Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée française

La récente réédition de Sergent Kirk de Hugo Pratt que j’évoquais dans mon article de la semaine me permet de préciser un aspect du rapport au passé de leur propre discipline des auteurs de bande dessinée : la réédition. Une pratique répandue depuis les années 1960 chez les éditeurs de bande dessinée, d’abord au sein de revues spécialisées d’amateurs érudits (Phénix, une des premières revues d’étude de la BD, fait souvent redécouvrir dans ses pages des « trésors » oubliés : Saint-Ogan, Pratt…), puis, à partir des années 1980, au sein de maisons d’éditions publiant en même temps des auteurs contemporains. Il y a là une chaîne à reconstituer : la connaissance des auteurs du passé par les dessinateurs contemporains passe, entre autre chose, par des plateformes d’édition communes. Les exemples tirés de l’édition indépendante des années 1980-1990 est particulièrement flagrante, lorsque la réédition s’inscrit dans le cadre d’une ligne éditoriale précise. C’est le cas de la maison d’édition Futuropolis sur laquelle j’insiste ici, entre autre grâce à l’ouvrage récent de Florence Cestac, La véritable histoire de Futuropolis, (Dargaud, 2007). Je n’ai pas l’intention de faire le tour de ce sujet passionnant avec un seul article… Mais voici une série de réflexions personnelles sur le sujet, en même temps qu’un panorama non exhaustif de la situation actuelle des rééditions du patrimoine de la bande dessinée.

Où l’on voit qu’il y a réédition et réédition…

Il existe, me semble-t-il, deux types de réédition. D’abord, les rééditions commerciales dont le but est de présenter au public des oeuvres, souvent épuisées, d’un auteur que la maison reprend dans son écurie, ou simplement de rééditer un album qui marche bien. Un cas en exemple : celui de Baru dont je traite dans le premier article de mon Baruthon. La réédition des ouvrages plus anciens et épuisés de cet auteur sont pris en charge par ses éditeurs successifs (Dargaud, Albin Michel, Casterman). Certaines maisons plus anciennes sont alors davantage aptes à pratiquer la réédition pour de simples questions de droits qu’elles possèdent sur des séries qui ont eu leur succès dans les années 1950-1960, voire 1970-1980 (en général, les albums des années 1990 ne sont pas encore épuisés).
Je pense par exemple à Dupuis qui pratique depuis plusieurs années une politique de réédition en version intégrale de ses vieilles séries, les agrémentant généralement d’inédits ou d’interviews des auteurs. Deux exemples en février 2010 : la publication du premier tome de l’intégrale de Docteur Poche de Wasterlain (paraissant dans le Spirou des années 1976-1986), et le tome 9 de la grande réédition intégrale de la série phare Spirou, époque Fournier pour ce volume (1969-1972). Un site internet est même dédié à toutes ces intégrales (http://integrales.dupuis.com/presentation.html ). On y admirera la rhétorique employée qui mythifie les séries à succès, destinant ces intégrales, aussi, à un public de nostalgiques et de bd-bibliophiles : « Chaque album a son histoire. Il y a, au détour de bien de pages, des détails insolites que ne remarquent peut-être pas les lecteurs. Tous les volumes des intégrales Dupuis sont introduits par un dossier historique qui raconte la création des albums et multiplie les anecdotes relatives à leur contenu. (…) De beaux recueils de 144 à 276 pages sur papier Bessaya 120 gr ou Munken Cream 100 gr et une reliure cousue à l’ancienne. Les volumes de la collection « Intégrales Dupuis » mettent magnifiquement en valeur le travail des auteurs. ».

Voilà pour les rééditions dites « commerciales ». Ce ne sont pas elles qui m’intéressent ici, puisqu’il s’agit surtout de la réexploitation de licence par des éditeurs. M’intéressent davantage les rééditions « mémorielles », c’est-à-dire celles qui se donnent pour but de transmettre la mémoire d’un auteur ou d’une oeuvre, soit qu’on le juge oublié, soit qu’on l’estime suffisemment important pour les générations à venir. La réédition est alors (en général…) motivée par des raisons moins commerciales que véritablement historiques, voire idéologiques, l’éditeur s’identifiant ici à un « passeur » ressuscitant une mémoire qui lui semble essentielle. La série ou l’auteur est en quelque sorte réinterprété par l’éditeur comme un album de luxe ou de semi-luxe, alors même que la plupart du temps, l’édition originale de ces rééditions a été banale ou médiocre : meilleur papier, reproductions numériques de qualité, couverture sobre… L’oeuvre change clairement de registre. L’auteur réinvesti est assimilé à un modèle pour les autres dessinateurs, un « maître » auquel il faut se référer pour comprendre la démarche et les choix éditoriaux.

La collection Copyright de Futuropolis

Futuropolis est, dans l’histoire de l’édition de bande dessinée, une maison importante dont le fonctionnement préfigure en grande partie l’essor de l’édition dite « indépendante » des années 1990-2000 (L’Association fondée en 1990 ; Cornélius en 1991; Ego comme x en 1994 sont les fers de lance de ce mouvement). En effet, les formules éditoriales éprouvées par Futuropolis dès les années 1970 seront reprises par les maisons sus-citées : forte identité graphique de l’éditeur et des collections, albums à la réalisation soignée, formats très libres, mise en avant de l’auteur, privilège donné au one shot, grande exigence de qualité et de prestige, etc. Et parmi ces formules, on retrouve justement l’intégration au catalogue de réédition d’auteurs ou d’albums anciens.
La logique de réédition, incarnée à Futuropolis par la fameuse collection Copyright, est directement liée à l’histoire de cet éditeur que je retrace ici brièvement en m’appuyant sur l’ouvrage de Florence Cestac cité plus haut. Avant d’être une maison d’édition, Futuropolis est une librairie de bande dessinée parisienne rachetée par les graphistes-illustrateurs Etienne Robial et Florence Cestac en 1972. Parmi la clientèle se trouvent les collectionneurs des séries de « l’âge d’or » et le couple se plonge ainsi dans l’univers des grands auteurs français et américains des années 1930-1950, fréquentant les brocantes et salons de collectionneurs. Robial et Cestac se lient durant les festivals avec la jeune génération d’auteurs débutants dans les années 1970, dont Jacques Tardi, qui restera un fidèle de la maison, mais aussi Jean Giraud, Edmond Baudouin, Pierre Christin. Lorsque le couple de libraire se met à éditer des albums au milieu des années 1970 (et revendent alors la librairie), ils se tournent en même temps vers la réédition, à commencer par les oeuvres d’Edmond-François Calvo (dont La bête est morte). Ils contribuent à la redécouverte de cet important dessinateur mort en 1958, incontournable pour la connaissance de la bande dessinée des années 1940. Ils rééditent également, dans le même ordre d’idée, Alain Saint-Ogan, mort en 1974, grande figure des années 1930, ou René Giffey, mort en 1968. Mais plus que les auteurs français, ce sont les dessinateurs américains qui sont mis à l’honneur et traduits. Autant d’auteurs publiés en vrac dans les illustrés français de l’entre-deux guerres, jusque là jamais véritablement réédités en France depuis quarante ans : Elzie Crisler Segar (Popeye), George McManus (La Famille Illico), Phil Darcis (Mandrake), Will Eisner (The Spirit)… C’est là la véritable spécialisation de Futuropolis et un pan important de sa production d’albums.
Pour toutes ces rééditions est créée en 1980 une collection spécifique, la collection Copyright, très reconnaissable par son format large et son bandeau jaune. D’une part elle rend service aux amateurs en rassemblant, par un travail méticuleux de collecte, les bandes éparpillés. D’autre part elle transforme ces nombreuses séries aux auteurs le plus souvent anonymes lors de leur parution originale, en monument de l’histoire de la bande dessinée, participant ainsi à la reconnaissance du genre, leitmotiv des années 1970 (avec, en arrière-plan, cette logique qu’une disciplin noble est une discipline qui a une histoire). En effet, les bandes sont reprises en noir et blanc, sur un papier épais et dans un volume de semi-luxe, avec une introduction historique conséquente, pour laquelle est fait appel aux amateurs et spécialistes des revues d’étude (Phénix, Giff-Wiff…). La réédition « mythificatrice » naît d’un intérêt de collectionneurs nostalgiques mais s’en émancipe aussi pour porter ces auteurs à la connaissance d’un plus large public, hors de toute importance sentimentale. La réédition est aussi vécue comme passage de relais d’une génération à l’autre puisque Futuropolis édite également beaucoup de jeunes dessinateurs débutants dans les années 1970-1980. (N’oublions pas à ce propos que Futuropolis voit passer durant toute son existence des auteurs désormais admirés, dont Enki Bilal, J-C Menu, Max Cabanes, Frank Pé, F’Murr…). Les auteurs peuvent participer à la politique de réédition puisque c’est par exemple sur les conseils de Tardi que Futuropolis réédite Gus Bofa (du moins selon Cestac).

Après un moment de gloire en 1987, lors de l’exposition Robialopolis au FIBD, le Futuropolis de Robial et Cestac rencontre de graves problèmes de financement dans les années 1990 (c’est là aussi une caractéristique de l’édition indépendante : éditer en assumant les ventes faibles et les pertes budgétaires). Le catalogue est cédé à Gallimard en 1994 et l’éditeur Futuropolis disparaît presque totalement pour une dizaine d’années. Puis, en 2004, Gallimard s’allie à Soleil productions, la maison d’édition en pleine ascension de Farid Boudjellal, pour relancer le label Futuropolis. Le but est de se servir de la notoriété du nom Futuropolis pour lancer un label « indépendant » lié aux deux grosses maisons que sont Soleil et Gallimard (dès la même manière que Dupuis sort « Aire Libre » en 1988 et Casterman « Ecritures » en 2002). C’est chose faite et une réussite pour Gallimard et Soleil, puisque Futuropolis 2.0 est parvenu à s’imposer en quelques années sur le marché de la bande dessinée, publiant des auteurs prestigieux issus de l’édition indépendante : Blutch, David B., Tardi. L’opération est dénoncée par certains comme J-C Menu ou Etienne Robial comme une honteuse récupération de la part d’éditeurs commerciaux salissant le nom de Futuropolis justement marqué par son opposition incessante à la BD purement commerciale. (lire à ce propos Plates-blandes de J-C Menu ou le numéro 1 de la revue L’Eprouvette, avec le recul suffisant). Toutefois, le succès rencontré par Futuropolis auprès des auteurs, et la qualité manifeste de certains albums dément en partie l’idée d’une pure et simple récupération.

La réédition mémorielle dans les années 2000

La politique de rééditions tenté par le nouveau Futuropolis, dont Sergent Kirk de Pratt est un exemple, s’inscrit dans cette idée de revendiquer l’héritage et les valeurs du premier Futuropolis. Futuropolis 2.0 n’est pas la seule maison à prétendre à cet héritage, de même qu’elle est bien loin d’être la seule à se consacrer à la réédition mémorielle.
Les maisons souvent citées comme héritiers du Futuropolis époque Robial/Cestac sont l’Association et Cornélius. Elles pratiquent elles aussi la réédition, dans le même sens que Futuropolis, soit à partir des deux critères : la réédition accompagne une véritable idéologie éditoriale (l’auteur réédité est replacé comme « inspirateur » des auteurs maisons) ; il s’agit d’une réédition de semi-luxe qui donne une nouvelle identité visuelle à l’album réédité. C’est dans cette optique que L’Association réédite des auteurs des années 1970 et 1980 : certains sont connus comme Jean-Claude Forest, considéré à la fois comme un précurseur et un acteur essentiel des évolutions graphiques de la BD adulte (Mystérieuse matin, midi et soir, paru dans Pif gadget en 1971 est réédité en 2004) ; d’autres sont peut-être moins connus du public mais non moins importants, comme Gébé (L’an 01, première édition Editions du square en 1972, réédition en 2000), Charlie Schlingo (Josette de rechange, première édition Albin Michel en 1981, réédition en 2009), Francis Masse (On m’appelle avalanche, première édition Humanoïdes Associés en 1983, réédition en 2007).

Mais la direction ouverte par Futuropolis dans les années 1980 n’est qu’une voie possible. La réédition peut être motivée par d’autres raisons. Voici trois exemples, pour trois autres choix de rééditions qui se donnent un objectif « patrimonial », c’est-à-dire de mettre à disposition des auteurs et des oeuvres d’avant les années 1950 :
Glénat a développé depuis la fin des années 1990 une collection « Patrimoine BD » dans laquelle sont réédités des albums à succès de leur époque, désormais peu connus du public (souvent en raison de leur aspect anachronique, justement). On y trouvera, entre autres, des classiques bien connus des amateurs comme Bicot de Martin Branner (années 1920 et 1930), Futuropolis de Pellos (1938), Fils de chine de Roger Lecureux et Paul Gillon (1950-1955).
Les éditions Horay pratique depuis les années 1960 une politique de réédition de bande dessinée. Vieille maison spécialisée dans la littérature, elle s’oriente à partir de 1960 vers l’image et particulièrement le dessin et l’art contemporain. Elle développe une collection « BD ». Ainsi, engageant un important travail de publication des auteurs des « origines » du genre, l’éditeur s’intéresse à Winsor McCay, Christophe, Benjamin Rabier, Nadar, Rodolphe Töpffer… La liste est encore longue et des albums sont encore publiés. C’est d’ailleurs chez Horay que Claude Moliterni fit paraître son Histoire mondiale de la bande dessinée en 1980, à l’époque principal ouvrage de référence (http://pagesperso-orange.fr/editions-horay/horay.htm).
Il convient enfin de signaler les efforts conjoints du musée de la BD et du site Coconino pour la réédition d’oeuvres et d’auteurs méconnus des origines de la bande dessinée mondiale, c’est-à-dire des années 1830 à 1940. Quelques titres inédits sont parus dans les années 1998-2000, liés à la revue 9e art : Maestro de Caran d’Ache, Le mariage de Monsieur Lakonik de Vercors, Cinq-Mars de René Giffey. Depuis, la réédition ne semble plus être la priorité de l’actuel CIBDI. Coconino prend en partie le relais et étend encore son champ de recherche à des auteurs internationaux, surtout du XIXe siècle, dont il rend les oeuvres gratuitement accessibles par internet. (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/).

