CaféSalé : http://www2.cfsl.net/fr/home
Une présentation exhaustive de The Black Frog sur CaféSalé : http://www2.cfsl.net/fr/galleries/the-black-frog

Published in: on 14 juillet 2010 at 07:14  Comments (2)  

Science-fiction et bande dessinée : années 1970

Années fastes s’il en est pour la science-fiction qui profite à de l’explosion créatrice qui secoue toute la bande dessinée. N’oublions pas que la plupart des séries déjà évoquées dans cette série d’articles se poursuivent inlassablement dans leur support d’origine : Les Pionniers de l’Espérance dans Vaillant, Les Naufragés du temps dans France-Soir et les albums de Barbarella continuent de paraître chez Eric Losfeld. Quant à l’école belge, jusque là plutôt rêtive à la science-fiction pure et la préférant diluée, ou à la rigueur jacobsienne connaît un changement d’orientation. Dans Le Journal de Tintin, le lancement en 1967 de Luc Orient par Eddy Paape constitue les premiers pas du journal dans la SF type Flash Gordon. Même chose avec l’arrivée dans les pages de Spirou du Yoko Tsuno de Roger Leloup qui combine les motifs classiques de la science-fiction avec l’hyperdocumentation et l’aventure jacobsienne, ainsi qu’une précision scientifique qui nous rappelle que depuis Jules Verne, la science-fiction sert aussi à apprendre la science aux enfants. Cette série est suivie de près par le plus humoristique Scrameustache de Gos en 1972, comme si la seconde génération de dessinateurs arrivant dans ce journal se sent davantage prêt à gérer des récits de science-fiction. Quelques intrigues science-fictionnelles font aussi leur entrée dans certaines séries de l’âge classique comme Spirou et Fantasio et Ric Hochet. Sans compter l’essor de Valerian agent spatio-temporel dans Pilote à partir de 1967. Partant du space opera traditionnel, ses deux auteurs, Pierre Christin et Jean-Claude Mezières en renouvellent à la fois le graphisme et les thématiques, en exploitant notamment à merveille le principe du voyage dans le temps et en abandonnant le réalisme forcené au profit d’un style plus souple. Le même Pilote accueille à partir de 1978 Le Vagabond des Limbes de Julio Ribera et Christian Godard, une série ayant été directement publiée en album, puis dans Circus et Tintin. Pilote joue un rôle d’autant plus important dans la diffusion et la diversification de la bande dessinée de science-fiction puisqu’on n’y retrouve aussi Lone Sloane de Philippe Druillet.
Dans ce foisonnement, il me fallait bien choisir deux titres et un fil directeur. Le plus évident est sans doute de suivre les premiers pas de la revue Métal Hurlant qui, dès sa création en 1975, s’attache à concentrer le meilleur de la science-fiction graphique qu’elle range définitivement au sein de la culture adulte. Même en se limitant à cette revue, les titres et les auteurs sont innombrables. Mon choix s’est porté sur Druillet et Moebius, sans doute les symboles les plus connus de la rénovation de la science-fiction, et tout particulièrement sur deux de leurs oeuvres parues dans les pages de Métal Hurlant : Gail pour Druillet et Le garage hermétique de Jerry Cornelius pour Moebius. Comme d’habitude, vous n’aurez aucun mal à trouver ces titres chez votre libraire, car ils sont respectivement réédités par Albin Michel pour le premier et par Les Humanoïdes Associés pour le second.

Métal Hurlant et la science-fiction : un moment de prestige et de symbiose pour la science-fiction graphique française


La science-fiction est, avec l’humour, le genre qui sert de tremplin privilégié pour l’approfondissement de la bande dessinée adulte. Barbarella et Les Naufragés du temps avaient préparés le terrain. Pendant que Gotlib, Mandryka, Brétécher et leurs collègues humoristes partent fonder de multiples journaux et explorer les terres inconnues de l’humour, c’est vers d’autres mondes que se dirigent deux autres transfuges de Pilote, Philippe Druillet, Moebius.
Pour comprendre ce qui se passe avec la création de Métal Hurlant en 1975, il faut d’abord en revenir à Pilote, cette revue qui fut, autour des années 1970, un étrange laboratoire pour la bande dessinée française, cherchant dans de multiples directions de nouvelles manières d’utiliser les codes de la narration graphique. Dans le domaine de la science-fiction, Jean-Claude Mezières et Pierre Christin ont commencé leur Valerian dès 1967 qui poursuit sa course dans les années 1970, éditée en albums. En 1972, Jean-Claude Forest, renovateur de la science-fiction dans laquelle il injecte sa fantaisie et son délire, arrive dans le journal avec Hypocrite qui ne trouve cependant pas son public et disparaît en 1974. Puis, Druillet et Moebius poussent encore plus loin les recherches, aidés en cela par d’autres auteurs comme Enki Bilal, Caza et Jean Solé. Tous sont au sommaire d’un numéro « spécial science-fiction » en 1975 qui prouve que le genre a pénétré le journal avec succès et est suffisamment porteur. Un autre spécial science-fiction paraîtra en 1977.
Les profils de Druillet et Moebius, quand ils se lancent dans la science-fiction dans Pilote sont sensiblement différent. Le premier se consacre au genre depuis les années 1960 et, dès son arrivée avec Lone Sloane en 1970, il impose un style puissant qui bouleverse les habitudes de la bande dessinée : les cases sont pulverisées, certaines pages ne sont qu’une seule grande illustration… Surtout, sa science-fiction s’affirme tout de suite comme un monde mystique et grandiose. Au contraire, Moebius est un habitué de Pilote pour lequel il travaille sous son vrai nom, Jean Giraud, depuis 1963 sur la série Blueberry, western scénarisé par Jean-Michel Charlier. Lui aussi entend explorer les possibilités de la bande dessinée et Pilote lui en laisse l’occasion. Il y dessine La déviation en 1973, oeuvre-manifeste de son lyrisme graphique qui est considérée comme le tournant de sa carrière, le passage de Giraud à Moebius. Car c’est bel et bien entre les pages de Pilote qu’il fait naître son propre univers de science-fiction, par petites touches, dans quelques récits complets dont L’homme est-il bon en 1974 ou dans une série de fausses chroniques absurdes intitulées Les merveilles de l’univers.

La création de Métal Hurlant en janvier 1975 est l’aboutissement de la fermentation qui se produit dans ce qui n’est qu’en apparence un journal pour enfants. Métal Hurlant, au contraire, est « reservé aux adultes », comme l’indique sa couverture. Ici, un pas est franchi. Outre Moebius et Druillet, on trouve à l’origine de sa création deux autres personnalités : Bernard Farkas et Jean-Pierre Dionnet. Dionnet est arrivée en même temps que Druillet à Pilote comme scénariste, notamment du dessinateur Solé sur la série psychédélique Jean Cyriaque. Redacteur en chef de la revue jusqu’aux années 1980, il y joue un rôle essentiel. A la revue vient s’ajouter, selon les normes de l’époque, une maison d’édition qui permettra d’éditer des albums, les Humanoïdes associés.
Avec Métal Hurlant, la bande dessinée de genre connaît un important renouvellement en devenant le terrain de jeu de nombreux dessinateurs qui font varier tant les univers que les intrigues et les narrations. Les deux modèles dominants depuis les années 1930, le space opera façon Flash Gordon et le merveilleux scientifique d’inspiration vernienne, sont dépassés par l’arrivée de nouveaux modèles qui proposent une nouvelle imagerie de la science-fiction. Métal Hurlant accueille avec Les Naufragés du temps, que Paul Gillon poursuit seul, un souvenir du space opera qui trouvera d’autres occasions de se développer, d’autres réinterprétations sans fin.
Druillet et Moebius sont, chacun de leur côté, les principaux promoteurs de cette nouvelle façon de concevoir la science-fiction en bande dessinée. Ils sont loin d’être seuls sur ce chemin. Métal Hurlant fait débuter François Shuiten avec Aux médianes de Cymbiola en 1979, la même année qu’elle accueille la série post-apocalyptique d’Hermann, Jeremiah ; elle voit s’affirmer la prolixité du scénariste Alejandro Jodorowski, pilier du journal durant les années 1980, largement spécialisé dans de grands cycles de science-fiction ou de fantasy. Le grand changement tient aussi à la connaissance que ces auteurs ont des évolutions de la science-fiction américaine depuis les années 1950. L’influence d’auteurs comme Ray Bradbury, Robert Heinlein ou Michael Moorcock est perceptible dans les couvertures, tout autant que celle d’une science-fiction plus ancienne issu des pulps des années 1930. Au sein du journal se concrétise un rapprochement entre science-fiction et fantasy : d’importants auteurs se dévoilent, en particulier Jean-Claude Gal avec Les armées du conquérant, présent dès le premier numéro.
Là est l’autre apport de Métal Hurlant : au sein de ses pages se forge une culture partagée entre les auteurs et les lecteurs qui mélange, outre le goût pour la littérature de genre (SF, fantasy, polar) qui a droit à des pages de critiques, une passion pour le cinéma et la musique rock que l’arrivée de Philippe Manoeuvre en 1978 ne fait qu’accentuer. Lui et Dionnet sont des personnalités-passerelles, qui font le lien entre la bande dessinée et d’autres médias. Au sein de ce journal se développe l’étrange concept mal défini de « bd rock » : de nombreuses séries reflétent la passion de leurs auteurs pour la musique (Margerin, Ptiluc, Dodo et Ben Radis, Serge Clerc, Jano). Si la notion de BD rock est surtout un concept commercial qui, encore dans les années 2000, inspire les éditeurs de bande dessinée, elle montre aussi comment, dans ces années 1970, la bande dessinée s’intègre à une plus vaste culture adulte, certes marginale, mais incontestablement dynamique, qui lui permet d’avoir une tribune dans la presse non-spécialisée ou à la télévision. Au sein de Métal Hurlant, la bande dessinée va voir du côté de la littérature, du cinéma, de la musique ; une symbiose que d’autres revues de bande dessinée tenteront de reproduire dans les années 1980 pour attirer des lecteurs (L’Echo des savanes, Pilote).
Enfin, Métal Hurlant est, grâce à son édition américaine, Heavy Metal, l’exportateur de la science-fiction française à l’étranger. La bande dessinée française influence cette fois les créateurs américains, et la boucle se trouve bouclée.

