Baruthon 11 : Pauvres Zhéros, Casterman, 2008 (d’après Pierre Pelot)

Pour l’avant-dernier épisode de ce Baruthon, un petit détour par le dernier album de Baru avant sa nomination en tant que Grand Prix du FIBD 2010 : l’adaptation en bande dessinée du roman noir de Pierre Pelot Pauvres Zhéros au sein de la collection Rivages/Casterman/Noir. L’occasion d’aborder rapidement le rapport intéressant de Baru à la littérature.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé


Rivages/Casterman/Noir : une collection


Commençons, comme toujours, par une brève évocation de la collection dans laquelle se situe Pauvres Zhéros. Nous avions déjà vu Baru, avec L’Enragé, pénétrer une des collections contemporaines à vocation littéraire de l’édition belge, la fameuse collection Aire Libre de Dupuis. Pauvres Zhéros est un album de la collection Rivages/Casterman/Noir lancée en 2008. Pour mémoire, Aire Libre date de 1988 : dans les décennies 1990 et 2000, nous sommes bien dans le contexte de reconversion des éditeurs belges vers la bande dessinée adulte. La double spécificité de Casterman est que d’une part cette reconversion a commencé dès 1978 avec (A Suivre) (et nous avons eu l’occasion d’y croiser Baru à plusieurs reprises) et que d’autre part elle se fait selon une rhétorique esthétique et commerciale spécifique : le rapprochement avec la littérature (on se souvient des « roman » à suivre). La formule marche d’autant mieux en cette fin des années 2000 que le concept de « roman graphique » a été importé à merveille des Etats-Unis, même s’il a, chez nous, beaucoup moins de sens que le graphic novel peut en avoir dans un univers anglo-saxon dominé par les comic strips et comic books. En France et en Belgique, le format album, puis sa évolution vers la « densité romanesque » (c’est-à-dire sortant du format 48 CC) n’a pas attendu l’invention d’un supposé et pompeux « roman graphique » pour émerger. Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis, de véritable rupture au sein du système commercial.
Revenons-en à Rivages/Casterman/Noir. Il s’agit, après les « romans (A Suivre) » et la collection Ecritures d’une nouvelle tentative de faire naître des oeuvres d’un dialogue entre bande dessinée et roman. Mais l’initiative n’en revient pas uniquement à Casterman qui vient ici se greffer sur un projet né dans l’édition littéraire. A l’origine se trouve la collection Rivages/Noir fondée par François Guérif en 1986 au sein de la maison d’édition Rivages (1984). Si cette dernière, tenue par Edouard de Andréis, est d’abord généraliste, sa collection Rivages/Noir devient très vite une des principales collections de romans policier, en particulier de « romans noirs » qui connaissent alors un important développement, en France et aux Etats-Unis. Rivages/Noir fait notamment connaître en France James Ellroy et lance notamment Hugues Pagan. Rivages s’inspire ici en partie de Gallimard qui, depuis 1945, a connu plusieurs succès dans cette déclinaison du polar grâce à sa collection Série Noire : faire découvrir des auteurs étrangers et lancer des auteurs français.
En 1991, Rivages est racheté par Payot qui devient alors Payot & Rivages. La collection Rivages/Noir survit à cette fusion et continue de jouer un rôle important dans le domaine du roman noir. En 2008, l’association entre Payot & Rivages et Casterman donne naissance à la collection Rivages/Casterman/Noir. Difficile de ne pas inscrire ce rapprochement dans le cadre de l’intérêt nouveau que les maisons d’édition traditionnelle portent à la bande dessinée depuis deux décennies. Le constat est parlant : dans le secteur de l’édition, la bande dessinée est une des rares branches (avec la littérature pour la jeunesse) à parvenir à éviter la crise. En d’autres termes, la bande dessinée fait vendre, et ce n’est pas par hasard si Hachette a racheté récemment les droits d’Astérix pour se relancer dans l’édition de bande dessinée grand public.
Les ambitions affirmées par la collection Rivages/Casterman/Noir vont au-delà du seul enjeu commercial. Voyons ce qui est dit : « Rivages/Casterman/Noir a pour ambition de réunir les meilleures dessinateurs et adaptateurs pour des oeuvres choisies, en fonction, bien sûr, de leur impact visuel. ». Il s’agit de donner une seconde vie aux romans Rivages/Noir en les faisant adapter en bande dessinée par des dessinateurs connus : la vente se fait tantôt sur le nom du dessinateur (pour les amateurs de bande dessinée), tantôt sur le nom du romancier (pour les amateurs de polar). Le rapprochement BD/polar obéit aussi à la proximité vue comme naturelle entre les lecteurs de ces deux types d’ouvrages (littérature de genre et bande dessinée ont souvent, dans l’imaginaire collectif, le même lectorat). Moins prosaïquement, Casterman parvient à nouer des relations nouvelles, plus saines, entre bande dessinée et littérature, du moins lorsque l’adaptation est réussie et n’est pas qu’une simple « retranscription graphique » du roman. Toute adaptation de romans en bande dessinée est un véritable défi esthétique pour le dessinateur qui doit jongler entre l’esprit de l’oeuvre originale et son propre style. Parmi les premiers titres, on note Pierre qui roule de Donald Westlake par Lax, Shutter Island de Denis Lehane par Christian De Metter et le Pauvres Zhéros de Pierre Pelot par Baru. Parfois, un « adaptateur » intervient entre l’oeuvre et le dessinateur, comme Matz pour l’adaptation de Nuit de fureur de Jim Thompson par Miles Hyman. On va voir comment Baru s’en sort, lui qui se fait à la fois adaptateur et dessinateur…

Baru Noir

Avec Pauvres zhéros, Baru se risque, pour la deuxième fois de sa carrière, à suivre le scénario d’un autre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. La première fois, il s’agissait du Chemin de l’Amérique qu’il avait réalisé en collaboration avec Jean-Marc Thévenet. Ici, l’exercice est plus difficile puisque Baru reste son propre scénariste, mais prend pour base un roman de Pierre Pelot. Le résultat est en effet étonnant : on sent bien que l’histoire n’est pas 100% Baru, mais il parvient tout de même à insérer sa propre écriture derrière celle de Pelot, et à s’insérer en partie dans la logique du roman noir.
Quelques mots sur Pierre Pelot avant d’en revenir à Baru. Il est originaire de l’Est de la France, comme notre dessinateur, et commence sa carrière de romancier dans les années 1960. A cette époque, il tente aussi de percer dans la bande dessinée mais ne poursuit pas dans cette direction. Il va préferer se consacrer à la littérature dite de « genre », dans toute sa variété, puisque, débutant par des westerns en 1965 avec La Piste du Dakota (rappelons ici que ce genre est justement très en vogue dans la bande dessinée à cette époque !), il s’intéresse également au polar (Du plomb dans la neige, 1974), au roman régionaliste et fantastique (La Peau de l’orage, 1973), à la science-fiction (Parabellum Tango, 1980), et au roman historique (C’est ainsi que les hommes vivent, 2003). Pelot lui-même, toutefois, dit ne pas réfléchir en terme de genres quand il écrit, et son style intègre en effet souvent plusieurs dimensions romanesques, loin d’une conception contraignante du genre littéraire. Quant à Pauvres Zhéros, il est publié pour la première fois chez les éditions Fleuve Noir en 1982. A cette époque, le « néo-polar », formule lancée par Jean-Patrick Manchette (écrivain et critique du genre), connaît une vogue importante en France et permet de renouveler l’inspiration du roman policier français en y ajoutant une dimension sociale et pessimiste, justement d’après le modèle du roman noir américain. C’est à ce courant qu’il faut rattacher Pauvres Zhéros. Repris en bande dessinée vingt ans après, l’album possède une dimension nostalgique : le souvenir de l’âge d’or du roman noir français. D’après l’interview donnée par Pierre Pelot sur le site de Casterman, l’album résulte de la rencontre entre les deux auteurs autant que d’un choix d’éditeur.

Outre la proximité géographique entre Pelot et Baru, les histoires de Baru ne sont pas sans liens avec l’univers du roman noir. Le rapport le plus évident est la dimension sociale. Le roman noir se distingue en effet du roman policier classique par sa référence directe aux inégalités sociales, par sa critique politique explicite, et par le goût du fait divers qui est souvent le point de départ du roman. C’est avec cette ambition de privilégier le rapport à la réalité plutôt que l’intrigue et l’énigme policière que le genre émerge dans les années 1920 aux Etats-Unis, puis qu’il se redéploie cinquante ans après en France à travers les romans de Manchette, entre autres oeuvres. L’oeuvre de Baru contient elle aussi une forte dimension sociale : les héros de Baru sont des « sans-grades » chez qui l’héroïsme n’est pas inné mais vient d’une volonté de dépasser leur condition. L’utilisation des codes du genre policier rapproche aussi Baru du roman noir : l’intrigue policière est utilisée chez lui comme un moyen d’introduire un suspens, de gérer les rebondissements, mais sans être la fin en soi de l’histoire qui dépasse le simple code à briser (modèle du roman policier tel qu’on peut le trouver chez Maurice Leblanc ou Agatha Christie). A titre d’exemple, on se souviendra de la manière dont l’enquête judiciaire de L’Enragé est un pretexte pour raconter l’ascension et la chute du boxeur. Baru s’est toujours attaché à représenter les relations sociales des classes défavorisées, même dans ce qu’elles ont de plus sordides et violentes.
Dans Pauvres Zhéros, l’appel du social fonctionne très bien : l’idée du roman vint à Pelot en passant devant un orphelinat de campagne. Sans être une dénonciation des orphelinats, le roman (devenu BD) se présente comme rien de plus qu’un sordide faits divers : une jeune employée de l’orphelinat laisse s’enfuir l’un des enfants dont elle a la garde, enfant qui se trouve être un mongolien. Pelot imagine ainsi un monde clos et ses personnages tous plus inquiétants les uns que les autres : le fou du village qui croit aux extraterrestres, un feignant incapable et lâche, un directeur d’orphelinat qui joue les notables, un ancien pensionnaire de l’établissement cherchant la première occasion pour se venger. Les recherches mobilisent le village mais laissent rapidement jaillir une violence triste et tragique, jusqu’à l’explosion finale. S’attaquer à ce texte « étranger » permet à Baru d’abandonner ses propres codes narratifs : pas de récit d’apprentissage, pas de road-movie, pas de rebondissements imprévus mais plutôt un enchaînement de faits de plus en plus glauques à mesure que la vérité sur la disparition du petit mongolien se laisse découvrir. Surtout, la grande différence avec les autres albums de Baru est la noirceur. Le point commun de la plupart des récits de Baru était leur incroyable optimisme : même dans des récits très sombres (je pense par exemple à Bonne année), les héros trouvaient toujours le moyen de s’en sortir ou d’en rire, ou bien un épilogue débouchait finalement sur une fin heureuse malgré la situation catastrophique dans laquelle Baru avait mis ses personnages. C’est peut-être là ce qui surprend le plus dans Pauvres Zhéros (et c’est là que Baru s’est le mieux plié aux codes du roman noir) : on n’y trouve pas la moindre trace d’optimisme. Quand le pauvre Anastase Brémont décide d’aider la police, il est pris pour ce qu’il est et ce qu’il restera pour toujours : le bon-à-rien du village qui n’a pas les moyens de ses envies d’altruisme. Si Baru nous avait habitué à mettre en avant chez ses personnages la bonté, le sens de l’honneur, la persévérance, il respecte cette fois un monde où l’homme est soit mauvais, soit lâche, voire les deux. Et tout le village devient coupable de la disparition du pauvre garçon.
Au passage, l’univers du roman noir offre à Baru l’occasion de revenir à un style moins sage, plus proche de celui de ses débuts. Au moins depuis L’autoroute du soleil, son style expressionniste s’était assagi. Est-ce le côté extrême du roman noir qui le pousse à renouer avec un goût pour l’exagération graphique ? La première scène donne en tout cas le ton dans ce sens. Chaque personnage est une caricature qui indique instantanément au lecteur son caractère. Certes, on est loin de certains scènes de Cours camarade, sans doute l’album où Baru poussait le plus loin l’outrance. J’ai parfois regretté, durant ma lecture, que Baru ne joue pas davantage sur ce ressort graphique. Mais on sent dans son style un véritable plaisir à trouver des trognes reflétant au mieux les exigences de l’histoire, ou à jouer sur les gros plans pour mieux faire ressentir la colère, l’effroi, le désespoir.