Published in: on 28 février 2010 at 17:33  Comments (1)  

Sergent Kirk, Hugo Pratt, Futuropolis, réédition de 2009

Cette critique d’une récente réédition me donne l’occasion d’aborder un autre sujet de réflexion concernant la bande dessinée : le rapport des dessinateurs au passé de la bande dessinée.
En tant qu’historien de la bande dessinée, une question ne cesse de me hanter : quel rapport les dessinateurs de bande dessinée entretiennent-ils avec leur passé, avec leurs aînés dans cette discipline ? Il me faudrait éplucher des milliers d’interviews pour trouver, pour chaque auteur, la réponse spécifique. Si la question me préoccupe c’est que, quand on considère les rapports entre la bande dessinée et les Beaux-Arts, l’une des différences qui semble sauter aux yeux est que les Beaux-Arts en question se sont constitués et continuent d’évoluer en réfléchissant, analysant et interprétant leur propre passé. Les exemples sont nombreux : les architectes romans posant leur regard sur l’Antiquité ; bien plus tard, les artistes de la Renaissance posant encore un autre regard sur la même l’Antiquité ; les élèves des Beaux-Arts du XIXe s’inspirant des toiles des maîtres des siècles passés exposés dans les grands musées ; Picasso ne cessant pas de faire référence à Manet, à Cézanne, et à tant d’autres peintres… La liste serait longue. Ce rapport au passé me semble tout à fait différent dans la bande dessinée, pour cette raison logique que les littératures dessinées sont un genre qui a à peine deux cent ans.
Je me donnerais l’occasion de traiter ultérieurement la question des rééditions dans la seconde moitié du XXe siècle. Mais d’abord, un premier article évoquant le destin éditorial d’un des auteurs les plus admirés, Hugo Pratt.

Hugo Pratt, un héros de la bande dessinée française des années 1970


Hugo Pratt, auteur mondialement connu, si présent encore maintenant, quinze ans après sa mort, appartient à une génération d’auteurs qui commence à publier dans les années 1940. Rappelons-le, bien qu’étant né en Italie, Pratt semble ne pas avoir de nationalité, tant il a traversé le globe des centaines de fois et vécu dans des endroits aussi différents que Rome, Londre, Buenos Aires… Inutile pour moi de reprendre toute sa biographie, il existe pour cela de bien meilleurs ouvrages que vous trouverez à la fin de l’article.
En revanche, ce qui m’intéresse est de voir que, jusque dans les années 1970, Pratt est relativement peu connu en France : il a débuté sa carrière en Italie, l’a poursuivie et développée en Argentine avant de revenir en Italie dans les années 1960. A cette époque, ce sont les revues de bédéphiles comme Phénix, Les Cahiers de la bande dessinée ou Hop ! qui l’introduisent en France en lui consacrant des dossiers thématiques. Mieux encore, Phénix fait figure de précurseur dans la réédition/traduction de Pratt puisque, dès 1969, date à laquelle Pratt n’a presque jamais été publié en France, la revue traduit dans son numéro 11 de 1969 un récit intitulé Ernie Pike, datant de ses années en Argentine (1957). D’autres traductions suivront, mais déjà, une « mode » Pratt s’est emparée de la France. Le directeur de Phénix, Claude Moliterni, l’a introduit auprès de Georges Rieu, le rédacteur en chef de Pif Gadget. Ce sera, avec en avril 1970 avec Le secret de Tristan Bantam, une aventure de Corto Maltese, le premier récit que Pratt dessine directement pour la France.
Le public francophone adopte et fait sienne la série Corto Maltese et Pratt rentre progressivement au panthéon des auteurs de bande dessinée. Son goût pour le voyage, incessant, lui donne un vernis supplémentaire d’artiste sans frontières. Son travail inspire de nombreux auteurs partout dans le monde (Munoz en Argentine, Manara en Italie, Comès en Belgique…). La découverte de Pratt par le public français a surtout la chance de correspondre au moment de reconnaissance progressive du média, où la bande dessinée se développe d’une façon considérable et inventive pour le public adulte, et, surtout, dans des genres qui éclatent le traditionnel carcan humour ou aventures. Pratt, avec Corto Maltese, qui, ne l’oublions pas, n’arrive qu’à la suite de toute une série d’autres héros, correspond parfaitement à ces nouveaux critères et avec lui s’affirment les ambitions à la fois artistiques et littéraires de la bande dessinée. Mieux encore, il devient un porte-drapeau de cette bande dessinée fière d’elle-même, donne des conférences, fait l’objet de travaux universitaires, touche au cinéma et à la peinture. Il affirme dans ses interviews de véritables prétentions littéraires et artistiques. Il quitte les pages des revues spécialisées pour s’engouffrer dans celles d’autres revues : Lire en 1981, Le magazine littéraire en 1985 ; en 1986, il expose une série d’aquarelles au Grand Palais à Paris. Puis, les années passant, Pratt suit aussi le triste destin nostalgico-commercial des quelques auteurs mythiques de la BD : élévation de la côte des éditions originales, rééditions quasi permanentes, parutions d’inédits, d’ex-libris, de tirages numérotés, d’affiches originales… Je passe le fait que l’image de Corto servent depuis 2001 de publicité à Dior. Soit.

Vers le monopole éditorial de Casterman
Qu’en est-il de son destin éditorial ? Il est d’abord très complexe si l’on s’en tient aux revues, Pratt travaillant pour plusieurs journaux français dans les années 1970-1980 (Pieds-Nickelés magazine, France-Soir, Pif gadget, Pilote, A Suivre). La publication des récits de Pratt dans les revues des années 1970 est sans doute une des clès de son succès en France. Autre fait important : Pratt est réédité en France avant même d’y être édité, et ses albums jamais traduits connaissent une course à la traduction durant les années 1970 et 1980. C’est ce dernier fait qui m’intéresse plus particulièrement ; sa découverte par le public français passe par un double mouvement simultané : il dessine pour des revues françaises et son oeuvre, déjà importante, est traduite. Cela passe bien sûr d’abord par la réédition des aventures de Corto non parues en France, en particulier La Ballade de la mer salée (première publication en Italie en 1967), publiée dans France-Soir dès 1973, dans Phénix en 1974, puis en album par Casterman en 1975. Notons toutefois que Corto avait déjà été édité en album en France en 1971 chez Publicness. C’est le début du monopole Casterman sur l’oeuvre de Pratt qui ne fera que s’accentuer avec les années, puisque non seulement l’éditeur belge publie la série Corto Maltese en cours à partir de 1972, mais en plus, elle s’attache à rééditer d’anciennes oeuvres de Pratt : Ann de la jungle (1978), Les scorpions du désert (1977) ou Fort Wheeling (1976). Autant de récits dessinés par Pratt dans les années 1950-1960 et jusque là inconnus en France. Lorsque, en 1978, Pratt s’amarre à (A Suivre), la revue de BD adulte de Casterman, la boucle est en quelque sorte bouclée.
Durant les années 1980, toutefois, Casterman n’est pas encore la seule maison d’édition à s’intéresser à Pratt. Bien au contraire, quelques éditeurs y vont soit de leur album maison (Dargaud avec La Macumba du Gringo en 1978, soit de leur réédition « inédite » (Glénat avec Junglemen en 1979 ; les Humanoïdes Associés avec L’As de pique en 1982 ; Dargaud avec Récits de guerre en 1983…). Lorsque Pratt meurt en 1995, toutefois, une petite partie de son oeuvre pré-1970 n’est pas encore traduite en France.
Incontestablement, les années 1990 et 2000 voit le triomphe de Casterman qui, après tout, publie la série-phare de Pratt depuis 1972, en accord avec son virage opéré en direction du public adulte dans les années 1970. La tactique éditoriale de Casterman passe par plusieurs biais :
1. l’édition de la série Corto Maltese depuis 1972, avec de constantes rééditions, dont des déclinaisons commerciales variées : croquis inédits, édition commentée pour collégiens, édition anniversaire…
2. la réédition de la plupart des oeuvres déjà rééditées en France par d’autres éditeurs, comme par exemple Ernie Pike (réédité par Glénat en 1980, puis par Casterman en 2003)
3. l’édition d’ouvrages documentant Pratt, ou récemment, d’un catalogue raisonné de son oeuvre d’aquarelliste (en réalité deux gros catalogues intitulés Périples imaginaires, 2005-2009) qui renforce ainsi son statut mythique de dessinateur/artiste
4. toujours sur Corto, Casterman a entrepris depuis 2006 une double réédition accélérée : d’une part, en petit format, une réédition histoire courte par histoire courte (alors que les albums des années 1970-1980 les regroupaient en recueil ; tactique éditoriale de division qui n’aura échappé à personne), d’autre part une nouvelle collection en couleur grand format.
5. enfin, l’édition des quelques histoires encore inédites, dont dernièrement Sandokan, le tigre de Malaisie

Pourquoi Sergent Kirk ?


J’en arrive maintenant à l’album qui m’intéresse : la réédition de Sergent Kirk d’Hugo Pratt par Futuropolis (2.0, donc). Réédition certes un peu datée (automne 2009), mais que je relie volontiers à mon précédent article sur la BD argentine. Petit rappel historique donc : qu’est-ce que Sergent Kirk ? Il faut revenir dans l’Argentine des années 1950 et son paysage éditorial idéal pour le comprendre. Cesare Civita, émigré juif italien arrive à Buenos Aires vers 1940 et se lance dans l’édition (Editorial Abril), avec, entre autres publications, la revue d’historietas Misterix (1948-1965), qui met l’aventure à l’honneur. Civita y traduit une partie de la production des jeunes dessinateurs italiens (autre grand pays pour la création de BD d’aventures), mais en invite aussi. C’est dans cette revue que le jeune Hugo Pratt, qui a alors 26 ans et habite Buenos Aires depuis quelques années, rencontre le prolifique scénariste Hector Oesterheld. Ils créent ensemble Sergent Kirk (Sargento Kirk en VO). Lorsque Oesterheld fonde en 1955 sa propre maison d’édition et en 1957 sa propre revue, Frontera (1957-1962), la série se poursuit jusqu’en 1959.
Sergent Kirk reprend la formule du western classique (genre cinématographique si populaire dans les années 1930-1940) : la lutte d’un groupe d’hommes contre l’hostilité du Far West (indiens, absence de lois, nature hostile). La narration accompagnant invariablement l’action reprend les codes du comics d’aventure américain. Le sergent qui donne son nom à la série est un des héros, cavalier dans l’armée américaine de l’après-guerre de sécession, dont le sens de l’honneur le pousse à déserter après un massacre d’indiens (le personnage, idéaliste et indépendant, n’est pas sans rappeler celui de Blueberry, que Jean Giraud dessine à partir des années 1960…). Personnage archétypal d’une « bonté courageuse », il se lie d’amitié avec des indiens et avec un ancien bandit, El Corto ; il n’y a pas un seul héros, en réalité, mais plutôt un groupe de héros. Pas de manichéisme forcené non plus : les bons et les méchants se trouvent des deux côtés des guerres indiennes et les personnages évoluent. L’originalité de la série réside justement dans cet humanisme et dans l’importance de la psychologie des personnages, typique des scénarios d’Oesterheld. Si on y ajoute le graphisme si spécifique de Pratt, aux plans de visages très serrés et aux recherches de clair-obscur, on comprend le succès rencontré par Sergent Kirk auprès du public argentin. Après 1959, le destin de la série est plus obscur : Oesterheld poursuit la série avec d’autres dessinateurs dans sa revue jusqu’aux années 1970. De son côté, Pratt fait racheter les droits de la série originale en 1967 pour la reprendre dans une revue intitulée Sgt Kirk qui durera jusqu’en 1969 (dans cette revue naît le mythique Corto Maltese).
Sergent Kirk, cela ne vous aura pas échappé, est rééditée par Futuropolis. Car il s’agit de la seule série (disons de la seule « grande » série) de Pratt qui ait échappé à Casterman. Revenons un peu en arrière. En 1969, Pratt lance la revue Sgt Kirk et reprend les bandes de Misterix et Frontera en les adaptant au nouveau format de la revue, en quatre bandes (format conservé par la suite). En France, tandis que Casterman commence à publier des albums de Corto, l’éditeur Sagédition s’attache, lui, à traduire Sergent Kirk pour la publier en « petits formats » (type de publication très à la mode dans les années 1950 et 1960, disparu depuis : un ouvrage petit format, peu cher, contenant une histoire complète, souvent d’aventure ou de superhéros, souvent traduites ; Sagédition est un des principaux éditeurs de petits formats depuis l’après-guerre). La série se voit doublement sauvegardé, en Italie chez l’éditeur Ivaldi et en France chez Sagédition, alors que la mode « Corto » bat son plein en France. Signalons à tout hasard qu’une autre série, très proche éditorialement de Sergent Kirk, Ernie Pike (scénarisée par Oesterheld et publiée dans les mêmes revues) a également fini par être rééditée par Casterman à partir de 2003.
La réédition de Sergent Kirk par Futuropolis, commencée en 2008 et prévue en 5 volumes, est annoncée sur le site comme un événement : première édition intégrale de cette série « méconnue ». Précisons que, en 1984, un autre grand rééditeur de Pratt, Les Humanoïdes associés, avait réédité la série. Le site de Futuropolis critique à mot couvert cette réédition en précisant que « il y a 25 ans, quelques albums du Sgt Kirk, ont été publiés, en commençant par la page 300, et avec une photogravure… douteuse. ». En effet, l’édition des Humanos est incomplète et oublie de mentionner le nom du scénariste, Oesterheld. L’édition de Futuropolis, avec couverture rigide, papier épais, et témoignage d’amis de Pratt, veut aussi se présenter comme un « beau livre » (au contraire de Casterman qui, avec sa « série Corto » en format poche, vise un public plus large). Le premier tome de l’édition Futuropolis, est-il dit, en entièrement inédit en français. Casterman et Futuropolis sont désormais les seuls dans cette course au collectionneur… Les rééditions contemporaines de Pratt témoignent en partie, comparée à celle des années 1970-1980, des évolutions de l’idée de réédition depuis quelques années. Ce sont des livres de semi-luxe, en noir et blanc (marque ultime du prestige en BD !). Ils recherchent ou prétendent à l’exhaustivité totale, au « définitif ». Il suffit de comparer les couvertures successives : de l’action intense et des couleurs vives de Sagédition dans les années 1970, on passe chez Futuropolis en 2009 à une couverture ultra sobre avec un simple visage en noir et blanc, et la mise en exergue du nom de l’auteur. Il manque encore à cette réédition une dimension plus scientifique : commentaire de l’oeuvre, analyse de la fortune éditoriale, bibliographie, que, pourtant, l’amateur éclairé ne manquerait pas d’apprécier. Pour une prochaine réédition définitive, peut-être ?

