Phylacterium déménage

Chers lecteurs de Phylacterium,

Comme nous vous l’avions annoncé pendant l’été, le blog Phylacterium se transforme en site. Vous pouvez à présent nous retrouver à l’adresse :

www.phylacterium.fr

Published in: on 15 septembre 2011 at 09:24  Comments (2)  

Avis aux lecteurs de Phylacterium !

Chers lecteurs de Phylacterium, anciens ou nouveaux, fidèles ou de passage, amateurs de lecture numérique ou spécialistes des journaux d’hier… Votre blog de réflexions sur la bande dessinée part en vacances jusqu’au début du mois de septembre. Et il se prépare à quelques changements de cap après deux années d’existence ; des changements qui interviennent tant pour de bonnes que pour de mauvaises raisons.

Je commence par les mauvaises raisons.
Après deux années intenses, votre serviteur, Mr Petch (aussi connu « irl » et à l’état civil sous le nom de Julien Baudry), principal fournisseur pour Phylacterium d’articles à la longueur légendaire, a besoin de faire une pause. Ce n’est pas par manque de motivation, mais par manque de temps, rattrapé que je suis par quelques obligations professionnelles et universitaires. La traduction concrète de ce manque de temps est que la parution d’articles sur Phylacterium s’arrête, du moins dans sa version actuelle qui s’est construite en près de deux années, au gré de mes envies et de mes cogitations de lecteurs.
Certes, je pourrais décider de ralentir le rythme d’écriture, de passer à un article par mois au lieu des deux articles par semaine, rythme auquel je me suis tenu depuis les débuts du blog… Mais il me semble que ce qui fait, pour ses lecteurs, tout l’intérêt de Phylacterium est justement l’ampleur de ses mises à jour, qui est synonyme de variété. Ralentir le rythme me conduirait à choisir entre la bande dessinée numérique et le patrimoine, entre les critiques d’albums et les parcours de blogueurs, et ce sont là des obligations qui me frustreraient profondément.
Plutôt que d’opter pour ce compromis, et pour assurer une seconde vie au blog le temps que mon emploi du temps se calme doucement, nous avons préféré, Antoine Torrens (mon camarade fondateur) et moi, modifier Phylacterium en profondeur, pour qu’il ne meure pas lentement dans les limbes du webinvisible. Le phénix renaît de ses cendres, et c’est parce que survient ce besoin de faire une pause que nous saisissons l’occasion d’améliorer certains points noirs du blog.
En conclusion, la parution d’articles s’interrompt momentanément, et pour une durée indéterminée, mais Phylacterium demeure, dans une nouvelle version qui sera lancée début septembre, si le temps le permet.

Et on en arrive aux bonnes raisons…
Aux débuts de Phylacterium, Antoine et moi n’avions pas la moindre idée de la manière dont le blog évoluerait et du type d’articles qui y serait publié. Le format blog s’est imposé par facilité, comme chez beaucoup d’autres auteurs-internautes. Or, après deux ans, nous en arrivons à constater plusieurs problèmes dans le rapport entre le contenu de Phylacterium et son format. En effet, contrairement à d’autres de nos collègues blogueurs, comme Sébastien Naeco du comptoir de la BD, nous publions peu d’articles d’actualité et davantage de réflexion de fond dont la pertinence n’est pas limitée dans le temps. Mais, comme certains de nos lecteurs l’ont déjà signalé ailleurs, la navigation est peu pratique et la loi du blog est dure : les vieux articles sont noyés dans la masse, condamnés à l’oubli.
A partir de ce constat, il nous a semblé nécessaire de passer du blog au site et de favoriser une lecture de tous les articles selon des dossiers thématiques. Phylacterium deviendra ainsi à la rentrée une sorte de base documentaire, à son échelle modeste mais relativement honorable, des environ 160 articles parus jusqu’à présent. Vous y retrouverez (ou découvrirez) les thèmes explorés de septembre 2009 à juillet 2011 : parcours de blogueurs, bande dessinée et science-fiction, exposer la bande dessinée, histoire de la bande dessinée numérique, etc.
Bien sûr, la parution de nouveaux articles ne s’arrêtera pas complètement ; seulement n’aura-t-elle plus la régularité si ponctuelle que je réussissais à maintenir jusqu’alors. Elle consistera surtout à compléter les dossiers en cours (notamment sur la bande dessinée numérique, un sujet que j’espère bien approfondir), et comportera sans doute des articles publiés simultanément dans du9.org, comme c’est déjà le cas depuis mai.
Dans le fond, l’honnêteté m’oblige à dire que, si nous avons bien en tête la nouvelle forme que prendra Phylacterium en septembre, je n’ai pas la moindre idée de la manière dont va évoluer son contenu. Il n’est pas impossible qu’une rechute miraculeuse finisse par me pousser à la rédaction frénétique d’articles, tout comme il est possible que Phylacterium se fige en son état actuel. Cela évoluera selon les envies des deux fondateurs et des autres contributeurs. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit surtout pas de « fermer » Phylacterium, mais plutôt de nous offrir les meilleures conditions pour pouvoir continuer à y publier quand les temps seront moins durs.
L’amélioration de la navigation dans les articles anciens et nouveaux est aussi là pour répondre à votre éventuelle frustration de ne plus avoir ce rendez-vous régulier et, peut-être, à redécouvrir des articles qui vous auraient échappés. Pour anticiper les nouveautés de la rentrée, je vous invite à aller voir dans l’index des articles, mis à jour pour l’occasion.

Une dernière chose : nous allons prendre un peu de temps cet été pour accomplir la métamorphose de Phylacterium. Si vous avez la moindre suggestion, ou le moindre conseil, n’hésitez pas à nous écrire (phylacterium@hotmail.fr).

Published in: on 24 juillet 2011 at 15:12  Comments (3)  

Poésie et bande dessinée

Published in: on 18 juillet 2011 at 20:54  Comments (2)  

La bande dessinée numérique au défi de la conservation (2)

Cet article m’a été inspiré par un billet de Sébastien Naeco sur son blog le comptoir de la bd. Il s’interrogeait sur les enjeux de la conservation de la bande dessinée numérique. On pourrait considérer la question comme peu importante alors même que le modèle économique est extrêmement mouvant et diversifié. Néanmoins, il est certain qu’un véritable patrimoine graphique est en train de se former et que sa sauvegarde à long terme (c’est-à-dire pour les générations futures) va poser des problèmes. Lors de la table ronde sur la bande dessinée numérique à l’enssib, Catherine Ferreyrolle, de la Cité de la BD, avait donné l’exemple d’un site Internet sur la patrimoine de la bande dessinée qui avait dû disparaître de la toile et qui a été sauvé de justesse.
Le bon côté, c’est que la bande dessinée est loin d’être seule face à ce problème. C’est la création numérique dans son ensemble, en ligne ou hors ligne, qui pose la question de sa conservation. Car je pense avant tout à la bande dessinée numérique native, celle qui n’a aucun équivalent papier (à part peut-être l’original de son créateur). Conserver les documents numériques, c’est autant pour d »éventuels lecteurs du futur curieux de la culture des années 2000 que, à moyen terme, pour les chercheurs susceptibles de travailler sur la bande dessinée numérique. Dans ces deux articles, je vais aborder cette question sous l’angle que je maîtrise le mieux : la conservation institutionnelle par des établissements publics, en l’occurence les bibliothèques (on reste encore symboliquement dans le domaine du livre).
Deux pistes me semblent envisageables pour considérer la conservation institutionnelle de la bande dessinée numérique : la mise en place progressive d’un dépôt légal pour les e-books et le dépôt légal du Web, en fonctionnement en France depuis 2007.

Le dépôt légal du Web français
Le dépôt légal du Web, mis en place à la Bibliothèque nationale de France et à l’Ina depuis 2006-2007, peut être une solution pour la conservation du patrimoine de la bande dessinée numérique, ou au moins de son versant diffusé en ligne, qui représente déjà une part importante. L’idée d’archiver Internet peut paraître absurde. Pourtant, elle est présente depuis longtemps. Le projet le plus ambitieux est celui de l’association Internet Archive qui, dès 1996, commence à archiver les sites web selon un principe de captures à des dates précises. Je vous invite à consulter leur Wayback machine (http://www.archive.org/) qui permet d’accéder à des versions antérieures de sites Internet. Vous verrez que tout est loin d’être parfait dans cet archivage qui 1. capte un nombre limité de site, à une profondeur limitée dans le site et à un nombre limité de dates ; 2. a du mal parfois avec certains formats, notamment les formats image. Mais c’est une première expérience qui a le mérite d’exister, et presque depuis les débuts du Web.

La Wayback machine d'Internet Archive peut vous permettre de visualiser les aspects successifs de sites Internet : ici le vénérable du9.org en 2005.


En quoi consiste le dépôt légal officiel en France ? En 2006, la loi DADVSI met en place les modalités d’un dépôt légal du Web français qui devient opérationnel en 2008 :
La logique n’est pas celle du dépôt volontaire mais de la collecte automatique  : des robots « moissonnent » les sites Internet pour en extraire les données, sans obligation de la part du responsable du site de se signaler. Cependant, un administrateur de site Web peut faire une demande spécifique s’il souhaite être collecté.
La collecte ne se veut pas exhaustive mais « représentative ». Ce qui signifie qu’on procède à deux types de collecte : des collectes « légères », ponctuelles et superficielles sur un grand nombre de sites où l’on ne va pas chercher très profondément ; des collectes « lourdes » ciblées sur un ensemble thématique de sites en nombre réduit, où la captation tend à être complètes sur le sujet donné.
Le périmètre d’action est le suivant : les sites internet en .fr, ainsi que certains sites en .com, .org, .net quand les personnes qui le gèrent sont domiciliées en France. La liste des sites en .fr est maintenue à jour par l’AFNIC. Les intranet, parties privées des réseaux sociaux et messageries personnelles sont bien sûr exclues.
La collecte est partagée entre la Bibliothèque nationale de France et l’Institut national de l’audiovisuel (pour les sites dans la thématique audiovisuel : webtv, sites institutionnel de chaînes, etc.).
A l’heure actuelle, la principale préoccupation est la conservation, pas encore la diffusion. Les sites web archivés depuis 2008 sont consultables à un seul endroit : les salles de recherche de la bibliothèque nationale de France, à Paris, sur un moteur de recherche relativement limité dans ses fonctions pour le moment (ont été versées dans ce moteur de recherche les archives d’Internet Archive depuis 1996 ; de fait, le moteur de recherche ressemble à la Wayback machine). Il y a donc encore du chemin à parcourir pour passer de la conservation à l’accès à ce patrimoine, mais pour le moment, au moins les chercheurs peuvent y accéder. En 2010, une enquête a été réalisée pour savoir les attentes et les usages possibles de ce patrimoine pour le public.
Evidemment, et pour conclure, la principale lacune de cet archivage du Web (dont sont conscients ses responsables) est la contradiction entre la nature de « flux » d’Internet, dont le contenu est sans cesse en mouvement, et la logique de collectes ponctuelles. Cette solution a été choisie comme un compromis technique et économique, ainsi que pour faciliter la consultation du fonds qui peut se faire par dates ciblées. Toutefois, la sélection qui est opérée reste relativement empirique, et obtenir une « représentativité » dans le choix des sites moissonnées est une gageure.

L’intérêt du dépôt légal du Web pour la bande dessinée numérique

Ce que pourrait permettre l'archivage du Web pour la bande dessinée numérique : ici le site Webcomics.fr en 2007 (Internet Archive).


A première vue, le dépôt légal du Web permet de pallier aux problèmes que nous avons vu précédemment à propos d’un dépôt légale « livre ». Il serait plus adapté aux contenus et aux formats web des bandes dessinées numériques pour la simple raison qu’il est adapté pour collecter des formats Web, parmi les plus courants dans la diffusion de bandes dessinées en ligne. Il faut bien imaginer, cependant, que rester sur le dépôt légal du Web serait prendre une voie totalement divergente avec l’équivalent papier de la bande dessinée. Ce qui, dans le fond, ne serait pas une mauvaise chose : exporter les gestes et les techniques du format papier vers le format numérique n’est pas toujours une bonne chose, et peut restreindre la créativité d’une forme d’expression encore neuve.
D’emblée, n’oublions pas que ce dépôt légal du Web est pragmatiquement la modalité de collecte actuelle de la bande dessinée numérique diffusée sur Internet, comme des autres livres numériques. Un exemple est celui des blogs bd : parmi les thématiques choisies pour les collectes « lourdes » en profondeur se trouvait la collecte des sites personnels et de l’écriture de soi. L’objectif de ce thème était naturellement de se pencher sur le problème spécifique des blogs et de leur vitesse de mise à jour. La sélection était réalisée en collaboration avec l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (voir à ce sujet le mémoire de Carole Daffini, Dépôt légal numérique : l’archivage des blogs adolescents, janvier 2011. Or, parmi les choix de sites personnels se trouvaient des blogs bd, dont « Les toujours ouvrables » de Soph’ si ma mémoire est bonne : la mise en place de la collecte a eu lieu en 2007, en pleine mode du blog bd, et cette dimension graphique de l’écriture « extime » avait été prise en compte. Cette sélection thématique est disponible sur les ordinateurs du rez-de-jardin de la BnF c’est-à-dire, là encore, pour les chercheurs. Pour l’instant, nous sommes toujours dans la logique de l’échantillonage, pas de l’exhaustivité de la production.
A titre de comparaison, je signale aussi que, dans le cas du livre électronique, la BnF a conclu en 2009 des accords avec certains éditeurs numériques, dont publie.net, pour avoir accès à leur catalogue d’ouvrages numériques et pouvoir les collecter via le site de l’éditeur, de la même manière que sont collectés les autres contenus web. Toutefois, le marché payant de la bande dessinée numérique native n’est pas encore aussi bien développé que pour le livre numérique. On pourrait toutefois imaginer que Ave!comics ou Thomas Cadène pour les Autres gens donnent leur aval pour une collecte des oeuvres diffusés via leur site par les robots de la BnF. En effet, dans le cas de l’offre payante, l’accès ou le téléchargement sont souvent soumis à des codes et des barrières que les robots ne peuvent pas passer. Quant à savoir si la foisonnante offre de bandes dessinées numériques gratuites est collectée, je ne saurais vous le dire : sans doute une petite partie fait l’objet de collectes ponctuelles à l’heure actuelle.
Parmi les pistes à l’étude à la BnF pour les livres numériques en général, Sophie Derrot proposait dans son mémoire déjà cité dans l’article précédent une collecte ciblée qui supposerait d’établir une liste de sites, en se concentrant sur les plate-formes de diffusion, avec une profondeur de collecte maximale. Cette liste permettrait de rationaliser la collecte et d’avoir une idée précise des oeuvres conservées. Dans cette liste, S. Derrot incluait pour l’offre payante en bande dessinée numérique Digibidi, Ave!comics, Izneo, c’est-à-dire principalement des diffuseurs d’oeuvres numérisées. En farouche militant de la reconnaissance d’une bande dessinée numérique native originale et de qualité, je ne saurais trop conseiller d’étendre cette liste à des éditeurs spécifiques (tels que Foolstrip).

