Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs

Une étape supplémentaire a été franchie cette semaine dans l’évolution de la BD numérique et dans ses rapports avec le reste du monde de la bande dessinée. Un syndicat d’auteurs, le Groupement des auteurs de bande dessinée lié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs, a lancé le 20 mars dernier sous la forme d’un « Appel du numérique » une pétition en ligne pour soulever la question de la place de l’auteur dans la révolution numérique qui s’opère et la nécessité pour les éditeurs de l’associer aux démarches de mise en ligne. L’approche du salon du livre, qui se tient jusqu’à mercredi soir, était le bon moment choisi pour lancer un débat qui devra en effet être résolu. Journalistes et sites web ont relayé l’information. Voici ma propre tentative d’analyse, maintenant que quelques jours se sont passés, pour tenter d’éclairer mes lecteurs qui n’auraient pas forcément toutes les clés en main.

L’Appel du numérique, quoi qu’est-ce ?
D’abord, un petit aperçu sur l’acteur principal, le GABD. L’association à l’origine de l’Appel du numérique du 20 mars dernier est le Groupement des auteurs de bande dessinée. Sa fondation en 2007 s’est appuyé sur une structure préexistante et solide, le Syndicat National des Auteurs Compositeurs, qui regroupe depuis 1946 toute association d’auteurs (littérature, danse, musique…) et a accepté en 2007 d’accueillir en son sein un groupement Bande Dessinée, à l’initiative d’une douzaine de membres fondateurs. L’objectif de ce groupement n’est pas forcément de rassembler tous les auteurs de BD, mais de leur offrir une plate-forme syndicale pour faciliter le dialogue avec les éditeurs, régler les éventuels conflits et recevoir les conseils de juristes. A terme l’objectif est d’aller vers un statut unifié des différentes professions qui parcourent la bande dessinée. Selon Cyril Pedrosa, le GABD vient prendre le relai de l’Association des Auteurs de Bande Dessinée qui n’avait jusque là pas franchi le pas du statut et de l’action syndicale. L’une des premières affaires qui avait fait connaître l’action du GABD a été en 2007 le soutien qu’il a apporté à l’auteur (et accessoirement blogueur) Obion face à son éditeur Casterman pour demander le retrait et la réédition de l’album Vilbrequin dont les premiers tirages avaient connu une malfaçon (une inversion de la pagination ; Casterman a en effet été condamné pour malfaçon par le tribunal de Rennes).

En trois ans, la structure est progressivement parvenue à se faire une place pour lancer l’Appel du numérique. Le succès de l’Appel auprès de la communauté des éditeurs ne pourra que confirmer sa légitimité et le choix de mener auprès des éditeurs une action collective et encadrée par un syndicat.
De quoi s’agit-il ? Le GABD justifie l’Appel du numérique par les évolutions toutes récentes de la BD numérique, et particulièrement le lancement la semaine dernière de la plateforme de diffusion en ligne Izneo. Izneo se veut un regroupement de douze éditeurs (la plupart liés au vaste groupe d’édition et de production audiovisuelle Media-Participations ; on y retrouve de « gros » éditeurs, dont Casterman, Dargaud et Dupuis) qui donnent l’accès aux internautes à une partie de leur catalogue, pour l’instant par une location à l’unité, mais à terme, comme l’espère Julien Falgas (http://blog.abdel-inn.com/), par un abonnement. L’objectif des éditeurs est principalement de contourner l’intermédiaire des diffuseurs en ligne et des plates-formes de téléchargement qui existent pour le moment. Mais ce que dénonce le GABD est que le lancement d’Izneo s’est fait sans concertation avec les auteurs. Il appelle donc à davantage de transparence de la part des éditeurs sur les projets de diffusion en ligne de bande dessinée, voire à une concertation entre auteurs et éditeurs pour établir des règles en matière d’utilisation des oeuvres et de cession des droits.
L’argumentation du GABD comporte deux axes. Il pose évidemment la question de la rémunération : il faut réfléchir au problème des droits d’auteur et à ce que touche l’auteur sur la diffusion en ligne de son oeuvre. Cette question est à rattacher aux multiples problèmes que pose la diffusion en ligne de biens culturels : l’industrie musicale et audiovisuelle a été particulièrement touchée et médiatisée ces dernières années autour du vote de la loi Hadopi et du problème des droits d’auteur face à la gratuité d’accès aux oeuvres. Dans le cadre de la bande dessinée, la question se pose autrement dans la mesure où le téléchargement illégal d’albums de BD est bien moindre. C’est donc principalement autour des rapports entre diffuseurs-éditeurs-auteurs que se concentrent les problèmes.
Le second aspect m’intéresse encore davantage : c’est celui des modifications esthétiques induites par la lecture en ligne. L’Appel affirme que « si le livre de bande dessinée numérique est une adaptation du livre (parce qu’on modifie l’organisation des cases, le format, le sens de lecture, qu’on y associe de la publicité) l’auteur devrait avoir un bon à tirer à donner, au cas par cas. ». Pour le GABD, l’auteur doit être associé à l’adaptation de son oeuvre en ligne. Malgré ce qui est affirmé sur Izneo (« Art à la fois graphique et littéraire, la bande dessinée est un genre fédérateur particulièrement adapté à la lecture sur écrans. »), une planche de bande dessinée est réalisée par son auteur pour être lue dans un support-livre où la page dans son ensemble à un rôle à jouer. La diffusion sur écrans implique une lecture toute différente, généralement case par case, qui n’est pas prévue à la base par l’auteur. L’oeuvre s’en trouve en partie « dénaturée »(le terme est sans doute excessif, je le concède : certains types de planches, comme le strip, se prêtent tout à fait à une lecture sur écran.). Cette réflexion inspire d’ailleurs Joann Sfar qui, interrogé par les Inrockuptibles lors du Salon du livre, présente son envie de « créer différemment » en tenant compte des nouveaux modes de lecture induits par la diffusion sur écran : « Une chose m’a sauté aux yeux quand j’ai vu Le Petit Prince sur PS3, c’est le format de l’écran – qui est, en fait, celui d’un écran de ciné. Bonne nouvelle : cet aspect du numérique a déclenché en moi l’envie de créer différemment. Pour le mécanisme de lecture propre à la bande dessinée, l’idée d’avoir une seule case qui s’affiche en même temps est intéressante. J’ai proposé à Gallimard pour ma prochaine BD, qui portera sur le peintre Chagall, qu’on la mette en ligne case par case. ». Pourquoi ne pas imaginer un auteur qui réfléchit au manière d’adapter son album, voire le modifie pour la mise en ligne ?

Le principal grief qui ressort de l’Appel du numérique est l’absence de concertation dans une marché qui n’est pas encore construit ; ils ne se positionnent bien entendu pas pour ou contre le numérique, position qui n’aurait aucun sens au vu de l’évolution actuelle des usages de lecture, mais pour un dialogue entre éditeurs et auteurs pour trouver un modèle économique et juridique : « Mais nous déplorons que les initiatives éditoriales partent dans tous les sens, nous imposent leur cadre, au lieu d’un débat organisé au sein de la profession pour dégager des usages et chercher un consensus entre tous les partenaires, auteurs inclus. Dans les faits, chaque éditeur essaie dans son coin de faire avaler la pilule à “ses” auteurs… ». Le GABD veut en outre que « la cession des droits numériques fasse l’objet d’un contrat distinct du contrat d’édition principal, limité dans le temps, ou adaptable et renégociable au fur et à mesure de l’évolution des modes de diffusion numérique. ».
Cette dernière revendication pose la question du statut de l’album numérique, non pas celui qui est crée directement pour la diffusion en ligne, mais celui qui, d’abord papier, se retrouve ensuite mis en ligne par l’éditeur. « Prenons une question simple, en apparence.
« Diffuser une bande dessinée sur un téléphone portable, ou sur un écran d’ordinateur, est-ce que c’est diffuser l’œuvre originale… son adaptation… une œuvre dérivée ? ».
Rien que sur cette question, aucun des acteurs du livre ne donne la même réponse, car elle cache des enjeux importants sur le plan du droit moral comme sur le plan financier. ». Ainsi commence, à juste titre, l’Appel : le principal problème actuel est l’absence de statut de l’oeuvre numérique.

Un Appel médiatisé et plein de promesses
Qu’en est-il de l’appel dix jours après son lancement ? La pétition qui circule sur Internet rassemble plus de 940 signatures. Une partie de la presse a relayé l’action du GABD, en partie comme pendant du lancement d’Izneo lors du Salon du livre (un article sur le site des Inrockuptibles, un autre sur le Nouvelobs.com, et sur actuabd, bien évidemment). L’Appel du numérique a benéficié de la présence, parmi les signataires, d’auteurs plus médiatiques qui permettent au média de citer des noms qu’ils connaissent : Lewis Trondheim, Florence Cestac, Charles Berberian, Regis Loisel, Manu Larcenet, Maëster, Christophe Arleston, Joann Sfar… Mais n’oublions pas qu’il rassemble au-delà de ces auteurs connus qui apportent surtout leur soutien mais qui ne sont pas à l’initiative de la pétition qui a été lancé par Olivier Jouvray, l’auteur de la série Lincoln. L’objectif est aussi de faire prendre conscience de la cohérence de toute une profession face aux bouleversements qui l’atteignent. L’appui des grands noms permet surtout le relai par la presse, mais c’est le nombre de signataires parmi les auteurs qui définira si l’Appel soutient une position marginale chez les auteurs, ou correspond au contraire à des revendications partagées et peut donc avoir un poids conséquent auprès des éditeurs.
L’Appel espère lancer une discussion arbitrée par l’Etat et réunissant auteurs et éditeurs. Une nouvelle affaire à suivre, donc…

Vous aurez compris que l’initiative du GABD ne peut que me réjouir, et cela pour plusieurs raisons.
Il est d’abord le début d’un investissement en profondeur des auteurs sur la question de la BD en ligne, auteurs qui jusque là n’avaient pas adoptés une position claire et intervenaient de façon dispersée. Certains se sont largement intéressés au possibilité de diffusion et de dialogue qu’offre l’outil numérique, ce qui a été un premier pas ; ils sont nombreux dans ce cas-là à avoir un site, ou un blog de création en ligne. D’autres encore, comme Lewis Trondheim, ont déjà commencé à créer directement pour une diffusion en ligne et à expérimenter les nouvelles possibilités offertes par les évolutions techniques. Ils étaient jusque là rares : on peut espèrer que l’Appel du numérique déclenchent chez les auteurs une envie nouvelle de s’intéresser à la création en ligne et aux problèmes techniques et esthétiques qu’elle engendre (même si j’admets que les problèmes financiers sont tout aussi importants!).
Il est tout aussi essentiel que cette réflexion soit menée depuis une plate-forme commune, le GABD, crée tout récemment mais qui tend vers la représentativité de la profession. Cela laisse espérer la mise en place d’une dynamique syndicale au sein de la profession. Le GABD propose sur son site aux auteurs des conseils pour comprendre les problèmes tout neufs engendrés par la BD en ligne.
Petite précision qui me paraît nécessaire : les journalistes ont souvent tendance à réduire le débat à « Le livre va-t-il disparaître face au numérique ? ». La question est stupide et inutile dans la mesure où il s’agit de deux usages complètement différents qui peuvent très bien cohabiter. L’avenir de la BD n’est pas uniquement dans la lecture sur écran, qui est surtout une piste nouvelle à explorer pour étendre encore le champ et l’originalité de la création. La question que pose l’Appel est comment faciliter cette cohabitation et permettre à la création de se déployer aussi bien sur papier que sur internet. J’espère, peut-être naïvement, que la réaction des auteurs ne sera pas celle d’un conservatisme protecteur qui se traduirait par un refus de l’édition numérique.

Mais l’Appel permet aussi de lancer des interrogations sur la diffusion en ligne (il pose plus de questions qu’il n’affirme de revendications) et peut-être, à terme, d’aboutir à une clarification des règles de la diffusion en ligne. La bande dessinée s’invite de cette manière dans un plus vaste débat sur l’avenir de la création face à l’arrivée d’Internet, qui s’est largement ouvert en ce qui concerne la création musicale et audiovisuelle mais restait encore timide pour ce qui est du livre. Débat vaste, et encore long, sans doute.