Pour en savoir plus :
Sergent Kirk, Sagédition, 1975-1978 (7 tomes)
Sergent Kirk, les Humanoïdes Associés, 1984-1987 (5 tomes avec texte introductif de José-Louis Bocquet).
Sergent Kirk, Futuropolis, 2005-2009 (3 tomes ; Fiche sur le site de Futuropolis)
Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto, Casterman, 1990 (rééd. 1996)
Vicenzo Mollica, Patrizia Zanotti, Hugo Pratt, Corto Maltese, littérature dessinée, Casterman, 2006 (excellent recueil d’interviews, quoiqu’envahi par les illustrations)
http://www.archivespratt.net/

Published in: on 25 février 2010 at 09:27  Laissez un commentaire  

Baruthon 1 : Quéquette blues, Dargaud, 1984-1986 (3 tomes), La piscine de Micheville, Dargaud, 1985

Quelle ne fut pas ma surprise et ma honte, en entendant proclamer le nom du Grand Prix du FIBD 2010, de n’avoir pas lu un seul de ses albums… Une erreur que je compte, pour expier ma faute, réparer en profondeur grâce à une rubrique désormais mensuel d’articles pour explorer pas à pas sa carrière depuis la moitié des années 1980 jusqu’à la fin des années 2000, et voir comment elle s’inscrit dans les évolutions du paysage de la BD contemporaine…

Pilote des années 1980, une revue en crise ?


Le premier album de Baru, paru en trois tomes entre 1984 et 1986, se comprend d’autant mieux dans le contexte de la bande dessinée des années 1980, décennie étrange coincée entre l’explosion créatrice des années 1970 et le renouvellement éditorial des années 1990 ; mais décennie essentielle pour qui veut comprendre l’histoire de la bande dessinée contemporaine puisque c’est durant ces années que s’opère une reconversion majeure : la fin des revues et l’avènement du règne de l’album. Pour reprendre une formule de Patrick Gaumer qui résume clairement la situation, « De phénomène de presse, la bande dessinée devient phénomène d’édition. ».
Dans cette ambiance de crise de la presse de bande dessinée, Hervé Baruléa, professeur d’éducation physique et dessinateur amateur n’ayant jusque là publié que dans son propre fanzine Le Téméraire pendant les années 1970, fait ses premières armes dans la mythique revue Pilote. Seulement, l’âge d’or de Pilote, qui est considérée comme la revue ayant définitivement conquis le public adulte à une bande dessinée créative, est bien loin : les années 1970 ont vu une fuite de ses forces vives, parties fonder leurs propres journaux, définitivement plus « adultes » (Gotlib, Brétécher et Mandryka fondent l’Echo des savanes en 1972, Gotlib et Alexis fondent Fluide Glacial en 1975, Moebius et Druillet fondent Métal Hurlant en 1975). Surtout, l’hebdomadaire n’est plus que mensuel depuis que René Goscinny en est parti en 1974. Les vicissitudes du Pilote des années 1980 sont nombreuses et témoignent de la fin du modèle éditorial de l’âge d’or franco-belge, basé sur la revue : les rédacteurs en chef se succèdent, les lecteurs l’abandonnent peu à peu ; il fusionne en 1986 avec l’autre revue des éditions Dargaud, Charlie mensuel et tend à devenir un catalogue de prépublication des albums Dargaud. Durant ces années, Pilote se chercher une identité et les « nouvelles formules » se succèdent, essayant de moderniser la revue en en faisant un magazine d’informations sur la bande dessinée (interview, biographies), mais aussi en intégrant des critiques de films, de romans policiers, ou de musique. Nous sommes en pleine mode de la « BD rock », dominée par la personnalité de Philippe Manoeuvre qui cumule les fonctions de rédacteur en chef de Métal Hurlant et journaliste rock sur Antenne 2 pour l’émission Les Enfants du rock dans lequel il parle de bande dessinée. Bien qu’ayant tout fait pour rester à la mode, Pilote cesse définitivement de paraître en 1989.

Vicissutudes d’un dessinateur débutant

Qu’en est-il de Baru et de Quequette blues ? La série, qui commence sa prépublication en juin 1983 pour l’achever en 1986, s’inscrit dans tout une suite de récits complets réalisée par Baru à partir de 1982. Elle est avant tout une version longue de ces histoires de 2 ou 3 pages dans lesquelles Baru nous raconte sa jeunesse et sa bande de copains dans un ville industrielle de l’est de la France, dans les années 1960. La présentation qui accompagne la parution de la série nous explique que « cela fera bientôt deux ans que sommeillait dans nos tiroires « Quéquettes Blues ». Somptueuse histoire de gens qui ne veulent pas quitter l’adolescence, chassent les filles et boivent du Picon bière, sur fond d’hiver, de blues et de briques. Mais pas de chance, nous n’avions plus une miettes de place dans le journal… Comment faire je lui ai proposé de faire de courts récits le temps de patienter. » (Pilote n°108, juin 1983). Lui-même le rapporte : après avoir vu refuser Quéquette blues par A suivre, le projet est accepté par Willem de Charlie Mensuel, revue rachetée par Dargaud en 1982, et le projet se retrouve dans Pilote, avec l’approbation du rédacteur en chef de l’époque, Jean-Marc Thévenet, qui tente de trouver un équilibre dans le journal entre de solides pointures des années 1970 (Mandryka, Pierre Christin, F’murr, Annie Goetzinger, Gérard Lauzier) et des nouveaux dessinateurs, dont fait partie Baru. Toutefois, il doit sacrifier à la coutume du journal qui veut que les nouveaux venus, pour mettre le lectorat en confiance, doivent réaliser des récits courts qui sont autant d’échauffements reprenant les personnages et les ingrédients du grand récit qui attend sa publication.
Les premiers récits courts de Baru, tout comme Quéquette blues, se concentrent sur les faits et gestes d’une bande d’amis, tous fils d’ouvriers immigrés, obsedés par les filles, les apparences, et toujours prêts à mettre l’ambiance dans les bars de la ville et des environs. Le trait naissant de Baru y est alors extrêmement expressif, voire parfois presque violent et caricatural par moment, se concentrant sur les physiognomies. Il ébauche des décors qui situent l’ambiance du récit dans l’univers métallique des cités ouvrières ; décor que l’un des personnages se plait à contempler malgré les moqueries de ses camarades : « Ben non, je déconne pas… Moi j’aime bien, le ciel rouge, les tuyaux, la ferraille, tout ça c’est beau. ». La couleur de ces installations industrielles, souvent vues de nuit, est très importante pour l’ambiance et Baru avait d’ailleurs refusé la proposition de A suivre qui voulait bien le publier à condition de rester au noir et blanc. Le récit en images est doublé par une voix narrative à la première personne parlant au nom de « Baru », mais l’auteur a par la suite justifie sa démarche qui ne se réduisait pas à une autobiographie mais plutôt à un portrait de groupe, sorte de « pluri-autobiographies » dont le narrateur serait la classe ouvrière dans son ensemble. Il reproche ainsi à la critique de l’avoir réduit à un simple autobiographe : « Parce que vous n’avez pas vu que le « héros », n’était pas un, mais plusieurs, que c’était un groupe, un personnage collectif, et que l’autre personnage, c’était l’usine et plus généralement le monde ouvrier. Mais bon, à ma décharge, je vous l’ai dit, j’ai fourni le bâton pour me faire battre. Alors que je disais juste « Je » pour dire sans ambiguïté que je, auteur, ne prenais pas de haut les personnages que je mettais en scène, que je n’étais pas au-dessus de cette mêlée-là. »
Le thème de Quéquette blues, si simple (le narrateur, puceau de 18 ans, parie avec ses amis lors du nouvel an qu’il sera dépucelé sous 3 jours) est, en apparence, dans la lignée du journal Pilote de ces années 1980 qui, tant par tradition de la BD adulte des années 1970 que pour attirer le lectorat, parsème alors ses pages d’histoires de sexe et de femmes nues aux formes engageantes. Mais Quéquette blues est bien plus subtile. Le sexe n’y est pas idéalisée puisque, bien au contraire, il n’est jamais représenté, le narrateur étant, on le devine, toujours dans l’attente tout au long du récit et, de surcroît, effrayé par la chose. Et puis surtout, l’histoire de Baru colle à la réalité, même dans sa trivialité. La provocation et l’humour transgressif, deux thématiques qui ont douillettement élu domicile dans la bande dessinée pendant les années 1970, sont ici mis au service d’une peinture sociale qui ne quittera pas l’univers de l’auteur. Ce dernier avoue d’ailleurs s’être lancé dans la BD à la lecture des provocateurs défricheurs de Charlie Hebdo, Reiser en tête. Au sein de Pilote, la série de Baru voisine avec celle du grinçant Gérard Lauzier, Souvenirs d’un jeune homme, où un autre adolescent découvre la vie en essayant de s’échapper de sa famille bourgeoise. Deux jeunesses différentes pour deux styles distincts qui, pourtant, traduisent le même intérêt de la bande dessinée pour la société contemporaine et la question du passage à l’âge adulte.

Fortune éditoriale : Baru et le règne de l’album


Malgré les changements de rédaction (Thévenet est remplacé en 1984 par Francis Lambert), la série de Baru continue et est logiquement publiée en album chez Dargaud dès 1984 au fur et à mesure de son avancement. Mieux encore, elle reçoit en 1985 le prix du meilleur espoir au FIBD, signe que le dessinateur débutant marque déjà les esprits de ses collègues. En 1985, pour accompagner la sortie des albums, les récits courts des débuts dans Pilote sont réunis au sein de l’album La piscine de Micheville.
La fortune éditoriale de ses trois (plus un) albums ne s’arrête pas là. Au contraire, ayant le statut de « premiers albums » de Baru, ils sont régulièrement réédités par les éditeurs successifs du dessinateur, comme pour signifier qu’ils contenaient déjà en germe les autres oeuvres. Ainsi peut-on suivre l’évolution éditoriale de la carrière de Baru à travers ces rééditions : en 1991, c’est Albin Michel qui réédite Quéquette blues sous le titre de Roulez jeunesse, au moment où Baru travaille à L’Echo des savanes (la revue d’Albin Michel) ; puis, en 1993, Albin Michel réédite également les récits courts de La Piscine de Micheville en ajoutant quelques pages. Ce cas de changement de titre est, à ma connaissance, assez exceptionnel dans la BD contemporaine et je serais curieux d’en connaître la raison… Enfin, en 2005, c’est au tour de Casterman, le nouvel éditeur régulier de Baru depuis 1995, de rééditer Quéquette blues en intégrale (ce n’est pas le seul album de Baru que Casterman réédite, formant ainsi autour de lui un catalogue presque complet). C’est sous cette dernière forme que l’album est actuellement le plus facile à trouver. Quant à La Piscine de Micheville, la maison d’édition Les rêveurs l’a réédité en octobre dernier (réédition prémonitoire ?), avec un travail de couleur de l’auteur.