Gail de Philippe Druillet, 1977

Gail est, en 1977, la première aventure de Lone Sloane que Druillet réalise spécialement pour Métal Hurlant. Il s’approprie ainsi le jeune journal, en fait son nouveau terrain de jeu : l’année suivante, il adapte en bande dessinée Salammbô de Gustave Flaubert et y fait à nouveau intervenir son personnage fétiche. Le cycle de Lone Sloane connaît une diffusion complexe, au gré des collaborations de Druillet. Il naît en 1966 au sein de la maison d’édition d’Eric Losfeld, celle-là même qui publie le Barbarella de Forest, avec d’autres albums marqués par l’esthétique psychédélique qui triomphe à la fin des années 1960 (Jodelle de Guy Peellaert, La saga de Xam de Nicolas Devil, Kris Kool de Caza). S’inscrivant dans ce moment éphémère de la bande dessinée, il apporte au média un affranchissement des règles traditionnelles. Gail en est un très bon exemple, où la composition des pages n’obéit pas aux normes habituelles. Les cases disparaissent au profit de vignettes juxtaposées aux sens de lecture multiples, et ce sont bien souvent les corps, la calligraphie stylisée ou l’architecture (c’est-à-dire les composantes mêmes de l’image, et non un découpage externe) qui délimitent les séquences. Plusieurs pages lorgnent du côté du roman illustré, avec leur pavé de texte qui accompagne une image hiératique, tandis que Druillet n’hésite pas à transformer une page, voire une double page, en une seule grande illustration aux dimensions démesurées.
Sans doute faut-il signaler ici que Druillet a commencé dans le domaine de l’image par la photographie et l’illustration de romans de science-fiction. Son goût pour la puissance de l’image unique, par opposition à l’image « narrative » du langage de la bande dessinée (qui se donne à lire plus qu’à voir) lui permet d’apporter une inspiration nouvelle. Certaines cases sont de véritables tableaux (tels la représentation de « l’île », imitée du tableau L’île des morts d’Arnold Böcklin (1886). L’invention d’architectures fantaisistes est une de ses spécialités. En 1978, une exposition a lieu où il expose plusieurs planches, conçues à la fois comme s’intégrant à une histoire, et comme susceptibles d’être admirée pour elles-mêmes. Ce faisant, il ouvre la voie à des Bilal, des Moebius et des Blutch qui exposeront aussi dans des galeries pour poursuivre une double carrière complémentaire d’illustrateur et de dessinateur de bande dessinée, l’une nourrissant l’autre et inversement. La tension de Druillet vers l’illustration et la peinture se poursuit dans le reste de sa carrière : il réalise des affiches de films (La guerre du feu en 1981). Il s’étend encore jusqu’aux clips vidéo (Excalibur de William Sheller en 1990) et au décor de téléfilm (pour la reprise des Rois maudits en 2005). Il fait également partie des premiers auteurs de bande dessinée dont les dessins sont mis aux enchères.

Dans Gail, pourtant, Druillet s’est un peu assagi par rapport à ses premiers Lone Sloane, ceux qui paraissent dans Pilote à partir de 1970. Peut-être au contact d’autres dessinateurs de bande dessinée, il combine son art d’illustrateur avec un travail de conteur, répugnant moins qu’avant aux pages entières de dialogue, plus traditionnelles. L’intrigue reste volontairement absconse, comme dans les autres épisodes du cycle. Le narrateur cache sans cesse des éléments de compréhension au lecteur, faisant du monde futuriste de Sloane un univers clos et hermétique, atteignable par les seuls initiés. Il y a, chez Druillet, une pointe de mysticisme dont on ne sait pas toujours très bien s’il s’agit de second degré ou non. Ainsi, Sloane, ayant perdu ses pouvoirs à l’étendue démesurée, est fait prisonnier sur Sainte-Marie-des-Anges, la planète-prison. Au cours de son incarcération, il se « réveille » mystérieusement, retrouve ses pouvoirs, et provoque une révolte sur la planète qui devient alors le lieu d’affrontement entre l’empereur Shaan et son vassal Merennen, le tyran de la planète Gail. Mais Sloane comprend que son réveil n’est pas le fruit du hasard et qu’il est manipulé par des forces supérieures. Ce thème du champion errant surpuissant qui lutte contre des « dieux » qui veulent en faire leur bras armé semble provenir directement du Cycle d’Elric de Michael Moorcock, un auteur que Druillet admire et dont il a illustré de nombreux romans. Chez Moorcock comme chez Druillet, tout est mis en oeuvre pour que le lecteur comprenne qu’il lui manque des clés de lecture et que l’univers décrit est mille fois plus complexe qu’il n’y paraît. C’est d’ailleurs cette liberté, potentiellement illimitée, qui autorise Druillet à transporter Sloane dans le Carthage de Salammbô.
L’intrigue, chez Druillet, se trouve absorbée par l’univers dessiné. Nous n’assistons à chaque fois qu’à un bref épisode d’une immense saga que nous ne lirons jamais. Il faut dire que l’esthétique de Druillet est profondément intimidante, que ses effets sont peu subtils, puissants, et sans concession. Les bâtiments ne sont pas à taille humaine mais à taille cosmique ; les personnages sont pour la plupart des extraterrestres difformes ou des robots (Sloane devient alors le dernier représentant de la race humaine) ; les couleurs sont saturées et excessives. La science-fiction que nous propose Druillet ne fait pas référence au réel, encore moins à la science réelle ; ses références sont purement imaginaires : ce sont des tableaux, des univers romanesques ; il n’y a plus rien d’humain, ou du moins l’humain tel que nous le connaissons n’est plus en mesure de dominer son monde. C’est peut-être là que Druillet fait franchir à la science-fiction un pas important, largement inspiré par les évolutions récentes du genre tel le Dune de Frank Herbert (1965). L’oeuvre de Druillet n’a pas changé de fond en comble l’esthétique du média, mais il a montré qu’une histoire en bande dessinée pouvait être « autre chose », et se nourrir d’autres influences que les siennes propres.