Quelques articles pour approfondir :
L’Appel du numérique : http://jesigne.fr/appeldunumerique
Le site du GABD-SNAC : http://www.syndicatbd.org
Le site tout neuf d’Izneo : http://www.izneo.com/
Un article de Thierry Lemaire d’actuabd sur la question
Un autre article des Inrockuptibles où Joann Sfar donne son avis

Published in: on 30 mars 2010 at 21:23  Laissez un commentaire  

Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2009-2010, Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984

Il n’est pas rare qu’un auteur de bandes dessinées s’engage sur des questions politiques et sociales et s’exprime sur son époque. Une solide tradition de dessins satiriques et de caricatures, qui court du XIXe au XXe siècles a fait du dessin une arme politique. Mais ce n’est pas cette veine humoristique et satirique qui m’intéresse aujourd’hui, mais plutôt une autre voie : celle de la fiction pour parler de l’époque et de la société. Pour une raison étrange mais qui trouverait sans doute, à bien y regarder, une explication, les années 1980 me semblent avoir été propices à un genre de BD que l’on pourrait appeler (si tant est que l’idée de « genre » ait un sens) la fiction sociale. Des auteurs ont imaginé des héros, parfois leur alter ego, pour donner leur vision de la société française. La fiction sert alors autant de révélateur que de moyen d’évasion. Que l’on pense à Claire Brétécher et son Agripinne, à Martin Veyron et son Bernard Lermite, à l’oeuvre du cynique Gérard Lauzier… Mais ces exemples touchent encore de près à l’humour. Que l’on pense à Baru, le Grand Prix 2010, et à sa peinture du monde ouvrier, que je redécouvre dans une suite d’articles, le Baruthon. Les deux auteurs dont je vais vous parler se sont émancipés de l’ambition de faire rire pour plutôt chercher à faire réfléchir. Ils le font en racontant deux histoires de femmes, chacun à leur manière…

Le plaisir du vide


D’abord, revenons à nos années 2000. Le premier tome du dyptique Lulu femme nue paraît en 2008 et reçoit l’année suivante toute une série de prix dont, en France, un « essentiel » à Angoulême (prix récompensant cinq oeuvres de l’année jugées essentielles) et le prix Ouest-France, un des trois prix décernés lors du festival Quai des bulles de Saint-Malo. C’est dire si, déjà, cette série partait avec un avantage auprès du public lorsque, en ce mois de mars 2010, paraît le second tome qui vient conclure l’errance de Lulu, l’heroïne d’Etienne Davodeau.
Dois-je rappeler que Davodeau a déjà derrière lui une carrière bien remplie par une vingtaine d’albums, dont quelques uns destinés à la jeunesse. Tantôt dessinateur, tantôt scénariste, le plus souvent auteur complet, on le trouve édité le plus souvent chez les grands éditeurs du moment (Dargaud, Delcourt, Dupuis), mais parfois aussi dans de plus humbles maisons comme les éditions Charrette ou Les Rêveurs, cette dernière co-fondée par Manu Larcenet. Quant à Lulu femme nue, il s’agit de son second album chez Futuropolis après l’important Un homme est mort co-scénarisé par Kris, album documentaire sur le drame survenu lors d’une grève, à Brest, en 1950.
Voilà le contexte éditorial de l’oeuvre tracé en quelques traits ; voyons maintenant plus en détail de quoi il retourne… Davodeau a tenu à permettre à ses lecteurs de suivre la réalisation de Lulu femme nue sur son blog http://lulufemmenue.blogspot.com/. Les plus acharnés des fans auront donc pu suivre pendant deux ans les humeurs de l’auteur qui, dans chacun de ses billets, décrit son dernier album comme l’un de ses enfants. Il est rare de pouvoir connaître la démarche et les évolutions d’un auteur en train de dessiner et pour cela, ce blog est une chose rare et utile à celui qui souhaite en savoir plus sur l’album. Davodeau y parle du plaisir du papier qui gondole et de l’encre qui bave, des difficultés à trouver les dernières pages et du libre-arbitre des personnages.

Avec tout ça, je ne vous ai toujours pas dit de quoi parle Lulu femme nue… L’histoire est celle d’une femme de quarante ans qui, du jour au lendemain, décide de plaquer sa vie et sa famille après un entretien d’embauche peu encourageant. Elle veut se donner une vacance, un moment vide, improvisé, loin de tout, dans un endroit et avec des gens qu’elle ne connaît pas. Etienne Davodeau nous raconte son errance et ses rencontres successives qui la font réfléchir sur sa propre vie et, au passage, nous font réfléchir sur la nôtre. D’un point de vue strictement stylistique, la principale qualité de Lulu femme nue réside dans la narration qui est menée non pas du point de vue de l’héroïne, mais de celui de ses amis et de sa famille qui tente de comprendre ce qui s’est passé et de raconter, à partir des quelques éléments qu’ils ont pu reconstituer, l’épopée étrange de Lulu. Une voix narrative accompagne ainsi les images, essayent de les relier à des pensées ou, parfois, les laisse parler d’elle-même. La récit-portrait n’est donc pas linéaire et Davodeau montre là une bonne maîtrise de la narration graphique.
Je n’en dirais pas plus sur la forme, qui poursuit celle des autres récits de Davodeau où des héros de tous les jours doivent composer avec des intrigues aux multiples rebondissements. Seule cette originalité dans la narration me semble nouvelle chez lui, même si déjà dans Les mauvaises gens, il avait déjà employé cette figure du témoin-conteur. Si j’ai parlé d’épopée « étrange » c’est dans ce sens où l’aventure de Lulu est « étrangère » à notre quotidien et à notre routine. Davodeau raconte une rupture qui intervient dans la vie déjà remplie d’une femme et pose justement au lecteur une question qui me paraît essentielle : est-ce si étrange non seulement de vouloir un jour tout abandonner et de ne rien faire pendant quelques jours, mais surtout de franchir vraiment la ligne vers l’oisiveté et l’improvisation ? Les amis de Lulu se pose cette question pendant tout le récit : est-ce si étrange d’être fatigué au point de dévier du chemin qui l’on s’est tracé jusque là ? La question semble d’autant plus pertinente à une époque où les impératifs de rentabilité et d’efficacité sont portés à leur plus haut niveau et où l’oisiveté est plus que jamais honnie comme ennemie du travail qui permet de tenir son rôle dans la société. Les longues plages reposantes, le ciel qui se mêle à la mer et au sable donne presque envie de se donner, comme Lulu, un long moment pour ne rien faire. Peut-on seulement se donner ces moments de liberté que la fiction, elle permet ? C’est tout cela qu’interroge Davodeau, et ce sont ces questions qui me viennent à l’esprit en lisant Lulu femme nue.

Une violence pour une autre

Changement de registre, changement d’époque, pour une autre histoire de femme cette fois racontée par une femme. Nous nous transportons cette fois dans ces années 1980 que j’évoquais plus haut et cette tendance de bandes dessinées à fort ancrage social. En 1983, la dessinatrice Chantal Montellier, dessinatrice de presse politique dans les années 1970 avant de s’intéresser à la bande dessinée, commence une nouvelle histoire dans Métal Hurlant dont elle est alors une habituée. Cette histoire s’appelle Odile et les crocodiles et porte la marque de son époque et de la revue qui la publie : une ambiance de désolation urbaine, l’incontournable présence de la sexualité et des images presque psychédéliques et dérangeantes, à base de reptiles, de statues antiques et d’images christiques. Odiles et les crocodiles paraît en album en 1984 aux Humanoïdes Associés, la maison d’édition de la revue. Je vous invite à vous procurer la réédition qui en a été faite par Actes Sud-l’an 2 en 2008 et qui accompagne à un retour dans le champ de la bande dessinée de Montellier depuis 2005, après une petite dizaine d’années d’absence.
L’histoire est cette fois celle d’Odile, jeune actrice qui, après s’être faite violée par un groupe de fils de bonne famille finalement acquittés, rentre dans une étrange spirale de violence, assassinant tous les hommes qui, poussés par leur instinct, veulent faire l’amour avec elle. Ce sont eux, ces crocodiles qui hantent Odile qui, par des actes en apparence immoraux, tente de se faire justice elle-même et de lutter contre la violence des pulsions masculines. Elle devient ainsi une sorte de justicière secrète de son sexe repondant à la violence par la violence.
Comme dans le cas de Lulu femme nue, la narration est agréable : car c’est cette fois Odile elle-même qui raconte son passé, justifiant chacun de ses actes auprès du lecteur. Le style urbain et excessif, marqué par la contre-culture des années 1980 (blousons de cuir, parkings souterrains, et jungle urbaine), n’est pas non plus pour me déplaire. Et puis au passage, Montellier nous livre une intéressante réflexion sur les rapports entre la fiction et la réalité, lorsque Odile se prend à écrire son histoire et à croire que tous ces meurtres ne sont que pure invention.

Et comme Davodeau, Montellier fait réfléchir sur la société. L’écart n’est pas si grand avec les années 1980 et ses questions restent d’actualité. Lors de son procès, Odile passe du statut de victime à celui de « sale provocatrice ». La violence qu’elle se prend alors à infliger, impassiblement, aux hommes, nous interpellent : après tout, n’a-t-elle pas raison de se défendre face à ses crocociles que la justice n’a pas voulu condamner ? Qu’est-ce qui est le plus horrible, des pulsions sexuelles des hommes qu’elle croise où de ses propres pulsions meurtrières ? Le lecteur est forcément conduit à juger Odile et à s’interroger sur son propre jugement. Odile, comme Lulu, est une femme en rupture avec la société qui traverse une période mouvementée de sa vie, qui traverse ce qu’on appellerait maintenant une crise, mais dont on peut se demander si elle n’est pas légitime.

La bande dessinée comme discours politique


L’évocation à grands traits du scénario d’Odile et les crocodiles pourraient vous faire croire à une oeuvre militante et manichéenne. Militante, oui, mais infiniment plus subtile que mon résumé pourrait le laisser croire. C’est pour cela que j’ai voulu rapprocher, dans leur démarche face au militantisme, deux auteurs dont je ne sais si la première a eu quelques influences sur le second. Chantal Montellier et Etienne Davodeau font partie des auteurs de bande dessinée militants. Mais militants dans le bon sens du terme : sans chercher à nous imposer leur vision des choses, ils questionnent et enrichissent notre vision de la société. Et il me semble alors que, dans leur cas, la bande dessinée est un moyen d’expression politique très bien manié.
Si je parle d’auteurs militants, c’est que, même si les deux oeuvres que je vous présente sont des fictions, Montellier et Davodeau ont aussi un parcours plus impliqué politiquement. Chantal Montellier a dessiné pour la presse syndicaliste et a toujours affirmé ses convictions et son militantisme, tout particulièrement en faveur du féminisme. Elle et Etienne Davodeau se sont d’ailleurs adonnés à la bande dessinée documentaire avec deux albums que je ne peux m’empêcher de rapprocher tant par la proximité de leur publication que par la proximité de leur thème. Tandis qu’elle fait paraître Les damnés de Nanterre en 2005 chez Denoël Graphic, il publie chez Futuropolis Un homme est mort en 2006. Tandis qu’elle raconte la fusillade entre de jeunes anarchistes et des policiers en 1994 à Paris, il raconte la mort d’un ouvrier par la police lors d’une grève en 1950 à Brest. Deux récits en forme de témoignages pour deux évènements réels ayant de forts enjeux politiques.
Les carrières des deux dessinateurs sont fortement marqués par le militantisme : Les mauvaises gens de Davodeau paru en 2005 parle du syndicalisme dans les Mauges dans les années 1950 ; Tchernobyl mon amour de Chantal Montellier paru en 2003 enquête, vous l’aurez deviné, sur la catastrophe du même nom. Ce sont des BD reportages qui se présentent comme des points de vue sur d’importants évènements politiques. Et on pourrait encore citer, dans la même veine Rural de Dovodeau (2002).

Mais si j’ai choisi Lulu femme nue et Odile et les crocodiles, c’est justement parce que la fiction y prend le relais du discours purement politique. L’oeuvre de Montellier est incontestablement féministe, voire même, par l’action de son personnage, violemment féministe, mais aussi subtile et intelligente : le féminisme même est interrogé dans ses dérives et ses sous-entendus. Il n’y a pas, dans ces deux oeuvres, de Bien et de Mal et lorsque le mari de Lulu s’exclame « Je suis le méchant de l’histoire, hein ? » parce qu’il vient de frapper Lulu, le lecteur est forcé de comprendre son point de vue, tout comme celui de la fille aînée de Lulu, qui doit remplacer sa mère à la maison. De même, Odile navigue dans une frontière floue entre innocence et culpabilité sans que la narration ne prenne jamais partie. Chaque lecteur sera donc sensible à des aspects différents dans les oeuvres, selon ses propres convictions et selon sa propre vision du monde. Certains jugeront peut-être le féminisme de Montellier daté, et l’idéalisme de Davodeau peu en phase avec la société actuelle. C’est là aussi que la fiction prend le relais en proposant, en plus, des histoires agréablement racontées, des portraits touchants et des images marquantes : l’obsession verte et reptilienne de Montellier, les grandes plages de ciel bleu de Davodeau.
Que la bande dessinée en soit arrivée jusqu’à investir la fiction politique, et avec des albums aussi subtils et aussi intéressants, est d’après moi la preuve ultime de sa capacité à dire le monde et à faire réfléchir. Le temps est loin où l’on racontait des histoires en images dans le seul but de faire rire son public. Sans doute est-il nécessaire que l’on prenne acte de la maturité à laquelle la bande dessinée est parvenue.