Le terme d’adaptation s’applique très bien à Pauvres Zhéros : ce n’est ni vraiment un roman de Pelot, ni vraiment un album de Baru, mais plutôt une expérience de la part du dessinateur pour se frotter à un univers et à des codes qui ne sont pas les siens.

Baru et le roman noir

L’évocation de Pauvres Zhéros est aussi pour moi l’occasion de rappeler qu’il ne s’agit pas du premier contact de Baru avec l’univers de la littérature. D’autres passerelles existe entre le roman noir et la bande dessinée que Baru a su emprunter.
En 2000, il participe au lancement d’une collection de romans noirs illustrés par les éditions Liber Niger. Il y publie Comme jeu, des sentiers en collaboration avec Jean-Bernard Pouy, autre grand nom du roman noir des années 1980, créateur de la collection Le Poulpe (qui a elle aussi débouchée sur une adaptation en bande dessinée). Puis, toujours dans la même collection, il publie en 2004 New York, 100e rue Est avec Jean Vautrin qui a lui aussi commencé par le polar dans les années 1970. Ces deux romans s’inscrivent dans la période « banlieue » de Baru qui commence avec L’autoroute du soleil et se déploie à merveille avec Bonne année et L’Enragé. Comme jeu, des sentiers raconte en effet l’enquête d’un jeune « médiateur » de banlieue dans la cité des écrivains. Il porte sur la banlieue un regard désabusé qui n’est toutefois pas aussi glauque que la campagne de Pauvres Zhéros. Retrouver Baru comme dessinateur-illustrateur, c’est aussi une manière de découvrir une autre facette de son talent de dessinateur, de mettre en avant des décors d’habitude masquée par l’action, du moins pour qui lit trop vite Quéquette blues, L’autoroute du soleil ou Bonne année. Ce sont des instantanés pleine page de la banlieue qu’il s’amuse à peindre, propres à nous rendre une ambiance grise. La rencontre Pouy/Baru pourrait d’ailleurs mettre en perspective la vision de la banlieue chez Baru (et je regrette de n’avoir découvert cet album que maintenant !).
L’ambition artistique me paraît, dans ce projet, plus intéressante que dans la collection Rivages/Casterman/Noir. D’abord parce que l’oeuvre est originale et non une réédition adaptée, plutôt une vraie collaboration entre un écrivain et un dessinateur. Ensuite, il ne s’agit pas simplement de mettre en images un texte, mais de faire dialoguer texte et images vers un objet éditorial original et qui a tendance à disparaître, du moins dans la littérature pour adultes : le roman illustré. Par roman illustré, les éditions Liber Niger entendent un livre où une vraie place est laissée au dessinateur qui n’est pas simple illustrateur mais co-auteur à part entière. Il est dommage que cette initiative ait eu moins d’échos et de suite que celle de Casterman, certes intéressante, mais qui est davantage une transformation de la littérature en bande dessinée plutôt qu’un véritable échange entre deux modes d’expression. Pauvres Zhéros reste simplement une bande dessinée de conception relativement traditionnelle, tandis que Comme jeu, des sentiers dépasse toute définition.

Pour en savoir plus :
Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Fleuve Noir, 1982
Baru d’après Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Casterman, 2008
Jean-Bernard Pouy et Baru, Comme jeu, des sentiers, Liber Niger, 2000
Le site officiel de Pierre Pelot : http://www.pierre-pelot.fr/
Bibliographie complète et documentée de Pierre Pelot sur Ecrivosges.com
Une interview de Pelot sur le site de Casterman
Le site des éditions Liber Niger
Une lecture de Comme jeu, des sentiers sur le blog Mitchul

Published in: on 29 novembre 2010 at 18:43  Laissez un commentaire  

Archi et BD 5 : Bruxelles 58, ville d’architecture et de bande dessinée

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est prolongée jusqu’en janvier 2011. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’exposition Archi et BD évoque, l’espace de quelques planches, un événement de l’histoire contemporaine bien connu des Belges : l’exposition universelle de 1958. Ses rapports avec la bande dessinée sont inattendus mais intéressants. Par cette exposition, qui a lieu en plein âge d’or de la bande dessinée belge pour enfants, un lien s’est créé entre l’architecture et la bande dessinée.

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique
Archi et BD 4 : Carnets de voyage, d’un art à l’autre


L’exposition universelle 58 à Bruxelles : un moment architectural

Le concept d’Exposition Universelle apparaît dans l’Europe conquérante et industrielle du milieu du XIXe siècle, la première ayant lieu à Londres en 1851. L’objectif affiché par ces expositions est de regrouper en un seul lieu l’étendue des avancées technologiques et artistiques de l’humanité. Projet ambitieux porté par la croyance en la toute-puissance du progrès humain qui caractérise le XIXe siècle. Le terme universel est là pour rappeler que l’exposition est ouverte à tous les pays du monde. Depuis 1928, c’est un Bureau International des Expositions est chargé de l’organisation des évènements, la dernière en date ayant eu lieu à Shangaï en 2010 (de mai à octobre). Les expositions universelles sont généralement l’occasion de faire le point sur les avancées du savoir humain autour d’un thème pronant l’harmonie entre les peuples, la paix dans le monde, ou la progression des connaissances.
Plus que dans d’autres types d’expositions, l’architecture est un des arts majeurs des expositions universelles. L’exposition est présentée à l’échelle d’une ville et permet donc la mise en place de constructions gigantesques, le plus souvent éphémères mais parfois durables. L’architecture donne l’occasion de présenter une virtuosité technique symbole de modernité, telle la Tour conçue par Gustave Eiffel lors de l’E.U. de Paris en 1889, modèle de construction métallique. Par son pavillon, chaque pays participe au grand ballet des architectures.
L’exposition universelle de Bruxelles en 1958 occupe une place particulière : il s’agit de la première exposition depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et même depuis le début des tensions en Europe de l’Ouest, puisque la dernière exposition avait eu lieu en 1935, à Bruxelles également. C’est d’ailleurs à cette occasion que fut construit le parc des expositions du Heysel où se déroule l’expo 58, mais le souvenir fort de cette dernière a fâné le souvenir de son aînée. Elle marque les esprits en tant qu’exposition du renouveau économique et politique de l’Europe affaiblie par les conflits. Le traité de Rome, premier traité politique de l’Union Européenne est signé en 1957 et Bruxelles est déjà la cité centrale de ce qui est alors surtout un regroupement économique.

Architecturalement, l’Expo 58 vient marquer le triomphe de l’esthétique du mouvement moderne, dont les débuts datent des années 1920. Ses principaux représentants de l’avant-guerre sont l’école du Bauhaus et le suisse Le Corbusier et l’institutionnalisation du mouvement se produit dans les années 1930, en particulier avec la Charte d’Athènes qui, en 1933, affirme des principes architecturaux et urbanistiques. Les mots d’ordre de ce style sont la rationalisation fonctionnelle de l’espace, l’épuration des lignes par des formes simples et le minimalisme ornemental. Toutefois, si le mouvement moderne est conquérant avant la guerre, en lutte contre ce qu’il dénonce comme des archaïsmes, la situation s’inverse après 1945 : il s’impose et ses principes se fondent dans un « style international » qui cherche à affirmer sans cesse le triomphe de la modernité et du progrès humain. La Cité Radieuse de Marseille construite par Le Corbusier entre 1947 est un exemple de cet engouement pour le modernisme qui caractérise la gestion urbanistique des années 1945-1960. C’est sous cette forme que l’architecture moderne apparaît lors de l’Expo 58 de Bruxelles : une esthétique devenue omniprésente et populaire. A travers l’architecture, l’exposition entend aussi confirmer l’entrée de l’humanité dans la modernité.
Les travaux commencent à Bruxelles dès 1956 et donnent lieu à deux types de construction : les pavillons éphémères et les édifices durables. Outre les pavillons américains et soviétiques qui tentent de convaincre de la superiorité respective des modes de vie des deux blocs de la guerre froide, le pavillon du génie civil belge, avec sa flèche creuse en béton armé de 80 mètres de long est un des monuments les plus impressionnants.

La flèche du pavillon du génie civil belge pour l'Expo 58 : virtuosité architecturale dans le traitement du béton


Il reflète les reflexions en cours sur l’utilisation de matériaux nouveaux et, par sa forme élancée, incarne indirectement la conquête spatiale, l’un des principaux sujets de préoccupation scientifique de la période. L’édifice est détruit en 1970.
Mais le monument de l’Expo 58 le mieux resté en mémoire est l’Atomium, qui, toujours en place actuellement, permet d’en garder le souvenir. Comme la Tour Eiffel du siècle précédent, l’Atomium veut être à la fois une prouesse technique d’envergure et le symbole de la science conquérante.

L'Atomium de Bruxelles de nos jours : le symbole de l'Expo 58

L’édifice, haut de 102 mètres, reprend la structure du cristal de fer et prétend incarner l’entrée du monde dans « l’âge de l’atome » (comprendre : de l’énergie atomique). Il est conçu par l’ingénieur André Waterkeyn (1917-2005), alors directeur d’une des principales entreprises métallurgiques du pays, et bâti par les architectes André et Jean Polack. Sur une structure d’acier sont disposés neuf boules recouvertes d’aluminium. Six sont creuses et ouvertes au public, l’intérieur étant rendu accessible par des ascenseurs. L’Atomium est progressivement devenu l’un des symboles les plus populaires de la ville de Bruxelles et entre 2004 et 2006, des travaux de réhabilitation ont été menés. La sphère située à la base contient une exposition consacrée aux années 1950, tandis qu’un restaurant se trouve dans la sphère centrale.

Présence de l’exposition universelle dans la presse de bande dessinée : Tintin et Spirou

Au dynamisme technique et politique belge symbolisé par l’exposition universelle semble répondre, à la même époque, le dynamisme culturel de la bande dessinée belge pour enfants. Elle est représentée par deux journaux concurrents, Le Journal de Spirou de l’éditeur Jean Dupuis (1938-) et Le journal de Tintin de Raymond Leblanc (Le Lombard, 1946-1993). La notion « d’âge d’or » est souvent invoquée pour parler de la période qui s’étend, en gros, du milieu des années 1940 à la fin des années 1960. A mon sens, elle recouvre deux réalités : d’une part la présence d’un noyau de dessinateurs véritablement novateurs dans leur approche du média, regroupés autour de « maîtres » formateurs (les élèves de Jijé : Franquin, Moriss, Tillieux, et les élèves du studio Hergé : Jacobs, Martin, Bob de Moor, Vandersteen), et d’autre part le fait que des journaux et éditeurs belges parviennent à se faire une place dans le marché français. Toutefois, en l’absence de statistiques sur les tirages comparés des journaux belges et des journaux français de cette époque (Vaillant, Coq Hardi, Zorro…), je ne m’aventurerais pas à prétendre que cette notion « d’âge d’or » belge soit entièrement fondée. D’autant plus que ce serait oublier l’importance, en France, des petits formats périodiques qui constituent une grande partie des ventes, même si, au final le modèle du journal avec des histoires à suivre a survécu plus longtemps.
C’est à double titre que Spirou et Tintin sont amenés à évoquer l’exposition universelle de 1958. En tant que journaux belges, il est évident que l’évènement les intéresse. Le Journal de Tintin a son siège à Bruxelles. Mais n’oublions pas que les deux journaux, dans la tradition de la presse pour enfants de leur époque, se veulent aussi éducatifs et se donnent comme objectif, entre deux aventures héroïques, de former les jeunes générations. Ils participent donc à la grande campagne publicitaire qui accompagne le lancement de l’exposition en Belgique en publiant des articles relatifs à l’Expo 58 durant toute l’année.
On remarquera au passage que Le Journal de Tintin se divise en une édition belge et une édition française. Le public est très ciblé et la différence de public pertinente : l’édition française reste assez réservée quant à la question de l’exposition, tandis que les articles abondent dans l’édition belge. D’avril à septembre, on y trouve une rubrique presque hebdomadaire intitulée « Rendez-vous à l’expo » ; animée par Will et Jean Graton, elle présente un aspect de l’Expo 58, parmi lesquels « L’Atomium », « le palais de métal » ou « le Heysel, ville-lumière ». Mieux encore : dans l’exposition se trouve un « autodrome Tintin » où les enfants sont invités à venir conduire des petites voitures. En 1958 est construit le « building Tintin », nouveau siège des éditions du Lombard près de la gare du Midi, et c’est de cette manière que le journal du jeune reporter belge s’associe lui aussi aux grands travaux d’urbanisme de Bruxelles. Le Journal de Spirou, peut-être en raison de sa double diffusion en France et en Belgique ou encore à cause de la situation de son siège à Charleroi, est moins impliqué dans l’Expo 58 et ne lance pas de rubrique dédiée. En revanche, il publie en juillet un numéro spécial « Expo 58 » qui, entre autres histoires, donne l’occasion à l’Oncle Paul du journal d’évoquer la construction de la Tour Eiffel tandis que César, le héros de Tilleux visite l’exposition. Le même Eddy Paape dessine un panorama de l’exposition sous la forme d’un poster. Les séries à suivre, pour leur part, n’ont qu’un rapport lointain avec l’évènement. S’il faut dresser une liste des séries publiés pendant la durée de l’exposition (mars-octobre 1958), signalons : dans Tintin la première grande histoire de Michel Vaillant par Jean Graton (Le grand défi), le S.O.S. Mététores de la série Blake et Mortimer de Jacobs, les débuts de Oumpah Pah par Uderzo et Goscinny, ainsi que les débuts de la publication de Tintin au Tibet par Hergé (qui, on l’admettra, est à l’exact opposé des préoccupations modernistes de l’exposition) ; dans Spirou commence La flûte à six schroumpfs, un épisode de Johan et Pirlouit par Peyo, tandis que Moriss en est à Ruée sur l’Oklahoma pour sa série Lucky Luke et que Franquin, parallèlement aux aventures de Spirou ( La foire au gangster et Le prisonnier du Bouddha), impose dans le journal la présence de l’encombrant Gaston Lagaffe, imaginé l’année précédente et encore cantonné aux hauts-de-page. On le voit, en 1958, les séries phares de la bande dessinée belge fonctionnent à plein rendement et le relais est en passe d’être passé entre les anciens et les héritiers.
Cela ne signifie pas pour autant que l’Expo 58 n’inspire pas les dessinateurs des deux journaux. Franquin est connu pour s’être intéressé au design des années 1950 pour sa série Modeste et Pompon. Dans Les Pirates du silence, une aventure de Spirou et Fantasio parue en 1955-1956, il emploie les services de son collègue Will pour dessiner le décor de la cité ultramoderne d’Incognito city qui reprend, en effet, certaines images de l’habitat du mouvement moderne.