Le choix de l’archivage du Web n’est pas sans poser d’autres problèmes, malgré tout, si on le situe dans le contexte précis de l’histoire du développement de la bande dessinée numérique :
Le principal écueil est qu’il se limite aux oeuvres diffusées en ligne. C’est certes une grosse partie de la production, et, à l’avenir, Internet semble s’imposer comme le moyen de diffusion unique pour les oeuvres numériques.
Beaucoup de webcomics obéissent à une logique de flux, qu’il s’agisse des blogs bd ou des productions de strips (portail Lapin…). Cette particularité risque d’être mal prise en compte dans le cas de collectes ponctuelles.
Il faudra assurer une bonne maîtrise, tant par les robots de collecte que par les interfaces de lecture, des formats images, dont certains formats « animés », qui sont ceux de la bande dessinée numérique. Beaucoup de bandes dessinées numériques sont proposées dans des interfaces de lecture en flash.
Le type de collecte pratiquée dans le cadre du dépôt légal du Web n’isole pas l’entité « oeuvre », il collecte en masse le site qui diffuse les oeuvres, mais sans avoir l’assurance que ces oeuvres sont bien identifiables par leurs métadonnées descriptives (auteur, mots-clés, date, etc.) et donc susceptibles d’être signalées au lecteur avec autant de précisions que dans un catalogue d’ouvrages papier. A terme, il peut y avoir un défaut d’identification claire de la production et des auteurs.
Mais le principal écueil tient selon moins à la focalisation qui est faite actuellement, dans les réflexions menées sur le dépôt légal du livre numérique, sur l’offre payante. Si, dans le cas de la littérature « texte » le défi de rassembler la production auto-éditée et gratuite peut sembler vertigineux tant le texte est le mode d’expression dominant sur Internet, dans le cas de la bande dessinée, il existe des sites bien identifiables qui donnent accès à une partie bien représentative. Surtout, l’accès payant est pour l’instant le mode de diffusion dominant dans la bande dessinée numérique en ligne. L’ignorer conduirait à biaiser la lecture de la production de bandes dessinées numériques que pourront avoir les générations futures. Pour me situer sur le terrain de l’histoire qui est celui où je suis le plus à l’aise, il m’est difficile d’imaginer un « historien » de la bande dessinée qui essaierait de comprendre la production papier sans savoir ce qui se publie en ligne ! Car, à terme, c’est bien là l’objectif principal d’un dépôt légal des oeuvres numériques : permettre aux lecteurs du futur (proche ou lointain) d’avoir un aperçu suffisamment exact du patrimoine du début du XXIe siècle. Le sauvegarder, comme la sauvegarde des premiers livres imprimés nous permet d’avoir accès au savoir et à la création tels qu’ils se diffusaient au XVIe siècle.

Pour conclure ces deux articles, je souhaite insister sur le fait que leur objectif n’était pas d’apporter des solutions (j’en serais bien incapable à ma modeste échelle) mais de présenter les conditions actuelles qui pourraient servir de cadre à une conservation institutionnelle de la production de bandes dessinées numériques. Il me semble important que, d’une part les créateurs, éditeurs et diffuseurs numérique sachent que cette solution existe, et d’autre part que les responsables de la conservation numérique n’oublient pas le champ certes marginal, mais néanmoins important et riche, de la bande dessinée. Ce n’est pas parce que ce secteur prend son temps pour se transformer en une industrie culturelle numérique « modèle » qu’il faut pour autant l’oublier.

Quelques liens sur le dépôt légal du Web :
Une présentation sur le site de la BnF à propos des procédures de dépôt légal des sites web.
Une courte histoire du dépôt légal d’Internet avant sa prise en charge par la BnF en 2007.
Le podcast d’une émission de France Culture dans laquelle Gildas Illien vient parler de l’archivage des « blogs extimes » (février 2011).
Pour en savoir plus sur les aspects techniques, un article de Gildas Illien dans le Bulletin des bibliothèques de France en ligne.

Published in: on 14 juillet 2011 at 18:15  Comments (2)  

La bande dessinée numérique au défi de la conservation (1)

Cet article m’a été inspiré par un billet de Sébastien Naeco sur son blog le comptoir de la bd. Il s’interrogeait sur les enjeux de la conservation de la bande dessinée numérique. On pourrait considérer la question comme peu importante alors même que le modèle économique est extrêmement mouvant et diversifié. Néanmoins, il est certain qu’un véritable patrimoine graphique est en train de se former et que sa sauvegarde à long terme (c’est-à-dire pour les générations futures) va poser des problèmes. Lors de la table ronde sur la bande dessinée numérique à l’enssib, Catherine Ferreyrolle, de la Cité de la BD, avait donné l’exemple d’un site Internet sur la patrimoine de la bande dessinée qui avait dû disparaître de la toile et qui a été sauvé de justesse.
Le bon côté, c’est que la bande dessinée est loin d’être seule face à ce problème. C’est la création numérique dans son ensemble, en ligne ou hors ligne, qui pose la question de sa conservation. Car je pense avant tout à la bande dessinée numérique native, celle qui n’a aucun équivalent papier (à part peut-être l’original de son créateur). Conserver les documents numériques, c’est autant pour d »éventuels lecteurs du futur curieux de la culture des années 2000 que, à moyen terme, pour les chercheurs susceptibles de travailler sur la bande dessinée numérique. Dans ces deux articles, je vais aborder cette question sous l’angle que je maîtrise le mieux : la conservation institutionnelle par des établissements publics, en l’occurence les bibliothèques (on reste encore symboliquement dans le domaine du livre).
Deux pistes me semblent envisageables pour considérer la conservation institutionnelle de la bande dessinée numérique : la mise en place progressive d’un dépôt légal pour les e-books et le dépôt légal du Web, en fonctionnement en France depuis 2007.

Le dépôt légal à l’heure du livre numérique
Institutionnellement, c’est à travers le principe du dépôt légal que s’opère la conservation du patrimoine en France. En 1537, un édit de François Ier ordonne un dépôt de tous les ouvrages imprimés paraissant en France pour former la bibliothèque royale qui deviendra, en 1790, bibliothèque nationale (puis impériale selon les régimes politiques successifs). Depuis lors, il n’a connu d’interruptions qu’entre 1790 et 1793. Au début du XVIe siècle, la première imprimerie apparaît en France en 1470 à la Sorbonne, et c’est l’arrivée en France d’un nouveau support pour la création qui vient s’ajouter au traditionnel manuscrit (et qui mettra du temps avant de s’y substituer réellement). Il est de coutume de comparer l’avènement du numérique avec celui du numérique dans le sens où l’introduction d’un nouveau support va modifier en profondeur les conditions d’accès et de diffusion du savoir et des oeuvres d’art. De mon côté, je vais éviter de trop insister sur cette comparaison, qui n’est pas sans défaut. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est que le pouvoir royal (nous sommes en pleine construction de l’Etat moderne centralisé à la française) finit, au bout de plus de cinquante ans, par se préoccuper de la question de la sauvegarde de toute cette production imprimée d’un genre nouveau. L’enjeu principal est bien sûr de contrôler ce qui s’imprime : la censure s’appliquait alors et les imprimeurs-libraires devaient demander un privilège royal avant de pouvoir publier un ouvrage, ceci aussi pour éviter le plagiat avant l’introduction du droit d’auteur en 1791. Mais, sur le long terme, le sens du dépôt légal a changé. La bibliothèque royale devenue nationale a symboliquement ramené les imprimés déposés à ce titre dans le giron du peuple, et plus seulement du roi. Puis, la liberté d’imprimer octroyée non sans heurts et sursauts durant le XIXe siècle annule le caractère de censure préalable que pouvait avoir le dépôt légal sous l’Ancien régime. De nos jours, le dépôt légal sur les livres imprimés a avant tout comme objectif d’assurer la préservation d’au moins deux exemplaires de tout livre édité en France.
Cela veut-il dire que l’actuelle Bibliothèque nationale de France possède tous les ouvrages parus depuis 1537 ? Non, car l’obligation de dépôt légal a été peu respectée durant les XVIe et XVIIe siècle et les fonds anciens souffrent de lacunes, qui ont cependant pu être résolues par des dons ou des achats postérieurs au sein de la BnF. Il faut attendre le XVIIIe siècle, et plus encore le XIXe siècle, pour que le dépôt éditeur fonctionne efficacement. Il demeure quelques lacunes connues, cependant, en particulier pour la bande dessinée et la littérature pour enfants jusqu’au milieu du XXe siècle, dont les dépôts ne faisaient pas l’objet d’une attention spécifique, ni de la part des éditeurs, ni de la part des dépositaires.
De nos jours, le dépôt légal est défini de la façon suivante sur le site de la BnF : « Le dépôt légal est conçu comme la mémoire du patrimoine culturel diffusé sur le territoire national et englobe donc des œuvres étrangères éditées, produites ou diffusées en France. Institué en 1537 par François Ier, il permet la collecte, la conservation et la consultation de documents de toute nature, afin de constituer une collection de référence, élément essentiel de la mémoire collective du pays. ». C’est bien la notion de « patrimoine », en tant que mémoire collective de la nation, qui est mis en avant comme justification de la collecte. Il possède plusieurs caractéristiques, qui, on va le voir, vont être remise en question avec le numérique :
le dépôt légal vise à l’exhaustivité (c’est tout le patrimoine national que l’on conserve).
le dépôt est obligatoire de la part des éditeurs ; il est la condition pour recevoir un numéro d’identification international dont chaque livre est pourvu (ISBN).
le dépôt légal conserve l’oeuvre en tant qu’objet matériel, ce qui signifie que chaque réédition (pas réimpression) d’un même livre est déposée.
Le second exemplaire du dépôt légal est remis à la bibliothèque municipale d’une ville de la région d’impression.

Dès les XVIIe et XVIIIe siècles, le dépôt légal se voit élargi à d’autres supports que le livre par différents textes législatifs : les estampes, cartes et plans en 1672, la musique imprimée (partitions) en 1714. Puis, à partir du XIXe siècle, l’apparition d’un nouveau support de création entraîne automatiquement une modification du dépôt légal : les lithographies en 1817, la photographie en 1857, les phonogrammes et vidéogrammes en 1925, les films en 1977, l’audiovisuel (radio et télévision), les logiciels et les jeux vidéos en 1992, les chaînes cablées en 2002-2007, le web et les bases de données en 2006. Dans tous les cas cités, il faut compter avec le temps de mise en place efficace du processus de dépôt : les lacunes restent nombreuses et dans certains cas, comme la radio et la télévision, et bien sûr le web, l’idéal d’exhaustivité a été abandonné.
En effet, ces vingt dernières années, le dépôt légal a connu des modifications énormes liées à l’arrivée de nouveaux supports de la culture, dont le numérique. Il est aidé dans sa tâche par l’Institut national de l’audiovisuel qui prend en charge, comme son nom l’indique, le dépôt de la radio et de la télévision, et par le Centre national de la cinématographie pour les films. Mais il est clair qu’avec la multiplication des supports du XXe siècle, l’utopie de vouloir conserver l’intégralité de la culture française prend du plomb dans l’aile. Par exemple, dans le cas de la radio, le dépôt légal n’est instauré qu’en 1992 alors que ce média existe depuis le milieu des années 1920 : avant 1990, les lacunes sont très importantes. Pourtant, tout se passe comme si le système législatif du dépôt légal survivait aux grandes évolutions culturelles.