Pour en savoir plus :
Le site internet d’Etienne Davodeau : http://www.etiennedavodeau.com/
Le blog de Lulu femme nue : http://lulufemmenue.blogspot.com/
Le site internet de Chantal Montellier : http://www.montellier.org/
Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984 ; rééditée chez Actes Sud – l’an 2 en 2008
Chantal Montellier, Les damnés de Nanterre, Denoël Graphic, 2005
Etienne Davodeau, Un homme est mort, Futuropolis, 2006
Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2008-2010 (2 tomes)

Published in: on 26 mars 2010 at 20:18  Laissez un commentaire  

La numérisation du patrimoine de la bande dessinée

Comme certains d’entre vous le savent sans doute, le musée de la bande dessinée d’Angoulême a rouvert ses portes à la fin de l’année 2009, avec une muséographie nouvelle et dans un bâtiment entièrement renové. Promis, je trouverais un jour le temps de vous en toucher un mot.
Mais la réouverture du musée est, me semble-t-il, la partie immergée de l’iceberg de la bande dessinée dans la ville d’Angoulême. Rappelons-le : ce musée est inscrit au sein de la Cité de la Bande Dessinée et de l’Image, CIBDI, qui contient également une bibliothèque, une salle de cinéma, une maison d’auteurs en résidence, une librairie, et une direction technique et audiovisuelle chargée de la coordination du tout, le Centre de Soutien Technique Multimédia. Le musée fait office, entre autres choses, de vitrine touristique et scientifique d’un système beaucoup plus vaste de plusieurs institutions chargées de promouvoir la bande dessinée sous plusieurs de ses aspects : créations contemporaines, commerce, lecture publique et patrimoine. Je vous laisse deviner que c’est ce dernier aspect qui m’intéresse aujourd’hui.

Le programme de numérisation du patrimoine de la bande dessinée

Qui sait, par exemple, que, depuis 2007, la CIBDI a entrepris une numérisation de ses collections patrimoniales ? Certains albums, revues et dessins détenus par la cité ont fait l’objet d’une numérisation, en partie par la société Arkhenum (http://www.arkhenum.fr/numerisation.html), tant pour éviter une consultation trop fréquente de documents en mauvais état que pour mettre à disposition de tous une partie de leur fonds ancien.
La première raison a ainsi commandé à la numérisation en 2007 du « fonds Saint-Ogan », composé d’un ensemble de cahiers manuscrits réunissant la production du dessinateur Alain Saint-Ogan, illustre créateur de la série Zig et Puce qui eut son heure de gloire dans les années 1930. La mise en ligne de ses cahiers ainsi que de quelques albums du dessinateur permettent aux chercheurs d’avoir à leur disposition des documents essentiels pour connaître et travailler sur Saint-Ogan (moi le premier, puisque je mène actuellement un travail sur l’oeuvre de ce dessinateur). Les cahiers de Saint-Ogan ont été donnés à la CIBDI dans les années 1990 par l’Ecole des Arts Décoratifs qui les détenait alors, Saint-Ogan ayant été élève de cette institution. Lourds, en mauvais état et difficilement manipulable, la numérisation leur a donné une seconde vie.
La numérisation du fonds Saint-Ogan a dû être jugée suffisamment pertinente pour que la CIBDI entreprenne d’autres numérisations. A suivi durant l’année 2008 la numérisation du « fonds Quantin ». Acquisition récente (2002), ce fonds se compose d’une part d’images populaires (type images d’Epinal) réalisées par l’imprimerie Quantin dans les années 1886-1904, d’autre part de leur dossier d’impression, autrement dit des archives permettant de retracer leur conception,
Enfin, l’année 2009 a vu la CIBDI se concentrer sur ses collections de périodiques publiant des histoires en images et a numérisé l’important journal satirique Le Rire (1894-1903) et les revues pour enfants Lisette (1921-1940), American illustré (1907-1908), et Le Pierrot (1889-1891).
Toutes ces collections sont librement consultables et téléchargeables à l’adresse suivante : http://collections.citebd.org/. Pour en savoir plus, un récent article de Sylvain Lesage sur la question : La numérisation des archives de la bande dessinée

Connaître les dessinateurs français des années 1880-1940
Pourquoi numériser ces journaux là qui, de prime abord, pourraient sembler trop anciens ? Car la numérisation de la CIBDI n’a pas pour but la lecture, mais plutôt, à mon avis deux objectifs et deux lectorat. D’une part, le plus anecdotique, la découverte par le grand public de noms et de titres de périodiques inattendus. Et d’autre part, surtout, permet de faire avancer la recherche sur une période finalement mal connue tant dans l’histoire du dessin de presse que dans celui de la bande dessinée.
Vous remarquerez que les numérisations concernent des supports datés des années 1880 à 1940, avec une préférence très nette pour ladite « Belle Epoque », les trois décennies 1880-1900. Les décennies en question sont certainement parmi les plus mal connues (des chercheurs, mais aussi du public) quand on évoque les « littératures dessinées » ou les « histoires en images » pour éviter le terme de « bande dessinée » qui ne se diffuse que dans les années 1940. L’imaginaire bédéphilique renvoie généralement les années 1880-1920 à une production exclusivement tournée vers les enfants et jugée « archaïque » par l’emploi de texte sous l’image (C’est le succès des dessins de Christophe et de Benjamin Rabier, et de séries comme Bécassine et Les Pieds Nickelés). Dans cet imaginaire, « l’âge d’or » de la bande dessinée se résume alors à l’arrivée en masse de bandes américaines et à l’émergence progressive d’une école belge guidée par Tintin d’Hergé (sa première aventure paraît en 1929) et par le journal Spirou (crée en 1938 par l’éditeur Dupuis) dont le succès se confirme après guerre. Une telle vision réductrice fait oublier un fait essentiel : la France possède une importante et talentueuse tradition de dessinateurs humoristes s’étant déjà largement consacrés à la réalisation d’histoires en images et dont certains se tournent aussi, à l’occasion, vers le dessin pour enfant. Et les quelques grands dessinateurs français que l’on citent généralement (Rabier, Christophe, Forton, Pinchon, Saint-Ogan, et jusqu’à Hergé…) sont à replacer dans cet héritage de dessinateurs humoristes.
Les collections numérisées par la CIBDI permettent de mieux appréhender une génération de dessinateurs désormais relativement oubliée. En effet, s’il est possible et même facile de lire des écrivains de la Belle Epoque, tout aussi facile d’écouter des oeuvres de compositeurs de cette même période, il faut être connaisseur pour avoir eu accès à l’oeuvre dessinée d’Adolphe Willette, de Jean-Louis Forain, de Caran d’Ache, de Poublot, tous quatre tenus, au début du XXe siècle, comme de grands maîtres du dessin. Certains d’entre eux sont connus des chercheurs dans leur rapport avec les histoires en images : Willette et ses strips muets paraissant dans Le Chat Noir, notamment, ont été étudiés par l’historien américain de la bande dessinée David Kunzle. Thierry Groensteen a établi l’importance de Caran d’Ache pour la narration graphique dans une exposition et son catalogue en 1998. Peu d’entre eux sont connus (ou plutôt potentiellement connaissables) du grand public, et l’exception que constitue Gus Bofa, abondamment réédité dans les années 1990-2000 (et dont je parle dans un précédent article), ne fait que confirmer la règle. L’idée selon laquelle l’humour est trop fragile pour être apprécié indifféremment à toutes les époques ne me paraît pas justifier l’oubli qui frappe ces dessinateurs qui ont leur place dans l’histoire de la bande dessinée française. Leur numérisation, avec un statut patrimonial, est sûrement l’unique moyen de les faire connaître au public.
Si vous avez la curiosité de vous promener dans les fonds numérisés de la CIBDI, voire de les compléter avec les numérisations du site Coconino (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/), vous découvrirez ainsi, parmi les histoires en images de l’imprimerie Quantin, quelques dessins de Steinlein, d’autres de Caran d’Ache, et d’autres encore de Job ou de Raymond de la Nezière. Ces mêmes auteurs, d’ailleurs, furent des collaborateurs du Rire, de même que Benjamin Rabier, davantage connu du public pour ses dessins animaliers. Ce même journal était en contact avec d’autres journaux satiriques européens dont on peut voir la diversité sur le site Coconino.

Au-delà des noms et des carrières, les fonds numérisés doivent apprendre au public d’amateurs curieux (dont vous êtes, sinon vous ne liriez pas ce blog !) à resituer la bande dessinée, discipline en apparence moderne, dans un temps plus long, et à faire la jonction entre les livres de Rodolphe Töpffer, souvent cités comme précurseurs de la bande dessinée, et des auteurs dont nous sommes plus familiers pour les lire encore, Hergé avant tous les autres. (un autre ancien article pour en savoir plus sur les débats qui entourent la naissance de la bande dessinée). Bref, tout un univers à découvrir. A l’heure où l’on parle de bande dessinée numérique, on oublie les oeuvres appartenant au patrimoine du dessin qui sont librement accessibles en ligne. Si le système de lecture de la CIBDI est avant tout conçu pour des chercheurs, le site Coconino s’identifie à un (ré-)éditeur de BD numériques anciennes avec des systèmes de lectures que l’on pourrait rapprocher des interfaces prévues par les éditeurs numériques.

Des politiques récentes de numérisation

En forme de conclusion, je tiens à signaler que la politique de la CIBDI en matière de numérisation, n’est qu’un cas parmi d’autres. Elle s’inscrit dans une des grandes évolutions ayant touchées les institutions culturelles ces dix dernières années : la mise en ligne d’un patrimoine numérique. Ce qui, il y a encore dix ans, semblait davantage tenir du gadget ouvenant suppléer aux microfilms est devenu une politique incontournable pour les grandes et moins grandes institutions culturelles dont beaucoup se sont lancées dans la numérisation de leurs fonds patrimoniaux. La numérisation permet surtout une avancée considérable pour la diffusion des savoirs : la mise en ligne et la gratuité de la consultation.
Le projet le plus ambitieux est sans doute celui de la Bibliothèque nationale de France et sa bibliothèque numérique Gallica (http://gallica.bnf.fr/). Dès la fin des années 1990, la BnF se lance dans la numérisation de ses fonds. Alors qu’en face, le géant américain Google met en place en 2004 son projet Google Books, Jean-Noël Jeanneney alors directeur de la BnF, entend s’opposer au « monopole » de Google et cette concurrence inattendue provoque l’accélération des projets de bibliothèques numériques européennes. En 2008, le projet de bibliothèque numérique Europeana est lancée pour coordonner les efforts de numérisation dans plusieurs pays européens (http://www.europeana.eu/portal/).
A l’heure actuelle, Gallica trouve petit à petit ses marques. Jusque là imparfaite dans les services qu’elle proposait et encore à une (longue!) étape expérimentale, la bibliothèque numérique de la BnF devient au fil des années de plus en plus fonctionnelle : meilleure qualité, possibilité de télécharger gratuitement les ouvrages… On peut notamment y consulter une partie de la presse française des XIXe et XXe siècles, mais aussi les manuscrits originaux de la Vie de Casanova rentrés récemment dans les collections de la BnF. Les fonctionnalités de recherche sont encore tatonnantes, mais le logiciel s’améliore.
Récemment, les débats sur la place de Google Books ont repris, renvoyant dos à dos l’exigence très française de ne pas se laisser dominer par une entreprise privée américaine et l’incroyable quantité d’ouvrages numérisés par l’entreprise en question, dont les moyens sont certainement plus grands que ceux d’institutions publiques. Mais, à côté de ces débats, d’autres projets voient doucement le jour : la bibliothèque numérique Medic@ de la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine existe depuis 2000 et permet de télécharger des ouvrages de médecine anciens ; l’université de Rouen à achevé en 2009 le vaste projet de numérisation et d’édition numérique des manuscrits originaux de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Autant de projets qui rendent service à la recherche scientifique dans ces domaines.
Maintenant que le mouvement est lancé, les questions vont porter sur la qualité des interfaces de lecture et des fonctions de recherche dans la base et dans les textes mêmes. D’autres questions, plus pernicieuses peut-être, vont interroger la nécessité de ses politiques de numérisation qui coutent cher et rapportent peu, financièrement parlant. Poétiquement, on peut d’abord y voir l’accomplissement d’une mythique bibliothèque d’Alexandrie qui contiendrait tous les livres écrits partout dans le monde. On voit que, à quelques exceptions près, tous ces projets de numérisation portent en eux des valeurs qui interrogent l’avenir du patrimoine culturel.