Image des Pirates du silence par Franquin : on reconnaît dans la ville ultramoderne d'Incognito city certains codes visuels du modernisme (pilotis, building pavé...)

Franquin malmène le symbole de l’Expo 58, l’Atomium, entièrement repeint à l’effigie de Gaston Lagaffe.

Quand Gaston Lagaffe s'approprie l'Atomium, par André Franquin


A cette date, toutefois, les liens entre l’esthétique de l’Expo 58 et les histoires publiées dans Tintin et Spirou restent limitée ; sauf si l’on prend en compte la thématique de la modernité scientifique, récurrente dans les séries des deux journaux.

Le « style atome » : nostalgie et modernité, une mythification nostalgique du « style Expo »
L’aventure de l’Expo 58 dans la bande dessinée ne s’arrête cependant pas aux observations de l’époque. Au contraire, amplement plus intéressante et la gestion a posteriori de ce qui a été appelé « style Expo » ou « style atome ».
Sans se confondre complètement avec le style dit de la ligne claire, le style atome partage avec lui de nombreux points communs : tous deux sont des regards portés, avec une nostalgie parfois ambiguë (car oscillant entre l’hommage et le pastiche et n’ayant jamais fait la preuve de leur exactitude historique), sur l’art des auteurs de bande dessinée belges de ce fameux âge d’or. Les deux noms sont d’ailleurs imaginés par le même dessinateur, Joost Swarte. Dans les années 1980, les dessinateurs de la ligne claire comme ceux du style atome cherchent à retrouver le trait de leurs maîtres passés, trait qui incarne aussi pour eux une forme de modernisme graphique où domine la ligne et les formes simples et synthétiques. On n’oubliera pas que, dans les deux cas, il s’agit d’une construction intellectuelle a posteriori et que les termes de ligne claire et de style atome ne peuvent pas s’appliquer directement au style de Jacobs, de Franquin et de Tilleux ; ils s’appliquent aux auteurs qui s’en inspirent trente ans plus tard. Le style atome se détache toutefois de la ligne claire au début des années 1980 en ce qu’il fait plus explicitement référence à d’autres formes de l’art des années 1950 que la seule bande dessinée, et particulièrement à l’architecture et au design. Il est employé pour la première fois par un personnage de Joost Swarte, Anton Makassar, qui voit dans l’Atomium le symbole du « style atome » (qui désigne alors, pour Makassar, un style artistique et non réduit à la seule bande dessinée).

Hommage à Le Corbusier par Joos Swarte (1984)


Le style atome est indissociable des éditions Magic Strip et des frères Daniel et Didier Pasamonik. Ce sont eux qui vont irrémédiablement unifier le style atome et le souvenir de l’Expo 58. Les frères Pasamonik, fondateurs des éditions Magic Strip en 1979, commencent par la réédition des classiques belges, profitant d’une vague nostalgique à l’égard des auteurs de Tintin et Spirou. Puis, à cours d’ouvrages à rééditer, ils se tournent justement vers de jeunes auteurs dont le style emprunte à leurs aînés d’une façon presque épurée et classique, Yves Chaland étant le principal représentant de ce groupe dans lequel on compte aussi Serge Clerc, Luc Cornillon et Ever Meulen. La collection Atomium 58 est créée pour eux et reprend, matériellement, la présentation des albums des années 1950. Par cette collection, les frères Pasamonik font référence non seulement à un style graphique, mais aussi à toute une époque de la vie artistique en Belgique dont l’Expo 58 est l’axe central.

L'Expo 58 et le style atome, l'ouvrage-manifeste des éditions Magic Strip


Beaucoup d’auteurs rattachés au style atome se caractérisent par le fait qu’ils vont chercher leur inspiration ailleurs que dans la seule bande dessinée : dans le design, l’architecture, et l’illustration. Au-delà de ses albums, le dessinateur Ever Meulen travaille aussi bien dans la presse que dans l’affiche ou l’illustration en général. Son art est fortement inspiré par l’esthétique des années 1950 et on y retrouve des caractéristiques de l’architecture du mouvement moderne : la géométrisation, la rigueur des formes, une form d’élégance du geste graphique…

Feu Vert, ouvrage retrospectif de l'oeuvre d'Ever Meulen (Futuropolis, 1986)


La référence au constructivisme et au mouvement moderne autorise aussi, de la part des auteurs du « style atome » une stylisation des formes qui pousse parfois jusqu’à l’abstraction.
Prenant le relais de Joost Swarte, qui avait employé le terme de « style atome » d’une manière décalée, dans la bouche d’un historien de l’art savant et pompeux, les frères Pasamonik publient en 1983 leur manifeste du style atome intitulé L’Expo 58 et le style atome. L’ouvrage a pour but de regrouper les dessinateurs que les frères Pasamonik voient comme proches d’un style qui n’est jamais clairement défini, mais que l’on devine comme étant fondé sur l’utilisation de la ligne-contour, tout en possédant une plus grande souplesse que la ligne claire et en mettant l’accent sur la modernité conquérante et dynamique. Selon Pasamonik s’y retrouvent Franquin, principal modèle, mais aussi Will et Jidéhem et, chez les jeunes, Yves Chaland, Ever Meulen, Joost Swarte, Kiki Picasso, Mariscal. Après coup, Didier Pasamonik dira, pour éviter toute critique historienne de son ouvrage : « Ce manifeste était en réalité une sorte de pastiche d’historien, tenant plus de la boutade que de la véritable analyse critique. ». Restons toutefois prudent : s’il est vrai que beaucoup de dessinateurs franco-belges des années 1980 ont affirmé leur dette envers l’art et l’esthétique moderne dominante des années 1950, l’idée de « style atome » existe avant tout à travers la défunte maison d’édition Magic Strip qui a imaginé et développé le concept et s’est chargé de dresser des liens esthétiques, parfois injustifiés, entre quelques auteurs. De même, si Ever Meulen a pu être influencé par l’exposition, elle ne constitue pas, loin s’en faut, sa seule source de référence, et réduire son style à la notion de « style atome » est une façon de l’appauvrir en le rangeant dans une case. Il faut également comprendre en partie l’invention du « style atome » comme la réponse belge au dynamisme de la bande dessinée française adulte des années 1970. Encore de nos jours, Didier Pasamonik poursuit son exploration de la ligne claire et du style atome.

L’héritage esthétique de l’Expo 58 en Belgique est paradoxal et différent selon que l’on parle de bande dessinée ou d’architecture. Pour le Neuvième Art, l’affirmation du « style atome » permet la reconnaissance d’une diversité de styles graphiques et d’oeuvres de talent, dont celle d’Ever Meulen ou d’Yves Chaland. Il est aussi une lecture à la fois nostalgique et belgo-belge de l’esthétique des années 1950 qui exagère l’importance réelle de l’Expo 58.
En revanche, l’historiographie de l’architecture belge ignore volontairement la notion de « style Expo » et nie la pertinence d’une cohérence architecturale de l’exposition et de son époque. L’Expo 58 est davantage considérée comme un point d’aboutissement, voire comme le symbole de l’échec de l’utopie urbanistique moderne, plutôt que comme une avant-garde dynamique. Elle fait passer dans le quotidien, et d’une façon forcément réductrice, l’esthétique moderne. En ce sens, le « style atome » ne serait guère plus qu’un air du temps passager, nostalgique, presque mythifié, mais ne correspondant à aucune réalité en son époque. D’autre part, les conséquences architecturales de l’exposition ne sont pas si roses que l’idéalisation d’un « style atome » pourrait le faire croire.
En 1958, l’organisation d’une exposition universelle à Bruxelles pousse la municipalité a accélérer des projets d’urbanisme de grand ampleur envisagés dès la fin de la guerre. Il s’agit de faire entrer Bruxelles, par l’architecture, dans la modernité, l’Expo 58 devenant alors une marque de sa transformation en capitale internationale. Les dirigeants de la ville décide d’appliquer à la ville les principes de l’urbanisme moderne de l’avant-guerre : planification urbaine, séparation fonctionnelle des quartiers, construction de logements sociaux. Toutefois, la réorganisation qui débute dans les années 1950 ne va pas se passer comme prévu et va être une des raisons de l’exode urbain qui pousse les habitants de Bruxelles, dans les décennies suivantes, en périphérie.
Les premiers gratte-ciel commencent à apparaître dans le ciel de Bruxelles dans les années cinquante, comme le siège de la Prévoyance Sociale près du jardin botanique. D’autres travaux sont prévus pour les années suivantes. Les promoteurs immobiliers privés à qui la municipalité a laissé la gestion des travaux sont très vite confrontés à des plaintes, certaines émanant même d’architectes tenants du mouvement moderne qui s’inquiètent d’une utilisation abusive et excessive de leurs principes. Le principal reproche à l’encontre de ce qu’on appellera plus tard la « bruxellisation » est la destruction de quartiers et monuments anciens. Pour construire le « Parking 58 », espace d’accueil des nombreux visiteurs de l’Expo 58, les vieilles Halles de la ville sont détruites. C’est aussi en 1958 qu’est lancé le projet de Cité administrative de l’Etat : un ensemble de bâtiments ayant pour but de réunir les institutions centrales belges. Malheureusement, et malgré sa grande qualité architecturale dans l’application des principes modernes, ce dernier projet s’éternise (il ne s’achève réellement qu’en 1983) et ne parvient pas à trouver sa place dans le tissu urbain bruxellois. S’y ajoute le fait que sa construction entraîne la démolition de quartiers anciens abritant une population plutôt pauvre. Enfin, les réformes du fédéralisme belge des années 1970-2001 rendent progressivement inutiles les bâtiments qui sont revendus en 2003 à des promoteurs privés. Les lecteurs attentifs l’auront compris : la construction de la Cité administrative de Bruxelles, symbole de l’échec du modernisme à tout prix, a servi d’inspiration à François Schuiten et Benoît Peeters pour leur album Brüsel dans lequel la ville imaginaire de Brüsel est ruinée par la démesure de projets urbanistiques de grande ampleur.
Ironie de l’histoire : l’espace de l’Expo 58 qui est le mieux resté dans les esprits des Belges (dont un sondage révèle que près de 90% d’entre eux ont assisté à l’exposition) n’est pas l’un des multiples pavillons consacrés à l’urbanisme moderne ou à la ville de demain mais les reconstitutions anciennes de la « Belgique Joyeuse », sorte de village tout droit sorti d’un tableau de Brueghel ! C’est retrospectivement et grâce à la bande dessinée que le « style atome » commencera à soulever un peu d’enthousiasme.