Le Garage hermétique de Jerry Cornelius, Moebius, 1976-1979

Si c’est par une esthétique fracassante que Druillet bouleverse les codes de la bande dessinée, l’intervention de Moebius, tout aussi déterminante, est pourtant plus subtile. Peut-être plus que Druillet encore, Métal hurlant est pour lui, enfin, l’espace où il peut s’épanouir et concevoir une bande dessinée qui réponde à ses propres désirs et à ses propres attentes telles qu’elles avaient pu apparaître dans Pilote à travers La déviation. Ce sera d’abord Arzach, récit devenu célèbre en tant que prouesse graphique, puisque, pour raconter les aventures d’un étrange cavalier, il fait le choix d’une bande muette de 35 pages. Et puis ce sera Le garage hermétique de Jerry Cornelius, histoire de plus de cent pages s’étendant sur trois ans de publication (1976-1979). Dans Le garage hermétique, Moebius donne une consistance inédite à son propre univers de science-fiction et fait preuve d’une liberté narrative nouvelle.

Moebius imagine Le garage hermétique comme un récit spontané. A l’origine, quelques planches qui n’étaient pas destinées à être publiées et qui enthousiasment suffisamment Dionnet pour qu’il en demande une suite. De 1976 à 1979, Moebius réalise pour chaque numéro de Métal Hurlant un nouvel épisode de cette histoire, en marge de ses autres travaux. Pas de plan prédéfini, pas de scénario : Moebius ignore complètement où il veut en venir et improvise tous les mois le nouvel épisode. Dans ces conditions, difficile de vous résumer l’histoire du Garage hermétique. On y voit évoluer une galerie de personnages, dont Jerry Cornelius et le Major Grubert, dans un monde appelé « le Garage hermétique » dont on apprend dans les premiers épisodes que Grubert est le créateur, une sorte de dieu immortel à l’apparence humaine. L’arrivée de Jerry Cornelius dans son univers est une menace pour le Major qui se met en chasse du nouveau venu. Le Major est un vieux personnage de Moebius, déjà présent dans quelques courtes histoires, mais c’est dans Le Garage qu’est révélé son statut de démiurge.

Moebius explique lui-même dans la préface de l’album, qui sort en 1979 aux Humanoïdes Associés, qu’il lui arrivait d’oublier le contenu de l’envoi précédent ou de réaliser le dernier épisode dans la précipitation, en une nuit. Pire encore, lorsque l’intrigue commence à se préciser, il la détruit sans cesse pour partir sur autre chose, inventer de nouveaux personnages ou un rebondissement. On comprend qu’une telle histoire n’aurait pas pu se faire chez des éditeurs traditionnels, Dupuis, Le Lombard et Dargaud : Le garage n’est pas pensé pour être calibré en album, encore moins pour constituer une série avec des personnages récurrents. Il défait la notion d’intrigue. Il n’est préparé par aucun scénario et guidé seulement par la désinvolture, que l’on peut aussi appeler la liberté. Cela, déjà, à quelque chose de révolutionnaire. Par cette oeuvre, Moebius introduit dans la bande dessinée l’idée de liberté créatrice de l’auteur, hors de toute entrave, qu’elle provienne de l’éditeur, du public, ou de la tradition.
L’art de Moebius dans cette oeuvre naît aussi d’un maniement des codes de la science-fiction, la plupart du temps sur le mode parodique, ce qui donne au Garage un aspect dérisoire à défaut d’être comique. L’habitué de science-fiction n’est donc pas surpris de certains mots étranges employés pour décrire des objets ou des réalités n’existant pas dans notre monde. L’histoire semble parfois faite de la juxtaposition de cases-clichés directement issues de BD de science-fiction (voir la reprise du modèle américain du superhéros dans les derniers épisodes), tandis qu’à d’autres instants, c’est le western qui s’invite dans l’histoire, souvenir de la série Blueberry, de ses duels et de ses plaines désertiques. Bien que très libre, Le Garage est une oeuvre profondément référentielle, qu’on y fasse appel à des oeuvres extérieures, à des clichés narratifs et graphiques (la femme fatale, les jeux de pouvoir et de trahison…) ou à des motifs propres à l’oeuvre antérieure de l’auteur. Tout à fait lisible au second degré, Le Garage raille bien souvent, pour mieux s’en servir sur un ton détaché, les chevilles classiques du genre, comme lorsque le troisième épisode se termine sur un « Vous le saurez bientôt en lisant Star Billard, notre prochain épisode ». Mais si humour il y a chez Moebius, c’est un humour profondément absurde qui fait passer les incohérences pour de la fantaisie, et les clichés pour de l’ornement narratif.
Au-delà du fait de traiter sur le mode de la dérision les codes de la science-fiction, d’autres éléments sont autant de moyens de briser les codes de la bande dessinée pour les remplacer non par d’autres codes mais par la liberté créatrice de l’auteur. Ce n’est pas, comme chez Druillet, par le graphisme que Moebius innove le plus. Quoique. Sa doctrine en la matière dans Le garage, mais aussi dans de nombreuses autres oeuvres, est que le style a le droit de changer. Il ne s’en prive pas ici et le Major, notamment, fait les frais des caprices de l’auteur et subit plusieurs transformations graphiques. Le trait se fait parfois précis et fourmillant de détails, mais aussi plus souple et épuré lorsque cela est nécessaire.
Mais c’est sur le plan narratif que Moebius accomplit son travail de dynamiteur. Le Garage n’a donc pas de scénario, l’oeuvre est improvisée au fil du crayon et, comme l’annonce le résumé d’un des épisodes « Tout peut encore arriver dans le garage hermétique ». L’histoire change constamment et s’amplifie de plus en plus de nouvelles ramifications. Moebius multiple les procédés qui déstabilisent l’intrigue traditionnelle : des dialogues absurdes, des ellipses narratives inattendues qui pousse le lecteur à découvrir une nouvelle partie du Garage hermétique, l’apparition constante de nouveaux personnages, des hommes qui deviennent des femmes, des fils narratifs qui se terminent en queue de poisson… L’aléatoire semble parfois intervenir dans la conduite du récit. Le narrateur qui intervient parfois ne se gêne pas pour donner ses avis et ses jugements sur l’histoire.

Pour Moebius, le genre « science-fiction » joue un rôle essentiel : « J’aime la science-fiction parce qu’elle ouvre en grand les portes de l’espace et du temps et surtout parce qu’elle me permet d’aborder de façon très directe mes préoccupations essentielles. ». Cette conclusion était déjà celle des créateurs de Flash Gordon qui prenait pretexte à l’exploration de nouveaux mondes pour déplacer leur héros dans le temps. Moebius la pousse à son maximum, au détriment de la cohérence. Il n’est pas innocent que se soit la science-fiction qui ait déclenché la création du Garage hermétique.
Et en conclusion, il nous faut une fois de plus revenir au romancier Michael Moorcock qui marque les années 1960. D’abord parce que le titre de l’histoire de Moebius fait explicitement référence à un personnage créé par Moorcock en 1968 dans le récit The Final Program. Ce personnage a été réutilisé, avec l’approbation appuyée de Moorcock, par d’autres auteurs. Cornelius serait donc une sorte de « personnage ouvert » susceptible d’être transposé dans un autre univers de fiction que celui propre à son créateur. Et puis surtout, Moorcock est l’un des auteurs à avoir le mieux exploité dans son oeuvre (qui mêle, rappelons-le, science-fiction et fantasy) la notion de « multivers », hypothèse qui veut que notre univers ne soit qu’un « univers possible » parmi une infinité d’autres mondes parallèles existant en même temps. Exploitant à fond cette notion, Moorcock fait voyager ses héros, (Elric, Hawkmoon, Bastable) dans le temps et dans l’espace et dans des versions alternatives de notre monde. Pour un auteur, la notion de multivers permet par exemple d’expliquer l’interaction entre les différents univers et personnages qu’il a crée. Dans Le Garage hermétique, Moebius s’en donne lui aussi à coeur joie, puisque le monde du Garage n’apparaît qu’être un univers inventé de toutes pièces par le Major qui le surveille depuis son vaisseau spatial, le Ciguri. Le monde du Garage hermétique est donc un monde imaginaire où tout est potentiellement possible.
De là à dire que Le Garage hermétique est une histoire qui a pour sujet principal la création et la manière dont un créateur (ici aussi bien le Major que Moebius lui-même) tente de maîtriser l’univers qu’il a engendré, il n’y a qu’un pas, que je franchis d’autant plus allègrement au vu des conditions de création de l’oeuvre, cette force d’improvisation qui offre à l’auteur une liberté de choix maximum. L’apparition d’un récit sur la création montre qu’avec Moebius, la bande dessinée a atteint une très grande maturité, puisqu’elle se montre capable d’évaluer et de tester sa propre capacité imaginaire.