A suivre dans le Baruthon : La communion de Mino et Vive la classe !, Futuropolis, 1985 et 1987

Pour en savoir plus :
Quéquette blues, Dargaud, 1984-1986, (3 tomes). Réédité par Albin Michel en 1991 sous le titre de Roulez jeunesse, puis par Casterman en 2005.
La piscine de Micheville, Dargaud, 1986. Réédité par Albin Michel en 1993 (épuisé chez l’éditeur), puis par Les rêveurs en 2009
Pilote, n°108-133, Pilote et Charlie, n°1à 4
Patrick Gaumer, Les années Pilote, Dargaud, 1996
Le site officiel de Baru : http://baru.airsoftconsulting.info/Accueil.aspx

Published in: on 21 février 2010 at 21:38  Laissez un commentaire  

Parcours de blogueurs : Monsieur le chien

L’humour est sans doute le genre le plus utilisé sur les blogs. Sans doute parce qu’on le croit le plus facile pour accrocher un lectorat. Sans doute parce que les blogueurs bd « historiques », de la première génération (Boulet, Frantico, Mélaka, Cha, Laurel…) ont donné un élan qui s’est poursuivi. Mais l’humour graphique n’est pas un exercice facile, pourtant, et si j’ai choisi de parler de Monsieur le chien et de son blog aujourd’hui, c’est que j’ai toujours été surpris par l’originalité de son humour, violemment voire vulgairement provocateur, et toujours inattendu.

Essor d’un blog à succès


En août 2005, un nouveau blog, un de plus, oui, apparaît sur la toile. Son auteur n’est pas un dessinateur célèbre, mais un simple internaute qui se présente comme un fonctionnaire et un contribuable moyen. Les premiers strips s’enchaînent à un rythme presque quotidien et lentement, un univers se met en place : Monsieur le chien, car c’est son nom, présente au lecteur ses réflexions personnelles sur des sujets variés, (dont le fonctionnariat) réflexions que lui-même qualifie de « vaines et sans sans fondement ». Et puis, au fil des strips, un véritable univers se met en place, avec ses personnages : MLC, l’avatar de l’auteur, antihéros notoire, obsédé par le sexe, ses amis du CHIBRES, sa femme Hélène, leurs enfants, l’éditeur Wandrille, mais aussi Shroubb, une raclette mutante dont le succès fou auprès des femmes ne fait qu’accentuer le désarroi du héros. D’autres rubriques se font jour, MLC révélant peu à peu sa personnalité, et notamment son goût prononcé pour les publicités ringardes et les clichés narratifs. Et puis l’humour et les idées de MLC, une autodérision politiquement incorrecte (poujadiste et réactionnaire, se définit-il lui-même) fait mouche dans une blogosphère où les surprises restent assez rares en matière d’humour.
En l’espace de quelques mois, le blog de MLC trouve son rythme de croisière et son public, public fidèle que le dessinateur n’hésite pas à interpeler, créant ainsi une relation particulière avec les internautes qui le suivent. Les commentaires font partie du jeu du blog, évidemment, mais certaines planches sont directement dédiés à l’un ou à l’autre, ou encore un lecteur est inclu dans la planche… MLC reçoit de nombreux fanarts qu’il publie régulièrement comme autant de trophées. Il invite aussi ses lecteurs à des rencontres IRL avec les membres du CHIBRES, qu’il a fondé, (un club très particulier que je vous laisse découvrir dans cette planche). Lien d’autant mieux entretenus que MLC est un habitué des séances de dédicaces du festiblog, présent dès la première édition en 2005.
Tous les ingrédients d’un bon blog bd sont réunis dans le blog de MLC : des personnages et un univers récurrents, un humour efficace et original, une régularité de publication, un lien fort avec le public… Le blog de MLC est à mi-chemin entre le webcomic, aux strips réguliers, et la page personnelle où l’auteur se dévoile. En pleine gloire, MLC décide de ralentir le rythme de son blog à partir de 2008 et surtout de 2009.

De « l’album du blog » à l’album sans le blog


Monsieur le chien n’est pas, quand il commence son blog, un dessinateur professionnel et son passage progressif du statut de blogueur bd à celui de dessinateur de bande dessinée serait une sorte de cas d’école de l’impact du phénomène des blogs bd sur le marché de la BD, par l’arrivée d’une nouvelle génération qui n’aurait jamais vu le jour sans internet.
En effet, la publication de ses trois albums présente une évolution du mode traditionnel d’édition des blogueurs : « l’album du blog » (ce mode étant généralement le moins réussi), à un véritable album complètement autonome du blog. Un effort qui doit être souligné lorsque certains blogueurs n’ont pas encore dépassé le stade de l’album du blog. Petite démonstration en trois temps.
Le premier album publié par MLC est Paris est une mélopée. Nous sommes en 2007, le phénomène des blogs bd bat son plein. Rien d’étonnant donc, que le blog de MLC, encore dessinateur amateur, voit son blog publié chez un petit éditeur, Théloma, crée en 2004 (et dont l’activité stagne depuis 2008, d’ailleurs). L’album reprend une sélection de planches du blog, redessinées, et plusieurs planches inédites. Jusque là, inscription dans la démarche traditionnel du blogueur, puisque, depuis que Frantico/Lewis Trondheim et Wandrille ait largement lancé le mouvement en 2004-2005, l’édition papier de blogs bd a largement commencé. Les exemples se pressent, ne serait-ce que pour cette année 2007, qui voit Souillon vient publier le premier tome de son webcomic Maliki chez Ankama, Martin Vidberg Le journal d’un remplaçant chez Delcourt et Kek Virginie chez le même Delcourt.
Nouvelle année, nouveau projet, mais toujours en partie liée à l’univers des blogs bd. Les éditions Warum co-fondée par le dessinateur-blogueur-éditeur Wandrille, rappelons-le, poursuivent une politique de recherche de jeunes talents parmi les blogueurs bd, politique qui se traduit notamment par le concours Révélation blog () ou par l’édition d’album de Gad, Aseyn, Lommsek, ou encore par l’édition du célèbre blog de Laurel en 2009. Rien d’étonnant, donc, de retrouver au catalogue MLC pour son second album, Homme qui pleure et Walkyries, en septembre 2008 ; il prend place au sein du label grand public de l’éditeur. Un album intermédiaire entre l’album du blog précédent et des créations autonomes. Pourquoi intermédiaire ? Car MLC n’y reprend pas de planches de blog, mais invente de toutes pièces un album inédit pour ses fidèles lecteurs. Mais dans le même temps, il reprend dans cet album le principe des séquences faussement pédagogiques sur un thème donné. Dans Homme qui pleure se déclinent ainsi différents chapitres avec comme fil directeur un pretexte dans la veine absurde du dessinateur : d’aguichantes walkyries demandent à MLC de rédiger un manuel de séduction moderne en BD. Suivent donc des chapitres « se marier hors de la tribu », « lire les signes », « tuer le père » qui reprennent, dans leur forme, en les étendant, les planches publiées sur le blog ; des personnages familiers reviennent également (MLC, sa femme Hélène, ses amis du Chibres, etc. ).
Mais avec Fereüs, fils de la colère publié en 2009 chez Makaka éditions, MLC franchit un nouveau cap, puisqu’il s’agit non seulement d’un album complètement inédit, mais détaché des thématiques du blog. Fereüs raconte l’aventure épique d’un héros choisi pour lutter contre une invasion de morts-vivants menés par l’ignoble Sqol Grafesh. Une parodie d’heroïc-fantasy qui n’empêche pas MLC de conserver le même humour efficace du blog. Cette nouvelle publication est encore liée à l’univers des blogs bd puisque Makaka éditions est la maison fondée en 2007 par les responsables du site 30joursdebd qui s’attache à faire connaître des dessinateurs en proposant à la lecture une nouvelle planche par jour. MLC s’est déjà lié à ce groupe : il participe à un de leur collectif en 2007 et fait partie des auteurs réguliers du site. Le projet Fereüs est d’autant plus lié à Internet qu’il bénéficie d’une pré-publication en ligne, en accès gratuit, des 30 premières planches sur le site http://www.filsdelacolere.com/. MLC a également fréquenté un autre espace important de la BD en ligne, le portail Lapin, pour une planche en « guest star ».
Qu’en est-il des projets de MLC en 2010 ? Sur une interview donnée à l’occasion du festiblog 2010, il avoue ne se sentir pour le moment que dans une phase de semi-professionnalisation : il n’a publié que chez de petits éditeurs et n’est pas parvenu à entrer à Fluide Glacial malgré le soutien de Marcel Gotlib. Quelques projets sont toutefois en préparation, dont un à venir aux éditions Carabas. En espèrant que ces projets se concretiseront et que la carrière de MLC ne fait que commencer…

Clichés et ringardises

Le blog est aussi, pour son auteur lorsqu’il est amateur, un espace d’entraînement et d’amélioration du dessin. C’est un des caractères du blog de MLC : les premiers dessins sont encore assez rudimentaires au niveau du trait et de la narration et le style de MLC s’affirme progressivement, vers une plus grande complexité. La virtuosité du trait n’est pas ce que recherche MLC : il suffit qu’il soit facilement lisible ; de simples représentations de personnages, il passe à des décors de plus complexes, jusqu’à l’ambiance pseudo-médiévale de Fereüs.
Mais c’est surtout son humour et son sens de la narration qui se précisent. MLC part du principe de la planche-séquence où, sur un sujet donné, se succèdent des cases illustrant le récitatif de l’auteur, dans un style faussement pédagogique. Le récitatif en question sert de fil conducteur aux courtes séquences en images : c’est le principe du manuel que nous présente MLC dans Homme qui pleure et Walkyries, manuel d’amour à l’usage du dieu Wotan. Le principe est mis à l’honneur, dès les années 1960, dans les Dingodossiers ou plus tard la Rubrique-à-brac de Gotlib dont l’auteur est friand, puis souvent repris par d’autres dessinateurs humoristes puisqu’il permet généralement un second degré en opposant le commentaire prétendument sérieux et l’image qui, elle, l’est beaucoup moins. Voilà pour la construction du gag chez MLC. Elle varie par la suite dans des récits plus narratifs, sans récitatif : c’est le cas de Fereüs où le narrateur n’intervient qu’au début pour présenter l’intrigue puis s’écarte au profit des personnages.
Et quel est donc cet humour dont MLC a le secret ? C’est sans doute là la principale force de ses travaux. On retrouve bien sûr le principe fondateur, là aussi très gotlibien, mais pas seulement, de la parodie, comme dans ce croisement improbable entre le surfer d’argent et les Schroumpfs. Prendre une référence et la tordre en la forçant à cohabiter avec une autre référence, principe vieux comme le monde de l’humour. MLC recherche dans ses gags l’absurde le plus puissant et l’outrance où, naturellement, la violence et le sexe trouvent leur place comme signes de transgression. L’humour est acide dans cet épisode méconnu de Dora l’exploratrice.
Mais ce qui le démarque de beaucoup d’autres blogs bd d’humour est la recherche constante du non-conformisme des idées, des références employées, de l’humour choisi. Je laisse de côté les idées et me concentre sur l’humour. Le ringard est un des principes centraux de l’humour MLCien, se retrouve aussi dans les noms employés, noms de personnages ou de lieu dont la sonorité suffit à déclencher le rire (enfin… dans mon cas, en tout cas) ; ainsi faut-il saluer la riante introduction de Homme qui pleure qui se situe dans la ville de Vesoul et voit la pendaison de supporters du F.C. Sedan. Autre principe qui se marie à merveille avec la parodie : le cliché. Il fait pour cela appel à sa connaissance des comics et romans-photos kitchs des années 1960 et 1970. Les phrases convenues y sont légion et offrent de délicieux dialogues pour les récits de MLC. Le cliché ne vaut, bien évidemment, que s’il est détourné. Fereüs est plein de ces clichés que nous servent les auteurs d’heroïc-fantasy, ce qui le situe juste à la limite entre la parodie et la série B… Je vous laisse en découvrir quelques uns en lisant les premières planches de cet album, encore en ligne.

Bibliographie et webographie :
Paris est une mélopée, Théloma, 2007
Homme qui pleure et Walkyries, Warum, 2008
Fereüs le fléau, Makaka, 2009
Le site de MLC : http://www.monsieur-le-chien.fr/
Le site de Fereüs : http://www.filsdelacolere.com/
Lire des planches de MLC sur 30joursdebd
Interview sur le site du festiblog
Présentation sur le site de Warum
Site de Makaka éditions

Published in: on 18 février 2010 at 13:22  Comments (3)  

Tibet, Ric Hochet et la bande dessinée populaire

par Caroluseligius

À quelques jours d’intervalle ont disparu tout à tour Tibet, prolifique dessinateur de Ric Hochet, et Jacques Martin, dessinateur et scénariste d’Alix et de Lefranc. Ce sont deux figures majeures du journal Tintin, et un proche collaborateur d’Hergé, qui meurent ainsi. Tout s’oppose dans leurs œuvres, le style, les scénarios, les personnages. Pourtant, chacune de leurs séries s’imposèrent en leur temps comme des succès populaires et des incontournables du journal Tintin, utilisant des ressorts parfois faciles mais jamais décevants.