Quid du « livre numérique », qui nous intéresse plus particulièrement dans la mesure où la bande dessinée appartient au régime du livre et de la presse ? Il faut rappeler ici que le concept est encore récent : on commence à parler de livre numérique (commercialement parlant) dans les années 1990. Or, on l’a vu, l’instauration du dépôt légal a toujours un décalage plus ou moins grand avec l’apparition du support. La BnF en est actuellement au stade de la réflexion, même si un département du dépôt légal numérique a été créé, notamment à la faveur de la loi DADVSI (2006) qui instituait le dépôt légal du Web et, d’une façon générale, des « signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature faisant l’objet d’une communication au public par voie électronique  ». Dans l’état actuel des choses, la collecte des livres numériques n’est envisagée qu’à travers le dépôt légal du Web. Ce qui n’est bien sûr pas réellement satisfaisant dans la mesure où 1. le dépôt légal du Web n’est pas exhaustif 2. une offre de livres nativement numériques et payants commence à se développer, offre à laquelle les robots de collecte du Web n’ont pas accès pour des raisons de codes d’accès et de nécessaires abonnements. De plus, on revient ici sur l’idée que le dépôt est réalisé par les éditeurs : la collecte est à l’initiative de la BnF.
Quelques éditeurs numériques commencent à s’associer à la BnF pour organiser un dépôt légal numérique. C’est notamment le cas de publie.net, la maison d’édition numérique de François Bon, qui est intervenue très tôt pour bénéficier du dépôt légal BnF. Numeriklivres, si je ne me trompe pas, en bénéficie également. Parallèlement, d’autres éditeurs et e-distributeurs se sont rapprochés de la BnF pour rendre disponible leurs ouvrages numériques et en permettre l’accès via Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, et dans les murs de la BnF. Cela ne constitue pas encore un « dépôt légal » officiel, mais l’exploration d’un partenariat entre la BnF et les éditeurs et distributeurs numériques pour trouver de nouvelles solutions. Les éditeurs déposent une copie numérique du livre, que la BnF a pour charge de conserver et d’indexer. En revanche, la question de la consultation par les usagers n’est pas encore complètement réglée : nous sommes surtout dans une phase où on réfléchit à la conservation du patrimoine plus qu’à sa diffusion. Bref, tout cela se met doucement en place, en sachant que la voie de dépôt privilégié reste le dépôt légal du Web, que j’aborderais dans un second article.
Une des solutions envisagées, comme l’explique Sophie Derrot dans son mémoire Quel dépôt légal pour les ebooks ?, est de calquer la procédure de dépôt électronique sur la procédure de dépôt physique : les éditeurs numériques déposeraient individuellement leurs fichiers numériques et recevraient en échange un numéro ISBN d’identification (numéro international remis à tous les livres imprimés dans le monde). Cette procédure permettrait en outre d’améliorer le dépôt des « métadonnées », c’est-à-dire de l’ensemble des données associées à un livre numérique (nom de l’auteur, mots-clés, droits d’auteur associés, conditions d’accès, caractéristiques techniques du fichier…) qui en facilitent le traitement et la gestion par la BnF et sont indispensables pour permettre aux usagers des bibliothèques d’y accéder, via les catalogues, notamment.
Sur la plan purement technique, la BnF commence à mettre en place un circuit de conservation et d’archivage pérenne des données numériques au sein d’un « magasin » appelé SPAR. L’objectif est de préserver sur le long terme l’intégrité des documents numériques (que l’on dit souvent fragiles), et de s’assurer qu’ils soient toujours lisibles dans l’avenir. Ce processus est le même pour les documents numériques natifs et les documents numérisés, en particulier les numérisations de la BnF elle-même. Tout cela pour avoir à l’esprit que la BnF mène une véritable réflexion globale sur l’archivage des documents numériques, en collaboration avec les autres bibliothèques du monde. Pour cette raison, la voie du dépôt légal institutionnel me semble une des meilleures pour assurer la sauvegarde du patrimoine numérique.

Reste la question de la définition du livre numérique, et c’est là que le bât blesse, en particulier pour la bande dessinée. Pour l’instant, la définition du livre numérique retenue par le législateur me semble trop restrictive : « Le dépôt légal concerne les e-books ou livres numériques, termes utilisés pour désigner un objet numérique ressemblant en partie à une monographie imprimée sur papier et diffusé en ligne. ». Présente sur le site de la BnF, cette définition a été confirmée lors de la récente loi sur le prix unique du livre numérique, votée en mai dernier : un livre numérique est un document numérique qui « ressemble » à un livre. Comprendre ici : qui contient une couverture, une table des matières, etc. C’est-à-dire tout le « paratexte » du livre papier tel qu’il s’est défini durant les XVe et XVIe siècle. Cette définition est non seulement restrictive, mais surtout peu engageante pour l’avenir du livre numérique qui risque de s’éloigner de plus en plus de la matrice du papier. C’est particulièrement le cas dans la bande dessinée.

La bande dessinée : quels écueils ?

Quand on regarde l’offre de bandes dessinées numériques, on comprend que cette solution du dépôt légal du livre numérique n’est pas forcément adaptée. Elle l’est dans le cas des bandes dessinées « numérisées ». Izneo fait d’ailleurs partie des éditeurs associés à Gallica. Et une fois de plus, on peut regretter que les oeuvres numérisées fassent l’objet d’un meilleur traitement que les oeuvres nativement numériques.
Ces dernières sont effet loin de toute correspondre à la définition d’un livre numérique telle qu’elle est actuellement établie par la législation française. Et cette remarque nous conduit à une observation intéressante : autant l’offre de livres numériques « textes » s’est développée en suivant le modèle du livre papier, autant l’offre de bandes dessinées numériques n’a pas suivi ce chemin. Dans le premier cas, un rapide tour d’horizon des éditeurs numériques nous montrent en effet que la ressemblance avec le livre papier est recherchée : chez publie.net ou numeriklivres, le livre numérique que vous téléchargez possède une couverture, une table des matières le cas échéant, une division en page est même prévue si vous le téléchargez au format pdf. Dans le second cas, certains éditeurs numériques de bande dessinée ont choisi une piste identique en concevant des interfaces de lecture qui conservent l’aspect de la bande dessinée papier, notamment dans le format de la page ou du strip : c’est le cas des albums que l’on trouve sur Foolstrip, Manolosanctis et 8comix. Les oeuvres présentes sur ces sites pourraient faire l’objet d’un dépôt légal du livre numérique « traditionnel », par leur ressemblance avec le livre papier. Cela interviendrait sous la forme d’un fichier numérique contenant l’oeuvre dans son intégralité.
En revanche, certaines bandes dessinées nativement numériques n’ont fait que s’éloigner de leur modèle papier. Prenons quelques exemples. Les autres gens n’a que peu à voir avec un livre. D’une part, chaque épisode ne constitue pas un « fichier » individuel identifiable, le principe même de ce projet étant d’être une publication potentiellement « infinie ». D’autre part, le système de la page se trouve complètement éclatée. Cette observation vaut aussi pour les publications d’Ave!comics (Bludzee, Seoul district) pour supports mobiles : la réflexion même de cette maison d’édition est d’adapter la lecture numérique à un support différent, et cela passe par le refus des codes traditionnels de la bande dessinée papier. Si l’on se tourne vers quelques publications gratuites, des problèmes de définition se posent également. Prise de tête de Tony emprunte autant aux formes du jeu vidéo qu’à celui de la bande dessinée. Enfin, le développement du Turbomedia, dans des oeuvres tels que Opération cocteau pussy de Fred Boot regarde plutôt du côté de l’animation graphique.
Surtout, on comprend que considérer la bande dessinée numérique seulement à l’aune du « livre » serait passer à côté du gros de la production de webcomics et de blogs bd français. Dans tous ces exemples, l’enjeu du format est crucial. Dans la production papier, livre texte et livre image sont imprimés sur le même papier. Mais dans le cas du numérique, le texte et l’image font l’objet de formats numériques encore différents (qui tendent peut-être à converger, toutefois) qu’il faut prendre en compte pour la conservation. Dans le cas de beaucoup d’oeuvres citées plus haut, ce sont des formats Web qui dominent pour diffuser de l’image.

Enfin, le dépôt légal de la bande dessinée numérique en tant que livre numérique pourrait poser un autre problème, logistique cette fois. En effet, depuis 1984, le dépôt légal de la bande dessinée est partagé par la Cité de la bande dessinée et de l’image qui est « pôle associé » de la BnF pour le dépôt légal, ce qui signifie qu’elle reçoit le second exemplaire des bandes dessinées déposées au titre du dépôt légal. C’est à la bibliothèque de la CIBDI que revient la mission spécifique de conserver le patrimoine de la bande dessinée française pour constituer ce qu’on appelle le « fonds patrimonial ». Ce fonds a une valeur exhaustive ; il est censé constituer la mémoire de la bande dessinée. Or, l’équipe et les moyens de la CIBDI sont relativement réduits et la gestion du patrimoine numérique de la bande dessinée demanderait un investissement très important.
Il faut aussi penser en terme de consultation : déposer les bandes dessinées numériques, c’est bien. Mais encore faut-il en donner accès au public. C’est le second versant du dépôt légal, en sachant que le régime actuel des collections du dépôt légal à la BnF est celui d’un accès restreint pour les chercheurs et personnes accréditées par la BnF, non par le grand public, qui n’a pas accès à l’intégralité des collections (quel que soit leur support) mais seulement à une partie. Les modalités de consultation sont à penser et, dans le cas de la bande dessinée, la complexité des formats peut poser problème. Dans le cas du livre numérique « texte », les formats pdf et epub tendent à se développer. Mais beaucoup de bandes dessinées numériques se retrouvent dans des formats flash, notamment pour des questions d’interactivité et d’animation.

Le dépôt légal des bandes dessinées numériques pose des problèmes importants qui interrogent sur la possibilité de conserver ce qui appartient désormais au patrimoine de la bande dessinée. Parce qu’elle tend à se différencier nettement des formats papier, la bande dessinée numérique n’est pas forcément un objet idéal pour un dépôt légal du livre numérique encore en gestation. La meilleure façon de capter son patrimoine semble toutefois être du côté du dépôt légal du Web, dans le mesure où ce dernier n’est pas restreint par la définition du « livre numérique ». C’est cette solution que j’examinerais dans mon prochain article.

Pour en savoir plus :
Page de la BnF consacrée au dépôt légal
Les réflexions sur le livre numérique proviennent du mémoire de Sophie Derrot, Quel dépôt légal pour les e-books ?, enssib, 2011.

Published in: on 9 juillet 2011 at 23:10  Comments (1)  

Le Chat du Rabbin de Joann Sfar, de la BD au film

En 2002 sort chez Dargaud le premier volume du Chat du rabbin, et c’est le succès pour cette bande dessinée dont le personnage principal, un chat, habite la Casbah d’Alger chez son maître, le rabbin Abraham Sfar. Après avoir avalé le perroquet de la maison, le chat se met à parler et réclame sa bar-mitsva, la cérémonie réservée aux garçons juifs ayant atteint la puberté. Il faut dire qu’en plus d’être un vrai chat qui court après les souris, apprécie le poisson cru et ne dédaigne pas une chatte en chaleur s’il la rencontre la nuit sur les toits d’Alger, c’est un chat philosophe voire théologien, jamais en reste lorsqu’il s’agit de faire une remarque sur les hommes ou les dieux, et les rapports qu’ils entretiennent.

Le chat du rabbin, vol. 1 (© Joann Sfar)

Son point de vue était celui de la BD, et maintenant c’est celui du film sorti récemment et qui rassemble des éléments de trois des cinq volumes. Le film porte le même titre, il dure 1h40 et Joann Sfar s’est associé à Antoine Delesvaux pour la réalisation et à Sandrina Jardel pour le scénario. Il ouvre sur un décor de zelliges, ces carreaux vernissés, à motif abstraits, qui décorent les maisons orientales. La musique originale d’Olivier Daviaud donne le ton. Très vite aussi on voit la ville d’Alger dans les années 20, et on la reverra plusieurs fois dans le film, toute de ruelles tortueuses et pentues rendues dans une dominante ocre (tous les ocres) sur fond bleu. Un bleu plus sombre domine les scènes nocturnes en ville, dans la campagne, le désert, tant dans l’œuvre papier que dans l’œuvre cinématographique. On voit aussi le port d’Alger en pleine activité. Le dessin est particulièrement soigné, très en relief même dans la version 2D et l’on se souvient de la dédicace du premier volume de la BD : « un hommage à tous les peintres d’Alger au XXe siècle ». Joann Sfar reconnaissait sa dette envers les orientalistes modernes dans leur diversité.
La sensualité de la ville est aussi celle de la fille du rabbin, qui répond toujours au doux nom de Zlabya et qui reçoit les attentions du chat. Zlabya est confinée à la maison ou à l’espace de la terrasse. Ce sont de fort beaux endroits, la maison pour son architecture et sa décoration orientale, la terrasse pour le paysage urbain qu’elle permet. C’est toutefois un monde de l’enfermement qui ne dit pas son nom. Le film ne revient pas sur ce choix.