A suivre : années 1980, recueil Social Fiction de Chantal Montellier ; La fièvre d’Urbicande, de François Schuiten et Benoît Peeters


Pour en savoir plus :

Philippe Druillet, Gail, l’édition originale de 1978 est auto-éditée ; Albin Michel, 2000 pour la dernière édition
Moebius, Le garage hermétique de Jerry Cornelius, l’édition originale de 1979 a pour titre Major Fatal; Humanoïdes associés, 2006 pour la dernière édition
Le site de Philippe Druillet : http://www.druillet.com/
Le site de Moebius (qui prépare visiblement une exposition à la Fondation Cartier) : http://www.moebius.fr/
Les analyses et réflexions sur Métal Hurlant sont en partie tirées de :
Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, CIBDI, 2009
Serge Clerc, Le Journal, Denoël graphic, 2007

Published in: on 10 juillet 2010 at 17:07  Comments (2)  

Une autre génération de blogueurs : Trondheim, Larcenet et Maëster

Faut-il penser que les blogs bd sont réservés aux jeunes auteurs ? Que si beaucoup d’auteurs de bande dessinée disposent d’un site internet, ils dédaignent généralement la potentailité du blog en terme de création comme en terme de communication ? Voici trois auteurs qui viennent infirmer cette idée : ils ont trouvé dans le blog un nouveau moyen de mettre à l’épreuve leur crayon. Tous trois offrent une interprétation différente du blog bd qui ne manque pas d’intérêt, et prennent appui sur leur blog pour diversifier leur champ d’action dans le domaine du dessin.

Lewis Trondheim ou le blog comme prolongement des carnets et du jeu de l’autofiction

Lewis Trondheim est sûrement l’auteur de la génération pré-webcomics qui est le mieux parvenu à prendre en compte les potentialités des blogs bd. Je vais passer assez vite sur ses états de fait qui en font, à mes yeux, un des expérimentateurs les plus importants de la bande dessinée des années 1990 et 2000. En 1990, il fait partie des fondateurs de la maison d’édition l’Association, éditeur associatif géré uniquement par des auteurs ; au sein de cette structure comme au sein de l’Oubapo ou d’autres éditeurs indépendants comme Cornélius, il se spécialise dans des oeuvres qui tiennent davantage de l’exercice de style graphique et comique : la répétition constante d’une même case avec Le dormeur (Cornélius, 1993), la BD-fleuve de 500 pages avec Lapinot et les carottes de Patagonie (L’Association, 1992), le strip muet avec La mouche (Le Seuil, 1995), le minimalisme abstrait (Bleu, L’Association, 2003) et j’en passe. Il anime de 1997 à 2003 une série plus traditionnelle intitulée Les formidables aventures de Lapinot (Lien Rag, du Culture’s pub en avait livré une exhaustive et intéressante chronologie dans un précédent article). Il est aussi à l’origine de la série-sans-fin Donjon chez Delcourt, avec Joann Sfar. Si je vous expose ça, c’est que pour moi, le principal apport de Trondheim à la bande dessinée est son infatigable curiosité qui le pousse à explorer les possibilités du médium. Il a ainsi ouvert de nombreuses portes à la jeune génération en défrichant plusieurs territoires dans le domaine de la narration graphique.

Dans les années 2000, il cherche à confirmer que cette curiosité ne s’est pas éteinte avec l’âge en pénétrant dans les territoires encore vierges d’Internet. Sa contribution la plus visible tient d’abord à sa capacité à déceler de jeunes auteurs à partir de leurs travaux en ligne et de les publier ensuite au sein de la collection Shampooing qu’il dirige chez Delcourt : ainsi publie-t-il le blog de Martin Vidberg, d’Allan Barte, des Chicou-Chicou, de Fred Neidhardt, de Boulet. Clairvoyance autant artistique qu’éditoriale, puisqu’il sait profiter, dès 2005, du nouveau public apparu au travers des blogs bd. Il va aussi s’intéresser à Donjon Pirate en 2007, site où plusieurs auteurs s’inspirent de la série Donjon pour livrer des planches supplémentaires d’albums potentiels : il fait appel à Obion, l’un des « pirates » du site pour reprendre la série Donjon Crépuscule, tandis que le blogueur Boulet reprend le dessin de Donjon Zénith.
Dans le même temps, il se fait lui-même blogueur. D’abord est-il l’auteur d’un blog « officiel », qu’il poursuit d’ailleurs toujours, intitulé Les petits riens. Il poste de courtes planches anecdotiques qui s’effacent progressivement, si bien qu’il n’y a jamais plus de six planches lisibles sur le blog. Les petits riens est d’ailleurs son blog actuel et donne lieu à une série d’albums chez Delcourt. Mais ce n’est pas là l’expérience la plus originale. Trondheim va également créer anonymement en 2005 un faux-blog pour lequel il invente un personnage de looser obsédé sans autre ambition que de coucher avec une fille, n’importe quelle fille : le blog de Frantico. Frantico est toujours accompagné par sa « mauvaise conscience », un énorme chat lubrique. A l’exception de quelques autres blogueurs, personne ne sait que Frantico n’existe pas et que derrière lui se cache Lewis Trondheim. Après tout, le style et les thèmes abordés sont très différents de ce qu’on connaît du dessinateur, et le mouvement des blogs bd entretient le mythe, puisque les autres blogueurs bd font volontairement apparaître Frantico sur leur blog pour faire croire qu’il existe. En insistant sur sa misère sexuelle, Frantico dynamite une blogosphère jusque là relativement soft dans le récit de l’intime. L’anonymat du web est ici utilisé à merveille, puisqu’il permet de livrer un faux journal intime, une supercherie autobiographique que l’édition traditionnelle ne facilite pas forcément. Au passage, il montre aussi que Lewis Trondheim est encore capable de réussir sans avoir recours à sa célébrité ; il parvient à donner l’illusion de notes réalistes et spontanées réalisées dans un style presque maladroit. Le blog s’arrête à la fin de l’année 2005, alors que sort un album du blog chez Albin Michel, qui sera le premier du genre. Frantico revient ensuite : en 2006 dans le blog de Nico Shark, satire de notre bon président de la République, puis dans Méga Krav-Maga en 2010, un blog réalisé avec Mathieu Sapin qui est surtout une pré-publication partielle d’une série d’albums intitulée MKM et qui sort en 2010.
Enfin, il va s’essayer à l’exercice du webcomic en lançant le projet Bludzee en août 2009 : il s’agit là du premier projet de strips quotidien en ligne payant réalisé spécifiquement pour portable et I-Phone. Par un abonnement, le lecteur reçoit tous les jours un strip muet de quelques cases racontant les mésaventures du chat Bludzee. C’est, au moment de sa sortie, une évolution technique importante puisque la société Ave!Comics conçoit une interface de lecture spécialement adapté à la lecture nomade, et on commence alors à s’interroger sur la conception de BD en ligne adaptées pour une lecture en ligne.

Les petits riens de Trondheim, tout comme Le blog de Frantico, ne peuvent se comprendre que par rapport au reste de sa carrière : on aurait tort de les considérer comme une simple lubie d’auteur qui souhaite faire comme les jeunots pour rester dans le vent. Bien au contraire, ce blog n’est que la continuation de son travail de « carnettiste » qu’il entreprend avec Approximativement, chez Cornélius en 1993. J’invente ici le terme de carnettiste pour éviter de parler d’autobiographie et d’entrer ainsi dans des subtilités de définitions littérairaires. Disons que Trondheim publie régulièrement depuis Approximativement des albums-carnets où il raconte, dans un style spontané et en utilisant ses habituels personnages animaliers (lui-même se représente comme une sorte de rapace), des anecdotes personnelles. Ces publications passent par plusieurs éditeurs, formes et titres (Cornélius, L’Association, Delcourt, Dargaud) mais la forme la plus aboutie éditorialement sur la durée, avant Les petits riens, était la série de Carnets publiés à L’Association de 2002 à 2004. Nous sommes loin des autobiographies sans concession de Menu ou de Neaud à la même époque ; la veine de Trondheim est ailleurs, plus légère et plus pudique : c’est celle du quotidien d’un dessinateur, de ses rencontres, de ses interrogations métaphysiques sur le monde et sur son travail. Un art de transformer l’anecdote en une histoire dessinée. Il parle peu de l’intime et conçoit souvent ses notes avec un contrepoint comique dérisoire qui est comme une marque de fabrique.