Après plus de 80 albums publiés, Ric Hochet n’a pas pris une ride ; pourtant, rien de plus daté et de plus représentatif des Trente Glorieuses que ce personnage. Comment une bande dessinée fondée sur tant de stéréotypes a-t-elle pu durer si longtemps ?

Un style inimitable mais évolutif

Tibet devait dessiner vite. À une cadence infernale, même : 76 albums en 34 ans, soit 1,65 albums par an avec le scénariste André-Paul Duchâteau ! Son trait, dans tous les albums de Ric Hochet, est à la fois simple et précis. Il suffit pour s’en convaincre de l’avoir vu en dédicace, ou de jeter un coup d’oeil à ses crayonnés : ce sont des coups de crayon (ou de feutre) rapidement posés sur le papier. Tibet devait exécuter des crayonnés très rapides et laisser à l’encreur le soin de lier ses différents coups de crayon. Le visage de tous ses personnages est construits quasiment sans ruptures de plans, et paraît incroyablement figé, mis à part quelques personnages [v. ill 3 et 4.]. Avec un panel d’expressions faciales limité, le dessin des personnages se simplifie et pose moins de problèmes au dessinateur. De même, les corps : zones d’ombres, raccourcis sont signifiés par des aplats sombres ou des traits parallèles censés donner du volume. Les décors sont simplifiés au maximum, les murs seront toujours d’un ton uni ainsi que les paysages, souvent monochromes. Pour ce qui est des coloris, justement, peu voire pas de modelé, des visages aux teints toujours semblables, des vêtements aux couleurs vives, peu de dégradés et aucune nuance de ton, mais encore une fois de grands aplats de couleur. Les plans, enfin, sont rarement obliques, sauf pour quelques scènes très dramatisées qui sont les moments fort de l’album, ainsi que pour les couvertures, elles aussi toujours très dramatiques. Malgré ce maintien de la même pratique du dessin, Tibet fit cependant peu à peu évoluer ses canons.

Au fil des ans, le visage des personnages évolue : le style devient moins réaliste [v. ill. 1 et 2], et peut-être moins compliqué à exécuter. La couleur des cheveux du héros passe du brun à l’orange, les angles du visage se font plus saillants : on s’éloigne du modèle initial, mélange de Lefranc et de Gil Jourdan et du stéréotype de l’enquêteur des années ’50.

(Ill. 1 et 2 : évolution du dessin du personnage, premier et dernier état)

Restent les yeux, souvent plissés. Pour ce qui est des autres personnages, qu’on ne présente plus, l’évolution se fait dans le même sens d’une assez légère schématisation qui fait de Ric Hochet une bande dessinée semi-réaliste, passé d’une pratique de la ligne claire assez fidèle aux canons de Jacobs, à des personnages bien plus typés bande dessinée pour enfants. Les personnages empruntent globalement aux canons de la bande dessinée policière destinée à la jeunesse, ou encore à Tintin. Guère plus d’inventivité dans les méchants, souvent nantis d’un sourire narquois. Le rapport à l’actualité – ou au passé – se fait donc, dans la tradition de la littérature populaire, par de puissantes références et par le recours à des stéréotypes de personnages inébranlables.

(Ill. 3 et 4 : évolution du personnage du commissaire, premier et dernier état)

En revanche, tout change autour  : le mot d’ordre est toujours une stricte contextualisation. Le premier album, Traquenard au Havre, reflète la décoration de l’époque, et même les extérieurs fleurent bon l’atmosphère urbaine de l’époque, avec ses inévitables cafés pris sur un comptoir en zinc et ses meubles en formica. La voiture du héros évolue elle aussi : la Porsche du héros, détruite dans quasiment tous les albums d’une manière spectaculaire (voir la couverture d’Epitaphe pour Ric Hochet), réapparait dans bien l’opus suivant, mais c’est le nouveau modèle sorti entretemps que le journaliste (ou son assurance) a payé. Les couvertures aussi, par les polices employées ou par les décors, suggèrent chacune une époque.

(Ill. 5 et 6 : Modèles de couvertures : graphismes typiques des années 1960 et 1970)

Les vêtements et les coiffures, eux aussi, ont subi une évolution. Ric Hochet a fièrement porté la patte d’éléphant dans les années ’70, avant de revenir à des coupes plus classiques. Seule constante : le sous-pull à col roulé rouge et la veste blanche piquée de gris, et le trench-coat. Ce mélange d’adaptabilité rapide et de constantes inébranlables a fait de Ric Hochet un classique intemporel puisque pan-chronique.

Un sens du scénario évolutif

Le dessin évolua sans bouger, certes, mais le scénariste, A.P. Duchâteau, ne fut pas en reste. Chaque scénario, mis à part quelques perles, s’inspira avec beaucoup d’à propos d’un film ou d’un livre qui avait fait date, ou bien d’un grand classique réadapté, ou encore d’une idée dans l’air du temps. Quelques exemples :

Traquenard au Havre : le premier opus de la série fait référence à un kidnapping et au chantage exercé sur de riches parents. On peut penser au kidnapping de L’Ouragan de Feu de Jacques Martin, ou même à La Foire aux gangsters de Franquin

Rapt sur le France : opportunément sorti deux ans après Le Gendarme à New-York, où Louis de Funès et sa brigade tropézienne traversaient l’Atlantique sur ce paquebot de luxe, par ailleurs au centre de l’actualité de ces années là.

Epitaphe pour Ric Hochet : voilà réactualisé le vieux thème de l’amnésie du héros.

Le fantôme de l’alchimiste : titre prometteur, autant que son contenu : château en ruine, serviteur bossu, cadavre emmuré depuis des siècles dans une crypte.

La Maison de la vengeance : encore un titre prometteur, avec malédiction familiale, pièges mortels, cadavre emmuré (encore !), message écrits avec du sang, et en arrière plan une forte inspiration de l’histoire de Fort Chabrol.

Alerte, extra-terrestre : que dire de plus pour cette bande dessinée parue en 1976, en pleine période des visiteurs de l’espace, d’Alien à Du cidre pour Champignac ?

La piste rouge : étrange histoire enneigée, qui exploite bien les fantasmes de la guerre froide liés à la chirurgie esthétique, au lavage de cerveau et aux chirurgiens fous.

Opération 100 milliards : ou comment la disparition d’un chanteur à succès booste les ventes et déchaîne l’hystérie. On est en 1979, un an après la disparition de Claude François, et deux ans après celle d’Elvis Presley…

La nuit des vampires : sans doute l’un des plus pittoresques, avec son lord anglais ruiné, son château sinistre, et les cadavres qui s’amoncellent dans la crypte du château et refusent de se décomposer alors que la nuit de Walpurgis approche. Cet album est sorti en 1982, après deux longues décennies de films sur les vampires.

Crime sur Internet : ou comment, au moment de l’expansion du web, en 1998, un Salvador Dali déjanté met en vente ses toiles aux enchères sur le net.

On l’aura compris, ces albums s’expliquent par leur contexte et s’interprètent soit par leur époque, soit par une autre oeuvre ou par un effet de mode. Mais cette rapide simplification ne saurait dissimuler des faits importants : les rebondissements sont multiples, les scènes d’action, voire de violences rarement dissimulées (les scènes où le héros, ou un protagoniste, sont assommés par derrière par un adversaire sont récurrentes), et les images chocs s’accumulent : cadavres exsangues, sang, attaques à main armée. L’inévitable embuscade tendue au héros en milieu d’album est toujours un grand moment. Pour la jeunesse, l’enchaînement des faits, et la violence masque parfois le côté prévisible du scénario.

(Ill. 7 : exemple de planche. On remarquera la dramatisation des poses, la présence du sang, les aplats de couleur, et le style des vêtements des personnages)

Que dire des personnages ? S’ils n’apparaissent ici qu’à la fin de l’article, c’est bien parce qu’ils n’apportent au fond pas grand chose de plus à la connaissance générale de la série. Ric Hochet a un père (qui lui ressemble, mais en plus voyou, et en plus vieux), une fiancée, nièce du commissaire, qui ressemble à Seccotine, un acolyte, le commissaire Bourdon, qui tient à la fois du Maigret et du Dupont, un meilleur ami, Bob Drumont, au demeurant rarement vu (qui lui ressemble, mais en plus trapu), un savant fou, le professeur Hermelin (le seul au visage vraiment expressif car ridé et grimaçant), et bien entendu une quantité impressionnante d’ennemis, dont l’ennemi récurrent qu’est le Bourreau, chauve et obèse, tout droit sorti d’un film d’espionnage et qui finit cloué dans un fauteuil roulant. Ces personnages se résument plus à leurs actions qu’aux renseignements biographiques distillés d’un album à l’autre : on apprend peu sur eux. Dans un album, on aperçoit la garde robe du héros : ironie ou pas, ce n’est que le même modèle de veste sans cesse répété, confirmant la théorie du personnage immuable.

Que reste-t-il, au bout du compte, de cette longue série ? Rien d’original, ni dans le dessin, ni dans les scénarios. Il reste la force de la fréquence, la capacité de ces deux auteurs à publier presque deux albums par an durant plus d’un demi-siècle a constitué une réponse au grand défi de tous les auteurs : fidéliser le lectorat en raccourcissant le délai de l’attente. Répondre à la soif d’action, de mystère et d’éléments dramatiques. Stimuler la capacité de réception aux images chocs, par l’emploi toujours mesuré, de la violence et de la mort, de manière à frapper tout en formant l’imaginaire. Permettre au lecteur de retrouver, à chaque nouvelle parution, un univers familier dont il maîtrise les codes. Bref, combler les attentes du grand public, satisfaire un besoin d’aventure tout en restant rassurant, faire grandir, aussi. Ce sont de rares prouesses que Tibet et Duchâteau ont parfaitement su remplir, en se coulant dans le moule du roman policier populaire à la façon de Souvestre et Allain.

Références :

TIBET (Gascard, Gilbert dit) et DUCHÂTEAU André-Paul, Ric Hochet [série], Bruxelles, Le Lombard, 1964- …, 76 vol.

SOUVESTRE (Pierre) ; ALLAIN(Marcel), Fantomas, [série], Paris, Fayard, 1911-1947, 40 vol.

Ric Hochet, Le Lombard, couv. © ill. Amazon.fr.

Published in: on 14 février 2010 at 23:03  Laissez un commentaire  

Notes pour une histoire de la bande dessinée en ligne

D’abord, quelques nouvelles des évolutions toutes récentes et importantes en matière de BD sur internet :
Thierry Groensteen, spécialiste de la bande dessinée et de son histoire, a ouvert un blog disponible sur le site de la CIBDI sous le nom de Neuf et demi. Il y livre des réflexions personnelles sur la bande dessinée qui viennent éclairer sous un autre jour la passion qui anime ce travailleur acharné dont le site, au sein de celui des éditions de l’an 2, http://editionsdelan2.com/groensteen/, présente l’étendue de ses recherches et de ses ouvrages. J’en profite aussi pour signaler aux poitevins qu’une exposition se tient jusqu’au 27 février à la Médiathèque François Mitterrand sur le parcours de Thierry Groensteen. Je n’ai malheureusement pas encore pu la voir, mais ce programme a l’air fort alléchant !
Plus proche du sujet qui nous occupe aujourd’hui, l’association Pilmix son site http://www.pilmix.org/ (une BD de présentation conçue par les fondateurs à lire juste en-dessous). Elle se donne pour but de réfléchir sur la bande dessinée numérique, la soutenir, la faire connaître, et l’améliorer. Il y a encore beaucoup à construire, mais ce début d’année 2010 apparaît comme une date importante pour la BD numérique : Manolosanctis a crée un observatoire de la BD numérique, qui se donne pour but d’effectuer une veille dans le domaine (http://www.observatoire-bd-numerique.com/).