Published in: on 23 mars 2010 at 21:01  Laissez un commentaire  

Parcours de blogueur : James

Blogueur bd des premières heures, James ouvre en 2005 Ottoprod avec son complice La tête X. En mars 2010, le blog est toujours intact et actif et, en cinq ans, James a déjà publié sept albums chez des éditeurs aussi différents que Six pieds sous terre, La pastèque, Futuropolis et Dargaud. Après ça, peut-on encore dire que l’autoédition sur internet n’est pas un moyen comme un autre de se faire sa place dans le milieu de la bande dessinée ?

Un blogbd sur la BD


Lorsqu’il commence son blog Ottoprod (http://ottoprod.over-blog.com/) en 2005, James n’est pas dessinateur professionnel et, après des études de commerce, travaille dans une entreprise. Accompagné du mystérieux La tête X, il affirme tout de suite l’ambiance et le thème de son blog : les tentatives infructueuses de deux jeunes dessinateurs pour pénétrer le monde de la bande dessinée. Et bien sûr, les frustrations aigries qui en découlent et qui font tout le piment du blog Ottoprod qui se veut une critique acerbe des acteurs de la bande dessinée. Tous les clichés de la bande dessinée y passe : les terribles chasseurs de dédicaces, le copinage, la guerre entre édition indépendante et édition grand public, l’indigence de la critique de bande dessinée… C’est à une sorte de jeu de massacre que se livre James dans des strips réguliers en noir et blanc. Bien sûr, Ottoprod, à la façon d’un roman à clef, s’adresse à un lectorat capable d’identifier qui est visé par les humeurs de James ; on ne peut nier l’aspect « private joke » du blog qui récèle pourtant quelques perles sympathiques. Il en profite aussi pour rendre hommage à Lewis Trondheim qui est justement un des auteurs à utiliser, comme James, des personnages animaliers, dans Les aventures de la super idée. Ce sont aussi parfois les fans qui en prennent pour leur grade dans Le chaînon manquant, ou encore les critiques avec Les formidables aventures de Gilou et Didou, inspiré, je le soupçonne, de personnes réelles…
Beaucoup de blogueurs bd s’incarnent sur leur blog et James rejoint le camp de ceux qui se sont trouvés un avatar animalier, à l’instar de Wandrille ou encore de Manu-xyz. Comme ce dernier, James est un ours, mais plutôt blanc que brun, arborant généralement le même tee-shirt. Le « personnage » que nous propose James est-il le reflet de sa pensée ? James-auteur peut-il être aussi cynique ou mesquin ou le blog sert-il juste de défouloir grandeur nature ? Nul ne saura jamais, et cela a bien peu d’importance.

Il est toujours plus facile de critiquer…


Un blog dont le succès est bâti sur une critique du monde de la bande dessinée risquait assez difficilement, peut-on penser, d’apporter gloire et publication à son auteur. Mais paradoxalement, de nombreuses portes se sont ouverts à James qui peut se vanter d’être publié chez un grand nombre d’éditeurs différents et de faire preuve, depuis cinq ans, d’une grande productivité. Les leçons du blog lui ont sans doute servi car il sait s’adapter à chaque éditeur…
Il faut signaler avant tout une première expérience de publication : James est présent dans le premier numéro de l’Eprouvette de l’Association dirigé par J-C Menu. Il se joint à d’autres dessinateurs pour quelques dessins sur le thème du chasseur de dédicaces. Rappelons que L’Eprouvette se veut justement une revue théorique sur la bande dessinée, mais aussi une revue fortement critique sur le monde de la bande dessinée. C’est tout naturellement que James y trouve sa place.
Mais comme la plupart des blogueurs bd, James commence en faisant publier une partie de son blog dans un album intitulé Comme un lundi. Soyons exact : Comme un lundi, édité en novembre 2006 par Six pieds sous terre, reprend quelques notes de blog et James en dessine de nombreuses autres pour créer une compilation de récits courts, muets, et en noir et blanc. C’est donc d’abord sous le signe de l’épure et de l’édition indépendante que James commence sa carrière. Six pieds sous terre fait justement partie des quelques maisons d’éditions indépendantes fondées dans les années 1990 et encore debout au XXIe siècle. Elle a notamment contribué à faire connaître des auteurs comme Guillaume Bouzard et Pierre Duba et édite la série Le Poulpe, inspirée de la série de romans noirs du même nom et dessiné par un auteur diférent à chaque album. Un pilier de l’édition indépendante. Depuis 2007, Six pieds sous terre a relancé sa revue Jade à laquelle James va être amené à collaborer et pour laquelle il va dessiner quelques planches toujours sur le thème du monde de la bande dessinée. Et c’est toujours Six pieds sous terre qui, en mars 2007, édite un second recueil de notes du blog intitulé cette fois plus directement Les mauvaises humeurs de James et la tête X. Quant à Comme un lundi, il a été réédité dans un nouveau format à l’hiver 2009.
On pourrait imaginer, avec de premières marques prises au sein de l’édition indépendante, que James allait y rester. Ce n’est pas le cas, car il sait se diversifier. En 2008, il commence Dans mon open space, une série humoristique sur le monde de l’entreprise dans lequel il reprend son personnage de James, mais dont le héros est Hubert, un jeune stagiaire. On peut véritablement parler d’évolution après la sobriété de Comme un lundi : James s’astreint cette fois au rythme du gag par planche et à un humour nécessairement rapide et efficace. Un album chez Dargaud pour toucher un plus large public ; il y est accueilli au sein de la célèbre collection Poisson Pilote créée en 2000 par Guy Vidal et où ont été édité des albums emblématiques du passage de quelques auteurs de la petite à la grande édition : Les aventures de Lapinot de Lewis Trondheim, Le chat du rabbin de Joann Sfar et Le retour à la terre de Manu Larcenet, entre autres grands auteurs. Une collection qui se donne aussi pour but de faire débuter de jeunes auteurs dans le registre de l’humour, non sans une certaine exigence de qualité. Dans mon open space en est à son deuxième tome, signe, je l’espère, de son succès. Il a permis à James de livrer pour le très sérieux magazine économique Challenges des strips d’actualité.

La suite du parcours de James conserve ce partage entre grand édition et édition indépendante. Il publie en octobre 2008 Un week-end entre parenthèses au Potager Moderne, album-commande d’une association de libraires nancéens réalisée lors d’un salon du livre. Cette même année 2008, il coscénarise Zzzwük, celui qui ressemble à un lapin chez Carabas, avec Boris Mirroir (qui se cache derrière la tête X!), et revient ainsi à un humour plus fin et délicieusement décalé racontant les désopilantes aventures d’une étrange créature à grandes oreilles. Enfin, 2009-2010 est marqué pour James par deux projets. D’une part la parution, chez Futuropolis, de …à la folie, album qu’il dessine sur un scénario de Sylvain Ricard. D’autre part, toujours avec Boris Mirroir, il prévoit en avril prochain la sortie de Pathétik, album dans lequel on retrouve l’humour décalé et les dessins extraterrestres de Zzzwük.

L’élégance d’un style

James sait donc adapter à la fois son trait et son humour au gré de ses divers collaborations, aussi bien en tant que scénariste que comme dessinateur. Le ton ironique et grinçant, assez frontal dans la critique, des débuts du blog est loin à présent et, avec Dans mon open space, James démontre qu’il est capable d’un humour plus policé mais aussi moins réferentiel est donc plus efficace.
Je dois bien avouer, toutefois, que ce n’est pas dans cette série que je préfère James. D’abord parce que sa grande force, à mon sens, est son trait. Au fil des notes de son blog, James est parvenu à se forger un style propre. Il se caractérise aussi bien par l’emploi de personnages animaliers humanisés que par la finesse et la précision du trait dans la représentation humaine. Lorsqu’il est réussi, ce fameux style animalier qui parcourt la tradition de la bande dessinée avec de grands dessinateurs comme Carl Barks, Calvo, Raymond Macherot, Régis Franc, et jusqu’à, de nos jours, le style innovant de Lewis Trondheim et de Juanjo Guarnido dans un tout autre style. James se veut à la limite entre un trait stylisé élégant et un certain réalisme. Cette force se voit particulièrement dans …à la folie où, grâce au scénario impeccable de Sylvain Ricard, James a toute lattitude pour exercer son style. Cet album dresse le portrait juste d’un couple qui s’aime mais qui glisse doucement sur la pente de la violence. Le trait de James possède le tact nécessaire pour traiter de ce sujet difficile sans pathos et outrance. On retrouve la même justesse et la même finesse dans le recueil Comme un lundi où James s’essaie cette fois au strip muet en variant les thèmes et l’humour. Un humour qui y cotoie souvent une certaine poésie voire une tendresse envers le genre humain.
Car j’aime aussi le James scénariste, et notamment celui de Zzzwük et du futur Pathetik, puis-je espérer. C’est cette fois le style de Boris Mirroir qui met en valeur l’humour de James dans ce qu’il peut avoir d’absurde et de délirant. Il s’attache là encore avec le strip muet et on le surprend même à renouer avec la référence graphique et la parodie.

En résumé, James est parvenu à se diversifier suffisamment pour convaincre et se faire sa place dans ce monde de la bande dessinée si aisément criticable… Un auteur à suivre, tout particulièrement dans ses collaborations jusque là fructueuses avec Boris Mirroir.

Pour en savoir plus :

Le blog de James et la tête X
Le site de Six pieds sous terre
Le site de Poisson Pilote
Le site de Boris Mirroir

Bibliographie :
Comme un lundi, Six pieds sous terre, 2006
Les mauvaises humeurs de James et la Tête X, Six pieds sous terre, 2007 (réédité en décembre 2009)
Un week-end entre parenthèses, Le potager moderne, 2008
Zzzwük (avec Boris Mirroir), Carabas, 2008
Dans mon open space, Dargaud, 2008-2009 (2 tomes)
… à la folie (avec Sylvain Ricard), Futuropolis, 2009
Pathetik, (avec Boris Mirroir), Six pieds sous terre, à paraître en avril 2010

Published in: on 19 mars 2010 at 15:33  Comments (5)  

Baruthon 2 : La Communion du Mino, Futuropolis, 1985 ; Vive la classe, Futuropolis, 1987

Je poursuis pas à pas mon exploration de la carrière de Baru, Grand Prix du FIBD 2010. Après Quéquette blues et La piscine de Micheville, Baru se fait sa place dans le monde de la BD des années 1980, avec La Communion du Mino et Vive la classe.
Ces deux albums marquent un tournant éditorial dans la carrière de Baru puisque, pour la première fois, il abandonne la traditionnelle prépublication pour dessiner deux albums complètement inédits en revue. La réalisation de ces albums, toutefois, se fait dans la foulée de sa collaboration avec Pilote et le changement éditorial n’implique pas un changement de thématique : La communion du Mino et Vive la classe viennent achever le cycle ouvert par les récits courts de La piscine de Micheville et approfondit dans Quéquette blues : des récits de jeunesse et de famille où le héros reste le milieu ouvrier et immigré de l’est de la France.

De Pilote à Futuropolis, premiers pas dans l’économie de l’album
L’année 1985 est celle de la consécration de l’auteur débutant qu’est Hervé Baruléa, dit Baru. Il poursuit tranquillement sa série Quéquette blues dans Pilote, série grâce à laquelle il reçoit, lors du FIBD 1985, l’Alfred du meilleur premier album, une récompense prometteuse. Cette même année, il se lance dans de nouveaux projets et de nouvelles collaborations, guidé par le journaliste Jean-Marc Thévenet, ancien rédacteur en chef de Pilote. Thévenet avait déjà participé à l’intégration de Baru au sein de l’équipe de Pilote. Rien d’étonnant, donc, de retrouver Baru dans la collection X de Futuropolis que Thévenet dirige depuis 1984. C’est l’origine de La communion du Mino, un album jamais réédité et difficile à trouver.