Une question me taraude d’ailleurs depuis le début de la vogue des blogs bd : Trondheim en est-il l’inspirateur indirect, voire direct ? Le blog de Frantico a, je pense même si je n’en ai pas la preuve, nettement contribué à faire connaître et amplifier le mouvement qui avait commencé vers 2003-2004 autour de bandes d’amis et qui a vu, à partir de 2007, la prolifération de blogs bd variés et la multiplication des lecteurs. Il y a pourtant eu peu, il me semble, d’imitateurs directs du blog de Frantico.
Mais j’en viens parfois à me demander si la spécificité française qu’est le succès du blog bd, carnet quotidien personnel, face au webcomic qui, en France, a de fait été en partie éclipsé, ne vient pas justement du goût que certains auteurs connus des années 2000 (Trondheim, Sfar, mais pas seulement) ont développé pour le récit dessiné du quotidien façon « carnet ». Trondheim, dans ses carnets, s’est fait une spécialité de l’autobiographie du dérisoire, des « petits riens », justement ; il a utilisé pour cela une forme de narration très libre qu’il n’a bien sûr pas inventé mais, peut-être, popularisé. Certaines caractéristiques de cette narration se retrouvent dans beaucoup de blogs bd, du moins dans ceux qui se veulent des carnets d’anecdotes personnelles : récitatif à la première personne, utilisation d’un avatar dessiné, suppression des cases, style graphique spontané, recours fréquent à la répétition d’une même image, nécessité d’une chute comique même si le reste n’en appelle pas… Tout cela serait à voir de plus près pour éviter de généraliser, mais beaucoup de blogueurs bd ont entre vingt et trente ans et ont pu être bercé par les expériences de la génération Trondheim/Sfar et par la pénétration du genre autobiographique en BD. Bon, ce n’est là qu’une hypothèse, sans doute biaisée par la propre admiration que j’ai pour Lewis Trondheim… Mais elle m’est venue en écoutant Fabrice Neaud déclarer, à propos de la vogue des blogs bd et du lien avec l’autobiographie, que la plupart des jeunes blogueurs bd faisaient du sous-Trondheim, notamment en reprenant le schéma narratif de ses gags ; une manière pour lui de minimiser l’intérêt esthétique du mouvement des blogs bd (je dois sans doute caricaturer des propos que je retranscris de mémoire). A garder dans un coin du crâne, donc…

Pour en savoir plus :
Les petits riens : http://www.lewistrondheim.com/blog/
Le blog de Frantico : http://www.zanorg.com/frantico/
Le blog Mega Krav-Maga avec Mathieu Sapin : http://www.megakravmaga.com/
Carnets de bord, L’Association (4 tomes), 2002-2004
Les petits riens, Delcourt (4 tomes), 2006-2009
MKM, Delcourt (2 tomes), 2010


Manu Larcenet ou le rapport au public sur Internet

Là encore, est-il besoin de présenter Manu Larcenet ? Auteur tout aussi prolifique que Trondheim, il aime lui aussi la polyvalence et fait fi des codes et hiérarchies entre les genres. Il débute à l’école de Fluide Glacial au milieu des années 1990 et se spécialise d’abord dans l’humour graphique, notamment avec son collègue Jean-Yves Ferri (dont vous devriez lire les Fables autonomes, récemment chroniquées ici lien). Il se lance ensuite dans les années 2000 dans un travail plus proche de l’autofiction (i.e : fiction pour laquelle l’auteur s’inspire de sa propre vie, sans franchir le pas de l’autobiographie) soit sur un mode humoristique avec Ferri dans Le retour à la terre, soit dans une tonalité plus grave qui fait découvrir au public une autre facette du travail de Larcenet, avec Le combat ordinaire. Dès lors, Larcenet oscille entre l’exploration de l’humour et des études graphiques élaborées qui montrent un vrai sens du dessin et un dynamisme du trait qu’il sait manier du minimalisme au réalisme le plus précis, en passant par l’expressivité graphique. L’un n’empêchant pas l’autre, bien sûr.
Tandis que la plupart des auteurs sont présents sur Internet par le biais d’un site, Larcenet choisit de créer un blog. Il ne s’agit pas, comme pour Trondheim, de raconter de courtes anecdotes, mais d’utiliser réellement le blog comme support de communication pour ses amis et ses lecteurs. Il y présente ses projets en cours, des billets personnels plus souvent écrits que dessinés, des annonces, des dessins spontanés, des coups de coeur personnel pour un film ou une musique… Il y a en réalité trois blogs qui se succèdent sous le titre commun Epais et tordu : un premier sur la plate-forme canalblog, dont je n’ai pu trouver la trace et donc la date de création, un second sur la plateforme blogspot qui commence vers juillet 2007 et un dernier sur la plateforme wordpress à partir de janvier 2008. Ce dernier, plus agréable à l’oeil, se rapproche d’ailleurs davantage d’un site complet présentant dans le détail bibliographie, projets, etc.

Si Larcenet m’intéresse tout particulièrement, c’est que sa présence sur Internet et l’existence de son blog vont donner lieu à une sorte de polémique qui interroge justement le statut du blog comme espace « public ». Sans entrer dans les détails (que je maîtrise par ailleurs assez mal), disons que Larcenet a ressenti dans certains espaces en ligne où l’on parle de bande dessinée (forums, sites spécialisés…) des critiques injustes, voire une certaine hostilité à son égard. Contre ces critiques de bande dessinée (amateurs autoproclamés ou journalistes), il a notamment fermé les commentaires de son blog. Là où le blog est vécu par de nombreux auteurs débutants, comme un moyen d’avoir un retour sur leurs travail via les commentaires, Larcenet a de cet outil de communication une autre interprétation davantage à sens unique. Son blog est surtout un espace d’expression personnelle. La querelle entre Larcenet et certains forumeurs et critiques en ligne trouve son origine dans deux visions différentes du net et de son usage public par un créateur. Il faut bien signaler aussi que cet épisode s’inscrit dans un mouvement général de tensions entre (certains) auteurs et (certains) critiques de bande dessinée au milieu des années 2000. La sortie de Plates-bandes de Jean-Christophe Menu en 2005, pamphlet sur le monde de la bande dessinée et certaines de ses dérives avait en son temps jeté de l’huile sur le feu, de même que la virulence du critique Didier Pasamonik (actuellement éditeur adjoint du site actuabd et éditorialiste du site mundobd), qui aime les polémiques, à l’égard de certains acteurs de la bande dessinée, Menu le premier.
La polémique autour du blog de Larcenet et de la place des commentaires et des « web-critiques » de bande dessinée a été pour notre dessinateur l’occasion d’un petit livre, Critixman, publié en 2006 chez Les Rêveurs, maison d’édition dont Larcenet est un des fondateurs. Il n’est d’abord disponible qu’en vente directe, puis réédité pour les librairies en 2007. Larcenet y reprend des dessins parus sur son blog et mettant en scène le personnage de Critixman, superhéros supersuffisant ; il singe tout à la fois les moeurs des critiques « papier » et des critiques « internet ». Critixman doit d’abord être interprété comme un pamphlet assez virulent qui lui permet de se défouler face aux attaques et aux tensions qu’a pu engendrer sa présence sur Internet. L’anti-héros éponyme, créé sur le blog comme une réponse à ses détracteurs, passe près de 80 pages à éreinter un Manu Larcenet dépressif et apathique, lui trouvant tous les défauts possibles : plagiaire, amuseur sans envergure, vénal, minable… Le tout dans le style libre et vivant qu’il utilise souvent dans ses albums publiés chez Les Rêveurs. La préface de Joann Sfar est assez savoureuse ; il y dresse un portrait des critiques de bande dessinée.
Il va de soi qu’Internet et l’émergence d’une multitude de blogs, sites, forums et système de commentaires, amplifie la question de la validité de la critique de la bande dessinée. Critixman est le cri poussé par Larcenet face à cette nouvelle masse.
Pour en savoir plus :
Le blog actuel de Manu Larcenet, Epais et tordu
Le retour à la terre, Dargaud (5 tomes), 2002-2008
Le combat ordinaire, Dargaud (4 tomes), 2003-2008
Critixman, Les Rêveurs, 2006