Le chat du rabbin, vol. 1 (© Joann Sfar)

La langue que l’on parle dans l’Alger de ces années-là charme l’oreille. On connaît les modifications grammaticales qu’apportent les Russes au français. à commencer par l’élision de l’article et la mise à mal des prépositions ; le jeune homme dit dans le volume 5 : « Apprends-moi dire amour sans faire rire toi ». On connaît moins le français que parlaient en Afrique du Nord ceux, l’immense majorité de la population, y compris chez les non musulmans, qui n’étaient pas Français de souche, comme l’on disait. Joann Sfar a retrouvé cette syntaxe authentique des juifs d’Afrique du Nord, encore qu’il évite de donner dans le folklorisme, et qu’il fasse souvent parler les personnages, par le biais du chat, au discours indirect, tout autant dans le film que dans la BD. Le pronom de reprise est fréquent : « Raymond Rebibo, il va pas renier le nom de ses ancêtres, va ! » (vol. 3), ou encore, dans le film, « Ma fille, elle aime mon café ». Enfin, le pronom relatif connaît un usage simplifié : « le Malka des lions regarde les gens d’une façon qu’on n’a pas envie de lui dire non », se permet le chat dans le volume 2. C’est cette même syntaxe que l’on trouve dans le film. Quant à l’hébreu, que l’on retrouvera plus loin dans cet article, il n’apparaît que dans les interjections et les apostrophes. Cette diversité linguistique se prête bien à la mise en scène cinématographique et donne du sel à pas mal de scènes. Et c’est pourtant ici que le bât blesse : puisque le film est parlant, les personnages sont bien sûr doublés. Pour le rabbin Abraham, Maurice Bénichou fait merveille, de même que Mohammed Fellag pour le cheikh ou Jean-Pierre Kalfon pour le Malka. Mais Hafsia Herzi, avec son accent des banlieues, ne convient pas bien à Zlabya, à moins qu’il ne faille voir là un clin d’œil procédant du trop plein de bonnes intentions caractérisant ce film.
Dans le film, seuls les volumes 1, 2 et 5 ont été utilisés. Pour le volume 4, il semblerait que ce soit le caractère parfois mélancolique des dialogues qui ait dissuadé les réalisateurs : on y parlait de la vie et de la mort, de l’étude et de la guerre et de l’éventualité d’avoir une terre à soi.
Le volume 3 qui voit le rabbin, sa fille, son gendre, et son chat bien sûr, se rendre à Paris n’a pas été retenu par les scénaristes. Il est, de façon intéressante, intitulé « L’exode » et contient une méditation sur le regard que les Parisiens pouvaient porter sur le monde nord africain. On comprend que les volumes choisis contenaient largement assez de matière. Les autres pourraient servir d’ailleurs à la réalisation d’autres films, le 4 plus poétique, inspiré par le Malka des lions et ses contes, le 3 plus polémique.
Le monde du Chat du rabbin est riche du caractère cosmopolite et plurilinguistique de l’Algérie des années 1920 mais aussi des déplacements de ses personnages. Il y a de petits et de grands voyages ; le petit est celui que fait Abraham quand il va à la rencontre du cheikh Mohammed Sfar (eh, lui aussi s’appelle Sfar, et il est musicien, comme Joann Sfar), son frère et son maître en sagesse.
Les héros connaissent des épreuves, telle celle de la dictée en français qu’impose le Consistoire de Paris au rabbin Sfar, à lui qui, comme dit son chat, fait faire « la prière en hébreu à des juifs qui parlent arabe ». Cet épisode donne l’occasion à Joann Sfar de sortir des constructions orientales pour entrer dans le monde très reconnaissable, et architecturalement différent, des écoles de la République. Autre aventure, celle où les principaux personnages masculins partent à la recherche de la Jérusalem d’Afrique, ce qui permet à Sfar non seulement de contenter les amateurs d’histoire de l’automobile puisque les voyageurs utilisent un véhicule et le guide de la croisière Citroën, mais aussi, au moment où ils traversent le Congo, de citer Hergé : le désert est bien celui que traverse le journaliste, jeune homme terriblement guindé et condescendant, pâle comme un mirage, et parlant avec l’accent belge. Le célèbre série en devient un objet un brin ringard.
Le contenu idéologique de l’ensemble des volumes est complexe. On y trouve une réflexion sur la norme à travers les discussions théologiques ou les moments de transgression. On notera que c’est une affaire d’hommes, et de chat : la fille du rabbin, affectueuse, belle et attirante, ne rêve que de bonheur amoureux. On trouve dans ces discussions le désir que rien ne change et l’espoir du changement, dans un univers menacé de partout : par le modernisme, par la montée de l’antisémitisme, par le fanatisme des uns et des autres. Se dégage de ceci, plusieurs fois, la question d’Israël, dans une sorte de mouvement rétrospectif puisque le bédéiste Sfar connaît l’histoire telle qu’elle s’est déroulée des années 20 à nos jours. Celle-ci apparaît lorsqu’il s’agit du statut de l’hébreu. Le rabbin dit : « Ma fille, ça ne se parle pas l’hébreu … c’est juste pour faire les prières» (vol. 5, et dans le film). Quant à la recherche de la Jérusalem d’Afrique, elle permet de poser la question d’une terre pour les juifs, allusion sans l’être à Israël. Joann Sfar semble n’avoir pas voulu s’engager dans un débat politique particulièrement brûlant, pour la nommer la question israélo-palestinienne ; il l’a fait il y a quelques années et cela lui lui a valu des critiques. On entend cependant le jeune disciple du rabbin s’enthousiasmer au début du film pour « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » formule qui apparaissait dans le vol. 5 et qui concerne la Jérusalem d’Afrique. Apparaît en contre-point la question de l’intolérance des religions, tant pour les tribus chrétiennes d’Éthiopie que pour les tribus musulmanes du désert. « Dommage, dit le film, que Dieu laisse parler tant d’ignorants en son nom. »
La communauté juive pour sa part est montrée comme un univers modeste, chaleureux et un peu querelleur. Elle reçoit des visiteurs qui apparaissent comme des marginaux : le jeune rabbin venu de Paris, tout empreint de raideur, et surtout le cousin Malka dont le lion n’est pas bien effrayant et qui surtout, dans le livre 4, se révèle merveilleux conteur et poète. Le visiteur important dans le film est le jeune Juif russe qui n’apparaissait que dans le volume 5. Sa personnalité, son statut d’artiste, son langage et sa spontanéité amoureuse apportent beaucoup de fraîcheur aux aventures. Sa présence permet également, en ajoutant aux airs orientaux des mélodies du monde ashkénaze, de donner une belle coloration musicale au film.
La volonté de consensus amène par moments le propos à devenir lénifiant. Une place à part doit ainsi être faite aux Français de souche, les Juifs étaient devenus français avec le décret Crémieux un demi siècle plus tôt. Le film a gardé la scène de la BD où le rabbin est expulsé d’un café ; il n’a pas retenu celle, très dure mais non moins historique, où le maire raciste d’Oran s’exprime devant public exalté.
Ne boudons toutefois pas notre plaisir. Peut-être Sfar a-t-il voulu présenter une jolie fable accessible à tous les publics. Cette œuvre cinématographique est charmante et le dessin rend très bien compte de la fascination exercée par la vieille ville d’Alger, d’un monde gens pas très riches mais chaleureux, conscients d’être regardés comme des étrangers dans leur propre pays mais qui n’en perdent pas leur humour pour autant. La bande originale, de la ballade orientale à la musique klezmer, se veut populaire et enchante le film ; le choix d’Enrico Macias, à la fin du film, pour une chanson en plusieurs langues successives, semble aller dans ce sens.
Sfar a manifestement voulu, dans le film comme auparavant dans la BD, évoquer de façon nostalgique l’Afrique du Nord d’autrefois, la culture sépharade que défendait Georges Moustaki dans la préface du vol. 3, le monde qu’ont connu ses ancêtres où Juifs et Arabes ne vivaient pas forcément en bonne intelligence mais au moins cohabitaient de façon globalement pacifique dans le partage de la beauté du monde.

Anne-Marie Montebello

Le chat du rabbin, le film (© Joann Sfar et Antoine Delesvaux)

Published in: on 5 juillet 2011 at 09:44  Comments (1)  

Amour, passion et CX diesel de James, Fabcaro et Bengrrr : le feuilleton en parodie

J’ai souhaité m’arrêter sur une sortie assez récente (mars 2011), Amour, passion et CX diesel, du trio James, Fabcaro et Bengrrr, publié chez Fluide Glacial. D’apparence anodine, cet album nous entraîne dans l’univers de la parodie, ici visant les si fameux soap opera qui fleurirent à la télévision dans les années 1970-1980, tels que Amour, gloire et beauté auquel le titre fait explicitement référence. Parodie graphique d’un objet télévisuel, c’est parce qu’il nous parle des représentations de ce qui est généralement considéré comme un « produit » populaire qu’il m’intéresse. Car il me permet d’exhumer un classique de la bande dessinée des années 1960 qui porte le même regard décalé sur les inimitables romans-feuilleton du XIXe : Blanche Epiphanie, de Jacques Lob et Georges Pichard. Par lequel je commence…

Blanche Epiphanie ou la fascination du roman-feuilleton populaire
Jacques Lob et Georges Pichard commencent leur collaboration en 1964 en imaginant la série Ténébrax, le premier au scénario et le second au dessin. Cette série contient déjà les ingrédients de Blanche Epiphanie, tant dans ses thèmes que dans ses modalités de parution. En effet, Ténébrax paraît dans Chouchou, une tentative éphémère, mais restée dans les mémoires, de lancer un périodique pour adultes entièrement composé de bandes dessinées. Chouchou s’interrompt au dixième numéro, mais Ténébrax renaît en Italie dans le magazine Linus. En 1967, c’est dans V magazine, une revue de charme (où naîtra également Barbarella de Jean-Claude Forest) que le duo entreprend Blanche Epiphanie. Cette série connaît un destin proche de Ténébrax puisqu’elle sera publiée successivement dans Linus en Italie, dans Valentina en Allemagne, avant d’être reprise en France dans France-Soir puis dans Métal Hurlant à la fin des années 1970. Durant les années 1970, différentes maisons d’éditions publieront successivement les aventures de Blanche Epiphanie : SERG, éditions du Fromage, les Humanoïdes associés, Dargaud, Dominique Leroy. Plus récemment, l’intégrale de la série est rééditée aux éditions La Musardine, où l’on peut actuellement la trouver.
Pour ce qui est des thèmes, les deux récits s’inspirent de la littérature populaire du XIXe siècle. Mais là où Ténébrax, avec son héros mégalomane partant à la conquête du monde avec une armée de rats mutants, portait un délire encore assez proche de la science-fiction moderne, Blanche Epiphanie s’enfonce encore davantage dans la nostalgie dix-neuvièmiste. L’intrigue se situe dans ce qui ressemble à un XIXe siècle mal défini et tourne autour de l’héroïne éponyme, jeune orpheline blonde et plantureuse mais aussi terriblement naïve, convoitée par tous les hommes qu’elle croise. D’abord porteuse de chèque pour l’ignoble banquier Adolphus, elle parcourt le monde de Paris jusqu’aux Amériques en passant par l’Orient mystérieux et manque de se faire violer à chacune de ses destinations. Seuls la sauvent, à chaque fois, les interventions héroïques de Défendar, un justicier timide et maladroit. Chaque nouvel épisode de Blanche Epiphanie est l’occasion d’une nouvelle péripétie qui plonge l’orpheline dans une situation à même de faire jouer son terrible destin : tantôt prisonnière d’un harem, tantôt envoyée dans un bordel de province, tantôt vendue sur le marché aux esclaves d’une ville d’Orient… Mais systématiquement, une péripétie supplémentaire lui permet de rester vierge, leitmotiv de la série.
Tout cela, bien entendu, est à prendre au second degré, et c’est là que la parodie intervient car le schéma narratif, en apparence absurde, fait simplement référence aux codes du roman-feuilleton populaire du XIXe siècle. Ce type de littérature se développe autour de 1830-1860, au moment où une presse à gros tirage et à bas prix apparaît en France et diffuse des romans-feuilletons par épisodes, qui sont ensuite publiés en fascicule dans des éditions tout aussi peu chères, généralement destinées à un public peu cultivé (quoique rien n’indique qu’il s’agisse du seul public !). Vite écrits pour durer le plus longtemps possible et tenir en haleine des lecteurs contraints par leur curiosité à acheter le prochain numéro, ils se basent sur des procédés de suspens et de péripéties incessantes souvent inspirées des faits divers, pendants journalistiques « non-fictionnels » du roman-feuilleton, dont l’essor date des mêmes années. L’essentiel est de divertir le public, avec tous les artifices possibles. Si Eugène Sue est généralement considéré comme le « père » du roman-feuilleton avec ses Mystères de Paris (1842), où il développe déjà des archétypes récurrents (on se situe ici dans une littérature fonctionnant sur l’identification simple d’archétypes sociaux : le bourgeois, la pauvre innocente, le jeune romantique, le bagnard mystérieux, la beauté froide et mauvaise), Blanche Epiphanie est plus proche des déclinaisons que le roman-feuilleton connaît dans les années 1880-1900. A cette date, les journaux tirent à un nombre d’exemplaires jamais atteint (et jamais atteint depuis non plus), les prix du livre ont encore baissé, et des auteurs comme Xavier de Montépin, Jules Mary, Georges Ohnet accentuent encore les effets mélodramatiques des romans-feuilletons. Ils donnent naissance à une déclinaison spécifique, à côté de romans d’aventure, de romans exotiques, de romans policiers : le « roman de la victime », qui se concentre sur une victime innocente (victime de crimes ou d’erreurs judiciaires) et mêle au drame social à la Eugène Sue des éléments de suspens et des effets de peur venus du roman policier. Une fois de plus, c’est l’explosion du genre journalistique du faits divers qui nourrit cette littérature.
A noter en conclusion une certaine proximité entre la bédéphilie des années 1960 et les amateurs de littérature populaire ancienne. Francis Lacassin, par exemple, s’intéresse à ces deux objets littéraires alors largement déconsidérés. Ceci peut expliquer le choix de ce thème dans le contexte de cette décennie, pour viser un public adulte amateur de bande dessinée.