En frappant à la porte de Futuropolis, Baru pénètre dans l’univers de l’édition indépendante des années 1980. Un article récent m’a déjà permis de développer l’importance de Futuropolis pour la réédition de classiques de la bande dessinée (Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée). Un autre de ses mérites, durant ces années 1980, est sa capacité à faire éclore des jeunes talents en leur insufflant l’esprit d’une bande dessinée adulte de qualité. (Götting remporte en 1986 l’Alfred du meilleur premier album grâce à Crève-coeur, justement paru dans la collection X). Ainsi voit-on se mettre en place des structures éditoriales alternatives qui prennent le relais des revues de bandes dessinées pour servir de tremplin aux auteurs débutants. Plus de 80 albums paraissent de 1984 à 1989 dans cette collection voulue par Etienne Robial, directeur de Futuropolis. Parmi eux, les premiers albums de nombreux dessinateurs qui s’imposeront dans les années 1990 et 2000, soit au sein de l’édition indépendante, soit au sein de plus importantes structures éditoriales : Pascal Rabaté, Vincent Vanoli, Mattt Konture, J-C Menu, Charles Berberian, Farid Boudjellal… Et, donc, Baru. Comme toutes les autres collection de Futuropolis, la collection X est facilement identifiable : de petits albums au format italien contenant un récit complet au nombre de pages réduit. Le prix de vente est volontairement faible (24 F, moins de 2 euros actuellement sur le marché de l’occasion), puisqu’il s’agit davantage de faire connaître un auteur que de faire du profit (des auteurs moins « débutants » publieront aussi un album dans la collection X).
Après ses premiers pas chez Futuropolis, Baru y poursuit sa carrière de dessinateur. Il est alors en train de quitter Pilote pour L’Echo des savanes, de la vieille structure en crise issue de la presse pour la jeunesse à une des revues de bande dessinée adulte encore debout. En 1986, il prépare l’album Vive la classe qui doit d’abord être édité par Dargaud. Mais c’est finalement en 1987 chez Futuropolis que paraîtra Vive la classe. Il est le premier album de grande ampleur de Baru à ne pas connaître de prépublication. Là où quelques récits courts servaient d’introduction à Quéquette blues dans Pilote, La communion du Mino sert d’introduction à Vive la classe chez Futuropolis : 54 pages en couleur pour un album grand format, mis en couleur par le déjà complice de Baru dans Quéquette blues, Daniel Ledran. Malheureusement pour Baru, il arrive dans un Futuropolis en crise, en passe de se faire racheter par Gallimard. Vive la classe est donc, de l’avis de son auteur, « sans doute mon album le plus mal vendu ».

Le cycle de l’enfance et de l’adolescence

Avec ces deux nouveaux albums, Baru affirme déjà la cohérence de son oeuvre. La communion du Mino et Vive la classe sont dans la continuité de Quéquette blues, c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans le cycle de l’enfance et de l’adolescence. L’univers de Baru, qu’il conservera dans tout le reste de son oeuvre, est en train de se construire : un monde d’ouvriers immigrés, de villes industrielles, de lutte permanente pour l’avenir. Mais la lecture que fait Baru de cet univers n’est pas simplement politique, elle s’offre à nous en une série de portraits et de personnalités contrastées.
La communion du Mino est peut-être des deux l’album celui qui ressemble le moins aux précédents. Le narrateur en est « Mino », un jeune fils d’immigrés italiens, qui présente au lecteur quelques personnages haut en couleurs de sa famille : l’oncle célibataire, la tante près de ses sous, le grand-père jardinier. Alors oui, le personnage n’est plus « Baru », l’avatar de l’auteur dans Quéquette blues, mais ne nous y trompons pas : l’auteur continue son portrait de groupe de la classe ouvrière. On y retrouve les rues et l’ambiance de la petite ville de Quéquette blues. C’est toujours la voix de l’enfance qui décrit, avec son vocabulaire, son propre environnement. Je reprendrais ici une belle phrase de Baru qui résume bien son projet des années 1980 : « Ce n’est pas autobiographique. C’est la biographie des autres et du milieu social. » (Pilote et Charlie 2, 1986). Le pari est réussi dans La Communion du Mino : il offre le portrait de groupe de la classe ouvrière, sans complaisance ni mépris.

Mais c’est surtout avec Vive la classe que Baru concrétise le cycle commencé dans Pilote. Il écrit sur son site internet : « Avec Vive la classe, je terminais le cycle que j’avais commencé avec Quéquette blues. Je tournais la page de l’adolescence dans les années 60 en pays industriel en réalisant ce récit aviné. ». En effet, le thème est le même que Quéquette blues : le passage de l’adolescence à l’âge adulte par la démonstration de la virilité. On y retrouve le groupe d’amis déjà entrevu, avec comme narrateur le jeune Baru. Mais si dans Quéquette blues ce passage était justement incertain, et presque effrayant pour le narrateur, il est cette fois encadré, puisque c’est le départ pour le service militaire que nous raconte l’auteur. A Villerupt, où vit le narrateur, ce moment est un important rite de passage qui passe par le conseil de révision durant lequel les médecins examinent aussi bien la santé que la virilité des futurs conscrits. Puis, ces derniers passent les quelques jours avant le départ à faire la fête et à bousculer les filles.
Quand je dis bousculer les filles, c’est un euphémisme. Car l’affirmation de la virilité penche de plus en plus du côté de la violence, une thématique que Baru poursuivra après. Laissons-le en parler : « Je raconte ce moment où l’adolescent jette sa gourme pour passer dans l’âge adulte et j’essaye de montrer jusqu’où peuvent aller ces réflexes virils : jusqu’au viol. » (Pilote et Charlie 2, 1986). Pour cela aussi, Vive la classe est l’aboutissement de Quéquette blues : des thématiques poussées jusqu’à leurs extrêmités.

Le découpage photographique de Baru, entre fiction et documentaire

La communion du Mino est un album sobre : noir et blanc, très peu de cases, un texte important. Après le format plus traditionnel de Quéquette blues, on peut vraiment parler d’expérimentation dans cet album. Le format italien de la collection X de Futuropolis pousse les auteurs à travailler leur trait sur de grandes surfaces de papier, presque en « gros plan ». L’occasion pour Baru de travailler plus en profondeur son style, aussi bien pour des portraits, expressifs voir expressionnistes, que pour les décors. L’originalité est aussi dans la narration qui casse le récit de forme linéaire pour une suite d’instantanés.
Dans les deux albums parus chez Futuropolis pointe une ambition documentaire et réaliste qui était jusque là au second plan. Attention, Baru ne fait pas du documentaire en BD. Il ne quitte pas le registre de la fiction, mais fait appel à des procédés proches de la veine documentaire pour se rapprocher au maximum de la réalité. Cette réalité est rendue, dans la forme, par une illusion photographique. Les grandes cases cadrées sobrement de La communion du Mino sont autant de photos de famille – certaines sont d’ailleurs volontairement dessinées comme telles – décrivant soit les différents personnages, soit de silencieuses natures mortes représentant, au moyen de détails sobres mais suffisants, une cuisine ouvrière, avec sa nappe à carreaux et ses ustensiles de cuisine, ou bien encore une rue en pente. Comme si l’on pénétrait dans une intimité. C’est aussi une photographie dessinée qui commence Vive la classe, celui de la classe 68 prête à partir au service militaire. De façon tout à fait significative, Baru passe doucement du noir et blanc à la couleur au cours de l’album ; de la réalité documentaire d’un groupe à la fiction personnelle du héros.
L’autre moyen de se rapprocher de la réalité est de d’appuyer son récit sur un arrière-plan documenté. D’où les premières pages de Vive la classe, occupées par un long texte de Baru sur l’origine et les évolutions de la conscription, depuis la Révolution française jusqu’à la classe 68 qu’il représente, dernière classe à avoir connu le conseil de révision. En professionnel sérieux et érudit, il cite sa source : Michel Bozon, Les conscrits, Musée des Arts et Traditions Populaires. Ces pages sont illustrées, là encore, par des dessins clairement inspirés de photographies ethnographiques représentant, dans leurs divers costumes, les conscrits à travers les âges.
Ce n’est bien sûr pas nouveau, chez un dessinateur de bande dessinée, de faire appel à une documentation précise et rigoureuse. A la suite d’Hergé et d’Edgar Pierre Jacobs dès les années 1930 et 1940, la pratique s’est généralisée et a déjà été étudiée. Mais plus rare est le fait de mettre en avant, voire de faire précéder le récit en images d’indications documentaires, comme pour mieux l’ancrer dans sa réalité. Il faudra attendre les années 1990 et le documentaire en BD pour que l’auteur sorte de la fiction pour offrir au lecteur un récit ayant explicitement valeur de témoignage journalistique. Baru, même s’il reste dans la fiction, veut déjà se faire le témoin d’une époque et d’une société.

A suivre dans : Cours Camarade, Albin Michel, 1987


Pour en savoir plus :

La communion du Mino, Futuropolis, 1985
Vive la classe !, Futuropolis, 1987
Pilote et Charlie 2, 1986
site web de Baru où l’on peut lire quelques pages des albums en question

Published in: on 16 mars 2010 at 12:21  Laissez un commentaire  

Bouquet de bande dessinée en ligne…

Aujourd’hui, un article apéritif pour vous inviter à picorer dans les créations que nous offrent la bande dessinée numérique quand on se donne la peine de chercher. Voilà quelques liens à découvrir pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur la bande dessinée en ligne, ou pour que d’autres réalisent que oui, la BD sur Internet, c’est moins cher, voire gratuit, et follement pratique. D’ailleurs, les possesseurs d’I-Phone et fans de blogs bd ont déjà du entendre parler de Bdnum, une nouvelle application est née permettant de lire des notes de blogs sur support mobile. La BD en ligne est en train de s’étoffer doucement au point de vue technique, mais aussi du point de vue esthétique. avec des oeuvres de qualité et de plus grande ampleur. Des projets variés qui montrent qu’il y en a pour tous les goûts : du traditionnel feuilleton à plusieurs mains aux expérimentateurs de l’art numérique.

The Shakers

Bannière Shakers
Soyez un peu curieux et aller voir The Shakers, le webcomic de Fred Boot (http://www.the-shakers.net/), diffusé tous les mardis depuis la plateforme Webcomics.fr (http://www.webcomics.fr/) qui, on ne le répètera jamais assez, est une excellente porte d’entrée vers l’autoédition de BD en ligne. Revenons à The Shakers. Fred Boot, l’auteur donc, nous emmène dans un univers retro où un duo d’espion, Philemeon C. Shooter et Lady Rosethorn déjouent les plans des génies du mal osant s’opposer à eux. La référence est transparente et même revendiquée à l’imaginaire des séries d’espionnage britannique des années 1960-1970 mêlant action, suspens et humour raffiné (Chapeau melon et bottes de cuir, Amicalement vôtre). Fred Boot nous avait déjà démontré sa capacité à dépeindre en quelques cases et en quelques mots une ambiance crédible dans Gordo, album récemment mis en ligne pour des raisons exposées par l’auteur. Son style graphique élégant et coloré, retro lui aussi, s’accorde parfaitement avec l’histoire qu’il raconte et dont je ne peux m’empêcher de vous dévoiler la première phrase : « On ne le dira jamais assez : le peignoir de soie n’est pas la tenue adequate pour fuir des hôtesses en furie… ». On ne le dira jamais assez, en effet.

Au-delà de la qualité graphique, ce qui fait tout l’intérêt de The Shakers est sa vision innovante de la BD numérique. Fred Boot fut, dans les années 2000, parmi les premiers à explorer les possibilités de la BD en ligne. En effet, The Shakers n’est pas une « bande dessinée » à proprement parler mais plutôt une fusion entre le roman, la bande dessinée, le graphisme, la musique et l’animation. Et la mayonnaise prend, puisque Fred Boot sait choisir la musique qui convient avec la lecture, ou l’effet graphique adéquat. En d’autres termes, pour ceux qui suivent un peu régulièrement ce blog ou les questionnements autour de la BD numérique, il exploite le concept de « rich media ». J’explicite pour ceux qui n’appartiennent pas à la catégorie sus-citée ( en citant humblement un article de Julien Falgas sur Fred Boot : « La question pour Fred n’est pas d’inventer un nouveau média au confluent de tous les autres, mais d’imaginer comment raconter dans le passage entre bande dessinée et autres médias. En somme, une démarche humble, empirique et efficace. Si le récit en bande dessinée s’élabore dans l’espace inter-iconique, le récit en BD en ligne chez Fred Boot serait à chercher dans l’espace « intermédiatique ». ». Pour comprendre au mieux comment fonctionne le multimédia appliqué à la BD en ligne, je vous invite à aller lire The Shakers, une bande dessinée en ligne de qualité comme on en voit finalement assez peu.
Pour en savoir plus : le site web de Fred Boot