Maëster ou la tentation du dessin d’actualité
Dernière évocation des utilisations du blog par des auteurs papier, le blog de Maëster intitulé La grande tambouille de Maëster. Ce second blog fait suite depuis février 2010 a un premier, lancé en 2005. Tranquillement, par une publication régulière et des dessins de qualité, le blog de Maëster fait partie des plus anciens présents sur la toile, et aussi des plus lus. Maëster pourchasse avec la même fougue que Larcenet les inconvénients propres à la publication sur Internet, notamment en soulignant les problèmes de droits d’auteur et de diffusion des images.
Autre point commun avec Manu Larcenet (observation qui n’a guère d’autre sens que de réussir une transition), Maëster fait ses classes au sein du magazine Fluide Glacial, dans les années 1980 et en devient pour plus de vingt ans un des principaux dessinateurs, notamment par sa caustique série Soeur Marie-Thérèse des Batignolles dès 1983 qui met en scène une nonne épicurienne et obsédée. C’est dans ce même hebdomadaire qu’il poursuit l’essentiel de sa carrière, avec quelques incursions du côté de L’Echo des savanes. En homme de la presse spécialisée, il multiplie au sein de Fluide Glacial les dessins « rédactionnels » et autres clins d’oeil à la vie du journal, en plus de ses séries régulières.

Le blog de Maëster lorgne nettement du côté des blogs de dessinateurs de presse, autre grande catégorie de blogs graphiques dont les dessins, vous l’aurez compris, s’apparentent par leur format court et leur rôle de commentaires de l’actualité et de la société, aux dessins que l’on trouve dans la (bientôt défunte!) presse papier. Nombreux sont les dessinateurs de presse qui, par leur blog, offrent au public d’internautes des dessins gratuits et libérés de toute contrainte éditoriale. Maëster profite ici de la spontanéité du support qui devient un espace de réaction immédiate à un fai d’actualité. L’ère Sarkozy qui s’ouvre à partir de 2005 lui offre, à l’ouverture du blog cette même année, des sujets parfaits pour faire passer ses idées et ridiculiser Il y ajoute une rubrique qui reprend le principe d’une série du Pilote des années 1970 intitulée « les Grandes Gueules » dans laquelle Ricor, Mulatier et Morchoisne caricaturait selon le principe des « grosses têtes » des personnalités du moment. L’héritage auquel se relie Maëster est ici évident et direct, mais correspond en réalité à la tradition de certains dessinateurs du XIXe siècle qui mirent à la mode, en leur temps, cette façon particulière de caricaturer en grossissant les têtes et en accentuant les traits du visage d’une manière hyperréaliste. La vogue de ce principe caricatural a quelque peu décliné dans la première moitié du XXe siècle qui lui préfère la stylisation des corps, mais revient dans la seconde moitié : il a notamment été remis à l’honneur aux Etats-Unis dans le magazine Mad dans les années 1950, source des dessinateurs de Pilote sus-cités.
L’oeuvre même de Maëster n’est pas sans parenté avec certains aspects du dessin de presse dans sa version dessin d’actualité. Après tout, l’humour dont il fait preuve dans ses séries de Fluide Glacial n’est pas dépourvu d’un esprit caustique et satirique. Soeur Marie-Thérèse des Batignolles, c’est aussi un regard porté sur la société française en mêlant deux de ses extrêmes les plus antinomiques, le sexe et la religion. Le journal Fluide Glacial a par ailleurs parfois constitué un espace de transition entre la bande dessinée et le dessin de presse en accueillant volontiers l’humour politique. Surtout, Maëster s’est fait une spécialité des caricatures outrancières hyperréalistes, de la déformation faciale mais qui reste reconnaissable. On en trouve déjà un bon nombre dans ses dessins pour Fluide et le passage à une autre catégorie de l’art graphique se fait ici tout en douceur. Les dessins d’actualité du blog sont certes un peu assagis graphiquement : ils sont autant des prouesses graphiques que des messages drôles et mordants et se doivent de rester lisibles. Maëster y fait souvent passer des messages politiques : il apporte son soutien à Denis Robert lors de l’affaire Clearstream en 2007 ou, plus récemment à l’humoriste Didier Porte chassé de France Inter par Jean-Luc Hees sous de fallacieux pretextes. Il remplit bien ainsi le même rôle qu’un dessinateur de presse politique, le blog n’étant qu’un support nouveau et investi avec succès.
Du blog sont nés plusieurs recueils de dessins d’actualité, d’abord chez le Lombard, puis chez Drugstore (label lié à Glénat qui reprend le fonds de L’Echo des savanes depuis 2008) ; un aboutissement finalement récurrent dans le monde des blogs bd. D’une certaine manière, le blog a permis de développer et révéler une autre partie du travail de dessinateur de Maëster à côté de la fiction qu’il avait jusque là privilégiée, tout en gardant son style propre.
Pour en savoir plus :
Le blog de Maëster : http://maesterbd.wordpress.com/
L’ancien blog de Maëster : http://maester.over-blog.com/
L’actu tue, Le Lombard, 2007
France terre d’asile(s), Le Lombard, 2008
Le premier an pire, Drugstore, 2008

Published in: on 7 juillet 2010 at 19:08  Laissez un commentaire  

Des difficultés d’exposer la bande dessinée : Archi et BD au palais de Chaillot

L’exposition qui se tient actuellement à Paris, à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est l’occasion rêvée de tester pour mes chers lecteurs les difficultés d’exposer la bande dessinée, exercice de style auxquels de nombreux musées de France, dont des établissements nationaux, aiment à s’adonner depuis un peu plus d’une dizaine d’années. Je passe sur l’historique de ce type de manifestations, j’aurais peut-être l’occasion de le faire dans un autre article. Je remarque juste que cette exposition est éventuellement à mettre en rapport avec La BD s’attaque au musée qui s’était tenue au musée Granet d’Aix-en-Provence en 2008 : la bande dessinée vient soutenir une institution jeune (dans le cas de la Cité de l’architecture, ouverte au public en 2007) ou ayant connu une importante rénovation (le musée Granet a réouvert en 2007). Dans le cas du musée Granet, il s’agissait même de la première exposition temporaire depuis la rénovation. Dans celui d’Archi et BD, le délai est plus grand, mais relève, à mon sens d’une volonté de faire venir dans ce musée qui se cherche une identité un public plus large de celui auquel il est normalement destiné.
Mon impression globale est que Archi et BD ne fait que confirmer les difficultés qu’il y a à faire une exposition sérieuse sur la bande dessinée et que, si l’on excepte les institutions dédiées (CIBDI d’Angoulême, CBBD de Bruxelles) qui disposent d’important fonds à mettre en valeur, il va encore falloir répéter et répéter l’exercice avant d’aboutir à des expositions qui tiennent la route. Vous l’aurez compris, mon article sera surtout fort critique à l’encontre d’Archi et BD, voire même parfois carrément rageur.

Dessin de Nicolas de Crécy pour l'affiche d'Archi et BD


Je passe vite sur les détails de l’organisation. Il y a deux commissaires à l’exposition : Jean-Marc Thévenet, acteur dynamique dans la presse BD des années 1980 et ancien directeur du FIBD d’Angoulême de 1998 à 2006 et Francis Rambert, journaliste longtemps spécialisé dans l’architecture et faisant à présent partie de la direction de la Cité de l’architecture. Logiquement, un commissaire pour la bande dessinée et un pour l’architecture. Le fait qu’aucun d’eux ne soit ni chercheur ni praticien (auteur ou architecte) dans l’une ou l’autre spécialité conditionne l’orientation de l’exposition qui ne se veut ni une synthèse vulgarisée et mise en scène des connaissances sur un sujet (oui, oui, parfois les expositions servent aussi à ça !), ni une installation scénographique (comme le firent Schuiten et Peeters) mais un parcours donné à voir à un large public plus qu’à celui, plus réduit, des spécialistes et amateurs de l’une ou l’autre discipline. Ce n’est pas une critique, juste une observation pour signaler que d’emblée, l’exposition ne s’adressait pas à moi, ce qui peut assez largement expliquer ma déception. Mais ce n’est pas parce qu’on s’adresse à un large public qu’il faut dire en profiter pour raconter n’importe quoi.
Une dernière remarque : en marge de l’exposition, Jean-Marc Thévenet sort chez Dupuis une biographie en bande dessinée de Le Corbusier, un des architectes les plus importants du XXe siècle. Il coscénarise avec Rémi Baudouï, un spécialiste de la question, pour le dessinateur Frédéric Rébéna ; et l’album est soutenu à la fois par la Cité de l’architecture et la Fondation Le Corbusier à Paris.