Pour en savoir plus :
Sur l’Expo 58 :
Chloé Deligne et Serge Jaumain, l’Expo 58, un tournant dans l’histoire de Bruxelles, Le Cri, 2009
Rika Devos et Mil de Kooning, L’architecture moderne à l’expo 58 : « Pour un monde plus humain », Fonds Mercator, 2008
Une passionnante reconstitution 3D de l’Expo 58
Sur le « style atome » :
L’Exposition 58 et le style atome de Didier Pasamonik, Magic-Strip, 1983
Ever Meulen, Feu Vert, Futuropolis, 1986
Un article de Didier Pasamonik s’expliquant sur le style atome

Published in: on 25 novembre 2010 at 08:41  Laissez un commentaire  

Archi et BD 4 : carnet de voyages, d’un art à l’autre

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
S’il y a un point commun entre architectes et dessinateurs de bande dessinée, c’est la place du dessin dans leur travail. De ce constat partait sans doute, à l’origine, l’exposition Archi et BD. Pour aller un peu plus loin dans la réflexion, je vais prendre un exemple : celui du carnet de voyage. La pratique est commune aux deux professions artistiques (et même à d’autres, nous le verrons) et, dans les deux cas, elle peut même s’avérer essentielle, pas seulement comme une pratique de loisir mais dans la formation ou l’évolution du travail de l’artiste. Le carnet de voyages, sur lequel le dessinateur ou l’architecte griffonne ses impressions et quelques dessins, est souvent un stade préparatoire avant la mise en oeuvre : le décor des péripéties de son héros pour le premier, le plan d’un bâtiment à construire pour le second. Parfois, le carnet de voyages est aussi un genre en lui-même, et l’architecture y occupe alors une place tout à fait importante… (cliquez pour agrandir les images)

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique


Le voyage, une évidence de la formation artistique

Dans la formation artistique classique française, le voyage à l’étranger joue un rôle central, et ce depuis longtemps. La création de l’Académie de France à Rome en 1666 par Colbert (d’abord au palais Mancini puis, à partir de 1803, à la villa Médicis) a pour but de permettre aux lauréats du prix de Rome, remis par les académies des Beaux-Arts, de passer deux ans en Italie pour contempler et copier les merveilles de l’art italien. A partir de 1720, des architectes sont accueillis avec leurs collègues peintres et sculpteurs dans la ville de Rome. Cette évidence du voyage dans la formation artistique classique a d’abord des fins purement pratiques : l’Italie est alors vue comme le berceau de l’art occidental et elle offre au jeune artiste des modèles idéaux, qu’il s’agisse de ruines antiques ou des édifices des maîtres de la Renaissance, de Rome à Florence en passant par Pompéi et Herculanum. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’au-delà de la formation technique, le voyage est aussi, pour ces jeunes artistes, une formation intellectuelle qui prend la forme d’un voyage initiatique voire une progression spirituelle opérée vers des lieux mythifiés par la doctrine artistique classique. La symbolique du voyage à l’étranger comme voyage initiatique formateur ou comme pélerinage perdure au fil des siècles, et bien au-delà des seuls disciplines des Beaux-Arts : entre 1849 et 1852 Gustave Flaubert part avec Maxime du Camp pour un long voyage autour de la Méditerranée ; il est alors âgé d’une trentaine d’années.
En effet, durant le XIXe siècle vont s’affirmer des goûts pour d’autres destinations que l’Italie, et certaines d’entre elles influencent considérablement les arts, devenant à leur tour incontournables dans la carrière du jeune artiste. Dans la première moitié du siècle, l’hellénisme et l’orientalisme se partagent les faveurs des artistes. L’Ecole française d’Athènes est créée en 1846 et accueille des archéologues, mais aussi de jeunes architectes, pour les entraîner à copier les temples anciens. Quant à l’orientalisme, c’est un mouvement hétéroclite, profondément lié au voyage en Orient à une époque où la France entreprend la conquête de l’Algérie (1830-1847). Se développant chez des artistes aux styles extrêmements variés, il apporte, particulièrement à la peinture, de nouveaux thèmes, et influence aussi certains écrivains. A la fin du siècle se développe également le japonisme, qui inspire la peinture et les arts décoratifs.
Restons encore un peu sur l’orientalisme, et plus précisément sur les carnets d’Eugène Delacroix. Je me permets ce petit ex-cursus, qui n’a à voir ni avec la bande dessinée (quoique…) ni avec l’architecture (quoique encore), car la démarche de Delacroix participe à fonder, dans notre culture occidentale, le mythe de l’artiste voyageur chez qui la vision de monuments et de modes de vie étrangers devient une source d’inspiration pour des oeuvres officielles et diffusés. En 1832, Delacroix est choisi pour accompagner une mission diplomatique en Afrique du Nord. De janvier à juillet, il remplit les pages de ses carnets de notes et de croquis d’après-nature, généralement coloré l’aquarelle. Il ne s’agit bien sûr que de carnets de notes, en rien destinés à être publiés. Ils sont actuellement conservés pour trois d’entre eux au musée du Louvre et un quatrième au musée Condé de Chantilly. Ils permettent à Delacroix de constituer un répertoire de figures et de décors qu’il réutilisera par la suite dans ses toiles orientalistes (aucune toile n’a été réalisée pendant le voyage en Orient). On retrouvera une démarche identique (le voyage comme phase préparatoire) chez les auteurs de bande dessinée.

Revenons-en à nos architectes voyageurs. Chez les architectes, le voyage à l’étranger signifie le plus souvent le relevé des édifices anciens et modernes pour pouvoir y trouver quelque inspiration et appliquer en direct un savoir jusque là théorique. Certains, contrairement à Delacroix, ne se contentent pas de prendre des notes : ils publient après leur voyage un ouvrage illustré de gravures. C’est le cas de Louis-Pierre Baltard (1764-1846) qui poursuit une double carrière de graveur et d’architecte.

Gravure par Louis-Pierre Baltard représentant le Colisée et l'arc de Constantin, deux célèbres monuments antiques de la ville de Rome (1806).

Il publie en 1806 un Voyage pittoresque dans les Alpes accompagné de gravures représentant les principaux monuments romains (téléchargeable sur Gallica). Les gravures illustrent bien l’attraction que les célèbres monuments italiens peuvent avoir sur des architectes français élevés dans le respect de la culture classique. Les ouvrages architecturaux de voyage servent à la distraction, à l’évasion du lecteur, comme à la transmission de modèles jugés intemporels (Baltard en publiera d’autres, sur l’Espagne, l’Egypte ou sur Paris). Lorsqu’il fait paraître son livre, Baltard est professeur d’architecture à l’Ecole polytechnique de Paris et la visée documentaire n’est sans doute pas très loin. Le statut du dessin d’architecture au sein du récit de voyage est pourtant ambigu : il n’est pas un travail aussi spontané que dans le cas de Delacroix. Baltard écrit dans une lettre adressée à l’un de ses amis pendant son voyage (lettre retranscrite dans la relation du voyage italien) : « J’ai dans ma poche un livre de croquis dont je détache quelques feuilles, elles vous feront voir combien [Rome] est pittoresque. ». Voilà un témmoignage de cette pratique du carnet de voyage d’architecte. Mais, pour les besoins de la publication, ces croquis sont transformés en gravures élaborées qui sont autant des vues d’architectes que des gravures de paysage, mettant l’accent sur le « pittoresque » plus que sur la technique architecturale. Ce n’est donc pas sans un travail de reprise que Baltard passe du carnet de voyage privé à l’album destiné au public. Par la suite, Baltard conçoit de nombreux édifices publics et travaille notamment sur l’architecture des prisons et des hôpitaux (il est aussi le père de Victor Baltard, architecte des Halles de Paris).
La tradition du voyage initiatique ne se perd pas avec le XXe siècle. Prenons l’exemple de Le Corbusier (1887-1965), l’un des architectes les plus célèbres du siècle dernier, un des tenants du modernisme architecturale de l’entre-deux-guerres.

Extrait du carnet de Le Corbusier en Grèce, ici le Parthénon (1911)

Durant ses années de formation, il réalise de nombreux voyages en Europe centrale (1907-1908) puis en Orient (1911 ; source : Fondation Le Corbusier). De ce dernier voyage (qui l’entraîne de Prague à Istanbul en passant par Athènes), il rapporte un ensemble de six carnets (aujourd’hui conservés par la fondation Le Corbusier à Paris). S’ils ne seront jamais entièrement publiés de son vivant, Le Corbusier se servira fréquemment, dans la suite de sa carrière, des enseignements que contiennent les croquis et dessins d’architecture portés dans les carnets. Les édifices antiques conservent pour lui ce statut d’architecture originelle, essentielle dans sa simplicité. Le voyage en Orient est un moment fondateur de la pensée architecturale de Le Corbusier.

On aurait tort de penser que la pratique du dessin de voyage par les architectes est une pure oeuvre d’imitation. Le cas des ruines antiques démontre bien souvent le contraire. En Grèce, admirant le Parthénon ou l’Acropole (dont les archéologues français et anglais gèrent la restauration, ou parfois le pillage officiel), les architectes ne se contentent pas de réaliser des dessins des édifices en question : ils se risquent à des reconstitutions, ajoutant de la couleur là où seul le blanc du marbre reste et imaginent toute une cité là où ne demeurent que quelques ruines. Cette exercice d’imagination, fréquent au XIXe siècle, est bien sûr tout à fait formateur pour un architecte dont le métier consiste à savoir reproduire et interpréter des techniques de construction. Jacques Hittorff (1792-1867), architecte de la Gare du Nord à Paris à la fin de sa vie, publie en 1851 chez Firmin Didot une Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonte sous-titrée « L’architecture polychrome chez les Grecs ». Ce livre est le résultat de plusieurs années de recherches dont le point de départ est un voyage en Sicile en 1823-1824. Il se situe à mi-chemin entre le carnet de voyage hélleniste et l’essai technique pour contribuer à l’histoire des arts, dans le cadre du débat sur la polychromie à l’époque antique.

La bande dessinée : du carnet de voyage intime au carnet publié
Si les archives permettent de se faire une idée de l’importance du voyage dans la carrière d’un architecte, l’absence d’archives d’auteurs de bande dessinée m’empêche de suivre, pour le temps limité de cet article, le même cheminement (et a fortiori d’archives numérisées). Il va donc falloir trouver des biais… Heureusement, certains ouvrages, généralement publiés en accord ou en collaboration avec l’auteur, peuvent nous renseigner sur les voyages des auteurs de bande dessinée. A l’expo Archi et BD était par exemple exposés des extraits d’un carnet de voyage de Zep, le créateur de Titeuf. Et souvenez-vous de la monographie consacrée à André Juillard, Entracte : elle aussi nous invite à passer de l’autre côté du miroir et à voir quelques études préparatoires pour des décors. Chez Juillard, le croquis d’architecture a la même précision que ceux de Baltard, à mi-chemin entre la vue pittoresque et la reconstitution préparatoire. Si plusieurs dessinateurs travaillent à partir d’une documentation papier, d’autres, dessinateurs voyageurs, prennent dans des carnets des croquis sur le vif dont ils se serviront plus tard pour les décors de leurs albums. Comme pour les artistes des siècles passés, le carnet de croquis est un instrument de travail.
Depuis une vingtaine d’années, pourtant, le carnet de voyage quitte l’atelier et se dégage comme genre à part entière au sein des productions graphiques et littéraires des auteurs de bande dessinée. En cherchant à retrouver des oeuvres entrant dans cette catégorie, j’ai croisé la route de dessinateurs voyageurs connus : Loustal, Jacques Ferrandez, Emmanuel Lepage… Mais aussi d’autres noms de la bande dessinée contemporaine : Jano, Christophe Blain, Dupuy et Berberian, Golo, Guy Delisle, Nicolas de Crécy, Joann Sfar, Pierre Wazem. La maison d’édition l’Association a publié plusieurs ouvrages collectifs de voyage (L’Association en Egypte, L’Association au Mexique) et vous avez sans doute vu apparaître dans les rayonnages de vos librairies de guides touristiques Lonely Planet illustrés par des auteurs de bande dessinée (Bruxelles par François Schuiten, Venise par Hugo Pratt, ressuscité pour l’occasion!). Autant de déclinaisons du carnet de voyage : ce qui frappe d’abord est la diversité des approches. S’il y a une inspiration commune (raconter, en mêlant images et textes, un voyage à l’étranger), chaque auteur choisi son propre angle d’attaque, selon sa sensibilité. Ce qui peut varier est le degré de fiction : Guy Delisle bâtit ses récits de voyage publiés à l’Association comme une suite d’anecdotes dont la véracité nous importe peu mais qui servent à construire une image très personnelle du pays visité (le héros se préoccupe plus souvent de sa vie quotidienne que du voyage à proprement parler). D’autres dessinateurs préfèrent nous livrer des images seules, avec très peu de textes. Chez Sfar, au contraire, se dégage un flux scriptural constant (courant chez ce volubile dessinateur) qui s’accompagne de dessins dont la nature est guidée par la flânerie de l’auteur.