Les autres gens

Pendant que certains auteurs continuent inlassablement d’explorer de leur côté et à leur manière la BD en ligne, quelques auteurs se regroupent autour d’un grand projet commun. Annoncé sur de nombreux blogs bd, le BD-feuilleton Les autres gens (http://www.lesautresgens.com/) marque une nouvelle étape pour la bande dessinée en ligne autoéditée en groupe, après l’expérience de Donjon Pirate en 2007-2008. Les enjeux sont toutefois très différents, car le modèle choisi dans Les autres gens est celui du feuilleton télévisé et de ses innombrables procédés visant à tenir en haleine le spectateur. Ainsi sera diffusé, tous les jours du lundi au vendredi un épisode quotidien (l’équivalent de 100 pages par jour nous est-il précisé) scénarisé par Thomas Cadène (par ailleurs auteur chez KSTR) et dessiné par un des 21 membres du projet. Le mois de mars est gratuit, mais le webcomic deviendra par la suite payant.
L’histoire (car les 8 premiers épisodes sont déjà en ligne) tourne d’abord autour du personnage de Mathilde, jeune étudiante parisienne, mais rayonne vite, à la façon des soap, vers ceux qui l’entourent, (Hippolyte, Camille, Emmanuel, Romain, Faustine…). Elle se veut donc ancrée dans des « aventures du quotidien » (voilà qui rappelle quelque chose…) mais ces aventures-là possèdent une cohérence scénaristique et le tout s’avère assez bien mené, révélant petit à petit le caractère de chaque personnage (pour reprendre une phrase de l’annonce qui a circulé durant le mois de février : « Avec des personnages comme toi et moi, mais en différent ! »). La profondeur apparaît au fil des épisodes, dont l’unique moteur est l’interaction, toujours imprévisible, entre les personnages et les rebondissements psychologiques incessants, là encore un ressort dramatique classique du feuilleton. S’y ajoute bien entendu le plaisir de retrouver des styles que l’on apprécie, et de s’amuser de l’interprétation que chacun donne à une même histoire. Il est à espérer, pour que la série continue dans sa version payante, que les rebondissements ne viennent pas à manquer et que la qualité graphique soit incontestable.
Nous ne sommes bien sûr pas face à une forte innovation technique en matière de BD en ligne. Les autres gens s’appuie malgré tout sur l’expérience d’auteurs et de lecteurs qui se sont eux-mêmes habitués à la lecture et l’écriture en ligne. Cette expérience emmagasiné depuis plusieurs années permet d’aboutir à un projet de qualité et professionnel. Le feuilleton est disponible soit en scrolling vertical, soit en défilement case par case, deux choix qui sont ceux que l’on retrouvent le plus fréquemment sur internet et s’avèrent les plus judicieux au vu du type de dessins publiés. Pour un webcomic traditionnel (sans interactivité, sans rich media…), Les autres gens présente une des évolutions majeures provoquées par le développement de la BD en ligne : l’affranchissement de la planche comme unité de lecture. La lecture se fait uniquement case par case. De même, je ne peux m’empêcher de remarquer comment l’essor de la BD en ligne a fait revivre le vieux principe du feuilleton qui avait été, depuis les années 1980, en grande partie mis de côté par les auteurs de BD à la suite de l’échec des revues spécialisées. Déjà, des habitudes de lecture commencent à apparaître et à se concrétiser.

Cette nouvelle expérience bénéficie en outre, pour le futur succès qu’on lui souhaite, de la communauté des blogueurs bd et des lecteurs de blogs bd qui, en l’espace d’environ cinq-six ans s’est formée sur le net, au gré des festiblogs, agrégateurs et réseaux sociaux. Et ce à plusieurs titres. D’abord parce qu’une grande partie des dessinateurs engagés dans le projet sont aussi des auteurs de célèbres blogs bd : Bastien Vivès, Marion Montaigne, AK, Manu xyz, Aseyn, Erwann Surcouf, Singeon, Clotka… Et j’en oublie de nombreux. Mais Les autres gens a aussi profité de la communauté et de l’amplification que permet internet à l’occasion de sa mise en ligne puisqu’elle a été relayée sur les blogs bd, mais aussi sur les différents réseaux sociaux (Tweeter, Facebook…) et les sites spécialisées dans la BD (Bodoï, Comptoir de la BD…) ou non (Rue89, Télérama…). Pour toutes ses raisons, Les autres gens est l’aboutissement de toute une évolution de la BD en ligne de ces dernières années. Une preuve sans doute de ce que rend possible le flux d’internet et le pouvoir de sa mise en réseau. Partant de ce principe, il y a d’ailleurs assez peu de chance pour que, vous, lecteurs, n’en ayez pas encore entendu parler… Je me laisse le privilège de persuader ceux d’entre vous qui ne se sont pas encore laissés tenter.

Du côté de Manolosanctis


Je laisse à présent de côté ces deux projets autoédités aux résonnances très différentes pour terminer sur la dernière expérience, encore en cours de l’éditeur Manolosanctis, qui avait déjà, en 2009, lancé l’intéressant recueil Phantasmes. Un nouveau concours a été lancé en février pour motiver les jeunes auteurs : 13m28 sur le même principe que le concours Phantasmes de l’année dernière, c’est-à-dire avec une double publication en ligne et papier à la clef. Le défi posé aux auteurs est le suivant : continuer enhuit pages une histoire commencée par Raphael B., dessinateur, blogueur bd et éditeur. Un groupe d’amis est confronté à une brutale montée des eaux à Paris qui semble en plus attirer des créatures plus monstrueuses les unes que les autres. Les personnages et le cadre sont fixés, les participants ont maintenant à faire fonctionner leur imagination.
Trois suites ont pour l’instant été sélectionnées, par Thomas Humeau, le tandem Thomas Gilbert et Léonie et Peerlipo. Selon l’esprit de l’éditeur Manolosanctis, ce sont les internautes qui sont appelés à voter pour les suites qu’ils préfèrent parmi les propositions. L’idée n’est pas seulement de publier un recueil de suites, mais de mettre ses suites en rapport les unes avec les autres. L’une des contraintes imposées aux participants est celle d’être cohérents avec les autres propositions, pour que le recueil garde une certaine logique interne : « Il est conseillé de partir des 13 personnages de raphaëlB, approfondir l’un d’eux en particulier, jouer sur leurs relations, mais vous pouvez aussi créer les vôtres si nécessaire. Votre histoire peut se dérouler avant, pendant, en parallèle, après, longtemps après la catastrophe. Encore une fois, la seule contrainte est de maintenir des liens avec le récit initial, les 3 récits-jalons de la 1ère session et un maximum d’autres propositions. » Un choix ambitieux, mais il s’avère que les participants tentent de s’y conformer au mieux, notamment en présentant au fur et à mesure l’évolution de leur scénario. Je reste encore assez sceptique quant à la possibilité de coordonner 20 récits différents, mais l’album final dira ou non si ce projet de grand recueil à plusieurs voix sera réussi, et validera en partie l’enjeu communautaire qui habite l’éditeur Manolosanctis.
En attendant la publication prévue en mai, ce concours est bien sûr l’occasion de lire des planches de BD en ligne sur Manolosanctis et de suivre le travail des participants en direct, avec crayonnés et synopsis.

Published in: on 13 mars 2010 at 08:33  Laissez un commentaire  

Prise de tête de Tony, licence Creative Commons, 2009

Moment historique pour ce blog : il s’agit là du premier article se penchant sur une bande dessinée numérique, gratuitement disponible sur internet à cette adresse : http://www.prisedetete.net/. Inutile, donc, de vous précipiter chez votre libraire pour essayer de trouver Prise de tête, un clic suffit pour accéder à cette oeuvre étrange et pionnière. (Vous pouvez même y aller tout de suite !) Il m’a semblé intéressant de la comparer avec la démarche, que les amateurs de BD connaissent sans doute au moins de nom, de l’OuBaPo. Sans qu’il n’y ait de lien historique réels entre les deux expériences, il existe incontestablement un point commun essentiel : les deux oeuvres utilisent des outils à la fois ludiques et scientifiques pour tenter de comprendre ce qu’est la bande dessinée en la poussant dans ses limites les plus lointaines.

La bande dessinée sous contraintes : Ouvroir de Bande dessinée Potentielle


L’OuBaPo trouve son ancrage initial dans une discipline autre que la bande dessinée puisqu’il est fils de l’OuLiPo, cette expérience littéraire lancée dans les années 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau qui eurent dans l’idée de pratiquer la création littéraire sous contraintes formelles. Un important pan de l’histoire de la littérature contemporaine, soutenu par le Collège de Pataphysique, qui inspire au début des annéées 1990 à des auteurs de bande dessinée et à des chercheurs l’idée d’une « bande dessinée oulipienne » ; autrement dit appliquer le principe de la « contrainte formelles » à la création de bande dessinée. J-C Menu rapporte ainsi dans l’Oupus 1 la génèse de l’OuBaPo lors du colloque universitaire de Cerisy-la-Salle Bande dessinée et modernité en 1987, à l’occasion duquel se rencontrent Thierry Groensteen, Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu. Le premier, théoricien de la bande dessinée, fait travailler les élèves de la section bande dessinée des Beaux-Arts d’Angoulême sur l’application des contraintes oulipiennes en bande dessinée, tandis que les seconds coécrivent en 1991 l’album Moins d’un quart de seconde pour vivre qui préfigure les recherches oubapiennes. Sa contrainte est celle de l’itération iconique : l’ensemble des 100 strips de cet album doivent être réalisés avec huit cases définies à l’avance. L’officialisation de l’OuBaPo se produit en deux temps en 1992 : d’abord au sein de la maison d’édition l’Association, fondée deux ans auparavant ; puis, l’Association sollicite l’OuLiPo pour intégrer l’Ou-X-Po. En effet, l’OuLiPo « historique » a pour tâche de rassembler au sein de l’Ou-X-Po les associations qui suivent la démarche initiale, dans diverses disciplines (OutraPo pour le théâtre, OuPeinPo pour la peinture, et plein d’autres plus ou moins actifs).
Durant les années 1990, l’OuBaPo est en grande partie pris en charge par la maison d’édition l’Association dont certains membres (en particulier Lewis Trondheim, François Ayroles, Jochen Gerner, J-C Menu, Etienne Lecroart, Anne Baraou, Patrice Killofer…) publient dans la revue Oupus. L’Association et l’OuBaPo ne se confondent toutefois pas entièrement dans la mesure où certains auteurs de la maison d’édition, comme David B., ne se lancent pas dans l’expérience oubapienne. Outre la revue Oupus, leur travail se concrétise par la publication d’albums oubapiens sous contraintes et dans des performances publiques. En 1999, Thierry Groensteen, l’un des principaux contributeurs théoriques du mouvement, quitte l’OuBaPo qui abandonne la recherche purement théorique pour se consacrer avant tout à l’invention et la création de nouveaux exercices oubapiens.

Suivant les traces de l’OuLiPo, l’OuBaPo se définit initialement comme un atelier de recherche active et se donne comme objectif de renouveler la création en matière de bande dessinée par l’application de « contraintes ». En d’autres termes, les exercices, albums et performances produits dans le cadre de l’OuBaPo sont soumis à des règles préétablies qui conditionnent la création. Thierry Groensteen définit dans Oupus 1 un grand nombre de contraintes, inspirées de l’OuLiPo ou conçues exprès pour la BD. Celles qui auront la fortune créatrice la plus grande sont le strip-palindrome (suites de cases symétriques pouvant se lire dans un sens ou dans l’autre), l’itération iconique (obligation d’utiliser le même dessin pour tout le strip), le pliage (la planche prend un sens complètement nouveau une fois pliée en deux par lecteur) ou encore le « upside-down » (la suite de l’histoire apparaît lorsque lecteur retourne la planche). Une autre contrainte importante est l’hybridation où l’auteur fusionne deux oeuvres en apparence antinomiques. L’exercice montre toute sa puissance lorsque François Ayroles parvient à créer du sens en fusionnant les Dialogues de Platon dans une planche de Placid et Muzo, ou un texte de Freud dans une planche de Little Nemo.
Les oeuvres produites sont expérimentales et parfois déroutantes, même si certains auteurs comme Lewis Trondheim et surtout Etienne Lecroart et François Ayroles tentent de dessiner, en s’inspirant des contraintes oubapiennes, des albums entiers.

Prise de tête
, ou les débuts de la BD numérique


Je quitte le monde de l’édition indépendante des années 1990 pour atterrir dans celui de la BD numérique des années 2000. Dès le début des années 2000 (pour une vision plus détaillée : Notes pour une histoire de la bande dessinée numérique), la notion de « bande dessinée numérique » commence à faire son chemin sans trouver pour autant une définition satisfaisante. De nombreuses initiatives voit le jour en France qui, lentement, donnent corps dans ses multiples aspects à la BD numérique : John Lecrocheur, série disponible sur internet, à la frontière du jeu vidéo et de la BD ; Abdel-Inn, plateforme rassemblant des webcomics autopubliés sur internet ; le portail Lapin, une des premières maisons d’édition en ligne… S’y ajoute dans la seconde moitié de la décennie le phénomène des blogsbd qui popularise la lecture de BD sur internet, les premières tentatives de strips diffusés sur supports mobiles, l’apparition de nombreux éditeurs de BD numérique et n’oublions pas, fin 2009, la création de l’association pilmix.org pour la promotion de la BD numérique. Les années 2000 constituent donc pour la BD numérique un moment d’expérimentation qui définit les directions prises par la création et la diffusion en ligne.
Parmi ces multiples expérimentations est publié en 2009 la BD numérique Prise de tête. En apparence il s’agit, dans le flux désormais important, d’un webcomic parmi d’autres. En apparence seulement, car Prise de tête est l’aboutissement d’un travail de plusieurs années mené par Anthony Rageul dans le cadre d’un master d’Arts Plastiques soutenu à l’université de Rennes 2. Son travail de recherche comme son oeuvre se retrouvent sur le site http://www.prisedetete.net/.