Dans Blanche Epiphanie, les auteurs construisent leur intrigue en s’inspirant de cette littérature populaire de la Belle Epoque : Blanche est une innocente accusée à tort, comme l’héroïne de La porteuse de pain, roman le plus célèbre de Xavier de Montépin (auteur explicitement cité dans la préface de Jean-Pierre Donnet des éditions du SERG). Mais l’humour parodique, qui suggère au lecteur une interprétation décalée de l’histoire, tient au procédé d’exagération fonctionnant de manière ininterrompu. Il intervient dans le récit, en rapport avec le corpus des romans populaires, à deux niveaux.
Il y a d’abord exagération des principes mêmes du mélodrame : le pathétique, le poids du destin, les archétypes moraux, le sacrifice à la vraisemblance. Blanche, par exemple, garde sa naïveté même dans les situations les plus invraisemblables alors que son pire ennemi, le banquier Adolphus, est le stéréotype du méchant bourgeois exploitant ses pauvres employés. Ce qui était un schéma narratif « sérieux » censé effrayer le lecteur devient le mécanisme idéal d’un comique de répétition. L’exemple le plus frappant étant le fait qu’à chaque épisode Blanche se trouve déshabillée, que ce soit par un être humain ou par n’importe quel autre aléas de son environnement, et dévoile ainsi de larges parties de son anatomie.
Mais l’exagération la plus efficace est sûrement le recours à toutes les déclinaisons du roman-feuilleton. Si le point de départ est bien le roman dramatique dit « de la victime », Lob ajoute dans son scénario des motifs issus du roman policier (le justicier masqué Défendar rappelle le Judex d’Arthur Bernède, rendu célèbre au cinéma en 1917 par Louis Feuillade), du roman d’aventures (Blanche et son justicier voyagent à travers le monde), du roman exotique (Blanche se retrouve dans l’univers des harems et de la traite des blanches, thématiques récurrentes de romans populaires à tendance érotique jouant sur l’orientalisme) et, bien sûr, la littérature érotique. Avec cette superposition de genres qui, d’habitude, ne se rencontrent pas de façon aussi complère, on frôle l’accumulation, autre effet comique diablement efficace.
Une dernière chose mérite cependant qu’on s’y arrête : l’ambiguïté de l’érotisme dans Blanche Epiphanie est le reflet de l’ambiguïté des auteurs face au genre qu’ils parodient. Pour reprendre un commentaire d’Harry Morgan : « Le feuilleton du martyre féminin est détourné, puisque les auteurs rendent explicite le fait que les malheurs de Blanche Épiphanie intéressent surtout le cochon qui sommeille en tout lecteur. Quant au dessin de Pichard, il est foncièrement libidineux. ». Deux interprétations de l’érotisme outrancier de la série sont possibles : s’agit-il d’un simple procédé parodique visant à moquer les sous-entendus libidinaux du roman-feuilleton du XIXe siècle, ou d’une manière de représenter le plus de formes féminines possibles (la parution dans V Magazine penchant plus nettement du second côté) ? Quand un encadré nous annonce à l’entrée de Blanche dans un bordel « Le lecteur très averti aura déjà deviné l’effroyable situation de notre héroïne, perdue dans l’un de ces lieux sinistres que la décence nous interdit de nommer », il fait preuve de la même hypocrisie complice que les auteurs, rendant par là complémentaires les deux interprétations. En ce sens, Blanche Epiphanie est une parodie assez subtile qui mêle premier et second degré, décalage humoristique et hommage nostalgique à son modèle passé (Pour aller plus loin sur Georges Pichard, la revue Bananas lui a consacré un dossier dans son numéro 3 de janvier 2011, qui marque le retour de cette revue d’étude menée par Evariste Blanchet.).

Amour, passion et CX Diesel ou le destin du soap opera
Dans le tout récent Amour, passion et CX diesel, James au dessin et Fabcaro au scénario s’inscrivent dans cette même lignée de la parodie de genre populaire, mais tranchent plus franchement (et en cela moins subtilement) vers le second degré et le décalage pour provoquer l’humour. Cette histoire paraît dans Fluide Glacial (on sait l’attachement presque originelle de ce titre à la parodie) de novembre 2010 à février 2011 avant d’être publié en mars 2011 dans un album chez le même éditeur. Il s’agit de la première collaboration des deux auteurs, et on retrouve le style animalier de James.
Nous sommes en 2011 et les représentations ont changé : le roman-feuilleton a perdu son impact à mesure du déclin de son support, la presse, mais a trouvé une succession dans le nouveau média de la culture de masse : la télévision. C’est le genre télévisuel du soap opera que les deux dessinateurs de Fluide Glacial tournent en dérision. Le soap opera peut effectivement être vu comme un héritier du roman-feuilleton. Il partage avec lui deux caractéristiques essentielles. Profondément lié à une diffusion de masse, il est destiné à un public surtout intéressé par le divertissement. La fidélisation de ce public s’obtient par des techniques narratives fondées sur le suspens (cliffhanger, personnages récurrents, retournements de situations…), des personnages stéréotypés, et sur une intrigue potentiellement infinie. Il s’en distingue toutefois par sa manière de mếler les intrigues parallèles, ce qui permet de satisfaire une des intrigues tout en en poursuivant une seconde ; cette caractéristique, également liée au besoin de fidéliser, est moins présente dans le roman-feuilleton, quoique Les mystères de Paris en fassent usage. Le soap opera se développe à la télévision aux Etats-Unis et au Royaume-Uni à partir des années 1950. La plupart des séries télévisées ayant rencontré un succès en France (et dont nos auteurs ont pu s’inspirer) datent des années 1970-1980 : Des jours et des vies, Amour, Gloire et Beauté, les Feux de l’Amour, Santa Barbara

Amour, passion et CD diesel s’emploie naturellement à immortaliser les tics narratifs du soap opera. Il raconte une histoire de famille, celle des Gonzales : Harold Gonzales, le père, va bientôt mourir et ses quatre enfants (Brandon, Bill, Pamela et Jean-Mortens) convoitent sa CX diesel. Qui va en hériter ? A la façon des dialogues incessants entre protagonistes, chaque strip soulève une nouvelle péripétie : enfant illégitime, coucheries, révélations fracassantes…
Mais la parodie repose ici plus directement sur un décalage burlesque,c ‘est-à-dire un changement de registre par rapport à l’objet parodié. Dans les soap operas, les intrigues sont mélodramatisées au possible, et se veulent, au moins en apparence, parfaitement sérieuses. Dans Amour, passion et CX Diesel, Fabcaro et James transpose le glorieux univers américain des séries télévisées dans une famille française, dès le titre, puisque la « CX diesel » sonne comme la marque piteuse d’une ambition qui détonne avec celle des héros américains, souvent de richissimes propriétaires. Là où la famille Forrester d’Amour, Gloire et Beauté dirige une grande marque de haute couture, Brandon Gonzales d’Amour, passion et CX diesel est le gérant d’un night club minable et le reste de la famille est globalement un groupe de losers idiots. Là où Blanche Epiphanie se situait presque dans le domaine de l’hommage amusé, Amour, passion et CX diesel est beaucoup plus critique. A moins de l’interpréter comme un hommage à ceux des spectateurs de soap opera qui les regardent pour s’en moquer, ce qui, après tout, est un usage possible.
Là où cette oeuvre diffère un peu de Blanche Epiphanie, c’est que la parodie n’est pas son seul objectif. L’humour ne vient pas que des références à l’objet parodié, il peut apparaître de lui-même, et le décalage est aussi là pour se moquer de notre société contemporaine, de son vocabulaire par exemple (« développeur de projets », « éco-responsable »). Cette dérision du quotidien, ce sont des terrains sur lesquels James et Fabcaro se sont déjà aventurés dans d’autres albums. Et un lecteur avisé retrouvera même quelques allusions au milieu professionnel de la bande dessinée, un des thèmes récurrents de James sur son blog, notamment (voir à ce propos mon Parcours de blogueur qui lui est consacré). La parodie, ici, est davantage un décor qu’une finalité.

De quelques procédés parodiques appliqués à la nostalgie du feuilleton
La récente exposition Parodies du CIBDI et son catalogue exploraient les tenants et aboutissants de la parodie en bande dessinée, rappelant à quel point cette modalité humoristique est une part importante de la bande dessinée humoristique. Fluide Glacial en fut d’ailleurs l’un des moteurs. D’autre part, Thierry Groensteen soulignait dans le catalogue l’importance de la littérature de genre comme objet à parodier : « En plus d’être un répertoire de thèmes, de situations, d’emplois archétypes, un genre à la particularité de fonctionner selon une « règle du jeu » implicite. (…) En règle générale, le parodiste borde des variations sur les ingrédients typiques et les clichés du genre ; quant à la règle du jeu, il la bafoue ou, au contraire, l’exacerbe, la porte à un degré d’absurdité. ». Ce sont ces techniques de réappropriation des codes narratifs du feuilleton populaire que nous avons vu dans Blanche Epiphanie et Amour, passion et CX diesel.
Il est aussi amusant de constater que, consciemment ou non, ces deux histoires copient le feuilleton jusque dans leurs modes de diffusion… en feuilleton. On a en effet tendance à oublier que la diffusion périodique existe encore dans la bande dessinée et qu’elle a son importance. Mais, qu’il s’agisse de Blanche Epiphanie dans V Magazine en 1967 ou d’Amour, passion et CX diesel dans Fluide Glacial en 2010-2011, les deux oeuvres ont été conçues pour une diffusion en feuilleton à suivre. Cela se ressent dans leur construction même, qui imite d’autant mieux le genre parodié. Dans Blanche Epiphanie, des encarts de textes débutent et terminent les épisodes, où le narrateur facétieux réintroduit le suspens à la manière du roman-feuilleton : « Allons-nous assister au triomphe d’Adolphus ? Le crime va-t-il bafouer la vertu ? ». Si, dans la version en album, ces encarts demeurent folklorique, comme une concession au genre, ils prennent une vraie importance quand on sait que la série a été diffusée par épisodes. Le mimétisme n’en est que meilleur. Ces procédés sont moins flagrants dans la version album d’Amour, passion et CX diesel, même si le découpage feuilletonesque a conduit à des épisodes en forme des strips humoristique ayant chacun leur chute. D’alléchants encarts de textes étaient toutefois présents dans la diffusion en revue.
Enfin, la parodie passe également par la reconstitution d’un univers visuel, car dans les deux cas, elle est empreinte de nostalgie. L’ancrage dans le passé est important, il fait partie du jeu parodique. James reproduit ainsi des représentations stéréotypées des années 1970 : la CX diesel, le night club, la coiffure afro, les décors improbables en peau de zèbre et de léopards, le kitch, sans oublier les faux prénoms américains (Brandon, Bill, Jessifer, Pamela) qui font partie d’un décorum qui est moins le code des soap operas et de leur époque que le code des représentations types que l’on s’en fait de nors jours. Georges Pichard, quant à lui, s’applique à dessiner des bâtiments Art nouveau, signaux visuels de la Belle Epoque. Mais il va plus loin en appliquant le principe de mimétisme visuel à la mise en forme de l’histoire : il multiplie les arabesques et les cartouches géométriques, selon une pratique des décors de la fin du XIXe siècle, y compris dans les ornements éditoriaux. Autant Blanche Epiphanie joue et assume des stéréotypes nationaux français (Défendar pratique la boxe française et porte une petite moustache ; il préfigure un peu Super Dupont que Lob imaginera un peu plus tard), autant Amour, passion et CX diesel repose sur la transposition d’un genre télévisuel purement américain dans un univers français (ce que j’appelais plus haut le décalage burlesque). Une sorte de Plus belle la vie conscient de son ridicule, en quelque sorte.

Pour Harry Morgan, la littérature populaire a toujours constitué un terreau fertile au développement de la bande dessinée, un imaginaire porteur de mythes sur lesquels elle a pu fréquemment s’appuyer. Dans ces deux albums, cette échange se produit de façon consciente, sur le mode parodique. Il n’en est pas moins riche des relations qui peuvent s’établir entre deux médias aux formes toutes différentes.

Published in: on 1 juillet 2011 at 08:22  Comments (1)  

Une table ronde sur la BD numérique à Villeurbanne

Voici enfin arrivé le compte-rendu de notre table ronde du 12 mai dernier sur la bande dessinée numérique, organisée à l’école nationale des sciences de l’information et des bibliothèques. Pour ceux qui n’auraient pas pu y assister, nous vous rappelons que la table ronde a été captée en format audio. Vous pouvez l’écouter depuis le site de l’enssib, en deux parties.
Enfin, pour ceux qui souhaitent approfondir les questions de bande dessinée numérique, nous mettons à votre disposition une bibliographie sur le sujet, datée de mai dernier.

Nous sommes heureux d’avoir pu porter la discussion sur l’avenir de la bande dessinée numérique dans le cadre institutionnel de l’Enssib et ainsi mettre en lumière les rencontres, déjà existantes ou à venir, entre ce nouveau média et le monde des bibliothèques.
C’est dans le cadre d’une journée d’étude qu’il nous a été possible d’inviter et de réunir, le 12 mai dernier, Julien Falgas, responsable du site Webcomics.fr, Arnaud Bauer, éditeur de Manolosanctis.fr et Catherine Ferreyrolle de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.
La discussion a été introduite par un rappel des développements de ce nouveau média dans la
dernière décennie et une série d’exemples familiers aux lecteurs de ce blog (Zot, Prise de tête, etc.).
On y a également rappelé la distinction entre la BD numérique native (diffusée par les deux
premiers intervenants) et la BD numérique homothétique, c’est-à-dire issue de la numérisation
d’oeuvres déjà éditées sur papier aux fins de diffusion en ligne, ce que porte notamment le groupe Iznéo.

Des hébergeurs en charge d’une communauté
Julien Falgas a présenté Webcomics.fr, structure associative apparue début 2007, qui se présente comme une plate-forme d’hébergement permettant aux auteurs de publier au rythme qu’ils souhaitent sans nécessité de compétences techniques et d’échanger des commentaires avec leurs lecteurs. Animé par quatre passionnés bénévoles dont le développeur Julien Portalier et l’auteur Pierre Materne, Webcomics.fr héberge 1200 bandes dessinées produites par 55 auteurs.
De son côté, Arnaud Bauer est intervenu pour la structure Manolosanctis.fr, qui a été créée fin 2008 sur un principe proche mais avec le statut d’une entreprise qui publie par ailleurs des éditions papier.
Le site de Manolosanctis est dédié au web social par ses fonctions de recommandation, de partage sur des réseaux d’amis, d’échanges autour du contenu et de statistiques pour suivre le lectorat.
L’activité de ces sites s’apparentent beaucoup à celle de « community manager »du fait de
l’importance de l’animation et des possibilités d’échange de commentaires entre auteurs et lecteurs. Cela implique d’une part de mobiliser les contributeurs, d’autre part d’intervenir sur la hiérarchisation des contenus, à la manière de la modération intervenant sur des espaces collaboratifs comme Wikipedia. Les intervenants reconnaissent que cette animation ne doit pas cloisonner les communautés de lecteurs et de contributeurs des différents sites.
Il se trouve que les auteurs de commentaires les plus prolifiques se recrutent parmi les auteurs, ce qui accentue la dimension communautaire de la discussion en rendant possibles des observations réciproques.
Chez les deux hébergeurs, et contrairement à ce que pourrait laisser croire la fausse image
d’éditeurs en ligne qu’on leur attribue parfois, les auteurs ne sont pas rémunérés pour leurs
publications en ligne – ils le sont pour leurs publications papier dans le cas de Manaolosanctis. Tous les auteurs peuvent donc y être considérés comme amateurs, avec parfois une production de grande qualité mais où le niveau illustrateur débutant domine. Le web intervient comme un vecteur d’égalisation car il permet aux auteurs de toucher un large public sans dépendre d’abord d’un éditeur.
L’activité éditoriale constitue la deuxième couche de l’activité de Manolosanctis.fr: elle consiste à sélectionner les meilleures oeuvres pour les publier sur support papier. Une vingtaine d’albums ont ainsi été publiés, dont le récent Skins party.