Un palais indien dans le carnet de Joann Sfar, Maharajah, 2007


En marge du dessin ci-contre, Sfar avoue par exemple « Comme je passe mon temps à dessiner, je n’écoute rien de ce que dit le guide. ». Amusante remarque qui oppose, à la vision didactique du carnet publié comme invitation au voyage par la connaissance du pays, celle du dessin comme moyen de s’approprier un édifice par son seul ressenti, sans attention portée à l’exactitude ou à l’Histoire.

S’il fallait comparer les carnets des dessinateurs de bande dessinée contemporaine à ceux des architectes du passé, présentés plus haut, la principale différene tiendrait à deux pratiques différentes du dessin pour deux « regards » différents sur l’architecture. L’architecte pose sur les édifices qu’il croise pendant son voyage un regard scientifique : son dessin vient s’ajouter à un savoir emmagasiné sur les techniques et l’histoire de l’architecture, tel Hittorff cherchant, comme beaucoup de ses collègues, à comprendre la polychromie des temples grecs. Même dans le cas de dessins et gravures mettant l’accent sur le pittoresque et sur la mise en scène de l’architecture dans son environnement (chez Baltard ou le Corbusier), le carnet de voyage reste un instrument de travail et de transmission du savoir. Le regard du dessinateur de bande dessinée est différent, peut-être plus proche de celui de Delacroix découvrant l’Afrique du Nord. Tout d’abord, il est le résultat d’une véritable technique graphique, un style reconnaissable qui implique telle manière de tenir le crayon, telle manière de rendre compte de la réalité. L’exemple des carnets de Sfar est en ce sens assez caractéristique de ce processus d’appropriation graphique à l’oeuvre dans le carnet de voyage de dessinateur. Ensuite, il n’obéit généralement pas à des impératifs de travail, mais à la construction, a posteriori, d’un récit de voyage qu’il intégrera ces éléments architecturaux.
S’il est un dessinateur connu pour son goût des voyages, c’est bien Jacques de Loustal.

Une maison en Guadeloupe dans un carnet de voyages de Jacques de Loustal, 1988


En 1990, il publie chez Futuropolis un premier Carnet de voyages qui sera réédité en 1997 par le Seuil, et suivi par quatre autres volumes pour les années 1991-2005. Dans le premier album de cette série de carnets, il propose au lecteur des dessins réalisés de 1981 à 1989 lors de ses voyages dans le monde : Maroc, sud de la France, Guadeloupe… Contrairement aux albums suivants, celui-ci laisse la part belle au dessin d’architecture. Comme les architectes, il met en scène le bâtiment pour le rendre lisible, en limitant par exemple la présence humaine pour conférer une forme de monumentalité à une simple maison. Mais Loustal fait preuve d’un vrai sens de l’originalité graphique : son but n’est pas de reproduire un édifice, mais d’étudier les différentes manières d’en rendre compte sur une feuille de papier. Cela se traduit par une diversité de techniques (crayon, aquarelle, pastel, feutre) et par une diversité de styles. Face à l’architecture, Loustal ne recherche pas un réalisme imitatif mais plutôt l’interprétation selon ses propres codes. On retrouve dans le dessin de cette maison guadeloupéenne son goût pour un schématisme des formes qui n’hésite pas briser les lois savantes de la perspective ou du naturalisme.

Du carnet à la fiction : autour de Ferrandez et de Lepage

Deux auteurs de bande dessinée incluent le genre du « carnet de voyage » dans leur oeuvre, y compris dans leur oeuvre de fiction.
Jacques Ferrandez est principalement connu pour sa série Carnets d’Orient dont la publication s’étend de 1987 à 2009.

Jaques Ferrandez dans Irak, 2001 : vue actuelle des murailles de la Babylone antique (aquarelle)


Né en Algérie, il consacre une grande partie de son oeuvre à l’évocation de l’histoire de ce pays : les Carnets d’Orient ne sont pas des carnets de voyage personnels mais une fresque historique retraçant l’évolution de l’Algérie depuis sa colonisation par la France dans les années 1830 jusqu’à son indépendance en 1962. La série est l’occasion de reconstitution architecturale historique qui relève plutôt de la bande dessinée historique dont je parlais dans mon précédent article. En marge de cette série, Ferrandez publie, toujours chez Casterman, d’autres types de Carnets d’Orient qui sont, cette fois, de véritables carnets de voyage en Syrie (1999) à Istanbul (2000), en Irak (2001), au Liban (2001) et des Retours en Algérie (2006). Il s’agit de récits de voyage illustrés très aboutis, mêlant, de lieux en lieux, des textes et des dessins. L’équilibre entre l’évocation sur le vif, à la manière de Sfar, et la découverte d’une autre culture et d’autres paysages est réussi. Au parcours de Ferrandez est donné un rythme que le lecteur peut suivre tout en apprenant la date de construction de tels édifices ou son sort actuel. Les vues architecturales reprennent l’idéal « pittoresque » du dessin de paysage traditionnel. Dans l’introduction du volume Irak, dix ans d’embargo (en collaboration avec Alain Dugrand), Ferrandez expose sa méthode : « Il va de soi que ces choses vues furent happées, « croquées » au vol. (…) En France, reprenant croquis, notes et gribouillis, les sentiments s’en sont mêlés. Quelques solides lectures, enfin. ». Et l’ouvrage de se terminer sur une bibliographie sommaire. Signe, s’il fallait le démontrer que le genre graphique et littéraire du récit de voyage est tout aussi complexe à construire qu’une fiction.
Les deux peuvent parfois être intimement mêlés… Après un voyage autour du monde, Emmanuel Lepage entreprend de publier deux carnets de voyage : Brésil et America (en 2003, chez Casterman, encore et toujours).

La basilique de Bom Jesus de Matosinhos à Congonhas, l'une des étapes de Lepage au Brésil...


Seulement, aidé par Nicolas Michel, il choisit de mettre en scène ce voyage comme une fiction. Brésil se présente comme une tentative de reconstitution de la part de Nicolas Michel du voyage effectué par Emmanuel Lepage au Brésil à partir de croquis, de carnets, de photos, de tickets de métro laissés par ce dernier qui, à la suite de ce voyage, aurait disparu (mystère exposé dans l’introduction). Chaque étape devient l’occasion d’une brève histoire autour de quelques personnages : Nicolas Michel marche dans les pas de Lepage, interroge les gens qu’il a rencontré, et agrémente le tout des dessins du disparu qu’il a retrouvé sur son chemin… Alors, le dessin d’architecture remplit une double fonction auprès du lecteur : celle du récit de voyage (donner à vivre le voyage) et celle de la fiction (introduire un effet de réel, faire pénétrer le lecteur dans l’histoire qui lui est racontée). Tout au long du récit, les architectures nous rattachent à la réalité du pays, au « véritable » voyage derrière la fiction. Lepage trouve ici la manière d’introduire des dessins d’architectures qui donnent l’illusion d’être pris « sur le vif » au sein d’une fiction en réalité très construite. Ce n’est pas le voyage que suit le lecteur, mais sa reconstitution, à laquelle participe le dessin. La potentialité d’imaginaire que peut contenir un simple voyage est ici parfaitement exploitée : « C’est finalement la seule chose que l’on peut conseiller aux curieux en tous genres : laisser infuser les mots et les images, autoriser les rêves à prendre chair. ».

Pour en savoir plus :

Site sur les carnets de Delacroix
Site de la fondation Le Corbusier :
Dossier documentaire sur le voyage en Italie sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France
Jacques de Loustal, Carnet de voyages, Seuil, 1997-2006 (5 volumes)
Jaques Ferrandez, Carnets d’Orient, Casterman, 1987-2009 pour la série historique, 1999-2006 pour les récits de voyage
Emmanuel Lepage, Brésil – Fragments d’un voyage, Casterman, 2003

Published in: on 20 novembre 2010 at 18:15  Laissez un commentaire  

Baruthon 10 : L’enragé, Dupuis, 2004-2006

Avec la parution en 2004 de L’enragé chez Dupuis, dans la collection Aire Libre, Baru renoue avec un récit dense et de longue haleine, comme avait pu l’être L’autoroute du Soleil en 1995. Les 140 pages de ce nouveau récit, publiées en deux volumes, interviennent après une phase (1995-2004) plus expérimentale. L’enragé marque le lecteur parce qu’il est un récit de grande ampleur, tant esthétiquement que dans le discours qu’il porte sur notre société actuelle, préoccupation centrale de l’oeuvre de Baru. Mais là où, dans L’autoroute du soleil, primait le jeu narratif de la course-poursuite et de la quête sans but, motif présent chez lui dès les débuts, L’enragé contient un discours plus construit, plus nuancé également, et une structure moins linéaire. Au plaisir de lire une belle histoire vient s’ajouter l’invitation à réfléchir à la France du XXIe siècle.

Remarque liminaire : comme on était en droit de s’y attendre après sa nomination comme Grand Prix du FIBD d’Angoulême 2010, l’année 2010 a été riche en rééditions pour Baru. A titre indicatif, je signale pour ce trimestre la réédition par Dupuis, en un seul volume, de L’enragé dont je vous parle aujourd’hui, et l’activité de la maison d’édition les Rêveurs qui ont réédité La piscine de Micheville en début d’année et qui insistent en ce mois de novembre avec un Villerupt 66 qui réunit quelques uns des premiers albums de Baru liés au cycle de la jeunesse ouvrière dans les années 1960. J’y reviendrais en janvier.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik

Le chemin parcouru : L’enragé comme aboutissement

Je vous ai martelé tout au long de ce Baruthon la cohérence de l’oeuvre de Baru : cohérence esthétique, évidemment (du moins à partir du moment où son trait se stabilise dans les années 1990), mais surtout cohérence des thèmes, puisque chaque oeuvre est comme une nouvelle déclinaison d’obsessions identiques. L’enragé n’échappe à la règle, et peut-être encore moins que les autres. A mon sens, il est plus « classique » que les albums qui le précèdent immédiatement dans la chronologie de la carrière de l’auteur : ils se proposaient comme des exercices de style. Exercice de narration à plusieurs voix pour Sur la route encore, incursion dans le genre de l’anticipation pour Bonne année et Avoir vingt ans en l’an 2000, référence au et appropriation du récit d’enfance dans Les Années Spoutnik. Il marque au retour au récit de formation dont Baru s’était fait la spécialité dès ses débuts dans Pilote.
La proximité avec les albums précédents se lit bien évidemment dans l’intrigue principale, qui s’inspire du Chemin de l’Amérique, paru plus de dix ans auparavant. L’histoire est celle d’Anton Witkowsky, jeune fils d’immigrés polonais vivant dans une cité de la banlieue parisienne. Elève turbulent, il n’a qu’un seul désir, attisé par de petits succès à l’échelle de son quartier : devenir boxeur professionnel. Que son père le lui interdise a bien peu d’effet ; il accomplit son rêve, devient champion d’Europe, et va défier les grands champions américains. Habité par une rage de réussir insupportable, que l’on comprend comme une tentative de sortir de la condition sociale initiale de sa famille, Anton Witkowsky doit cependant affronter de multiples écueils : l’ivresse de la gloire, les pièges dressés par ses adversaires et le mépris de son père et de son ami d’enfance, Mohamed Meddadi, devenu journaliste à L’Equipe. Pour mémoire, Le chemin de l’Amérique raconte aussi l’ascension d’un jeune boxeur, français d’Algérie rattrapé par la guerre d’indépendance de 1954-1962. Si la trame et surtout le caractère des deux personnages sont différents, le point de départ est le même : l’élévation sociale par la boxe et le poids de la condition sociale dans un destin individuel. Le parallèle entre les deux albums peut nous enseigner encore beaucoup sur l’évolution de l’oeuvre de Baru, j’y reviendrais.
Cette construction, au sein de son oeuvre, d’un parallèlisme entre d’un côté l’immigration dans son rapport à la culture des années 1950-1960, particulièrement ouvrière, (Le chemin de l’Amérique) et de l’autre l’immigration dans son rapport à la culture des banlieues des années 1990-2000 (L’enragé) est un acquis de la phase de transition (1995-2002) qui sépare L’autoroute du soleil (se rappeler de la première scène où on assiste à la fin du vieux monde ouvrier) de L’enragé. Après que Baru ait consacré la première partie de sa carrière (1983-1994) à l’évocation de la jeunesse ouvrière et des décennies dites des « Trente Glorieuses », il commence à s’intéresser à la banlieue dès L’autoroute du soleil, puisque les deux héros visitent, le temps d’une émeute, la banlieue lyonnaise. Par la suite, Bonne année vient confirmer que la banlieue HLM, faite barres d’immeuble et souvent traitée dans les médias ou par les hommes politiques comme une France à part où l’insécurité et le chomage règnent sans espoir de renouveau, est le nouveau paysage de prédilection de Baru. En ce sens, Baru rappelle à ses lecteurs que du monde ouvrier historique aux banlieues pauvres modernes se dessine l’histoire des immigrés en France, réduits à la marge économique, sociale et désormais spatiale. Les problématiques d’exclusion, de précarité, de culture exclusive sont les mêmes d’un espace à l’autre et d’une époque à l’autre. Si Baru s’intéresse plus volontiers à la jeunesse de cette culture immigrée (ceux que l’on appelle souvent la « seconde génération ») et non à leurs aînés arrivés en France, c’est pour décrire son aspiration profonde à justement sortir d’une condition originelle insupportable. C’est cette histoire que raconte L’enragé, et sans doute est-elle plus que jamais à méditer. De témoin d’une époque passée qu’il était à ses débuts, Baru en est venu à nous confronter à l’actualité la plus brûlante.

Actualité et « effet de réel »

Chez Baru sont essentiels les « effets de réel » qui rendent l’histoire non seulement vraisemblable, mais crédible par rapport à la réalité du monde. Dans L’enragé, le rapport au réel semble de plus en plus assumé. Dans les albums précédents, les allusions à l’actualité ou à des problématiques politiques ou sociales étaient périphériques par rapport à l’intrigue principale, ou traitées de manière détournées. Dans Bonne année, la transposition dans un univers d’anticipation permettaient de traiter la getthoisation des banlieues : il décrivait alors un réveillon 2010 de fiction où la France était gouvernée par un président ressemblant fort à Jean-Marie Le Pen. Mais le nom du leader du Front National n’était pas mentionné (même si son portrait suffisait à le reconnaître). Cette fois, le traitement du réel est frontal : l’aventure d’Anton Witowski se déroule bien de nos jours, et parfois même au jour le jour.
Par où passent les effets de réel dont Baru s’est rendu maître ? On retrouve bien sûr certains tics d’écriture déjà présents dans d’autres albums, en particulier dans Le chemin de l’Amérique, frère aîné de L’enragé. Je les rappelle, mais les fidèles lecteurs du Baruthon doivent finir par les connaître. Je précise tout de même que, dans L’enragé, ces procédés sont démultipliés, comme s’ils étaient, là encore, davantage assumés. Baru inclut dans l’histoire des articles de journaux (l’un de ses personnages, Mohamed Meddadi est opportunément journaliste), « dessine » des photographies et invente de fausses couvertures de magazines (Rolling Stone, Inrockuptibles, Voici : il parvient à saisir l’esprit de chacun de ces titres). On retiendra celle qui s’inspire d’un portrait de Phil Spector par Guy Pellaert ; par respect pour sa source ou par instruire son lecteur, Baru précise la provenance réelle de l’image.
Et puis, il y a la sensibilité de Baru à l’actualité la plus brûlante. Il explique souvent que ces albums partent d’un ressenti face à un fait de société ou à un événement qui le touche et sur lequel il souhaite s’exprimer. L’effet de réel est tel que la réalité dépase bien souvent la fiction. On ne peut s’empêcher d’être étonné par l’épilogue dans lequel des émeutes se produisent suite à une descente des jeunes de banlieue sur la capitale (ces émeutes fictives sont censées avoir lieu durant l’été 2005). Le second tome de L’enragé paraît au printemps 2006, soit quelques mois après les émeutes de l’automne 2005 survenues après la mort de deux jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police. Les fausses couvertures de journaux imaginées par Baru sont très proches de celles qui paraissent alors, montrant de nombreuses voitures retournées et brûlées. Les résonances entre la fiction et la réalité, quoique frappantes au vu de la concomitance entre la parution de l’album et les émeutes de 2005, ne sont pas si étonnantes. Baru a répondu dans une interview donnée à actuabd qu’il a commencé à concevoir l’intrigue au milieu des années 1990 (ce qui exclut les émeutes de 2005) et que des crises comparables aux émeutes de 2005 avaient pu lui servir de sources d’inspiration (pour mémoire, des émeutes de même type eurent lieu à Vénissieux en 1981 ou à Vaulx-en-Velin en 1990). Et il ajoute : « Il ne fallait pas être devin pour savoir, qu’un jour ou l’autre, cela allait à nouveau péter. Je n’ai rien inventé. ».
Quoi qu’il en soit, les émeutes de 2005 ont en quelque sorte prouvé l’exactitude du propos que Baru tient sur les banlieues, par des fictions, depuis 1995. Au passage, l’épilogue lui sert aussi à introduire, plus discrètement cette fois, des allusions à de célèbres affaires de la présidence de Jacques Chirac : l’affaire Maurice Papon et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

En ce sens, et parce qu’il n’hésite plus à affronter l’actualité et les questions politiques à vif et sans détour, Baru montre dans L’enragé qu’il a considérablement évolué, dans son traitement du réel, par rapport aux années 1980. Deux exemples. Dans Cours Camarade, il s’agissait de dénoncer la montée électorale du Front National par une course-poursuite entre deux fils d’immigrés et un groupe de bastonneurs racistes ; mais le parti d’extrême-droite n’était pas cité explicitement et cet enjeu « didactique » de l’album devenait vite un simple pretexte face à l’histoire elle-même. Même chose dans Le chemin de l’Amérique, qui traitait de la guerre d’Algérie : le propos politique était bien présent, mais, à l’image du héros empétré dans ses contradictions, il n’était pas encore pleinement inscrit au sein de l’histoire. Baru y introduit un narrateur qui nous explique les ressorts politiques du destin de Saïd Boudiaf et sépare ainsi la fiction de son explication. L’enragé, à l’inverse, est un des premiers récits de Baru à supprimer la présence du narrateur, remplacé par des commentateurs sportifs ou des manchettes de journaux. En d’autre termes, le « commentaire » de l’action est intégrée à l’action, et non mise à distance par un narrateur externe. Dès lors, c’est au lecteur de faire lui-même le travail de réflexion et d’analyse de l’histoire qu’il vient de lire, par rapport à l’actualité qui le touche. Certes, Le chemin de l’Amérique traitait d’un événement passé et nécessitait peut-être de prendre davantage le lecteur par la main (et je rappelle que le scénario de cet album était cosigné par Jean-Marc Thévenet). Il me semble pourtant que la gestion du propos politique y était plus maladroite que dans L’enragé où elle s’accorde parfaitement avec la narration.

Un héros tout en nuances

Une fois de plus, c’est dans la narration que Baru nous surprend le plus. Et là encore ses « progrès » en la matière son incontestable si on rapporte L’enragé au début du dessinateur. Il faut dire qu’en vingt ans, les conditions de publication de Baru ont considérablement changé. Ses premiers albums paraissaient d’abord en revue (Pilote, L’Echo des savanes), par livraison. En albums, ils ne devaient pas excéder la pagination habituelle (une cinquantaine de pages). Difficile, dans ces conditions, de tenir une narration touffue. Mais depuis, L’autoroute du soleil et ses quatre cent pages sont passées par là, libérant Baru de la contrainte spatiale. Son passage chez Casterman, qui promeut depuis (A Suivre) des albums de bande dessinée aux « ambitions littéraires » a pu jouer également dans cette nouvelle liberté. Les conditions de publications de L’enragé autorisent le déploiement sur 130 pages d’une intrigue complexe, sur plusieurs niveaux et avec de nombreux personnages.
En effet, l’album paraît dans la collection « Aire Libre » de Dupuis. Cette collection, créée en 1988, part du même constat que celui opéré par Casterman lors de la création d’(A Suivre) en 1978 : la tradition de la bande dessinée belge (Tintin et Spirou) est en perte de vitesse et les éditeurs belges doivent sortir du seul domaine enfantin pour aller voir du côté de la BD adulte dont le succès est envahissant. Avec Aire Libre, Dupuis, outre tenter de conquérir un nouveau public, s’inspire des formules de Casterman : pagination plus libre, recherche d’une « densité romanesque », fin du principe de série… Si les premiers albums sont encore signés par des héritiers de l’âge d’or belge (Cosey, Griffo, René Hausman, Hermann, Frank, qui en profitent pour livrer des récits aux ambitions renouvelées), la collection montre vite qu’elle est aussi capable de s’adapter à une nouvelle génération d’auteurs, en accueillant Emmanuel Guibert (Le photographe), Christophe Blain (Le réducteur de vitesse), Blutch (Vitesse moderne), Etienne Davodeau (Chute de vélo), Emmanuel Lepage (Muchacho), Jean-Philippe Stassen (Le bar du vieux français).

J’en viens donc à parler de la narration. Baru se risque vers une narration complexe, loin de la linéarité de L’autoroute du soleil. Le fil du récit, qui relie le début à la fin, est la description du procès d’Anton Witowski durant l’été 2005 pour un crime dont on apprend la nature qu’assez tardivement. A partir du procès démarre, en flash-back, le récit de la vie du boxeur à partir de son adolescence. Il s’arrête sur plusieurs moments importants pour comprendre les enjeux du procès. D’emblée, Baru nous tient en haleine avec un suspens emprunté au genre policier. La suite de l’intrigue nous confirme cette source d’inspiration, que Baru a par ailleurs déjà utilisé dans L’autoroute du soleil ou Sur la route encore. A la fin du tome 1 démarre une intrigue secondaire qui devient centrale dans le tome 2 : l’histoire d’amour entre Anton et Anna, intimement mêlée à l’intrigue policière… Je n’en dirais pas plus. Il vous suffit de savoir que L’enragé contient les ingrédients narratifs du polar : des mystères à percer, des trahisons, des révélations soudaines. La plaidoirie de l’avocat du boxeur est un des motifs typiques. Baru emploie donc la même complexité narrative qu’un récit policier, qui suppose de ne pas tout révéler au lecteur, de cacher l’essentiel pour mieux faire apparaître la surprise.
Un autre raffinement apparaît dans le traitement du personnage principal. Risquons-nous, pour la dernière fois, à une comparaison avec Le chemin de l’Amérique. Le personnage de Saïd Boudiaf y était dépeint comme un héros positif chez qui ressortaient avant tout des qualités : l’honnêteté, l’obstination, le sens de l’honneur… Le dilemme dans lequel il était placé (aider ou ne pas aider les indépendantistes) en devenait d’autant plus cornélien, mais était bien propre à son haut sens de la morale (choisir entre l’illégalité et le rejet des siens). Anton Witowski est bien loin de cet idéal, et Baru s’emploie à nous présenter, avant tout, ses défauts. Il est certes aussi obstiné et courageux que Boudiaf, mais surtout, il est impulsif et orgueilleux, trop pressé de grimper en haut de l’échelle. Sa prétention démesurée le conduit à se donner sans cesse en spectacle, à boxer sans honneur et à nourrir la presse people par ses frasques. Il se brouille avec son meilleur ami Mohamed Meddadi en refusant de renouer le contact avec son père. On lui voit aussi des faiblesses car, dans le fond, « l’enragé » est un être faible, sujet au remord sans pouvoir rien y faire et sans pouvoir se maîtriser. Ce qui était une qualité chez Saïd Boudiaf, l’ambition, se transforme chez Anton Witkowski en un handicap.
On se souvient que, dans une interview donnée à PLG en 2000, Baru indiquait il préférait imaginer des personnages d’immigrés ou fils d’immigrés positifs : « [Les immigrés] souffrent d’une image réelle tellement négative que pour moi, c’est presque un devoir moral de les représenter de manière positive. ». Pourtant, dans L’enragé, le souci de la nuance, de l’effet de réel, semble avoir pris le pas sur ces réticences. Le héros de l’album est rendu plus crédible justement parce qu’il ne se veut pas exemplaire. Il ne défend aucune cause mais péche par égoïsme. Il n’a d’ailleurs pas un caractère entier mais évolue tout au long de l’album, ce qui se traduit graphiquement par de multiples changements physiques. Baru évite ainsi toute naïveté et démontre son savoir-faire de décrypteur de la société.