Après avoir lu chez Julien Falgas un compte-rendu de la place de la BD numérique à Angoulême (http://blog.abdel-inn.com/), j’approuve sa conclusion : s’il est bien que les médias s’intéressent à la BD numérique, il est dommage qu’ils occultent les réelles évolutions datant d’avant les blogsbd, phénomène certes médiatique, mais non unique. J’aimerais donc, dans cet article, rétablir quelques vérités historiques sur l’évolution de la BD numérique. Mon regard est celui d’un historien de la bande dessinée qui a la chance d’assister à la naissance de « quelque chose » de nouveau dans ce secteur. Je dis « quelque chose » car la BD numérique reste en grande partie à construire, et son évolution, dans les années qui vont suivre, pourra être décisive de la place qu’elle finira par prendre dans le monde de la bande dessinée. Je suis donc tout ça à la fois en tant que spectateur passionné et en tant qu’historien sensible aux évolutions annonciatrices de l’avenir. Or, affirmons-le, pour comprendre l’avenir, il convient de revenir sur le passé de la création de bande dessinée sur internet…

La bande dessinée numérique au début des années 2000
L’idée de créer des bandes dessinées en ligne est né chez des précurseurs anglo-saxons : les Etats-Unis connaissent, à partir de 1985 et surtout dans les années 1990, un mouvement dans ce sens. De nombreux webcomics sont mis sur le réseau, pour l’essentiel des fictions ; dans la foulée naissent les portails de webcomics et une économie de la BD en ligne se développe. Autre aspect essentiel du début des années 2000 : Scott McCloud, dessinateur et théoricien du médium, publie son Reinventing comics dans lequel il soutient la BD en ligne en théorisant l’idée d’infinite canvas qui veut que le support numérique fait éclater l’espace de la page et amplifie les potentialités de la narration séquentielle (auteur dont je ne cesse de parler dans d’autres articles, mais il est toujours bon de le rappeler, http://scottmccloud.com/…). L’oeuvre de McCloud me semble essentielle en ce qu’elle théorise l’idée de création originale (et non plus de seule mise en ligne) de BD sur Internet, prouvant que ce nouveau média peut être source d’innovation pour des dessinateurs.
Je résume pour mémoire à grands traits l’évolution d’Internet comme moyen de communication : les premiers grands réseaux apparaissent aux Etats-Unis au milieu des années 1985, d’abord utilisés principalement pour la communication des entreprises et des universités. L’invention du lien hypertexte en 1991 est souvent vu comme le coup d’envoi mondial de l’ouverture à un public beaucoup plus large et l’apparition de nouvelles habitudes domestiques. Ce qui nous intéresse ici est de savoir que la France connaît un retard de la diffusion d’internet dans les foyers durant les années 1990 ; ce retard est imputé, entre autre chose, au succès précédent du minitel qui ralentit l’arrivée d’Internet dont le véritable boum ne se produit en France que dans les années 2000.

Ce rappel pour expliquer pourquoi la bande dessinée en ligne ne se développe que plus tardivement en France, à un moment où les Etats-Unis sont en avance, tant du point de vue créatif que théorique. L’autre raison souvent invoquée est que, contrairement à un secteur du comics en pleine crise, le marché de la bande dessinée papier francophone des années 1990-2000 est suffisamment dynamique pour qu’il n’y ait pas d’attentes concernant Internet. Il faut donc attendre la toute fin des années 1990 pour que la BD en ligne connaissent ses premiers développements sur le web francophone. Deux directions sont prises. La première est celle de la bande dessinée interactive, c’est-à-dire une bande dessinée sur laquelle le lecteur peut agir, et qui intègre du son ou de l’animation ; un genre à la frontière du jeu vidéo, du dessin animé et de la bande dessinée qui n’est pas substantiellement lié à internet mais qui y prend racine. L’apport de la technologie d’animation flash (http://fr.wikipedia.org/wiki/Adobe_Flash) permet des expérimentations nouvelles. La série John Lecrocheur (Jérôme Mouscadet et Gallien Guilbert) qui naît en 1999 en est un exemple qui attire l’attention de l’éditeur Dupuis qui y investit de l’argent, jusqu’à ce que la société I/O Interactif, en charge de John Lecrocheur, disparaisse. Il s’agissait d’une série innovante présente sur Internet où le clic du lecteur fait avancer le récit, et qui intègre son et animation (plus d’infos dans cet article).
L’autre direction, plus pérenne, est l’apparition de sites et de portails se chargeant de diffuser des bandes dessinées en ligne, généralement l’oeuvre d’auteurs amateurs. C’est le cas dans un premier temps du site Coconino World (http://www.coconino-world.com/) qui s’ouvre en 1999 et permet à de jeunes dessinateurs venus des formations d’Angoulême d’être publiés en ligne (Coconino World est liée à Thierry Smolderen, professeur à Angoulême). L’année 2000 voit le lancement, à l’initiative de Julien Falgas, d’un annuaire de BD en ligne qui prend en 2002 le nom d’Abdel-INN (http://www.bd-en-ligne.fr/stories). Il se donne pour but de rassembler les projets de webcomics français existants. Il ne s’agit pas d’édition en ligne, bien sûr, mais ce type de sites est essentiel au sein d’un média tel qu’Internet dont le fonctionnement est basé sur l’accès le plus efficace possible aux données du réseau. Une bande dessinée en ligne ne peut exister qu’à travers les portails qui en réunissent les auteurs.
Car en effet, dans les années 2000, plusieurs webcomics apparaissent. Le comic strip en ligne Lapin, toujours en publication au rythme d’un strip par jour, est crée en 2000 et son créateur, Phiip, s’engage pour la développement de la bande dessinée en ligne en lançant en 2001 le portail Lapin qui héberge des BD en ligne. Le portail Lapin (http://www.lapin.org/) tente aussi de faire connaître la production anglo-saxonne en la traduisant, dont deux célèbres webcomics, Les céréales du dimanche matin (http://cereales.lapin.org/index.php) et Red meat (http://redmeat.lapin.org/). Des projets de webcomics français naissent sur la toile, hors ou au sein de ces portails, parfois prenant la forme de webzine, parfois prenant la forme de blogs. (sur la création du portail Lapin)
L’une des caractéristiques de cette première production est bien sûr sa gratuité d’accès, l’une des bases de la création sur Internet pendant la première moitié des années 2000. L’autre, contrepartie logique, est son aspect encore amateur, puisque les dessinateurs qui y participent ne sont pas des professionnels, même si certains aspirent à se professionnaliser. Outre les BD en flash, beaucoup de ces webcomics sont des scan de planches réalisées sur papier, parfois retouchée par ordinateur. Le terme d’édition en ligne ne correspond pas exactement au modèle de l’édition traditionnelle et certains sites, comme webcomics.fr (lancé en 2007), se définissent avant tout comme des hébergeurs, qui ne gèrent pas les questions de droits d’auteur mais servent de tremplin à la création en ligne. Dans la seconde moitié des années 2000 apparaissent de véritables maisons d’édition qui, souvent font à la fois un travail d’éditeur en ligne et d’éditeur papier. Le lancement en 2005 par Phiip des Editions Lapin, maison d’édition pour vendre en albums papier les auteurs présents sur Internet, est un exemple de cette importante évolution. Une dernière caractéristique qui me semble intéressante est que cette BD en ligne française se sert d’Internet essentiellement comme d’une plate-forme de diffusion et ne l’interprètent pas encore comme un outil de création innovant. Il est manifeste, cependant, que la première moitié des années 2000 a vu apparaître sur Internet des acteurs précurseurs qui sont toujours présents en cette fin de décennie, ainsi qu’une communauté d’utilisateurs. Depuis 2000, Julien Falgas mène sur son blog une réflexion personnelle sur la BD numérique, qu’il met à profit sur Abdel-INN par les auteurs qu’il y promeut. Ces projets de BD en ligne, tout comme certains qui les suivront, se rattachent bien souvent au concept de « communauté internet » régis par les principes suivants : tout le monde peut présenter son travail sans sélection préalable et le lecteur est aussi commentateur voire « améliorateur » (le néologisme n’est pas idéal…) de l’oeuvre proposée.

Les premiers blogs bd français et la bande dessinée numérique

La bande dessinée en ligne existait donc avant qu’en 2004 et surtout 2005, n’ait lieu la vague de création de blogs bd qui, grâce à sa notoriété et sa visibilité très rapidement acquises dans la presse spécialisée ou non et au sein d’institutions comme le FIBD, a attiré l’attention du public sur la bande dessinée sur internet. Or, il y a là une confusion à éviter et qui consisterait à dire que la forme du blog bd a été l’avènement de la bande dessinée sur internet, exception française notable par rapport au modèle anglo-saxon du webcomic. C’est en partie faux (je dis « faux » du point de vue de l’évolution historique, des relations de cause à effets qui provoquent les évolutions culturelles). La première raison, je l’ai énoncée : l’existence d’une bande dessinée en ligne, certes encore amateure, au début des années 2000. La seconde raison est qu’il n’y a pas, nécessairement, de relation entre les blogs bd et la bd en ligne, même si l’évolution de la blogosphère bd a conduit à un rapprochement entre les deux. Je m’en explique.
Dans son statut initial, le blog bd appartient d’abord au registre de la communication plutôt que de la création, par rapport au webcomic qui se présente d’emblée comme une fiction. Le blog bd est « blog » avant d’être bd, c’est-à-dire un espace où un dessinateur présente ses projets, son humeur, en choisissant le dessin séquentiel comme mode de dialogue avec ses amis et ses fans. D’ailleurs, les premiers blogs bd connus et présentés par la critique (ou édité en album) sont l’oeuvre de dessinateurs et illustrateurs déjà professionnels pour qui la blogosphère a constitué un tremplin davantage qu’une rampe de lancement (Laurel et Cha, Boulet et sa bande, Obion, Guillaume Long, Pénélope Jolicoeur…) ; le phénomène des blogs bd, c’est aussi l’arrivée de professionnels sur un créneau où dominaient jusque là les amateurs. Certes, le blog bd peut être conçu comme une forme très amateure d’auto-édition en ligne. Mais le webcomic se différencie du blog en ce qu’il est une fiction (ou à la rigueur une autofiction) et qu’il se présente souvent à son public comme un rendez-vous régulier, avec des personnages et un style récurrents. Ce qui se passe, dans ces années 2004-2006, et qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’une zone intermédiaire se formé entre d’un côté le blog bd-outil de communication et le webcomic-outil de création. Cette zone intermédiaire est nourrie soit par le choix du format blog utilisé, par facilité, pour publier des webcomics au lieu de vrais sites, soit par des fausses autofictions dont la fortune critique et matérielle est connue lorsqu’elles sont publiées en album : le blog de Frantico de Lewis Trondheim en 2005, le blog d’une grosse de Gally en 2008 (prix du public au FIBD), Chicou-Chicou en 2008… Là est la véritable particularité française dans la création de BD en ligne.
Autre remarque qui a son importance : les blogueurs bd restent attachés à la publication papier et il n’y a pas de systématisme qui voudrait qu’un blogueur bd se tourne, pour être publié, vers l’édition en ligne. On voit en quelque sorte réapparaître le systême de la prépublication qui avait fait le succès de la BD franco-belge des années 1950-1960, sauf que la revue est remplacée par le blog bd ou le webcomic ; mais l’album demeure un but indétrônable. Même, on pourrait se dire que les jeunes auteurs non encore publiés se tournent d’abord vers l’édition en ligne ; mais il existe des contre-exemples comme M. le chien, connu grâce à son blog mais qui publie son premier album, Paris est une mélopée, sur papier.
Un site comme 30joursdebd, fondé par Shuky et Karine en 2007 (un historique ici) se présente comme une passerelle entre les blogueurs bd et une forme d’édition en ligne qui vise explicitement à se faire remarquer par des éditeurs et qui prend appui sur les liens entre blogueurs. Makaka éditions est là encore la structure éditoriale d’appui du site. On y trouve davantage de blogueurs bd qui, alors qu’ils publient presque exclusivement des « anecdotes de vie » sur leur blog, propose ici des fictions.

Cet article a été réalisé à partir de ces sources que je vous invite à consulter pour en savoir plus :
Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias, 2001
http://en.wikipedia.org/wiki/Webcomic
http://fr.wikipedia.org/wiki/Webcomics
http://blog.abdel-inn.com/

Published in: on 8 février 2010 at 20:11  Comments (1)  

Evocation de la bande dessinée argentine

Si, dans un précédent et maintenant assez ancien article sur la bande dessinée espagnole j’évoquais quelques anciens ou futurs maîtres (dont Carlos Gimenez, dont la réédition de son célèbre et excellent Paracuellos est dans la sélection officielle d’Angoulême), il ne faudrait pas oublier, tout de même, l’autre grand pays de la bande dessinée hispanophone (appelée « historieta »), l’Argentine. Il s’avère en effet que ce pays a vu se développer une véritable culture de la bande dessinée au moins aussi importante qu’en France, et a donné naissance à des auteurs désormais considéré comme des maîtres de la bande dessinée.
Maintenant, me direz-vous, pourquoi en parler précisément maintenant ? C’est que, discrètement, la bd argentine revient sur le devant de la scène par deux évènements tournant autour de José Muñoz : la parution à Futuropolis du tome 2 de Carlos Gardel, consacré au chanteur argentin des années 1930, diffuseur du tango dans le monde entier ; l’exposition consacrée à Muñoz qui se tient actuellement à la Galerie Martel. Deux excuses pour se pencher sur un grand pan à ne pas négliger de la bande dessinée mondiale. Suivant la même présentation que l’opus précédent sur l’Espagne, je commence avec une trop courte présentation générale, puis l’évocation de deux grands auteurs.