A la recherche d’un modèle économique

Le marché de la bande dessinée numérique a surtout commencé à se développer du côté de la BD
homothétique avec l’apparition d’Iznéo, qui propose un catalogue de titres venant de la BD papier en version numérisée.
Très médiatisé, Iznéo a pour intérêt de renforcer la position des éditeurs face aux acteurs de
contenants, des fournisseurs d’accès comme Orange, par exemple. Le modèle d’acquisition proposé n’est pas celui de l’achat d’un oeuvre mais de l’accès à une version numérique ou à une application informatique de support, à la manière d’un jeu vidéo en ligne. Les copies acquises sur Iznéo ne peuvent être reproduites que 5 fois. Arnaud Bauer évoque l’intérêt du modèle du streaming: l’accès aux oeuvres en ligne peut être libre, mais l’utilisateur pourrait devoir en payer le téléchargement pour pouvoir disposer d’une copie.
La question de la diffusion à large échelle pose également celle d’un format intéropérable
comparable à ce qu’a été le mp3 dans le domaine de la musique. Ce sont pour le moment les
formats .zip et .pdf qui ont la faveur des lecteurs, mais les récentes évolutions du format epub ouvrent des perspectives quant à la diffusion de bande dessinée.
Le public est prêt à souscrire à des abonnements pour des flux de récits à consommer, mais il
privilégiera les séries et le cinéma. La bande dessinée numérique doit quant à elle tirer partie du caractère original et personnel de ses productions à petits moyens.
C’est ce qu’a commencé à faire Les Autres Gens avec une formule d’abonnement pour 2,50 euros par mois, qui a trouvé son public et permet aux auteurs de prendre l’initiative de publier sans recquérir
l’aval d’un éditeur.
Si Manolosanctis ne peut pour le moment valoriser qu’un petit catalogue d’albums papier, une
évolution de sa plate-forme est prévue pour janvier 2012 avec un catalogue d’oeuvres en ligne
« labellisé auteur » (là où Iznéo propose un catalogue « labellisé éditeur »), de manière à permettre à chaque auteur de trouver des acheteurs pour ses oeuvres. Pour Arnaud Bauer, la BD numérique a du sens et son aboutissement n’est pas forcément le papier.
Pour les éditeurs de BD numérique native, une opportunité serait de trouver des formes de récits qui sortent du traditionnel « gaufrier » imposé par le format papier. Or pour le moment, de nombreuses oeuvres publiées n’ont pas d’abord été conçue pour la lecture à l’écran. Mais l’utilisation d’une application flash ou l’apparition du Turbomédia pour l’affichage permet d’envisager le franchissement d’un palier dans ce domaine.

Quel support de lecture pour la BD numérique?
Interpellés sur l’absence de liseuse dédiée à la BD numérique, les intervenants ont rappelé que les coûts de développement d’un support spécifique (environ 10 millions d’euros) sont évidemment hors de leur portée. De plus, Arnaud Bauer a sérieusement mis en doute l’avenir des readers dédiés. Pour les éditeurs numériques, c’est le contenu qui prime dans la mesure où le support de lecture est de toute façon pris en charge par un autre acteur. Enfin il n’y a pas lieu de singer l’expérience de lecture sur album papier, album que l’on achètera si le premier jet numérique nous a plu.
La multiplication des supports de lecture (tablettes, liseuses, téléphones…) entraîne une bataille des normes entre producteurs pour parvenir à une position dominante.
Les intervenants ont été interrogés sur les caractéristiques de leur offre, privilégiant la lecture en html sur ordinateur: ne se base-t-elle pas sur le postulat d’une pagination, d’un format de récit essentiellement européen, voire franco-belge ? Arnaud Bauer explique avoir fait le choix de se cantonner au développement d’une offre web afin de ne pas multiplier les applications dédiées. Pour Julien Falgas, si cette offre évite le caractère réputé décevant de la lecture sur smartphone, elle a pour inconvénient de ne pas pouvoir être emportée offline.

Et les bibliothèques dans tout ça?

L’intervention sur les perspectives de la BD numérique en bibliothèque a été confiée à Catherine Ferreyrolle, qui a commencé par rappeler les missions de la CIBDI et notamment son expérience ancienne de numérisation de fonds de bande dessinée ancienne (le Rire, le Pierrot, les fonds de Caran d’Ache et Saint-Ogan).
Catherine Ferreyrolle reconnaît que les bibliothèques, submergées une offre de BD papier atteignant 4800 titres par an, ont peu avancé dans le domaine de la bande dessinée numérique. Néanmoins,plusieurs pistes sont déjà ouvertes dans le nécessaire rôle de prescription du bibliothécaire. il s’agirait, également à la manière d’un community manager, d’établir des listes, des signets à destination des lecteurs: « j’ai sélectionné ceci pour vous mais vous pouvez bien évidemment aller plus loin ».
Les bibliothèques sont concernées non seulement en tant que diffuseurs, mais aussi en tant
qu’acheteurs de contenus. En effet, leur rôle prescripteur ne saurait se limiter à une seule plateforme ou à l’offre gratuite. Se pose donc, outre la question des standards et des supports, celles de l’offre payante en général et en direction des bibliothèques en particulier.
Or pour Catherine Ferreyrolle les bibliothèques doivent à la fois promouvoir la bande dessinée
numérique et respecter les droits des auteurs. La question du droit de prêt n’ayant pas été résolue, elle constitue un frein au développement de l’offre de bande dessinée numérique. Un représentant d’Iznéo présent dans le public a abondé dans ce sens: le prêt existe déjà mais le droit de prêt existant sur papier n’a pas encore été transposé au numérique. D’autre par la circulation des fichiers prêtés apparaît comme une affaire délicate, mais la situation pourrait s’éclaircir d’ici quelques mois. Pour le moment, l’offre d’Iznéo en direction des bibliothèques consiste en un accès local et sur abonnement au catalogue, sans téléchargement, sur le modèle du streaming.

Les enjeux patrimoniaux, un défi à relever.
Côté bibliothèques, il apparaît nécessaire de développer des outils de consultation et de valorisation muséographique. Ainsi, la CIBDI, habituée à mettre en valeur de la planche et de l’imprimé, a présenté dernièrement des oeuvres d’auteurs asiatiques qui lui ont été adressées sous forme de fichiers numériques. La question se posait d’une présentation directe sur écran, en adéquation avec le support d’origine, , mais le choix a finalement été fait de les imprimer.
Pour Catherine Ferreyrolle, c’est du point de vue de la conservation de ce patrimoine que de
nombreux problèmes se posent: la BD numérique n’étant pas conservée comme telle en
bibliothèque, c’est sur les hébergeurs en ligne que repose pour le moment la pérennité de ces
oeuvres. La disparition récente d’un site consacré à la BD ancienne fait courir le risque de perdre une importante base de données sur les petits formats. De même, Julien Falgas signale que des productions BD diffusées sur le site apreslecole.com ne sont plus disponible en ligne aujourd’hui.
Le dépôt légal du web pourrait certes contribuer à sauvegarder ce patrimoine, mais l’absence
d’indexation des contenus régulièrement aspirés d’une part et l’inaccessibilité de certains contenus sans mot de passe d’autre part en limitent sérieusement l’utilité.
Nous espérons avoir fait de cette table ronde un pas de plus vers un investissement accru du
domaine de la BD numérique par les bibliothèques, que ce soit en matière de diffusion, de
valorisation, de conservation ou même d’aide à la création. Quoi qu’il en soit, nous en remercions les participants, des intervenants motivés et un public aussi attentif que réactif.

Antoine Brand (pour la restitution)
Julien Baudry
Antoine Torrens

Golothon 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)

Après Ballades pour un voyou en 1979 dans Charlie, Golo poursuit sa carrière de dessinateur de bande dessinée dans une indéfectible collaboration avec Frank, et toujours sur la voie du polar noir et social. Entre 1981 et 1987, il publie plusieurs histoires, plus ou moins longues, sur la droite ligne de Ballades pour un voyou en se rapprochant d’éditions et de revues alternatives, emblématiques de cette époque : L’Echo des savanes et Futuropolis.

Les années Frank à l’Echo des savanes : retour sur la nouvelle presse

On avait précédemment vu les débuts de Golo dans le contexte de la nouvelle presse de bande dessinée pour adultes, notamment dans le vénérable Charlie Mensuel des éditions du Square. C’est au sein du même bâteau qu’il poursuit sa collaboration avec le scénariste Frank. En effet, après avoir terminé Ballades pour un voyou, Frank et Golo reviennent ponctuellement dans Charlie pour livrer une histoire courte, « Le sphinx de verre », en juin 1980. Cette même année, Golo participe régulièrement à certains articles de Jean-Patrick Manchette sur le polar et réalise seul une brève série anecdotiques d’histoires en deux pages intitulée « Les petits métiers de Paris ». Mais, tout en poursuivant cette collaboration, Golo et Frank vont se tourner vers d’autres revues et en particulier L’Echo des savanes, des éditions du Fromage. Reprenant la formule des récits courts qu’ils avaient commencé à concevoir dans Charlie, ils y entrent en mai 1981. En guise d’intronisation, Golo réalise même la couverture.
Là où Charlie Mensuel avait une forme d’antériorité, puisque, créé en 1969, il appartenait à la même équipe que le Hara-Kiri de 1960, L’Echo des savanes descendait d’une autre branche. En effet, il appartient à l’élan mythifié de la « nouvelle presse de bande dessinée » du milieu des années 1970, celle qui émerge à partir du laboratoire du Pilote des années 1960 et à qui on attribue à tort l’apparition de la bande dessinée adulte. Reprenons la légende : en 1972, trois auteurs de Pilote, travaillant tous trois dans le domaine de l’humour, décident de quitter la revue pour des raisons de désaccords avec René Goscinny, le rédacteur en chef : Nikita Mandryka, Claire Brétécher et Gotlib. Ils fondent L’Echo des savanes dont la couverture qui arbore le macaron « réservé aux adultes » traduit bien tout le fond de la querelle avec Goscinny : lui souhaitait conserver son lectorat adolescent, là où les trois compères voulaient aborder des thèmes et un humour plus « adulte ». Mais la question du public masque un enjeu plus profond de cette séparation : la liberté des auteurs. L’Echo des savanes a comme particularité d’être une forme avancée d’auto-édition où les dessinateurs peuvent donner libre cours à des expérimentations inédites impossibles dans un magazine comme Pilote édité par Georges Dargaud, et répondant donc à des impératifs commerciaux évidents. Métal Hurlant jouera le même rôle pour Moebius et Druillet. Je parle de forme « avancée » d’auto-édition dans la mesure où Mandryka, Brétécher et Gotlib fondent, pour soutenir leur revue, les éditions du Fromage, de même que Moebius et Druillet fondent Les Humanoïdes Associés. En attendant, L’Echo des savanes est de plein droit, par ce mythe fondateur de l’auto-édition, un journal underground sur le modèle américain de Mad et de Zap Comix. Et il est beaucoup plus proche que Charlie Mensuel de la tradition de la bande dessinée pour enfants, moins du dessin de presse et de la presse satirique.
Toutefois, cette dimension underground est celle de L’Echo des savanes des années 1970. Quand Golo et Frank y entre en 1981, le journal a considérablement changé. Deux des fondateurs sont partis (Gotlib pour fonder Fluide Glacial et Claire Brétécher pour Le Nouvel Observateur) et Nikita Mandryka est resté jusqu’en 1979. Entretemps, de nombreux auteurs sont venus rejoindre le journal, certains viennent de Pilote (Jean Solé), d’autres viennent de l’illustration et du dessin de presse (Martin Veyron), d’autres enfin commencent leur carrière dans L’Echo des savanes (Philippe Vuillemin, Jean-Marc Rochette), sans oublier les auteurs étrangers (Tanino Liberatore, Carlos Trillo) et ceux qui ne viennent pas directement de la bande dessinée (le groupe Bazooka, Jean Teulé). D’autres, enfin, sont déjà passés par Charlie ; c’est le cas de nos deux auteurs Golo et Frank, mais aussi de Jacques Lob.

Il y a bien dans toute cette presse de la fin des années 1970 une effervescence créatrice, souvent tapageuse et transgressive, qui lie la plupart des titres de revues de bande dessinée pour adultes.