Lubies

J’ai plusieurs lubies personnelles en ce qui concerne les défauts des expositions et Archi et BD a la mauvaise idée d’en concentrer plusieurs.
Je suis souvent plus sensibles aux expositions dont le but est d’apprendre quelque chose au public en s’appuyant sur des travaux existant ou en cours. C’est généralement ce type d’exposition que l’on voit dans les grands musées ou dans les bibliothèques. Un autre type d’exposition, dont fait partie, à mon sens, Archi et BD est ce que j’appelle les « expositions-parcours » qui ne se proposent non d’apprendre mais de faire ressentir. Le visiteur est conduit dans une sorte de parcours, ici chronologico-topographique, à travers quatre villes pour trois époques (New York pour le début du siècle, Bruxelles et Paris pour la seconde moitié du siècle, Tokyo pour ces vingt dernières années). Il voit donc des planches de BD jolies ou moins jolies, selon les goûts. Dans ce genre d’exposition, un effort particulier est donné pour que la scénographie mette en valeur le propos et dans Archi et BD, même si je n’ai pas réellement compris pourquoi, les commissaires semblent fiers de l’effort mis en oeuvre dans la conception de l’exposition. Cette lubie-là est plus personnelle : à ce type d’expositions, je m’ennuie, je perds mon temps, je n’apprends rien. Et je ne comprends pas pourquoi, sous pretexte de s’adresser au grand public, on essaye pas d’être didactique et de lui apprendre quelque chose. Mais passons.
Ma seconde lubie est le problème du nombre de pièces ; près de 350 oeuvres, ici, d’après les organisateurs. Plus d’oeuvres que le public ne peut en ingurgiter, du moins pour en retirer quelque chose. Comme je connaîs un peu l’histoire des musées d’art, j’associe ce vieux tic à la vision archaïque d’une exposition ostentatoire vue comme un cabinet de collectionneur. Le but est de montrer et d’éblouir par le nombre. Les musées et bibliothèques ont maintenant tendance à réduire le nombre d’oeuvres présentées pour améliorer les cartels et permettre à chaque oeuvre d’être reliée de façon efficace et claire à la thématique principale. Ainsi, la BnF, Beaubourg et le Louvre, qui ont certes les moyens de le faire, mettent généralement une notice complète d’une dizaine de lignes pour chaque oeuvre présentées dans leurs expositions ; à défaut, d’autres musées utilisent des audioguides. Un tel système permet de ménager deux niveaux de lecture : le visiteur non spécialiste se contente de lire les panneaux principaux et ne regarde de près que les oeuvres qui l’intéressent tandis que le visiteur spécialiste s’arrête sur chaque notice pour apprendre plus que ce qu’il sait déjà (jusqu’à épuisement du cerveau, du moins). Mieux vaut mettre peu de pièces mais souligner au mieux leur intérêt réel et apprendre au visiteur à les déchiffrer et à les apprécier. J’ai du mal à croire qu’un visiteur puisse apprécier également 350 pièces.
Dernière lubie, qui concerne cette fois uniquement les expositions de bande dessinée : le problème des planches originales. Thierry Groensteen avait déjà soulevé la question dans Un objet culturel non identifié en 2006 et tenté de réfléchir à son statut (voir p.153-155). Il l’interprétait comme un objet qui ne rend pas compte de la bande dessinée, mais lui admettait un pouvoir de fascination que n’a pas l’album industriel. Le fait que la planche originale soit l’objet couramment admis dans les expositions ayant trait à la bande dessinée ne signifie pas qu’il soit l’objet idéal pour présenter la bande dessinée. J’évacue là de mon raisonnement les établissements ayant, par leurs fonds, les moyens de présenter autre chose du travail de l’artiste (des albums, des archives, des croquis…). Mais lorsqu’un musée d’art s’intéresse à la bande dessinée, il n’a pas de fonds la concernant et va alors puiser principalement à la source des collectionneurs privés et des galeries spécialisées. Or, l’objet « idéal » de ces donateurs est la planche originale, qui a à la fois le plus grand prestige et la plus grande valeur marchande. La planche originale sacralise l’oeuvre des auteurs de bande dessinée en prétendant la placer au même niveau qu’un tableau ou qu’une sculpture. Or, si un tableau est conçu pour être exposé, ou du moins admiré par un connaisseur, ce n’est pas le cas de la planche originale qui acquiert ce statut par le regard du collectionneur. Je m’inquiète toujours un peu de ce que l’exposition de planches originales, outre l’inconfort de lecture ne rend pas suffisamment compte de ce qu’est la bande dessinée : un récit paraissant dans une revue ou sous la forme d’un livre. Certes, c’est pourtant une manière assez pratique de présenter le travail d’un dessinateur. Mais, en tant qu’amateur-lecteur de bande dessinée, je préfererais toujours la vision de la page d’album qui me semble mieux rendre compte du medium. Dans Archi et BD, les organisateurs ont parfois tenté de sortir de la sacralisation de la planche originale, notamment en proposant des écrans tactiles permettant de lire des albums entiers. Ou encore, beaucoup plus simplement, par la mise à disposition, à la fin du parcours, des albums dont il a été question (procédé que je trouve très bien, faisant de l’expo une expo-bibliothèque, mais qui est peut-être assez onéreux). Ce sont de bonnes idées, mais cela reste timide et la tyrannie de la planche originale demeure. Beaucoup plus intéressants que les planches originales, travail fini, net et sans bavure, m’auraient paru les documents préparatoires (synopsis, crayonnés, etc.) qui permettent d’avoir une connaissance génétique de l’oeuvre. Ce type de documents précieux commence à être exposé, notamment à l’exposition du Louvre en 2008 ou encore à l’exposition sur Astérix au musée de Cluny l’année dernière.

Non-sens et hors sujet
Le thème exact de l’exposition m’est apparu avec quelques difficultés mais la lecture du livret de BeauxArts éditions m’a permis de comprendre, au fil d’une inetrview du duo de commissaires, que l’exposition traitait de « l’imaginaire de la ville », en ce concentrant sur la bande dessinée comme reflet de cet imaginaire. Donc pas du tout des rapports entre l’architecture et la bande dessinée comme le laissait présager le titre (ah oui, c’était le sous-titre qu’il fallait lire : « la ville dessinée »). Le mot-clé est « dialogue », il s’agit de « faire dialoguer » (?) l’architecture (ou plutôt l’architecture en tant qu’urbanisme, donc) et la bande dessinée du XXe siècle.
Pour ce faire, les panneaux nous proposent des remarques-chocs, comme des vérités enfouies lancées à la face du monde (je cite de mémoire, en espérant ne pas me fourvoyer) : le dessinateur de BD utilise comme l’architecte une planche à dessin ; la bande dessinée et l’architecture sont des reflets de la société (Ha ha ! Elle est bonne celle-là !) ; les cases de bande dessinée ressemblent parfois à une façade d’immeuble (ah oui, tiens… et alors ?). Et pour le dernier cas, d’utiliser ces fameuses planches où le dessinateur offre au lecteur une vue en coupe d’un immeuble, chaque case étant une fenêtre (il y en a plusieurs exemples dans la BD, c’est un procédé courant dans le dessin depuis le XIXe siècle). L’une des règles de base de la logique est pourtant qu’un cas particulier ne peut pas servir à bâtir un raisonnement.
En réalité, les concepteurs de l’exposition semblent avoir quelques problèmes avec la logique et avec les liens de cause à effet. Un exemple m’a interloqué. On nous montre une élévation de l’architecte Jean Balladur pour un immeuble à La Grande Motte où le dessinateur a dessiné en quelques traits des individus pour montrer l’échelle et animer son dessin. Le texte nous explique avec le plus grand séieux que Balladur s’inspire ici de la bande dessinée… Ah ? Il le dit lui-même ? Dans ce cas, soit… Mais il me semble que dessiner des individus pour montrer l’échelle d’une élévation est un procédé courant depuis que l’on fait des plans et dessins d’architecture, et cela bien avant que la bande dessinée existe. Mettre des individus sur un plan ne relève pas d’une référence à la bande dessinée mais plutôt d’un réflexe classique d’architecte… Dommage de sortir une bêtise sur le travail des architectes dans une exposition qui se passe à l’intérieur de la Cité de l’architecture…
Enfin se pose le problème du « hors-sujet » de certaines pièces exposées qui n’ont que peu de liens avec le thème principal. Par exemple, quelle utilité de présenter le documentaire sur Baru, « Génération Baru », certes très intéressant mais complètement hors sujet ? Il y a bien une planche de Baru de La piscine de Micheville pour montrer que Baru est, en effet, un grand observateur de la banlieue et des villes industrielles. La planche choisie est loin d’être la plus représentative, malheureusement : on y voit l’intérieur d’une piscine municipale. Je préfère celle-ci, de L’autoroute du soleil (un article à venir !) où l’on voit une friche industrielle exploser. Plus grandiose, son effet dans une exposition aurait pu être fort.