Connaissance et reconnaissance de la bande dessinée argentine

Comme dans de nombreux pays, c’est dans la presse que la bande dessinée trouve en Argentine son support d’élection au tournant des XIXe et XXe siècle. Les revues satiriques ont très tôt décliné le dessin d’humour traditionnel vers un dessin séquentiel : des bandes dessinées soit locales, soit d’importation. Sans doute est-ce là une différence majeure avec la France où les histoires en images se sont avant tout (mais pas exclusivement, il est toujours utile de le rappeler) développées dans la presse pour enfants : la presse adulte s’est elle aussi emparée de cette forme de dessins humoristiques dont l’inspiration venait, en grande partie, des Etats-Unis. Citons des revues comme Caras y Caretas (1898), Tit-Bits (1909) ou El Tony (1928), cette dernière diffusant essentiellement des bandes d’aventure américaines. Mais la revue la plus populaire de cette époque est sans doute Patoruzu (1938), du nom de son personnage fétiche (un indien dessiné par Dante Quinterno, directeur de la revue, qu’il avait crée dans les années 1920 dans un quotidien) devenu à présent un symbole de la BD argentine de cette époque. Ces revues humoristiques sont explicitement destinées à un public adulte ou du moins familial. D’autres apparaissent également pour les enfants, dont la version enfantine de Patoruzu, Patoruzito (1945). Dès lors, deux courants de bande dessinée se développe, tantôt dans les mêmes revues, tantôt dans les revues spécialisées : une bande dessinée plus humoristique, développement des comics strips américains et proche d’une forte tradition du dessin d’humour, et une bande dessinée d’aventures marquée par une diversité de styles graphiques et une recherche d’originalité face aux genres américains traditionnels (western, science-fiction…). Les deux courants ne sont bien sûr en rien hermétiques, et la série Patoruzu mêle un graphisme humoristique et des aventures à rebondissement.
La chance des dessinateurs argentins est sans doute d’avoir eu, dans la première moitié du siècle, des conditions matérielles de travail leur permettant de déployer leur singularité propre, aussi bien dans le domaine de l’humour que dans celui de l’aventures. Peut-être parce qu’ils oeuvraient dans la presse pour adultes et que les contraintes graphiques et scénaristique y étaient moindres ? Peut-être aussi parce qu’ils ont pu être eux-mêmes directeurs de revue, moins soumis à des pressions éditoriales et leur permettant donc de former de jeunes dessinateurs ? Il reste que l’Argentine a vu apparaître des « maîtres » de la bande dessinée, c’est-à-dire des dessinateurs ne produisant pas des oeuvres de commande mais cherchant à innover et dépasser sans cesse les codes du genre. Dans le domaine de l’humour, il s’agit de Dante Quinterno, déjà cité, et de Guillermo Divito, fondateur de la revue humoristique Rico Tipo (1944). Quant à l’aventure, elle demeure marquée par l’empreinte du scénariste Hector Oesterheld, fondateur de la maison d’édition Frontera en 1955. Dans les années 1950, il s’entoure de dessinateurs talentueux (Albert Breccia, Hugo Pratt, Solano Lopez…) et donne naissance à des séries d’aventures pour adultes qui vont marquer leur époque par l’originalité des choix scénaristiques qui ne consistent pas en un simple décalque du modèle de l’aventure américaine. Les personnages d’Oesterheld ne sont pas des surhommes mais des héros ordinaires ; il renouvelle ainsi les codes de la BD de genre des années 1930-1940. Aussi à l’aise dans le western, c’est un de ses récits de science-fiction, dessiné par Solano Lopez entre 1957-1959 qui devient un mythe pour la bande dessinée argentine : El Eternauta, dont une traduction récente se trouvait cette année dans la sélection Patrimoine d’Angoulême. Récit épique d’une invasion extraterrestre aux fortes composantes psychologiques et sociales et à l’esthétique singulière, en cela tout à fait moderne pour son temps.
Il faut aussi parler de maîtres en Argentine car la fondation de l’Ecole panaméricaine d’art et de sa section dessin par Enrique Vieytes en 1954 a à la fois permis de former toute une nouvelle génération d’auteurs de bande dessinée, mais aussi de retenir en Argentine des dessinateurs de renom parmi lesquels l’italien Hugo Pratt travaillant à Buenos Aires de 1949 à 1959 (mais aussi des dessinateurs argentins importants comme Albert Breccia et Pablo Pereyra). A travers cette école se posent les bases institutionnelles de la BD argentine, et se trouve expliqué l’apparente prolifération d’auteurs caractérisant ce pays.

Enfin, la bande dessinée argentine a bénéficié d’une internationalisation qui lui a permis de faire reconnaître ses séries et ses auteurs ailleurs dans le monde. On connaît donc le séjour d’Hugo Pratt, au début de sa carrière, à Buenos Aires, mais c’est aussi le cas du célèbre scénariste René Goscinny qui passe sa jeunesse, de 1928 à 1945, dans le capitale argentine. Dans l’autre sens, de nombreux dessinateurs argentins sont allés travailler soit aux Etats-Unis pour Marvel et DC Comics, soit en Europe. Les raisons de cette dispersion des auteurs formés en Argentine sont souvent politiques : beaucoup d’entre eux fuit, dans les années 1970, la dictature militaire. Depuis les années 2000, c’est davantage la crise économique grave qui touche le pays qui pousse de jeunes auteurs à partir d’Argentine. En France, cette reconnaissance du talent des auteurs argentins se traduit très tôt par une intégration dans le milieu de la bande dessinée : Copi publie dans Le Nouvel Observateur ses strips de La Femme assise dès les années 1960, José Muñoz est édité en France par Casterman dans les années 1980, de même qu’Albert Breccia par Glénat. Cette politique de publication d’auteurs argentins, qu’il s’agisse de traductions d’albums parus ailleurs ou de bandes dessinées directement conçue pour la France, se poursuit encore activement à notre époque dont Carlos Nine (publié par L’Echo des savanes, Rackham, Delcourt et Les Rêveurs) et Juan Gimenez (La Caste des méta-barons avec Jodorowsky) sont peut-être les plus connus. Lors du FIBD 2008, la présidence de José Muñoz est l’occasion pour le festival d’organiser une exposition sur la bande dessinée argentine qui permet de mieux faire connaître en France les apports de ce pays pour l’histoire du genre.

Les auteurs argentins sont nombreux, très nombreux, et la bibliographie qui suit cet article pourra vous permettre d’en savoir plus. Je présente ici deux auteurs qui, sans être à eux seuls représentatifs de la diversité des styles de la bande dessinée argentine, reflètent les deux grandes tendances du dessin d’humour et de l’aventure ; surtout, leurs oeuvres présentent l’avantage d’être abondamment traduits et édités en France depuis les années 1980.

Quino : (né en 1932). Aîné des trois auteurs que je vous présente, Quino est principalement connu en France pour sa série Mafalda. Mais Quino est avant tout un dessinateur humoriste pour qui la bande dessinée, sous la forme la plus classique du comic strip, n’est qu’une procédé parmi d’autres. Après une formation à l’Ecole des Beaux-Arts de Mendoza, il commence sa carrière de dessinateur dans les années 1950 en parcourant les rédactions de Buenos Aires pour vendre ses dessins, entre autre dans Rico Tipo, importante revue humoristique argentine. Mais c’est avec sa série de strips réguliers Mafalda, dans El Mundo, qu’il connaît, à partir de 1965, un succès international (il faut cependant attendre 1979 pour que Glénat les traduisent en France). Il abandonne son personnage fétiche en plein succès : à partir de 1973, il cesse de dessiner des strips de Mafalda et se consacre uniquement au dessin d’humour. En 1976, il déménage à Milan.
L’oeuvre de Quino est donc répartie entre d’un côté les quelques albums de sa principale série (10 sont parus en France) et les nombreux dessins d’humour, dont certains ont été rassemblés en recueil. Mafalda reprend, tant dans la forme que dans l’esprit, une formule déjà bien développée par Charles Schultz aux Etats-Unis dans son strip Peanuts (1950-2000): mettre en scène des enfants pour dire des vérités sur le monde et sur les hommes. Peanuts et Mafalda, tout en prenant l’apparence d’innocentes bandes destinées aux enfants, portent donc en eux un humour bien plus adulte. Quino diffère cependant de Schultz, tout comme Mafalda diffère de Charlie Brown, sur de nombreux points : son minimalisme, tant graphique que narratif, est moins poussé et les interrogations de Mafalda sont autant philosophiques que politiques et sociales, reflet des questionnements politiques de l’Argentin des années 1960-1970. En cela, Quino se rattache davantage au dessin satirique.
Ses dessins d’humour, qui représentent la plus grosse partie de sa production, héritent bien évidemment de l’importante tradition argentine dans le domaine, mais subissent également une forte influence des évolutions de l’humour graphique de l’après guerre. Quino se dit influencé par des dessinateurs français comme Chaval, Bosc, André François ou anglo-saxon comme Ronald Searle et Saul Steinberg. Le point commun de tous ces dessinateurs, et de Quino, est leur goût pour l’humour absurde et la stylisation poussée du trait, deux tendances majeurs des années 1950 et 1960, à l’époque où se fortifie la philosophie existentialiste. Les dessins d’humour de Quino, assez souvent uniques, muets et toujours surréels, sont donc une sorte d’épuration de l’humour et des thèmes présents dans Mafalda, parenthèse de dix ans dans sa carrière. Le dessin y est utilisé pour souligner l’étrangeté de la condition humaine.
Bibliographie indicative en langue française :
Mafalda, Glénat, 1980-1989 (12 tomes)
Glénat a édité, de 1978 à 2004, 16 recueils de ses dessins d’humour.
Le site internet sur l’oeuvre de Quino : http://www.quino.com.ar/

José Muñoz : (né en 1942) José Muñoz est un auteur désormais bien connu des amateurs français de bande dessinée. Régulièrement traduit (entre autres éditeurs par Le Square, Casterman et Futuropolis), président du FIBD en 2008, il est parfois vu comme le symbole de l’originalité de la BD argentine ; sa dernière série en date, Carlos Gardel, dont le second tome est paru en janvier dernier et qui fait l’objet d’une exposition à la Galerie Martel, renforce encore son identité d’Argentin puisqu’il s’attaque là à un monument de la culture argentine, chanteur de tango à la renommée internationale.
Et en effet, José Muñoz est un dessinateur au parcours éminemment classique, passant par toutes les institutions de la BD argentine : il suit dans les années 1950 des cours à l’Ecole panaméricaine d’art, devient assistant de Solano Lopez sur El Eternauta et dessine pour les magazines Frontera et Hora Cero des histoires scénarisées par Hector Oesterheld. Ses années de formation auprès de grands dessinateurs argentins l’amènent doucement vers le style qu’il a conservé durant toute sa carrière : un noir et blanc systématique qui lui permet une grande maîtrise des clair-obscurs (ce qui n’est pas sans rappeler le style d’Albert Breccia). Il développe un expressionnisme puissant où la multiplication des visages joue un rôle important, déclinés selon le contexte soit en un sobre réalisme, soit en une exagération grotesque, soit en une stylisation caricaturale…
Les années 1970 sont pour lui des années importantes : exilé en Europe, il se rend en Angleterre, en Espagne, en Italie, et continue de dessiner. Sa rencontre avec un autre argentin en exil, le scénariste Carlos Sampayo, entraîne la naissance de sa principale série, Alack Sinner. Série policière sombre insistant surtout sur la dimension psychologique des personnes, elle affirme les singularités du style de Muñoz, recherchant davantage l’impression esthétique puissante que la clarté de la narration, souvent sinueuse. Il enchaîne alors d’autres albums, d’autres séries, avec ou sans Sampayo et choisit de rester en Europe, entre la France et l’Italie. Pour cette raison, une grande partie de l’oeuvre de Muñoz a été directement éditée en France.
Muñoz, par sa carrière, résume assez bien, me semble-t-il, la BD argentine : porteur d’une véritable spécificité liée aux évolutions antérieurs de la bande dessinée dans son pays, il n’a presque jamais publié d’albums directement en Argentine, qu’il a quitté définitivement en 1972. De même que l’Argentine est un pays cosmopolite, dont la population s’est constituée au fil des vagues d’immigrants venus d’Europe, la BD argentine, pour des raisons tant politiques qu’économiques, s’est très vite exportée et a connu une grande reconnaissance à l’étranger, particulièrement en Europe, tout en gardant son identité argentine. Muñoz en est le symbole le plus éclatant.
Bibliographie indicative en langue française :
Alack Sinner (scénario Carlos Sampayo), Casterman, 1983-2006 (6 tomes)
Carlos Gardel, la voix de l’Argentine (scénario de Carlos Sampayo), 2008-2010 (2 tomes)

Pour en savoir plus sur la BD argentine :

Lire une oeuvre considérée comme fondatrice, récemment rééditée en France, L’Eternaute, Vertige Graphic, 2008-2010
Lire des auteurs marquant des évolutions plus récentes et tout aussi traduits récemment en France, donc faciles à trouver :
Carlos Nine, Keko le magicien, Rackham, 2009
Maïtena, Les déjantées, Métailié, 2002-2005
Historieta, regards sur la bande dessinée argentine, Vertige Graphic, 2008 (à l’occasion de l’exposition du FIBD 2008, synthèse sur l’histoire de la BD argentine et de ses auteurs)
Un site internet assez complet sur le sujet : http://www.historieteca.com.ar/
Pour les Parisiens : la galerie Martel, qui accueille souvent des auteurs de bande dessinée, propose une exposition sur José Muñoz à l’occasion de la sortie du second tome de Carlos Gardel ; plus de renseignements à cette adresse : http://www.galeriemartel.com/index.html