Permanence du polar

Dans L’Echo des savanes, Golo et Frank poursuivent leur travail sur l’adaptation d’un genre, le roman noir, en bande dessinée. De mai 1981 à janvier 1982, ils publient plusieurs histoires courtes dans la même veine. Ce modèle du récit complet et court en bande dessinée, équivalent graphique de la nouvelle en littérature, s’est abondamment développé avec l’apparition de la nouvelle presse. Des histoires d’une dizaines de pages maximum, souvent moins, indépendantes les unes des autres, qui viennent rompre avec le modèle classique de l’histoire « à suivre » dont la destination finale est la publication en albums. Elles permettent aussi indirectement aux jeunes dessinateurs de s’essayer à des exercices de style et connaîssent alors leur heure de gloire dans la collection « X » de Futuropolis qui met en album des histoires complètes inhabituellements courtes sur ce support. Certes, dans le domaine humoristique, ce modèle du récit court était déjà courant ; c’est moins le cas dans le genre du récit « sérieux », ici policier. Golo et Frank avaient d’ailleurs commencé, dans Ballades pour un voyou, par le récit à suivre. Ils explorent ici une nouvelle façon de raconter.
Il est temps ici de parler brièvement de Frank Reichert avec lequel Golo collabore régulièrement. En temps que scénariste de bande dessinée, il participe à un moment où le métier de scénariste, désormais pleinement reconnu, se « littérarise », et devient une des interfaces du dialogue entre bande dessinée et littérature que vient entériner la revue (A Suivre) dans les années 1980. Le scénariste n’est plus seulement là pour construire une histoire dessinée, il complexifie les intrigues et poétise les textes et les dialogues. Grâce à Frank, mais aussi à Jean Teulé ou encore à Jean-Pierre Dionnet la bande dessinée s’ouvre à d’autres domaines de la littérature jusque là peu explorés. En l’occurence, dans le cas de Frank, le roman noir. Beaucoup de ses scénaristes ne vont faire que des incursions momentanés dans la bande dessinée. C’est le cas de Frank. Il commence dans ce milieu en tant que traducteur de l’espagnol ou de l’anglais. Il va traduire pour divers éditeurs (Futuropolis, Humanoïdes Associés, Hachette) des auteurs américains anciens comme Georges McManus, Chester Gould, ou contemporains comme Bill Watterson. Parallèlement, il va scénariser pour Golo mais aussi pour Baudoin. Mais c’est bien en tant que traducteur qu’il va se faire connaître aussi dans la littérature, et en particulier comme traducteur de roman policier américain, profession qu’il exerce toujours maintenant. Plus récemment, c’est lui qui traduit les romans de fantasy de Glen Cook. Quant à son travail de scénariste de bande dessinée ne dépasse pas les années 1980 ; ce qu’on peut regretter dans la mesure où il commençait à construire un univers tout à fait cohérent qu’il n’a pu exprimer nulle part ailleurs. Ce Golothon sera une manière d’esquisser les contours de sa représentation du monde sombre, désabusée, mais comique dans sa cruauté.

La volonté littéraire de Frank est présente dans les récits courts qu’il livre avec Golo par l’utilisation fréquente d’une voix-off qui commente les scènes dessinées, véritables partage des tâches entre l’écrivain-scénariste et le dessinateur-illustrateur. Dans « Gitanes philtres », cette complémentarité texte narratif/dessin illustratif est particulièrement bien développé : le narrateur confesse poétiquement sa vie trouble sur le fil d’une fumée de cigarette tandis que les dessins en illustrent la face noire mais réelle.
Passer du récit long au récit court implique évidemment des évolutions au niveau de l’intrigue. Les histoires, regroupées sous divers titres selon les revues (Le bonheur dans le crime, Petits métiers de Paris…) se concentrent davantage sur la recherche d’une atmosphère et laisse de côté la complexité de l’intrigue, en mode mineur. Elles sont d’ailleurs moins baroques que Ballades pour un voyou dans leur utilisation de la référence et, notamment, de la citation. L’accumulation des débuts est passée et s’assagit dans un format plus restreint. Mais elles conservent de nombreux traits de cette première histoire, comme cette façon de se placer sous la bénédiction de quelques écrivains : Louis-Ferdinand Céline, B. Traven, Pierre Mac Orlan… Mais aussi Francis Carco, écrivain du Paris des années folles : l’une des histoires, « Le sphinx de verre », est une libre adaptation aux années 1980 de Bob et Bobette s’amusent (1919), qui raconte (avec la langue élégante qui caractérise Carco) le destin équivoque de deux tourtereaux entre prostitution et sales combines. L’interprétation qu’en donne Golo et Frank sait conserver l’humour noir de cette étude de moeurs et l’adapter au monde moderne. Chez eux se retrouve toute l’exaltation nostalgique d’une littérature souvent considérée comme mineure, mais qui dit beaucoup sur la société et vit plus qu’on ne le croit.

L’usage de la nouvelle dans le polar n’a rien de surprenant : tout comme la science-fiction et la fantastique, le genre policier possède une solide tradition de récits courts, illustrée dès le XIXe siècle par Edgar Allan Poe, puis par Agatha Christie ou Georges Simenon au siècle suivant. Frank et Golo cherchent à en traduire en image deux des caractéristiques principales : une poétique de la chute et une primauté donnée à l’ambiance plus qu’à l’histoire en elle-même. Et bien sûr, le modèle de la nouvelle permet d’explorer des expérimentations originales, comme le flash-back de « Le joyau dans le lotus ». On se rapproche en réalité de l’anecdote, voire du faits divers journalistique, et c’est là que la figure de Carco me revient en mémoire, lui qui se voulait aussi journaliste, ou plutôt reporter du Paris interlope des années 1920. Frank et Golo transfèrent cette ambition à leur époque à eux, mais les truands sont restés des truands, la drogue circule aussi bien, les prostituées vendent toujours leurs appas, les policiers sont toujours aussi corrompus, et les brutes malheureuses finissent toujours par se suicider à bout portant. Si, avec Frank, la recherche sociologique se traduit par des dialogues vifs et une poétique de l’oralité, Golo en profite pour accentuer ses dons de caricaturistes. Il nous représente une société bigarrée qui navigue autour de Barbès et de Pigalle. La série « Les petits métiers de Paris », qui égrène le blouson noir, les arnaqueurs au bonneteau, le voyeur, en est un bon exemple.
Certes, le trait de Golo est plus relâché dans ces récits courts, moins virtuose que dans Ballades pour un voyou, et parfois un peu faible par rapport à l’ambition littéraire de Frank. Mais il se rattrape dans les scènes de foule, comme l’évacuation précipitée et drôlatique du bar « Atlas » dans « Un si joli sourire kabyle ». Et on ne peut pas lui reprocher de faire la moindre concession graphique face à l’expressivité des scènes, dans toute leur violence et leur crudité. Il peint une vision captivante des années 1980 qui n’est pas sans rapport, on l’a vu, avec la décadence urbaine magnifique de l’entre-deux-guerres, illustrée elle par des dessinateurs et peintres comme Otto Dix, Kees Van Dongen, Albert Dubout…

Le refuge Futuropolis

Mais les années 1980, c’est aussi la décennie qui voit la perte de vitesse de la presse de bande dessinée, et particulièrement de la « nouvelle presse » des années 1970, dont tous les titres, sauf peut-être Fluide Glacial connaissent d’importantes difficultés financières. En 1982, L’Echo des savanes doit être racheté par Albin Michel et de janvier à novembre, aucun numéro ne paraît sauf un hors-série « spécial New York » en juillet. La nouvelle formule axe nettement sur l’érotisme et réduit la part de bandes dessinées au profit du rédactionnel. Dans les faits, de nombreux anciens auteurs sont déjà partis ailleurs et quand la bande dessinée commencent vraiment à revenir dans le journal vers 1984, c’est en grande partie autour d’une nouvelle équipe. Pour ce qui nous importe aujourd’hui, Golo et Frank ne reviennent pas dans le journal qu’ils ont quitté au moment du rachat par Albin Michel. Tout de même, ultime trace de leur passage à L’Echo des savanes, plusieurs des histoires parues dans la revue sont rassemblées en 1982 dans un recueil intitulé Same player shoots again. Paradoxalement, l’éditeur est « Le Square-Albin Michel ». En effet, (suivez bien!), la vénérable maison littéraire Albin Michel, fondée en 1900, se lance alors sur le marché de la bande dessinée. Non content de racheter les éditions du Fromage qui éditent L’Echo des savanes, elle a aussi rachetée en 1981 les éditions du Square qui éditent Charlie Mensuel, s’appropriant ainsi une partie de la presse underground des années 1970. Ainsi commence l’intrusion de l’édition généraliste dans un secteur de l’édition jusque là dominé par des éditeurs spécialisés.

C’est auprès d’un autre éditeur qu’Albin Michel, Golo et Frank vont trouver un moyen d’être édités en album : Futuropolis. J’ai déjà eu l’occasion de narrer l’histoire de Futuropolis en ces lieux et je vais me contenter ici d’en rappeler les grandes lignes. En 1972, Etienne Robial et Florence Cestac reprennent la librairie spécialisé de Robert Roquemartine Futuropolis et se lancent progressivement dans l’édition d’albums. Comme avec Charlie Mensuel, c’est une partie du monde de la bédéphilie qui participe au renouvellement éditorial des années 1970. Le catalogue de Futuropolis se veut profondément exigeant, à la recherche des jeunes dessinateurs de l’époque. Au début des années 1980, à une époque où le support de l’album commence à gagner sérieusement du terrain sur la presse, Futuropolis est au plus haut Elle fédère de nombreux auteurs ayant commencé dans la nouvelle presse. Conscient de l’émergence du nouveau support, elle a notamment pour stratégie de recueillir en album des histoires qui paraissent dans les revues sans aboutir à un album chez leur éditeur d’origine (d’autant plus avec la fin des éditions du Square et du Fromage). Christin et Bilal y réédite Rumeurs sur le Rouergue (Pilote) ; Charlie Schlingo y édite sa série Désiré Gogueneau est un vilain (Charlie Mensuel) et Jean-Claude Denis sa série Luc Leroi ((A Suivre)).
L’arrivée de Golo et Frank chez Futuropolis s’inscrit parfaitement dans la complémentarité qui se crée alors. En 1982 paraît Rampeau !, dans la collection Hic et Nunc (collection au format « traditionnel »). Sous ce titre qui fait référence à un jeu de quilles du sud de la France, il s’agit d’un recueil de plusieurs histoires courtes (environ 5 pages) de notre duo parues dans trois revues : Charlie Mensuel, L’Echo des savanes, (A Suivre). On y retrouve notamment la série presque ethnologique des « Petits métiers de Paris » parue dans Charlie Mensuel. D’autres albums vont suivre : Le bonheur dans le crime en 1982, encore la reprise d’une série parue dans l’Echo des savanes, et c’est la même chose dans Nouvelles du front en 1985, qui va voir du côté de récits parus dans Circus, Libération et Pilote. En 1987 paraît un second Rampeau qui n’est autre que la réédition chez Futuropolis du Same player shoots again de 1982.
Par la violence de ses thèmes et le caractère peu politiquement correct de ses intrigues, on comprend aussi que l’oeuvre forgée par Golo et Frank ait du passer en partie par des éditeurs underground et alternatif, volontairement à la marge du système. D’abord les sujets font la part belle à la violence, à la drogue et au sexe, des repoussoirs presque automatiques pour des éditeurs frileux. Et après tout, c’est une France marginale qui est décrite dans ses histoires courtes qui ressemblent fort à ce que les journalistes actuels appelleraient de la « bande dessinée sociale » comme s’ils inventaient la poudre. Mais le reportage social en bande dessinée, menée sur le ton de l’anecdote, possède une réelle tradition : Baru en est un des meilleurs exemples, et Golo et Frank en illustrent une face plus romanesque et provocante.

Ma description a pu paraître profondément absconse et bien trop érudite, accumulant les dates et les titres. A ma décharge, c’est là une des difficultés à parler de la bande dessinée des années 1980. C’est une décennie de transition par excellence : perte de vitesse de la presse, mutation de l’underground, reconfiguration de la presse pour enfants, nostalgie profonde pour l’école belge… Les titres et les maisons d’édition se multiplient sans grille de lecture aussi claire que les décennies précédentes. Les auteurs eux-mêmes ne sont plus guère attachés à un éditeur ou à une revue mais naviguent de l’un à l’autre, brouillant leur propre piste, cherchant les moyens d’être édités au sein de multiples structures dont les compétences et les politiques éditoriales se chevauchent. Le destin des polars courts de Golo et Frank est parfaitement représentatif de cette époque considérée comme celle d’une « crise » de la bande dessinée ; mais, dans le fond, le terme « crise » ne cache-t-il pas plutôt une reconfiguration des règles éditoriales où les limites entre les secteurs sont moins essentielles qu’avant ?

Pour en savoir plus :
Same player shoots again, scénario de Frank, Le Square – Albin Michel, 1982
Rampeau !, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Le bonheur dans le crime, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Nouvelles du front, scénario de Frank, Futuropolis, 1985
Rampeau 2, scénario de Frank, Futuropolis, 1987

La plupart des références à l’histoire de la bande dessinée proviennent de l’ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, musée de la bande dessinée/Skira, 2010.

Published in: on 23 juin 2011 at 20:13  Laissez un commentaire  

Le livre, la culture, le gratuit : compte-rendu du festival LyonBD

Ce vendredi 17 juin, j’intervenais d’un débat organisé dans le cadre de la journée professionnelle qui précède le festival de LyonBD. Le thème en était : « le livre la culture, le gratuit », et y participaient Sébastien Naeco, du blog Le comptoir de la BD et Emmanuel de Rengevré, du syndicat national des auteurs-compositeurs (SNAC, syndicat qui possède une section « bande dessinée »). Olivier Jouvray, scénariste de la série Lincoln et professeur de bande dessinée à l’école Emile Cohl, animait le tout. Je profite de cet article pour le remercier de m’avoir laissé participer à cette table ronde qui ouvrait la journée professionnelle.
Une heure, c’était court pour disserter sur les rapports entre la culture et la gratuité, thème judicieusement choisi pour parler des mutations récentes de la bande dessinée. Nous avons donc pu ébaucher quelques interrogations sans forcément y répondre dans le détail. D’où mon idée de développer dans cet article les quelques réponses que j’ai pu ébaucher face aux questions d’Olivier Jouvray. Ainsi, le public de la journée professionnelle pourra avoir en tête ce qui s’est dit, et ceux qui n’étaient pas présents en profiteront également. Et bien sûr, pour les Lyonnais, aller faire un petit tour du côté du Palais du commerce, près de la place des Cordeliers, aujourd’hui et demain.
Je le précise d’emblée : pour une fois, cet article ne parlera qu’incidemment de bande dessinée numérique et plus de son contexte socio-économique (il n’est pas impossible que ce type d’articles, fruit de mes réflexions du moment, ne se multiplie dans les semaines à venir… Mais rassurez-vous, je tâcherais de ne pas oublier les contenus et les oeuvres qui vous sont chères !).