Pour en savoir plus :

L’enragé, Dupuis, collection « Aire Libre », 2004-2006 (2 volumes). Réédition à l’automne 2010 en une seule intégrale.
Une interview de Baru à l’occasion de la sortie de l’album en 2006 sur actuabd (de nombreuses images)

Published in: on 16 novembre 2010 at 22:30  Laissez un commentaire  

Editeurs de bande dessinée et édition numérique : un état des lieux

C’est décidé, je me lance dans un bref état des lieux des rapports entre les éditeurs de bande dessinée et l’édition numérique. Un article qui ne se veut pas nécessairement exhaustif, principalement basé sur ma veille que j’espère attentive des évolutions du domaine de ces dernières années. Il s’inscrit dans un processus personnel de découverte des enjeux de la bande dessinée numérique, engagé dès les débuts de ce blog (folle jeunesse où je lisais presque uniquement des blogs bd !). Les remarques/corrections/précisions sont les bienvenues.

Un serpent de mer : la question des droits d’auteurs et d’exploitation

Parmi les évènements ayant animé le monde de la bande dessinée durant l’année 2010, je commence par celui qui est, à mes yeux, le plus important : la question des droits d’auteur et la rédéfinition des rapports auteurs/éditeurs dans le cadre de l’économie numérique. Un bref rappel pour les non-initiés : en mars 2010, un (jeune mais dynamique) syndicat d’auteurs de bande dessinée, le Groupement des Auteurs de Bande Dessinée affilié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs (disons GABD) s’est alarmé de l’absence de concertation entre éditeurs et auteurs pour la diffusion en ligne des oeuvres de ces derniers. Selon le GABD, l’auteur devrait être consulté d’une part sur le montant des droits qu’il est suceptible de toucher sur la vente d’albums numériques et d’autre part sur l’adaptation de l’album à la lecture numérique, problème purement esthétique né d’une crainte d’une « dénaturation » de l’oeuvre originale. Le syndicat s’inquiète également des clauses de cession des droits numériques parfois incluses dans les contrats, clauses qui écartent l’auteur des problèmes, juridiques, esthétiques et économiques, engendrés par la mise en ligne d’une version numérique de ses albums (J’y avais alors consacré un article).
Depuis, plusieurs rencontres et échanges ont eu lieu entre le GABD et le Syndicat National de l’Edition, sans arriver à un véritable accord sur la question, pourtant essentielle en ce qu’elle doit aboutir à la formation d’une économie numérique qui profite à tous, auteurs, éditeurs et lecteurs. Nouvelle manifestation de l’incompréhension entre auteurs et éditeurs (entre le GABD et le SNE-BD, devrais-je dire pour ne pas généraliser) au début du mois d’octobre suite à une pétition lancée par le SNE qui a donnée lieu à une réponse de la part du GABD. Les premiers reprochent aux agents littéraires de concurrencer les éditeurs par des initiatives personnelles de diffusion numérique des oeuvres et affirment que les droits d’exploitation numérique reviennent logiquement à l’éditeur. Les seconds répètent que ces droits doivent faire l’objet d’une négociation spécifique. Je signale au passage que la bande dessinée est loin d’être le seul domaine concerné : la Société des Gens de Lettres, groupement de défense des droits des écrivains, est engagée dans des négociations du même ordre avec le SNE et se pose les mêmes questions. Ces interrogations sont d’autant plus d’actualité que la loi sur le prix unique du livre numérique, votée au Sénat à la fin du mois d’octobre dernier, est en cours de discussion à l’Assemblée Nationale et contribue au débat entre auteurs et éditeurs (Un article d’Actualitté, site qui suit de près l’évolution de cette loi importante).

Pendant que ces discussions ont lieu, l’aventure arrivée en octobre à la bande dessinée Underground de Steve Lieber, Jeff Parker et Ron Chan éclaire d’une lumière inattendue la question du « piratage ». Cette bande dessinée a été mise en ligne sur le site 4Chan sans l’accord de l’auteur. Steve Lieber, au lieu de faire valoir immédiatement ses droits en justice, a pris son parti de ce « piratage », qu’il a implicitement approuvé en discutant avec les internautes sur le forum de 4Chan et en autorisant la présence en ligne de son travail. Les ventes de l’album papier ont alors augmenté grâce à cette visibilité nouvelle et assumée sur le site 4Chan. (A lire sur Numerama : « Piratée sur 4Chan, une bande dessinée voit ses ventes exploser ») Cet événement interroge sur les rapports réels entre ce qu’on appelle le piratage et l’offre légale, qui seraient susceptibles de se compléter plutôt que de se concurrencer frontalement.

Les éditeurs au « destin numérique »

Face aux débats entre syndicats d’auteurs et syndicats d’éditeurs, on est surtout frappé par l’hétérogénéité des attitudes des éditeurs face à l’émergence de la bande dessinée en ligne. Je commence par les éditeurs au « destin numérique ». J’entends par là deux types d’éditeurs : d’un côté ceux nés sur Internet, le plus souvent issus de sites de publication en ligne, et de l’autre côté ceux ayant profité du dynamisme de la bande dessinée en ligne dans les années 2000 en lançant diverses initiatives personnelles visant à intégrer dans leur catalogue des auteurs révélés sur Internet.
Un certain nombre d’éditeurs de bande dessinée sont nés sur Internet durant les années 2000 en franchissant le pas de la publication en ligne amateure à l’activité éditoriale proprement dite, c’est-à-dire avec sélection des oeuvres éditées, définition d’une ligne éditoriale, gestion des droits des auteurs. C’est le cas du portail Lapin qui donne naissance aux éditions Lapin (2005) ou du site 30joursdebd qui aboutit à la création des éditions Makaka (2007). Le but étant souvent, dans ces cas-là, d’éditer des livres papier de dessinateurs proposant gratuitement leurs planches en ligne. Les deux sites (le portail Lapin et 30joursdebd) ayant permis de révéler à la fois l’existence d’auteurs amateurs et d’un public pour les soutenir. D’autres entreprises se présentent d’emblée comme des « éditeurs en ligne » : Foolstrip (2007) et Manolosanctis et Sandawe (2009). Les modèles éditoriaux et économiques sont différents dans les trois cas. Foolstrip publie toutes les semaines de nouvelles planches et l’abonnement permet d’accéder aux séries des semaines précédentes ou aux albums complets. Les auteurs sont rémunérés par la maison d’édition. Manolosanctis et Sandawe se veulent des éditeurs « communautaires », misant sur la participation des lecteurs : pour le premier, les albums sont publiés en ligne par les auteurs et ceux plébiscités par les lecteurs ont droit à une édition papier ; pour le second, les lecteurs sont invités à investir de l’argent dans des albums qui verront le jour sous forme d’albums grâce au mécénat collectif. Ces éditeurs nés sur Internet restent encore des éditeurs aux dimensions modestes, même s’ils profitent de leur proximité avec l’explosion de la diffusion amateure de bande dessinée en ligne.

Cette explosion de la production de bande dessinée en ligne (qui s’est traduite par des blogsbd, des webzines, des webcomics, des sites collectifs), des éditeurs papier ont également essayé de s’y associer, soit en publiant des versions papier d’oeuvres ayant rencontré le succès sur Internet, soit en accueillant les dessinateurs révélés dans leur catalogue pour des albums autres que l’édition du webcomic. L’un des principaux artisans de la publication papier des blogsbd a été Lewis Trondheim, directeur de la collection Shampooing chez Delcourt. Au sein de cette collection ont été publiées (et sont encore publiées) des oeuvres parues sur Internet sous la forme de blogs : Notes, de Boulet, Le journal d’un lutin, d’Allan Barte et le collectif Chicou-chicou, pour ne citer que quelques exemples (sans oublier le blog de Lewis Trondheim lui-même, Les petits riens). D’autres éditeurs ont vu dans l’effervescence des webcomics et blogs bd un moyen de recruter de « nouveaux talents » s’étant déjà constitué un public fidèle, à l’instar de Delcourt : Ankama (série Maliki), Vraoum (publie le blog de Laurel et le webcomic Ultimex de Gad), Diantre ! (Mon gras et moi de Gally), Onapratut (Le Blog de Nemo7 et Martin Vidberg). Le concours Révélation blog, lancé par le festival d’Angoulême, et trois maisons d’éditions (Vraoum, Diantre !, et l’Officieuse Collection) permet, tous les ans depuis 2008, à trois auteurs débutants, choisis par les internautes puis sélectionnés par un jury, d’être publiés (un article, en son temps).

Le modèle économique de ces maisons au « destin numérique » est souvent régi par un principe qui trouve un équilibre entre la gratuité du contenu en ligne et des objets papier payants. Mais n’oublions pas que l’une des données de la diffusion de bande dessinée en ligne, particulièrement depuis 2008, a été l’apparition de plate-formes de distribution fonctionnant par des accords avec les éditeurs : Ave!Comics, Digibidi, BdTouch… Elles apportent souvent un savoir-faire technique important et mènent une réflexion sur les interfaces de lecture et l’adaptabilité des bandes dessinées à des supports tels que les smartphones et les tablettes de lecture. Un nouveau type de service face auquel les éditeurs ont été contraints de se positionner…

Une stratégie de concentration : la plateforme Izneo

Un des principaux marqueurs de l’année 2010, dans les rapports entre les éditeurs papier et l’édition numérique, est la création du portail Iznéo (http://www.izneo.com/) en mars. Ce portail est le résultat de l’association de douze éditeurs de bande dessinée, et non des moindres, puisqu’on y trouve les vénérables maisons Casterman, Dupuis, Dargaud, Le Lombard et Fluide Glacial, ainsi que des éditeurs plus jeunes tels que Bamboo, Jungle et Lucky Comics. Outre les extraits numériques à lire, méthode commerciale éprouvée bien avant 2010, le portail Iznéo est un véritable site d’achat de bandes dessinées numériques (ou plutôt « numérisées », dans le sens où l’on ne trouvera pas de création inédite). La mise en commun des moyens est évidemment conçue, par tous ces éditeurs, comme le meilleur moyen de lutter contre le « piratage » et contre le dynamisme des éditeurs numériques « purs » cités plus haut. Un observateur attentif pourra signaler que l’idée d’une association de plusieurs éditeurs n’est qu’anecdotique dans la mesure où Dupuis/Dargaud/Le Lombard/Lucky Comics/Kana appartiennent en réalité au même groupe d’édition (Médias Participation) et qu’il en va de même pour Casterman/Fluide Glacial/Jungle (Flammarion). Des noms de groupe qui n’apparaissent nulle part sur le site, sauf à savoir que Claude de Saint-Vincent, directeur de publication d’Iznéo, est aussi le directeur de Médias Participation. La création et l’amplification de Medias Participation dans la bande dessinée, tout comme la nouvelle influence d’éditeurs traditionnels tels que Flammarion, sont le fruit des concentrations des années 1990 et 2000, et la plateforme Iznéo est la suite logique de ces politiques, autant qu’une association d’éditeurs, comme il a été répété au moment de sa création. Parmi les maisons participant à Iznéo, les éditeurs indépendants ne se rattachant à aucun groupe sont Bamboo, les éditions Circonflexe, les éditions Fei et Mosquito. Je me risquerais même à un peu de mauvais esprit en suggérant que l’objectif d’Iznéo est aussi d’occuper le marché de l’édition numérique par des copies d’oeuvres papier au détriment de la création numérique originale (forcément balbutiante car le fait de jeunes auteurs et aboutissant à des oeuvres encore imparfaites) : réunissant de grands éditeurs, Iznéo peut en effet faire valoir des titres à succès tels que Lucky Luke, Les Bidochon, Canardo, Blake et Mortimer ou Spirou. Ceci en calquant leur modèle d’économie papier comme modèle numérique, puisque les albums (ou plutôt l’accès aux albums mis en ligne, et non leur téléchargement définitif) se vendent à l’unité (4,99 euros) ou, mieux, se louent pour 10 jours (1,99 euros), alors même que d’autres formes d’échanges tels que l’abonnement ou bien évidemment la gratuité ont aussi émergé en d’autres lieux.