Published in: on 5 février 2010 at 20:49  Comments (2)  

Les expositions du FIBD 2010 : la bande dessinée est de l’art, l’art est de la bande dessinée

Vous ne l’ignorez pas si vous venez sur ce blog, le Festival d’Angoulême s’est tenu la semaine dernière dans ce qui est devenue la capitale française de la BD. Mes pérégrinations au milieu de la programmation touffue de cette édition 2010 m’ont conduit à une réflexion que je tenais à vous faire partager sur la façon de présenter de la bande dessinée, sujet qui, peut-être le savez-vous, nous tiennent particulièrement à coeur sur ce blog (voir cet article sur le Louvre et la bande dessinée ou cet autre d’Antoine Torrens sur l’exposition Astérix au musée de Cluny). Je base mes réflexions angoumoisines sur trois, voire quatre des expositions proposées à l’occasion du FIBD, et pas sur le nouveau musée de la BD qui, je l’espère, sera l’occasion d’un autre article dès que j’aurais l’occasion de le visiter davantage. Ceux d’entre vous qui ont visité ces expositions (expo Blutch, expo Fabio Viscogliosi, expo Jochen Gerner et expo Etienne Lecroart) seront sans doute plus à même de voir de quoi je parle, mais j’espère que je ne perdrais pas trop en route ceux qui n’étaient pas à Angoulême ce week-end…

Art et BD : inutilité d’un débat
Avant de commencer, il me faut vous expliquer que je ne crois pas en l’utilité du débat qui voudrait prouver que la BD est un art classé parmi les Beaux Arts (le neuvième, donc). Un tel débat avait (peut-être ?) un sens il y a trente ou quarante ans, à une époque où la BD se cherchait à tout prix une reconnaissance. De nos jours, vouloir rattacher la BD à d’autres disciplines des Beaux Arts, c’est à la fois lui appliquer des critères qui n’ont pas été conçu pour elle et en plus contribuer, paradoxalement, à mépriser la bande dessinée en tant que bande dessinée, ayant son propre système de valeur et son propre système esthétique (voire même parfois, au vu des évolutions des vingt dernières années, dépassant toute tentative d’en définir les contours). La BD n’est pas un art ou, du moins, avant d’en être un, elle est de la BD, c’est-à-dire une forme d’expression littéraire par l’image qui a ses spécificités. Elle a donc peu à gagner de se faire appeler art si ce n’est pour deux choses ; l’une que je comprend très bien : dire « 9e art » au lieu de « bande dessinée » est une périphrase pratique qui évite de répéter cent fois une longue expression au moyen d’un mot idéalement court ; l’autre qui m’embarrasse : une récupération élitiste qui classerait les auteurs en « auteurs-artistes » et « auteurs non-artistes » selon des critères esthétiques qui sont ceux des beaux arts, la BD devenant alors fréquentable dès lors que des auteurs comme Bilal, Blutch, Pratt ou Mattoti se sont, dans leur parcours personnel, rapprochés de l’art.
Je retiens cette phrase située en exergue du numéro de la revue l’Eprouvette de l’Association (revue d’esthétique provocatrice sortie en 2006) : « La bande dessinée est un art en retard. Elle est un peu con la bande dessinée. Mais elle n’est pas morte, elle. ». Phrase accompagnée d’une frise chronologique portant trois lignes : « Peinture » « Littérature » et « Bande dessinée ». Les deux premières s’arrêtent au milieu du XXe siècle tandis que la troisième continue fièrement sa route jusqu’au XXIe. Une autre façon de dire que la BD a plus à perdre qu’à gagner d’une fusion dans les arts majeurs, notion qui n’a plus guère de valeurs.

Vous l’aurez compris, je ne crois pas que la BD ait un intérêt quelconque à se faire passer pour de l’art. Ce qui, à mes yeux, n’enlève rien aux dessinateurs qui se tournent vers les arts plastiques ou visuels. Bien au contraire, ce sont autant d’expérience qui permettent au 9e art (oui, l’expression est pratique, je l’admets…) de dialoguer avec une autre forme de la création, dans une vision non cloisonné de la culture, et d’aboutir à des parcours de dessinateurs intéressants à suivre ou à des oeuvres atypiques.
Cette longue introduction pour vous expliquer que mon propos porte sur la confusion que la série d’expositions que je citais plus haut amène entre BD et arts plastiques. Confusion à plusieurs niveaux : dans ces différentes expositions, art contemporain et bande dessinée ont (volontairement ?) été mêlées, non pas, je le pense, pour opposer d’un côté une BD-neuvième-art élitiste et de l’autre une BD-non-art populaire, mais au contraire pour montrer le dialogue fécond que la BD et l’art contemporain peuvent entretenir lorsque des créateurs se donnent la peine d’aller au-delà des clichés. Démonstration à travers trois exemples.

Expo Blutch, où l’on découvre comment un dessinateur de BD devient artiste contemporain par le miracle de l’accrochage…

L’exposition Blutch du FIBD, contrairement à l’exposition Dupuy et Berbérian (les présidents de l’année précédente), montrait des oeuvres du dessinateur qui ne sont pas des planches de BD (ou du moins pas uniquement) mais de simples dessins. Une idée qui m’a particulièrement plu dans la mesure où l’exposition des présidents de 2009 m’avait montré à quel point les planches de BD ne sont pas faites pour être accrochées à un mur dans une exposition pour recréer sur les parois de la salle l’album. Albums qui auraient gagné à être simplement mis à la libre disposition des visiteurs de l’exposition avec des coussins pour s’asseoir. La présentation de planches, mais si elles sont originales, entraînent trop souvent des bouchons incompatibles avec les exigences de circulation des visiteurs qui doivent régir une exposition. Donc, pour Blutch, pas ou peu de planches, mais de simples dessins affichés dans leur nudité, c’est-à-dire sans cartels indiquant leur date ou leur provenance, exposés là les uns à côté des autres. Un visiteur, certes un peu distrait, qui ignorerait qu’il se trouve dans une exposition de bande dessinée, pourrait se croire dans une galerie d’art contemporain et, s’il avait quelques connaissances en la matière, pourrait se pâmer devant les motifs surréalistes sous-jacents ou encore sur l’obsession de l’artiste pour le corps féminin.
On en arrive là à un point qui m’intéresse : dans cette exposition, Blutch passe du statut de « dessinateur de BD » à celui « d’artiste contemporain » par l’accrochage qui est donné de ses oeuvres, accrochage sobre sur un mur blanc qui, dans notre esprit fait écho à l’univers de l’art contemporain et des musées. Mais attention : Blutch ne cesse pas d’être dessinateur de bande dessinée parce qu’il devient artiste contemporain ! Ce passage de l’un à l’autre n’est ni à un sens unique, ni une promotion pour sa carrière. Carrière qui, au contraire, montre qu’il n’y a pas de dédoublement de personnalité chez Blutch avec des albums de BD « pour rigoler » et des dessins « sérieux » exposés dans de nobles cadres. Car il utilise ses obsessions esthétiques au sein de ses albums : ainsi dans Péplum (Cornélius, 1998), son trait est mis au service d’une véritable aventure. A l’inverse, Mitchum (Cornélius, réédition en un volume en 2005) part de la bande dessinée pour aboutir à un ensemble de dessins que l’on contemple plus qu’on ne lit.
Pour cette raison, l’exposition Blutch m’a plu dans la mesure où elle m’imposait sur le dessinateur que je connaissais jusque là par ses albums, un regard tout à fait nouveau qui éclairait autrement son travail.

Expo Viscogliosi, où une exposition d’art contemporain trouve sa place dans un festival de bande dessinée…

Juste à côté de l’exposition Blutch se trouvait l’exposition Fabio Viscogliosi, artiste dessinateur qui, était-il indiqué, avait été invité par Blutch. Quelques mots sur Viscogliosi : c’est un artiste polyvalent, pratiquant à la fois la musique, le dessin, mais aussi d’autres formes de création artistique. Il est publié par trois maisons d’éditions dont deux de bandes dessinée : le Seuil, l’Association et Cornélius (est récemment sorti le recueil Da Capo à l’Association). L’exposition donnée au FIBD, intitulée Bye bye mêlait justement allégrement les moyens d’expressions : on y trouvait aussi bien des sculptures en situation, des objets (une magnifique collection de faux « Que sais-je » !), des vidéos, de la musique et, évidemment, des dessins, certains uniques, d’autres formant des strips narratifs à la manière… d’une bande dessinée !
Résumons : nous avons donc un artiste en quelque sorte « reconnu » en tant qu’artiste contemporain mais qui est publié en France chez des éditeurs de bande dessinée, qui expose, dans un festival de bande dessinée, des oeuvres qui ne ressortent pas de la bande dessinée voire qui ont même assez peu de lien avec elle… Pire même, certaines des oeuvres exposées, comme la sculpture Chaise-cerf, l’avaient déjà été dans des galeries d’art… Un tel mélange des genres est suffisamment troublant pour me plaire : Fabio Viscogliosi a tout à fait sa place dans ce festival, il ouvre une fenêtre vers l’univers de l’art contemporain. Mieux encore, voir l’expo Viscogliosi avant l’expo Blutch m’a permis de mieux comprendre cette dernière et notamment les choix d’accrochages, comme si un dialogue se créait entre les deux artistes, pratiquant tous deux le dessin, mais dans des approches toutes différentes.

Expo Gerner, où la BD devient un matériau de travail pour un artiste…
J’aurais pû bifurquer dans ce périple angoumoisin par l’exposition Fabrice Neaud mais je dois avouer que je ne l’ai pas vu, par manque de temps. Mais il m’a semblé comprendre que cette exposition présentait là encore, comme dans le cas de Blutch, des oeuvres autres que des planches, et notamment des photographies prises par l’auteur. Je ne vais pas terminer avec Fabrice Neaud mais avec une autre exposition proposée dans le bâtiment Castro de la CIBDI : l’exposition Jochen Gerner (mais si, souvenez-vous, les curieux : l’exposition indiquée nulle part, au dernier étage du bâtiment, en haut des escaliers que l’on pouvait atteindre si l’on bataillait contre la foule d’enfants venus voir l’exposition Léonard au rez-de-chaussée !). Là encore, un petit point sur Jochen Gerner : tout comme Viscogliosi, sa carrière dépasse la limite entre art et bande dessinée. Il fait ses premières armes au sein de l’OuBaPo et développe son goût pour l’expérimentation graphique. Il porusuit ensuite une importante carrière d’illustrateur, jeunesse ou adulte. Puis, à partir des années 2000, il prend une nouvelle voie en tant qu’artiste contemporain travaillant essentiellement à partir de la bande dessinée. Artiste contemporain car il vend des oeuvres dans les Foires d’Art Contemporain et expose dans des galleries voire des musées. Dans le même temps, il publie de nombreux albums à l’Association (hé oui, encore…).
Ses oeuvres, dont un grand nombre étaient exposées dans cette exposition, ont comme matériau de base la bande dessinée : ainsi une de ses plus connues est TNT en Amérique, qui utilise des albums anciens de Tintin en Amérique d’Hergé pour en noircir les dessins et ne laisser que certaines bulles, laissant ainsi apparaître une vision violente de l’Amérique, invisible dans l’album initial. D’autres oeuvres de Gerner ont comme base la bande dessinée, non pas seulement comme sujet (comme Roy Lichtenstein dans les années 1960) mais comme matériau. Là aussi, dans l’autre sens, certains de ses albums sont des réflexions dessinées sur l’image et la bande dessinée : je pense particulièrement à Contre la bande dessinée (L’Association, 2008) qui met en images, sous forme de symboles minimalistes, des lieux communs entendus sur la bande dessinée. On a souvent dit et écrit que l’oeuvre de Gerner participait à la reconnaissance artistique de la bande dessinée ; en réalité elle mêle étroitement les deux, si bien qu’il devient inutile de distinguer l’une de l’autre.
L’exposition Gerner, dois-je ajouter, était mise en parallèle avec l’exposition Etienne Lecroart, consacrée à un autre grand expérimentateur de l’OuBaPo, connu pour des albums qui sont des jeux sur la bande dessinée et sur ses codes. Comme dans le cas de Blutch et Viscogliosi, le parallèle Gerner/Lecroart brouillait les pistes en rapprochant deux dessinateurs au travail très proche mais présent l’un dans le monde de l’art contemporain, l’autre dans le monde de la bande dessinée. Je ne peux m’empêcher de croire que les expositions présentées lors de cette édition du festival étaient précisément préparée, avec pour but de s’ouvrir à d’autres formes d’arts plastiques et de présenter toute la diversité de la bande dessinée, puisque, dans le même temps, deux classiques de la bande dessinée d’humour belge pour la jeunesse (ou pas seulement, d’ailleurs…), au succès ininterrompu depuis les années 1970, Les Tuniques bleues et Léonard étaient tout autant mis à l’honneur. Peut-être est-cela qui m’a plu par rapport aux expositions de l’année précédente : une plus grande cohérence dans les thèmes et les choix qui permettait, au final, d’établir des rapports entre les auteurs exposés.

Published in: on 2 février 2010 at 13:09  Comments (2)