Bande dessinée numérique, bibliothèques et économie de l’accès

Le débat a tourné autour de la question de l’accès à la culture, et en particulier de l’accès « gratuit » à la culture, ou du moins de l’accès libre. Olivier Jouvray souhaitait esquisser une comparaison entre l’accès à la culture par les bibliothèques et l’accès à la culture par Internet (pour ceux de nos lecteurs qui l’ignoreraient, les deux fondateurs de Phylacterium travaillent dans le milieu des bibliothèques). Plusieurs points communs invitent en effet à cette comparaison entre Internet et les bibliothèques. Dans les deux cas, le public se trouve dans une économie de l’accès, c’est-à-dire qu’il ne vient pas (et éventuellement ne paye pas) pour posséder une oeuvre, mais pour y avoir accès. Dans le cas des bibliothèques, il peut soit lire un livre sur place, soit l’emprunter, mais dans tous les cas, ne rentre pas en possession du livre. Dans le cas d’Internet, la majorité des oeuvres (pour rester dans le domaine du livre) que l’on trouve sur Internet ne peuvent être consultées que si l’on reste connecté. Et les offres gratuites (webcomics, blogs bd…) ou payantes (Izneo, Les autres gens…) de bande dessinée numérique s’inscrivent dans cette même logique d’accès. Les bibliothèques et Internet ont pour caractéristique commune de sortir les oeuvres d’un circuit marchand qui, jusqu’au XXIe siècle, était leur environnement normal.
Toutefois, j’ai essayé de pointer les différences qui font que les accès à la culture par les bibliothèques ou par Internet ne sont pas entièrement superposables. La première différence, la plus visible, est une différence d’ampleur : une bibliothèque, même s’il y a des évolutions en cours, reste pour l’essentiel un lieu physique. Il faut s’y déplacer, et faire son choix avec les collections disponibles sur place. Aucune bibliothèque (à l’exception des bibliothèques nationales, et encore), ne contient la totalité des oeuvres imprimées ou audiovisuels jamais réalisées. Sur Internet, en revanche, la « collection », pour reprendre un terme des bibliothèques, est foisonnante. Autre différence importante : Internet fonctionne selon une logique de co-construction de contenus par le public lui-même qui n’est encore qu’extrêmement marginal dans les bibliothèques.
Mais la différence la plus pertinente pour le thème choisi par Olivier Jouvray, c’est que l’économie de l’accès en bibliothèques est en partie règlementé et balisé. Il est balisé du point de vue du public : les bibliothèques, en France, sont financées à plus de 80% par l’argent public, celui des impôts, qui se base sur un principe vieux comme la République de répartition sociale entre les citoyens ; les plus riches payent pour permettre à tout le monde d’avoir accès à un certain nombre de services publics. Indirectement, la communauté qui utilise une bibliothèque a déjà payée ce service d’accès aux oeuvres. On aurait du mal à trouver un angle de comparaison avec Internet. L’accès aux oeuvres en bibliothèque est aussi balisé du point de vue du créateur : en 2003, une loi sur le « droit de prêt » a été votée après une mobilisation des auteurs et éditeurs pour clarifier la situation et faire payer aux bibliothèques l’autorisation de prêter leurs oeuvres à un public (loi qui venait mettre en conformité la France avec une directive européenne). Dans les faits, les organismes qui fournissent les livres aux bibliothèques ainsi que l’Etat reversent à une société dédiée, la SOFIA, une somme qui varie en fonction du nombre de livres achetés et du nombre d’inscrits en bibliothèque. Cette somme est ensuite reversée aux auteurs et éditeurs. Le vote de la loi sur le droit de prêt a engendré une querelle assez intense entre bibliothécaires et auteurs/éditeurs, je n’y reviens pas ici, mais ce qui m’intéresse, c’est que, pour schématiser, deux positions se sont cristallisées par rapport aux oeuvres (je schématise beaucoup, les positions étaient plus nuancées que cela). D’un côté, auteurs et éditeurs prétendaient que le prêt de leurs oeuvres par les bibliothèques constituait une forme de concurrence déloyale, et bafouait le droit d’auteur. De l’autre côté, les bibliothécaires objectaient de leur mission de diffusion d’un patrimoine public en-dehors de l’économie marchande. On retrouve là deux arguments opposés autour du droit d’auteur, qui est (idéalement !) la recherche d’un équilibre entre d’un côté le droit de l’auteur à vivre de son art et de l’autre le droit de la communauté de citoyens à avoir un libre accès à la culture vue comme un bien commun. Sur les termes de ce débat et la façon d’en sortir, je vous conseille de lire cet article d’Yves Alix, « La banalisation des bibliothèques » dans le Bulletin des bibliothèques de France de 2002, qui revient sur la question de la concurrence entre les bibliothèques et le secteur marchand au moment des débats sur le droit de prêt (le titre est austère, mais la lecture intéressante).

Si je reviens sur le débat sur le droit de prêt en bibliothèque, c’est qu’il a cristallisé des positions que l’on retrouve à présent à propos de l’accès aux contenus en ligne, preuve de l’intérêt de la comparaison amenée par Olivier Jouvray. Les tenants d’une culture du libre-accès mettent en avant la libre circulation des oeuvres artistiques entre les individus au nom du « bien commun », allant parfois même jusqu’à remettre en cause le droit d’auteur qui serait un frein majeur à cette libre circulation. Les créateurs, naturellement, répondent qu’ils souhaitent vivre de leur art et que le droit d’auteur doit aussi pouvoir s’appliquer dans le cas de la diffusion en ligne pour leur permettre d’être rémunéré en fonction de la réalité de leur diffusion. Le terme de « concurrence » est là aussi lâché. Dans le cas des bibliothèques, plusieurs rapports ont montré qu’emprunt et achat ne s’annulaient pas : soit les emprunteurs des bibliothèques sont aussi de gros consommateurs de biens culturels, soit ils n’auraient de toute façon pas acheté les oeuvres qu’ils empruntent. Sur Internet, l’affirmation qui voudrait, par exemple, que le piratage d’oeuvres soit un manque à gagner pour les éditeurs et les auteurs n’a pas pu être concrètement vérifiée. Pour ma part, je pense qu’il y a en effet un manque à gagner, mais qu’il est minoritaire et contrebalancé par un gain en notoriété important. Certes, la notoriété ne remplit pas à elle seule l’assiette.
Pour finir sur cette question, je trouve utile de rappeler que les positions ne sont pas aussi tranchées et schématiques, entre d’un côté le bloc des auteurs/éditeurs et de l’autre les internautes. Les lois récentes sur l’écomie numérique (loi DADVSI, loi Hadopi, loi sur le prix unique du livre numérique) ont été guidées par la terreur que les acteurs de l’économie « traditionnelle » (non-numérique) peuvent avoir face à Internet et au numérique. Elles ont d’ailleurs toutes trois un impact à la fois sur Internet (en effet visé) et sur les bibliothèques. Il ne faut pas se leurrer : l’affrontement entre les deux positions antagonistes (droit de l’auteur et liberté d’accès) en arrive à un point extrême. Et c’est toute la logique d’une économie de l’accès libre aux oeuvres par la communauté (accès jusque là restreint et toléré dans le cadre des bibliothèques) qui est remis en cause par les crispations de postures et de modes de pensée mercantiles. J’émettrai l’hypothèse, peut-être trop simpliste et globalisante, que c’est aussi une caractéristique de notre société actuelle que de considérer l’argent non plus comme un moyen, mais comme un fin, et que l’exemple de l’économie de l’accès révèle ce problème. Tandis que de leur côté, les artistes qui travaillent de fait sur Internet ont déjà commencé à mettre au point des modèles économiques et législatifs alternatifs. Je parlais de l’économie du don récemment, mais un autre exemple est celui des licences libres, où un auteur ouvre consciemment les droits sur son oeuvre (dont parfois même les droits d’exploitation commerciale) pour en permettre avant tout la diffusion. Surtout, ces artistes uniquement en ligne (on peut penser aussi, dans le domaine de la littérature, à François Bon et sa maison d’édition numérique publie.net lien) sont réellement dans des démarches de création active et ont su dépasser les hésitations économiques.

L’accès libre comme moyen de faire vivre la culture

Le débat qui s’est tenu au Palais du commerce de Lyon en est resté à la surface économique et législative des choses, là où, je le suppute, Olivier Jouvray souhaitait l’amener sur un terrain plus philosophique. L’idée était de se demander si, dans le fond, limiter l’accès aux oeuvres ne pouvaient pas être un risque pour le développement de la culture. Je vais essayer d’apporter maintenant quelques réponses que je n’ai pas pu envisager lors du débat.
De fait, il n’existe évidemment aucune étude qui prouve à coup sûr que l’accès aux livres permis par les bibliothèques est un moteur de la création elle-même. Mais, empiriquement, deux exemples peuvent le laisser croire.
Si on prend le cas précis du microcosme des bibliothèques universitaires, il est manifeste que la recherche ne peut se renouveler que si les jeunes étudiants, futurs chercheurs, ont accès à des ouvrages qu’ils ne pourraient pas se payer au vu de leurs maigres revenus. Ces futurs chercheurs publieront ensuite des travaux qui seront librement diffusés dans les bibliothèques, etc. Un cycle vertueux existe dans ce secteur. Certes, la comparaison avec notre sujet n’est pas si évidente. Les chercheurs ne vivent pas directement des droits d’auteur perçus sur leur travaux, ils vivent de l’application de ces travaux, et ils ont donc moins d’intérêt à contrôler la diffusion de leurs oeuvres (sauf dans des cas marginaux de secrets scientifiques).
Autre exemple : l’ouverture au public des musées d’art à partir du début du XIXe a été un formidable moyen de mettre en rapport de futurs artistes avec des oeuvres et, à terme, de permettre la transmission d’un savoir artistique ancien plus largement qu’au sein de corporations, comme cela pouvait se faire avant. De nombreux peintres ont appris leur métier en copiant des tableaux exposés dans les musées (Ingres, Manet, Picasso…). On peut supputer que le mouvement d’ouverture des bibliothèques au grand public (plus tardive, elle date du début du XXe siècle en France), a pu avoir un effet identique sur de futurs auteurs mis au contact d’oeuvres.

Mais il demeure qu’il ne s’agit là que d’exemples bien empiriques, et trop peu étayés (ou du moins je ne connais pas les preuves qui pourraient les étayer). Dans le milieu professionnel des bibliothèques s’est développé, suite aux différentes attaques qu’elles subissent depuis quelques années (réduction de budget, fermeture, blocage des consultation des livres numériques par les éditeurs), un principe de défense qui vise à démontrer leur utilité non pas en terme économique, mais dans une visée sociale : la bibliothèque comme lieu d’accès à la culture, comme lieu d’éducation, comme moyen de transmission aux générations futures d’un patrimoine culture national, etc. Le profit social de la bibliothèque serait aussi important et indispensable à la communauté que le profit financier d’une entreprise ; il aurait une « valeur » mesurable par ses effets sur la population. C’est ce que les bibliothécaires américains, à la pointe de ce combat, appellent l’advocacy des bibliothèques.
Un des arguments des anti-Hadopi lors du débat d’il y a deux ans pourrait être rappelé ici : tout auteur, avant d’être un auteur, a été un lecteur. Brider la lecture reviendrait à restreindre le potentiel créatif de la société. Dans L’édition interdite, Thierry Crouzet définit son parcours d’auteur et d’éditeur numérique comme celui d’un activiste politique face aux « structures de domination » que sont les éditeurs traditionnels : « La capacité d’autopublication n’implique pas la fin de l’édition. Elle introduit un rééquilibrage des forces en présence. (…) Les auteurs
ont dorénavant le choix, les éditeurs le savent. Ils
ont peur. Ils vont devoir descendre de leurs piédestaux. ».

Les mots sont forts mais viennent faire prendre conscience que l’un des apports de l’autopublication en ligne a été d’ouvrir l’accès au public à des oeuvres qui n’auraient jamais vu le jour autrement ; et par cet accès libre, des auteurs ont pu être « propulsés » par un public d’internautes au lieu de l’être par un éditeur. Pour Thierry Crouzet, l’autopublication en ligne n’est pas une concurrence à l’édition traditionnelle, c’est une alternative, qui diversifie considérablement la création disponible.
Une autre caractéristique de la publication en ligne telle qu’elle s’est développée depuis dix ans dans le cas de la bande dessinée m’apparaît comme bénéfique : sa dimension sociale. La publication en ligne a été l’occasion de créer une communauté d’auteurs susceptibles de se parler, de discuter de leurs productions respectives, de travailler ensemble, de s’autopublier ensemble, de trouver des éditeurs. Il y a eu formation d’un réseau de sociabilité interne qui n’a pas être que bénéfique pour la création. Julien Falgas rappelait que la plupart des lecteurs de son site Webcomics.fr sont les propres auteurs qui s’autopublient sur ce site. N’oublions pas que le libre accès aux oeuvres, c’est aussi le libre accès des auteurs aux oeuvres de leurs collègues et de leurs prédecesseurs.

Published in: on 18 juin 2011 at 11:50  Comments (3)