Baru, p.9 de L'autoroute du soleil, 1995

Mais le plus curieux des hors-sujets est cette planche de Gaston où pas un seul élément d’architecture n’est représenté (ah si, une petite maison dans le coin droit de la dernière case). Prunelle et Gaston sont coincés dans un embouteillage donc, forcément… La légende nous dit que (je cite de tête) « Franquin a été marqué par l’expo 58. S’il fait beaucoup voyager Spirou et Fantasio, Gaston, lui, reste surtout entre Charleroi et Bruxelles. » Pourquoi ne pas nous mettre la planche, tellement plus parlante pour le thème, où Gaston orne chacune des boules de l’atomium de son effigie ? Un exemple parfait pour montrer l’influence de l’expo sur Franquin. Ce n’est pas le hasard des collections privées qui devrait guider le choix des planches, mais la cohérence du propos.

André Franquin - Gaston Lagaffe et l'atomium

Je suis médisant : au détour d’un panneau, certaines réflexions esquissées s’avèrent tout à fait pertinentes, et j’ai regretté parfois qu’elles ne soient pas davantage développées. Ainsi du rapport à la ville considérée comme une femme à protéger dans les comics de superhéros, ou encore de l’influence, connue mais à qui mériterait d’être approfondie un jour, de l’exposition internationale 1958 qui eut lieu à Bruxelles sur les dessinateurs belges de l’époque, tout particulièrement ceux du journal Spirou, Franquin le premier. Ou enfin le rôle du genre graphique du « carnets de voyage », lancé par Loustal, dans la représentation de la ville sur le vif. Il est aussi intéressant d’apprendre que certains auteurs se sont intéressés à l’architecture, voire ont fréquentés des architectes : ainsi de Jean-Marc Reiser et l’architecte libertaire et écologiste Guy Rottier, ou encore de Frédéric Bezian qui a sollicité son frère Olivier, architecte, pour son album Garde-fous (Delcourt, 2007). Et puis le catalogue a l’air de compléter l’exposition de façon davantage intelligente ; il prend le temps de développer certains aspects. Belle découverte, aussi, de la réalisation de Golo, dessinateur français vivant en Egypte, d’une fresque comme espace narratif pour représenter l’agitation d’une rue du Caire, selon un procédé, nous dit-on, traditionnel en Egypte.
Ces quelques bonnes surprises ne sont toutefois pas parvenues à rattraper les faiblesses de contenu et de muséographie.

Suggestions

Pour ne pas être seulement destructif mais aussi constructif, je me dis tiens, essayons de proposer des pistes pour améliorer cette exposition et les expos sur la BD en général.
D’abord commencer à faire des expositions sur la BD et non utilisant la BD comme illustration d’un autre sujet (architecture et bd, choucroute et bd, lamas et bd). Je m’explique : l’exposition Lamas et BD qui se tiendra bientôt au musée national du Lama à Lima ne doit pas tomber dans l’écueil d’Archi et BD et proposer un simple catalogue d’exemples des lamas dans la bande dessinée (le lama et la bande dessinée sont des reflets de leur époque, d’ailleurs). Elle doit plutôt essayer de réfléchir aux liens réels entre le lama et la BD et élaborer, autour de ça, une vraie problématique avec un fil conducteur.
Tiens, par exemple, il y avait des choses passionnantes à dire sur la ville dans la série des Cités obscures de Schuiten et Peeters. François Schuiten est un passionné d’architecture et son oeuvre est une manuel sur l’histoire de la discipline. Il aurait été intéressant de comparer des planches des Cités obscures avec des exemples d’architecture réelle, et montrer concrétement l’influence de l’architecture Art Nouveau si présente en Belgique, sur la série. Pourquoi ne pas réfléchir sur le rôle de la documentation dans le métier de dessinateur et sur les différents moyens de s’informer sur une ville, passée ou présente ? Avec à l’appui des documents de travail de dessinateurs, par exemple (la partie sur les carnets amorçait cette réflexion reprise dans le catalogue, il me semble). Sur l’architecture comme ferment de l’imaginaire, il y avait des gravures à présenter : le nom d’Etienne-Louis Boullée est cité, mais malheureusement pas illustré. Du coup, je vous mets une de ses gravures : il s’agit d’un architecte du XVIIIe siècle qui a conçu les plans de monuments grandioses jamais réalisés (ici un cénotaphe pour Newton).

Etienne-Louis Boullée, projet d'un cénotaphe pour Newton, 1784

Même chose pour l’an 2000 imaginée par des auteurs comme McCay et Saint-Ogan dont quelques exemples sont présentés ici : le lien n’est pas fait avec une tradition de la représentation du XXIe siècle qui naît au XIXe, avec Robida dans les années 1880 qui met à la mode le thème de la voiture volante repris de si nombreuses fois par les auteurs de BD (et pour le coup directement repris en connaissance de cause). Il y a là une généalogie qui aurait pu être relevée sur la représentation imaginaire de la ville.

Albert Robida, La ville au XXe siècle, 1890

Ce qui m’inquiète, c’est que la bande dessinée me semble trop souvent utilisée comme pretexte pour faire des expositions non-intelligentes : on leur met des images, ils trouveront ça jolis. Alors qu’il serait tellement plus intelligent d’apprendre au visiteur à déchiffrer ces images, par leur contexte de production, par la mise en valeur de motifs et de formes, par de longs arrêts sur quelques auteurs emblématiques pour le sujet… Un peu comme peut le faire le récent musée de la CIBDI à Angoulême qui, sans être parfait, est une solide introduction au monde de la bande dessinée, à son histoire, à sa fabrication et à sa beauté plastique et narrative. Lorsqu’un musée qui n’est pas spécialisé dans le domaine s’intéresse à la bande dessinée, il n’essaie pas de bâtir un discours logique et construit sur son sujet. Est-ce que la Cité de l’architecture et du patrimoine aurait fait une exposition sur, mettons, l’architecture néoclassique française, avec la même désinvolture ?
Après, il y a l’avers de la médaille : que la Cité de l’architecture et du patrimoine (ou le Louvre, ou Beaubourg, etc.) s’intéresse à la BD montre la « reconnaissance » que le médium a auprès des milieux culturels. Mettre sur le même plan l’architecture et la BD est une façon de reconnaître la « légitimité culturelle » de la BD. Certes, mais doit-on laisser une institution non-spécialisée se servir de la BD pour attirer du monde (parce que c’est « à la mode ») tout en réalisant une exposition qui, en tant qu’exposition, est plutôt ratée ? Il y a là une forte ambiguité, un dilemme à résoudre. Dans certains cas, le partenariat est un succès : c’est ce qu’était celui entre Futuropolis et le Louvre qui a donné lieu à cinq beaux albums et à une exposition qui nous montrait le travail des auteurs en train de se faire. Dans d’autres c’est un échec qui n’est pas à l’honneur de la BD, réduite au statut de « reflet de son époque »… C’est, à mes yeux, le cas d’Archi et BD.

Quelques adresses à visiter :
Le site-blog de l’exposition : http://www.archietbd.citechaillot.fr/
Le tout nouveau site de Jean-Marc Thévenet : http://jeanmarcthevenet.com/

Published in: on 3 juillet 2010 at 20:31  Comments (5)