La thèse de Tony est la suivante : l’une des pistes que doit explorer la BD numérique (et selon lui la piste principale si elle veut avoir une identité propre) est l’interactivité. Ainsi explique-t-il : « la bande dessinée « vraiment » numérique serait donc bien un médium singulier, différent de la bande dessinée. Partant de ce postulat, j’ai voulu savoir ce qu’était la bande dessinée numérique dès lors que l’auteur, l’artiste, prend pleinement en compte le potentiel offert par le numérique, et particulièrement l’interactivité. ». Pour Tony, une « bonne » BD numérique serait une BD qui donnerait au lecteur un rôle actif en l’obligeant, pour faire avancer l’histoire (pour afficher cette séquentialité propre à la BD) à agir via son écran. Il a donc choisi la voie du minimalisme (ses personnages se réduisent à des batôns, ses décors à des surfaces, et il emploie énormément de pictogrammes) pour faire davantage ressortir l’interactivité. Déjà apparaissent des points communs avec l’OuBaPo. Prise de tête suscite l’intervention du lecteur sur l’oeuvre elle-même et en fait un complice de l’auteur. L’usage du minimalisme est également un trait récurrent dans certains travaux oubapiens de Lewis Trondheim (cf. Le Dormeur, Cornélius, 1993). De même que l’OuBaPo s’accompagne d’un discours théorique, Prise de tête s’accompagne d’un travail de recherche sur la bande dessinée numérique. Il y a dans les deux cas, cohabitation entre une intellectualisation du rapport à la BD et une forte dimension ludique.

Comment intervient le lecteur dans Prise de tête ? Tony a tenté d’explorer un multitude de possibilités, et je vous laisse regarder son oeuvre pour vous en rendre compte. Lui-même en distingue deux. D’abord les mécanismes navigationnels qui permettent de faire avancer le récit. Simplement, par exemple, en cliquant sur un bouton qui fait avancer l’histoire au strip suivant. Mais ils sont parfois plus inattendus et un nouveau plaisir apapraît alors : en passant la souris sur une case, son contenu nous apparaît ; en faisant défiler l’image, on fait chuter le personnage. Il y a ensuite d’autres mécanismes qui produisent du sens pour le lecteur (la perte de la tête par le personnage principal devient perte d’orientation pour le lecteur, obligé d’errer dans un espace pour en tirer un sens ; ou encore la distinction Enfer/Paradis dans le chapitre Dieux).
Prise de tête laisse plusieurs impressions. D’abord, sa compréhension est parfois difficile. Ce sont les limites de toute bande dessinée minimaliste que d’être toujours au bord du compréhensible, par manque de signifiants. De même que le lecteur oubapien, le lecteur de Prise de tête doit être averti qu’il fait face à un objet étrange. Mais en réalité, la lecture de cette bande dessinée numérique devient une expérience plus qu’une lecture traditionnelle. Autre question : Prise de tête est-elle une vraie BD. Je veux dire par là : est-ce autre chose qu’une expérimentation graphique et numérique ? Après avoir longuement hésité, je réponds oui, mais uniquement dans la mesure où le spectateur accepte qu’il va devoir y trouver lui-même du sens, en se basant sur les différents motifs obsessionnels (panneau de signalisation, véhicules, vaches…) qui peuplent cette BD. Je salue aussi la prouesse technique et l’inventivité de Tony qui se trouve derrière Prise de tête.

Une oeuvre pour apprendre à lire autrement


Si Prise de tête m’intéresse et si j’ai tenu à le mettre en parallèle avec l’OuBaPo, c’est que l’un comme l’autre posent la question de la redéfinition de la bande dessinée. Les enjeux ne sont pas les mêmes : l’OuBaPo est arrivé à un moment où la bande dessinée était mûre pour une innovation narrative très poussée ; Prise de tête entend répondre à la question de l’influence de la réalisation et la diffusion de BD en ligne sur le medium lui-même. Mais tous deux sont des expériences dont, au-delà du divertissement et de l’aspect ludique, il faut tirer des enseignements.
En ce qui concerne l’OuBaPo, je ne ferais que paraphraser Thierry Groensteen qui, dans l’Oupus 1 avait déjà expliqué ce que l’OuBaPo pouvait apporter à la bande dessinée. Il le rappelle dans un article de 9e art. Il en dégage d’abord une utilité purement scientifique : en poussant les limites de la bande dessinée, on apprend à reconnaître ce qui en fait la spécificité. D’autre part, il établit, par opposition à la littérature, le lien profond de la bande dessinée avec son support spatial (l’unité de la planche, qui n’a pas d’équivalent pour la littérature où le texte littéraire est indifférent de sa disposition dans l’espace, sauf à considérer des exercices comme les calligrammes), ce qui rend possible une contrainte comme le pliage qui joue justement avec la planche. Selon lui, le lecteur d’oeuvre oubapienne développe un regard plus averti sur la bande dessinée en général. Il apprend à en déchiffrer les mécanismes cachés. L’autre effet sur le lecteur est que ces expériences, marquées du saut de l’étrangeté, l’habituent à l’idée que la bande dessinée peut être autre. Ainsi nait une conception plus ouverte de la bande dessinée qui enfreint des codes établis plus par habitude que par nécessité. Un auteur comme Etienne Lecroart a bâti presque toute son oeuvre à utiliser des contraintes oulipiennes dans des albums entiers ; il s’attache à mêler divertissement de la lecture et réflexion sur le médium lui-même. Mais on pourrait également citer d’autres cas d’auteurs post-OuBaPo enfreignant des règles jusque là admises : Joann Sfar ou Blutch utilisent le croquis dans leurs oeuvres et abolissent ainsi la règle du « dessin fini ». Non que l’OuBaPo en soit la cause directe, mais il participe à la promotion de l’innovation en matière de bande dessinée. Enfin, l’OuBaPo a permis la fusion de la bande dessinée avec d’autres disciplines, que ce soit dans des performances avec le public ou dans le jeu de dés Coquetèles d’Anne Baraou et Vincent Sardon où un dé à six faces où chaque face est une case permet de créer une infinité d’histoires. Pourquoi la bande dessinée ne se croiserait pas avec internet, à présent que ce dernier a largement pris son envol ?

Maintenant, retournons les observations de Groensteen sur Prise de tête et la bande dessinée numérique. Tony, l’auteur de cette oeuvre, s’est déjà expliqué sur l’intérêt que lui y trouve sur la définition potentielle de la bande dessinée numérique. Ce travail de définition de la bande dessinée est au coeur de son master. C’est l’intérêt scientifique de la démonstration qu’est Prise de tête puisque Tony tente de développer les définitions respectives de bande dessinée, de bande dessinée numérique et de bande dessinée interactive.
De même que les expériences de l’OuBaPo apprennent à lire les mécanismes de la bande dessinée, Prise de tête apprend à interpréter les mécanismes – encore seulement potentielles – de la bande dessinée numériques. La BD de Tony est une loupe déformante qui entend spécifiquement mettre en avant l’interactivité comme spécificité du numérique.
Une question a été soulevée par Julien Falgas sur son blog autour de Prise de tête : la bande dessinée en ligne doit-elle forcément passer par l’interactivité, comme semble le dire Tony qui y voit le principal apport du numérique à la bande dessinée ? Julien Falgas minimise la place de l’interactivité dans un billet de décembre 2009, ou du moins de l’interactivité ostensible : « La pluralité des interactions possibles et des lectures qui en résultent est l’arbre qui cache la forêt. Lorsqu’on travaille l’interactivité, on est dans la tactique narrative, la mécanique du moteur. Pour se placer à un niveau stratégique, pour mettre l’engin en mouvement, il faut explorer l’hypertextualité et la pluralité des médias. ». L’interactivité est pour lui un moyen plus qu’une fin, un moyen d’enseigner au lecteur une nouvelle forme d electure. Il est vrai qu’une bande dessinée numérique uniquement basée sur la mise en scène de ses propres procédés risque vite d’arriver à certaines limites. Tony tente d’ailleurs de désamorcer ce problème en racontant, à base de pictogrammes, une véritable histoire. Moon fait de même sur son blog qui utilise encore d’autres procédés interactifs. De même que l’OuBaPo est passée du champ de la théorie de la bande dessinée à la pratique créative, on peut espérer que Prise de tête ouvre la voie à d’autres expériences et suggèrent une esthétique nouvelle. On peut espérer également qu’elle apprennent au lecteur de BD en ligne à lire autrement, le familiarisant avec de nouveaux procédés. L’arrivée d’un nouveau média suppose de nouveaux usages dérivant d’usages existant. L’oeuvre de Tony est profondément innovante, trop peut-être pour une bande dessinée numérique qui en est encore à ses balbutiements.

Pour en savoir plus sur l’OuBaPo :
9e art, n°10 (septembre 2003)
Le site de Gilles Ciment où l’on peut lire des strips oubapiens
Pour lire quelques albums oubapiens :
Lewis Trondheim et J-C Menu, Moins d’un quart de seconde pour vivre, L’Association, 1991
Lewis Trondheim, Le Dormeur, Cornélius, 1993 et 2003
François Ayroles, Jean qui rit et Jean qui pleure, L’Association, 1995
Oupus 1 à 4, L’Association, 1997-2005
Etienne Lecroart, Cercle vicieux, L’Association, 2000
Anne Baraou et Vincent Sardon, Coquetèle, L’Association, 2002
François Ayroles, Les parleurs, L’Association, 2003
Etienne Lecroart, Le Cycle, L’Association, 2003
Pour en savoir plus sur la bande dessinée interactive :
Tony, Prise de tête, 2009
Le blog de Moon, autre excellent exemple de BD interactive
Un passionnant article de Julien Falgas sur la bande dessinée interactive : La BD interactive est-elle l’avenir de la bande dessinée ?

Published in: on 9 mars 2010 at 20:56  Laissez un commentaire  

Parcours de blogueur : Wandrille

Il serait injuste de consacrer une série d’articles au monde des blogueurs sans évoquer la figure de Wandrille. Cette injustice est désormais réparée grâce à cet article.

Des Arts décoratifs à l’édition

L’évocation de la carrière de Wandrille, encore toute récente et concentrée dans les années 2000, laisse déjà apparaître son positionnement autant comme auteur et comme éditeur. Sa formation artistique se fait, comme pour beaucoup d’autres dessinateurs, au sein d’une école d’art, l’Ecole Normale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD), dans la section vidéo. Il ne poursuit toutefois pas sur les chemins de l’audiovisuel puisqu’il devient graphiste et illustrateur freelance. Mais pendant et après ses années aux Arts déco, au début des années 2000, d’autres projets l’occupent déjà…
Wandrille se lance très tôt vers l’édition puisque, étant encore aux Arts déco, il fonde en 2002 les éditions Pierre-Papier-Ciseaux qui lui permettent d’autoéditer ses premiers albums. Y participe également Aude Picault, collègue de Wandrille aux Arts Décoratifs, qui publie l’édition originale de Moi je que l’on retrouvera plus tard aux éditions Warum. Les éditions Warum, justement, qu’est-ce donc ? Après cette première expérience encore artisanale dans l’autoédition, Wandrille persiste avec un projet plus durable, les éditions Warum. Il s’associe avec Benoît Preteseille (également rencontré aux Arts déco, il publie des albums mêlant recherches narrative et graphique et références littéraires) pour fonder en 2004 cette maison d’édition qui se fait doucement sa place dans le milieu de l’édition indépendante en s’intéressant de près aux auteurs débutants, en particulier ceux venant de l’autoédition sur Internet. Les éditions Warum ont actuellement à leur catalogue une quarantaine de titres. Wandrille et Benoît Préteseille cherchent à « s’éloigner des codes du genre pour promouvoir avec humour une bande dessinée expérimentale et novatrice » et ajoutent dans leur manifeste : « surtout, ce qui nous branche, c’est la bd qui regarde ailleurs : vers le théâtre ou le spectacle, vers la littérature, vers la science (eh oui, aussi), vers le reste de l’art dans son acception la plus large ». Ils se réclament ainsi de l’esprit exigeant et ouvert des éditeurs indépendants des années 1990 (L’Association, Cornélius, Ego comme X…). L’ambition principale de Wandrille et Benoît Preteseille étant d’affirmer une ligne éditoriale reconnaissable dans un paysage de la bande dessinée parcouru par de petites maisons indépendantes. La création en 2008 du label Vraoum veut ouvrir la maison a un plus large public.
Mais l’important travail d’éditeur (de « découvreur de talents », en quelque sorte) de Wandrille ne l’empêche pas d’être aussi auteur. Outre quelques projets difficilement accessibles actuellement qu’il évoque dans une interview donnée à l’occasion du Festiblog 2006 et qu’il auto-édite aux éditions Pierre-Papier-Ciseaux (Londres 1870 ou L’arbre aux pendus, tous deux tirés à 200 exemplaires, ainsi qu’un premier tome de Seul comme les pierres), je retiens surtout Les Pages Noires qui témoigne dès le départ d’une démarche expérimentale. Il s’agit d’un récit en images réalisé en gravure sur bois, procédé fort peu courant dans la bande dessinée, que Wandrille réalise entre 2003-2004 en marge de son cursus aux Arts déco. L’album met du temps avant d’être édité. Il est d’abord prévu aux éditions Drozophile, maison d’édition genevoise spécialisée dans la réalisation de beaux albums en sérigraphie. Mais il faut attendre 2008 pour que, finalement, Les Pages Noires paraissent en album aux éditions Warum.
Pendant les quatre années qui sépare la réalisation des gravures et l’édition finale des Pages Noires, Internet est intervenu dans la carrière de Wandrille et lui a donné un tournant décisif, aussi bien comme éditeur que comme auteur, puisque ses projets qui vont suivre sont issus du monde des blogs.

Internet comme champ d’expérience, panorama 2005-2010

L’autre grande préoccupation de Wandrille est Internet, et c’est peu dire que, depuis 2005, il se montre très présent sur la toile, en explorant les différentes possibilités qu’elle offre pour un auteur et éditeur.
Commençons par la partie « auteur » : le blogbd est, à défaut d’autre chose, un support d’autopublication idéal. Wandrille s’introduit dans l’univers des blogs en 2005 en publiant des strips destinés à l’origine à sa mailing list d’amis sur son blog intitulé « Au travail ». Ces strips seront publiés par la suite en recueil en trois albums, pour trois saisons d’une même série, Seul comme les pierres. Une quatrième saison existe, qui n’a pas été publiée mais c’est surtout avec une nouvelle série en collaboration avec Marshall Joe que Wandrille retrouve en mars 2009 l’autoédition bloguesque : Fernand l’ours blanc (http://fernandlours.free.fr/index.php). (Marshall Joe est blogueur lui aussi et dessinateur des albums Dérapage comix 1 et 2, Warum, 2007-2008). D’autres supports internets et blogs accueillent les productions de Wandrille : les webzines Grandpapier (http://grandpapier.org/) et Desseins (http://desseins.fanzine.free.fr/).
Mais comme beaucoup, Wandrille utilise aussi le blog en tant qu’espace de communication. Rien d’étonnant à cela, à vrai dire, et son blog principal, Tout est bon dans le cochon (http://wandrille.leroy.free.fr/blog/) lui permet à la fois de publier des planches, croquis, strips, esquisses, et d’informer ses lecteurs de l’évolution de ses différents projets. Rôle premier du blog, créer un lien avec une communauté plus ou moins anonyme de lecteurs, ce que Wandrille se plait à faire en proposant sur son blog de longues réflexions sur la BD, le métier d’éditeur, etc ; des débats qui se prolongent souvent dans les commentaires. Il propage ses réflexions sur le forum La brouette, forum des blogs bd mais aussi dans le fanzine Comix club des éditions Groinge (crée par les auteurs Big Ben et Fafé).
Il ne faudrait pas négliger le rôle de Wandrille auprès des blogueurs bd : il semble que, pour lui, la « blogosphère » soit également une pépinière de talents possibles qu’il entend bien faire connaître au public, et à un public pouvant dépasser le cercle restreint des internautes fan de blogsbd. Le premier de ses projets, sans doute le plus spectaculaire, est Donjon Pirate, dont il me faut brièvement retracer l’histoire. Le site Donjon Pirate est lancé en 2006 et s’adresse surtout aux fans de la série Donjon créée par Lewis Trondheim et Joann Sfar en 1998 et publiée chez Delcourt. Cette série, pour ceux qui ne la connaîtrait pas, se présente comme un univers évolutif d’heroïc-fantasy gigantesque qui peut potentiellement accueillir une infinité d’albums. Un autre principe important est que, si le scénario est toujours assuré par les deux créateurs, le dessin est généralement laissé à d’autres dessinateurs, jeunes ou moins jeunes talents. Elle connaît un grand succès dans les années 2000 et le site Donjon Pirate est une des manifestations de ce succès. J’y viens. Sur Donjon Pirate (http://donjonpirate.canalblog.com/) sont présentées des planches uniques d’albums potentiels qui pourraient rejoindre la série-mère. Comme pour la série Donjon, chaque planche est dessinée par un auteur différent, mais tous les auteurs, des dessinateurs amateurs, restent complètement anonymes, procédé ingénieux faisant planer une sorte de mystère sur Donjon Pirate dont on ne connait pas les véritables fondateurs et auteurs… En janvier 2007, lors du FIBD (alors présidé par Lewis Trondheim, justement), une grande soirée est organisée au cours de laquelle le nom des auteurs sont révélés. Parmi eux, de nombreux blogueurs bd (je cite en vrac, en en oubliant beaucoup, L’Esbroufe, Raphael B, Lune Rousse, M Lechien, Princesse Capiton, Singeon…). Mais la soirée est aussi l’occasion d’apprendre (ce qui m’intéresse plus particulièrement !) que d’une part l’orchestrateur de tout cela est le blogueur Wandrille, et d’autre part que l’un des « pirates », Obion, va reprendre en partie la série Donjon. En 2007-2008 se poursuit une nouvelle saison de Donjon Pirate, avec néanmoins moins de suspens…
L’idée d’utiliser les forces vives de la blogosphère dans un projet commun ambitieux et susceptible de déboucher sur une publication est aussi à l’origine du concours Révélation blog lancé par le même Wandrille en 2008 dont je parle plus en détail dans un précédent article. Ce concours, non seulement permet le renouvellement des générations au sein de la bande dessinée, mais assure aussi aux phénomènes des blogs bd une finalité inédite et assez inattendue qui le sort du simple phénomène de mode passager. Sa position d’éditeur permet évidemment à Wandrille d’assurer lui-même la publication de quelques blogueurs ; citons par exemple Marshall Joe, M Lechien, Gad, Aseyn, Navo qui, directement issus de l’autoédition sur internet, ont pu être édité en format papier aux éditions Warum.

Depuis février 2010, Wandrille tente de rassembler ses multiples espaces sur Internet en un portail commun. Qui s’intéresse au Wandrille-web actuel pourra donc passer par l’agrégateur qui réunit ces trois principaux blogs actuels (http://wandrilleleroy.fr/agregator/). Chacun d’eux développe une des fonctions possibles du blog. On retrouve donc Berliner Mäuler, une galerie de croquis berlinois à la façon d’un carnet de voyage (http://wandrilleleroy.fr/berlin/) (le genre « carnet de croquis » est une pratique extrêmement courante chez les blogueurs bd) ; Toujours un truc a dire est un blog de texte où il entend livrer ses impressions sur des sujets variés, un peu comme sur un blog texte traditionnel, finalement (http://wandrilleleroy.fr/toujoursuntrucadire/) ; enfin, Tout est bon dans le cochon est la version 2.0 de son précédent blog, destiné à accueillir ce qui ne rentre pas dans les deux blogs sus-cités (http://wandrilleleroy.fr/cochon/).

Le dessinateur de l’élite et des gens de bien


La ligne éditoriale des éditions Warum de Benoît Preteseille et Wandrille est la recherche d’une inventivité graphique et narrative qui déborde des frontières de ce qui est traditionnellement considéré comme de la bande dessinée. Cet esprit d’expérimentation et d’innovation constante est une des valeurs du travail de dessinateur et scénariste de Wandrille, un fil récurrent de sa production que je me risquerais à attribuer à une admiration avouée pour les expérimentations de l’OuBaPo et leurs suites éditoriales qui, dans les années 1990 et 2000, ont fait bouger les lignes de la bande dessinée.
En tant que dessinateur, il s’essaye à des styles graphiques très différents, que ce soit sur ses blogs ou dans ses albums. L’originalité des Pages noires, son oeuvre de jeunesse réalisée en 2003-2004 tient à la technique utilisée, la gravure sur bois qui permet des effets de clair-obscurs et dégage les lignes claires des images. Il y raconte le parcours initiatique d’un jeune marin et l’album, en bichromie, possède une certaine force graphique. Sur son blog, il emploie le plus souvent un style animalier, se représentant en cochon, soit à l’encre en noir et blanc, soit en couleurs à l’aquarelle, ou au crayon de couleurs. Mais son style le plus récurrent, peut-être, est un minimalisme qui fait irrésistablement penser aux bonhommes-patates de certains ouvrages de Lewis Trondheim (en particulier Mister 0 (2002) et Mister I (2005) chez Delcourt). Dans sa série Seul comme les pierres, il invente deux personnages, un en forme de pilule et un autre carré et met en scène leurs dialogues dans des décors limités. Ces deux mêmes personnages anonymes reviennent par la suite souvent sur son blog dans d’autres séries de strips comme Space in vadrouille.
Seul comme les pierres ne se limite pas à un réemploi d’un minimalisme qui, depuis plusieurs années, a été exploré par plusieurs auteurs (et notamment avec brio par José Parrondo et Ibn al Rabin qui explorent le pouvoir de synthèse du dessin) ; Wandrille utilise le minimalisme graphique comme support à des séries de dialogues humoristiques et à caractère autobiographique. Dans les trois volumes parus chez Warum et issus de son premier blog, il brode sur trois thèmes, l’illusion amoureuse, le monde du travail et l’amour sur Internet. Au-delà de l’anecdotique, Seul comme les pierres engage une réflexion plus profonde sur l’autobiographie puisque, d’après l’auteur, chacun des deux personnages représente une partie de sa personnalité (l’un est romantique et discret, l’autre égoïste et extraverti) et les postfaces de chacun des albums soulèvent la question de la « vérité » autobiographique. Ainsi explique-t-il non sans second degré, à la fin de Ta gueule de l’emploi : « Il est entendu que les deux personnages principaux représentent deux périodes de ma vie. L’un des deux héros est une réminiscence, pas si lointaine, de l’époque où je cherchais du boulot sans vraiment chercher, tout en cherchant. Mon entrée dans la vie professionnelle est donc personnifiée par le deuxième protagoniste. Jusque-là, c’est facile. Maintenant, l’exercice va être plus délicat. En effet, quoi que cette oeuvre soit entièrement autobiographique et publiée au jour le jour sur mon blog quotidien, toute ressemblance avec des personnes existantes, et plus particulièrement travaillant au jour le jour avec moi, est bien évidemment fortuite. ».
Ce travail sur la difficulté à parler de soi et à rendre publique sa propre personne trouve un écho sur son blog où, au gré de ses textes et de ses dessins, Wandrille se crée un personnage sans nuance : mégalomane, obsédé, élitiste… Et de se poser à nouveau la question du blog bd comme espace de mise en scène d’une personnalité potentielle de l’auteur, comme scène où l’auteur joue un rôle pour son plaisir et celui de ses lecteurs. Rappelons à cet effet que Wandrille s’est aussi intéressée au one-man-show.

L’autre élément essentiel de l’oeuvre de Wandrille est l’esprit de provocation, qui, en réalité, semble simplement découler de cette obsession de l’originalité et de la différence. La provocation, forcément gratuite (une tradition bien ancrée dans la bande dessinée, au moins depuis Hara-Kiri), se voit tout particulièrement dans son travail de scénariste. Dans Seul comme les pierres, l’humour est déjà grinçant. Dans la série Psychanalyse des super-héros (initialement paru chez Pierre-Papier-Ciseaux, elle est redessinée par Reuno pour Warum en 2007) et sa suite Psychanalyse des héros de mangas, il s’agit seulement de se montrer irrespectueux avec des icônes des comics et du manga. Mais un degré supplémentaire est atteint dans la provocation avec Fernand l’ours blanc. Série humoristique racontant les mésaventures d’un ours blanc sur la banquise, elle est dessinée par Marshall Joe. C’est en réalité une farce où l’obsession potache pour le sexe et l’alcool cohabite avec la défense acharnée de la puissance absurde de l’humour de mauvais goût comme arme contre le politiquement correct. L’humour qui y règne est d’ailleurs soit désespérement stupide, soit juste désespéré, je ne parviens pas encore à me décider, à vrai dire…

Bibliographie :
Seul comme les pierres, Warum, 2005-2006 (3 tomes)
Psychanalyse du super héros, Warum, 2007
Les pages noires, Warum, 2008
Psychanalyse du héros de manga des années 80, Warum, 2009
Fernand l’ours blanc, Warum, 2010 (à paraître en avril)

Webographie :

Les sites Wandrille 2010 :
Agrégateur Wandrille 2010
Tout est bon dans le cochon
Toujours un truc à dire
Berliner Mäuler
Fernand l’ours blanc
Anciens sites et références :
Tout est bon dans le cochon
Site officiel
Site des éditions Pierre-Papier-Ciseaux
Site Donjon Pirate 1 et Donjon pirate 2
Site des éditions Warum
Interview festiblog 2006

Published in: on 6 mars 2010 at 19:05  Laissez un commentaire