D’autres lieux ? Plus vieux qu’Iznéo est Digibidi, plate-forme de lecture en ligne qui fonctionne elle aussi sur un système d’achat/location par albums. Digibidi existe depuis 2009, d’abord pour diffuser gratuitement les premières planches d’albums, puis pour l’achat en ligne de la version numérique d’albums papier. Sa plus grande force est sans doute d’être associé à l’un des principaux éditeurs de bande dessinée en terme de chiffres d’affaires, les éditions Soleil. Mais il a aussi été choisi par Akiléos, La Pastèque, 12Bis, Actes-Sud, Foolstrip, Drugstore, Emmanuel Proust, Glénat, les Humanoïdes Associés, pour diffuser leur albums au format numérique.
Pour revenir sur les éditions Soleil, leur participation à Digibidi reste encore hésitante entre dépendance à un diffuseur en ligne et gestion intégrée de la diffusion de la production numérique : en novembre 2009, elles créent leur propre site pour gérer l’achat de la version numérique du premier tome de Lanfeust Odyssey. La nécessité d’une plateforme de diffusion, avec un logiciel de consultation efficace, entraîne une forme de dépendance de l’éditeur papier envers le site diffuseur. D’où la démarche d’Iznéo qui, par ailleurs, permet aux éditeurs participant un rapport direct avec le lecteur, shuntant au passage le rôle du « libraire » et du « diffuseur ». Glénat, un autre gros éditeur, reste encore assez timide sur l’édition numérique. D’abord associé à Digibidi, il annonce en avril 2010 un partenariat avec Ave ! Comics. Ave ! Comics propose sans doute le catalogue le plus impressionnant : il réunit Soleil, Glénat et son groupe (Drugstore, Vents d’Ouest), Delcourt, les Humanoïdes Associés et un très grand nombre d’autres éditeurs. Je n’ai pu trouver l’existence de clauses d’exclusivité, et il semble bien que certains éditeurs soient à la fois sur Iznéo et sur Ave! Comics, ou sur Digibidi et sur Ave! Comics. La question reste à creuser.
On remarque surtout que beaucoup d’éditeurs essayent de se trouver sur tous les fronts, par leurs propres plate-formes ou associés à des sites de vente d’albums numériques tels que Digibidi ou Ave ! Comics. Leur position est claire : occuper le marché, être présent sur Internet et rendre courant chez le lecteur l’achat d’accès à des albums mis en ligne (sauf erreur de ma part, ce qui est acheté dans ces exemples n’est pas la version numérique d’un album, mais un accès à cette version, via la plate-forme de diffusion).

Les autres éditeurs : des stratégies individuelles variées
Il me reste à vous parler de quelques éditeurs que l’on ne retrouve pas dans ces stratégies concertées de diffusion numérique d’albums papier. Un certain nombre d’éditeurs papier utilisent Internet dans sa fonction traditionnelle : un site-vitrine permettant de présenter le catalogue, les auteurs, et éventuellement mettre en ligne, en guise « d’avant-première », des extraits ou des bandes annonces. Cas typique : le site des éditions Cornélius (http://www.cornelius.fr/), qui a pris le pli des fonctionnalités du numérique en incluant à son site une webradio et un blog. L’Association, quant à elle, semble avoir fait le choix de l’absence : cette maison d’édition, pourtant importante par son catalogue et son histoire, ne dispose pas de site Internet.
D’autres maisons d’édition franchissent le pas et proposent sur Internet de vraies oeuvres, et non de simples contenus promotionnels. Mais, loin du projet Iznéo, elles se trouvent davantage dans une démarche d’innovation où l’objet numérique proposé est soit inédit en version papier, soit une création à part entière. En mai 2010, Ego comme X a mis en ligne gratuitement une partie des archives de ses auteurs (carnet de notes, dessins inédits…) ou plusieurs albums épuisés. L’objectif affirmé étant de faire vivre le catalogue et de ne pas être dans une démarche où la nouveauté remplace l’existant. L’internaute est ainsi invité à lire une première version de No mas pulpo de Pinelli, ou encore des archives autobiographiques de Pierre Druilhe parues dans différents fanzines.
Dernier exemple, celui des Humanoïdes Associés (propriété du groupe Hachette) dont le site propose des contenus autres qu’un simple catalogue : des bandes-annonces (méthode désormais adoptée pour la bande dessinée, presque proliférante depuis quelques années), et a mis en ligne gratuitement deux albums, sur une interface de lecture en ligne appelée « iBD ». L’intérêt des Humanoïdes Associés pour le numérique n’est pas une nouveauté. La maison d’édition s’était lancée, dès les années 1990, dans la numérisation de ses contenus en faisant paraître des bandes dessinées sous forme de CD-Rom : ainsi la Trilogie Nikopol d’Enki Bilal en 1996. Cette formule n’avait cependant pas rencontré un succès suffisant pour être reproduite. Ils tentent ensuite en 2008 une expérience de « Vidéo BD » pour smartphone : il s’agit cette fois de l’adaptation d’une bande dessinée aux formats Flash et Mp4 qui fonctionne par défilement de cases avec, en fond sonore, les dialogues interprétés par des acteurs et parfois la présence de bruitages et de musique (les cases étant bien sûr supprimées de l’image). Un dessin animé en images fixes et lentes, en quelque sorte, qui hybride le mode de lecture séquentiel de la BD et le défilement en continu ainsi que le flux sonore de la vidéo (Un article du blog des Humanos sur la mise en ligne de Mégalex, de Jodorowsky et Beltran). Le projet n’avait jusque là pas eu de suite, mais en septembre 2010, l’éditeur annonce un partenariat avec Orange pour diffuser d’autres VidéoBD sur la plateforme VidéoParty (Regarder ici l’expérience menée avec Avant l’Incal). Plus qu’une simple vitrine ou un espace de vente, comme peut l’être le portail Iznéo, les essais des Humanoïdes Associés sont une ébauche de réflexion esthétique sur les formes nouvelles de la bande dessinée en ligne. Les efforts ne portent pas seulement sur la numérisation du contenu, mais sur l’invention d’un nouveau type de lecture, la « VidéoBd » étant à proprement parler une création par rapport à l’album originel.

En forme de conclusion, il me semble que l’attitude des éditeurs face aux questions que soulèvent le numérique est encore très attachée à la tradition du papier : les éditeurs en ligne s’intègrent au marché papier, la majeure partie de l’offre payante est composée d’albums papier au format numérique… La création à proprement parler reste le fait d’initiatives personnelles d’auteur, payantes ou gratuites, et non des éditeurs (Les autres gens). Les seules exceptions sont les projets des Humanoïdes Associés et d’Ego comme X, obéissant à d’autres critères que seulement commerciaux. Vous n’aurez pas manqué de remarquer que la bande dessinée pour smartphone de Lewis Trondheim, Bludzee, lancée en janvier 2010 par Ave!Comics, vient d’être éditée chez Delcourt en format papier, signe des difficultés qu’il y a à concevoir une bande dessinée uniquement disponible en ligne.

Pour en savoir plus… n’hésitez à vous reporter à la fiche Wikipédia sur la bande dessinée en ligne, très complète sur le sujet.

Published in: on 12 novembre 2010 at 14:46  Comments (6)  

Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’architecture, c’est aussi un patrimoine et un art dont l’histoire sert à identifier les époques et les styles. Si François Schuiten, dans l’univers imaginaire des Cités Obscures, peut se permettre de mêler les courants, il n’en va pas de même pour les auteurs de bande dessinée historique. Dans ce genre spécifique et ancien, la tradition a progressivement imposé un traitement rigoureux de la représentation architecturale au moyen d’une solide documentation. Chez des auteurs comme Jacques Martin, François Bourgeon, Hermann ou André Juillard, l’architecture s’impose dans les cases. (cliquer pour agrandir les images en lisant l’article)

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture

La tradition documentaire et pédagogique dans la bande dessinée historique traditionnelle
La bande dessinée historique est vieille comme la bande dessinée pour enfants. Dans les illustrés français des années 1900, à côté d’histoires en images humoristiques et fantaisistes, se trouvent des récits retraçant de grandes dates de l’Histoire de France, la vie de personnages célèbres, ou des fictions historiques. Les dessinateurs sont parfois les mêmes (citons par exemple Ymer ou Georges Omry, ce dernier auteur d’une « Histoire de France par l’image » dans La Jeunesse Illustrée) et ces oeuvres n’ont ni plus ni moins de mérite et de qualité que les autres histoires en images paraissant dans le journal. Leur objectif est la pédagogie par l’image : nous sommes dans les premières décennies de la IIIe République, les lois scolaires des années 1880 imposent dans les écoles l’enseignement d’une Histoire de France mythifiée et scandée par de grands thèmes. Cette évolution pédagogique est relayée dans certaines revues (Les Belles Images…) soucieuses de ne pas perdre de vue la mission éducative de la presse pour enfants et auxquelles il vient l’idée d’instruire tout en divertissant au moyen d’images et de fictions. Ce terreau originel de la bande dessinée historique française ne sera jamais vraiment perdu de vue par les auteurs qui suivront.
Mais pourquoi en parler dans un article sur l’architecture et la bande dessinée ? Les premiers auteurs brodant sur des thèmes historiques n’attachent pas une attention très poussée à l’architecture et à son historicité, qui n’est souvent qu’esquissée : on se concentre avant tout sur les gestes et les attitudes des personnages. L’architecture est un décor le plus souvent stéréotypé. Ymer apporte un soin particulier aux décors intérieurs qui semblent inspirés par la peinture d’histoire de l’époque, autrement dit par l’image que se fait le XIXe siècle d’époques comme l’Antiquité ou le Moyen-Age (à tout seigneur tout honneur : je reprends là une observation de Thierry Groensteen). La recherche de véracité dans la représentation architecturale demeure donc assez faible, l’enseignement de l’histoire passe avant tout par la connaissance de scènes et moments emblèmatiques de l’Histoire de France. Il serait intéressant d’étudier la proximité de ces décors avec ceux des illustrations de manuel scolaire de l’époque.

Chez René Giffey, ici pour Cinq-Mars, l'achitecture est certes un simple décor dans de petites vignettes, mais il faut admirer la précision du trait.


C’est là qu’intervient l’importance de la documentation dans le travail des dessinateurs de bande dessinée : cette pratique qui consiste à préparer un album par un travail de fond qui passe soit par des repérages de terrain, soit par la constitution d’une documentation iconographique de sources les plus divers. Ce phénomène est particulièrement connu dans le cas d’Hergé, dont les archives servent régulièrement de point de départ à une explication de l’oeuvre. Les dessinateurs français de bande dessinée historique, dans les années 1940-1950, conduisent probablement un même travail documentaire. René Giffey, Raymond Cazanave, Etienne Le Rallic, Bob Dan contribuent, selon la tradition du début du siècle, à imposer à la bande dessinée historique deux caractéristiques : le réalisme académique du trait et l’accent mis sur les attitudes des protagonistes, reléguant les architectures comme simples décors. Chez Cazanave et Bob Dan, toutefois, les plans d’ensemble sont plus nombreux, tandis que chez Giffey (dans Cinq-Mars, vers 1954), les architectures, même simplement esquissées derrière les personnages, sont extraordinairement précises.
Dans le même temps, c’est en Belgique, autour d’Hergé et du journal Tintin que la bande dessinée historique réalise une synthèse entre l’aventure et la pédagogie où la dimension documentaire, et la précision des décors et des architectures est essentiel. Ce trait est déjà présent chez Jacobs : les lecteurs du Mystère de la grande pyramide se souviennent peut-être que la première page de l’album (reprenant, je le suppose, la publication dans la revue à partir de 1952) est occupée par des considérations sur l’architecture égyptienne des pyramides et des tombeaux. Avec Jacques Martin, l’auteur d’Alix, les vastes vues de villes antiques se proposent au lecteur comme de véritables reconstitutions historiques détaillées. Reste à savoir, comme dans la période précédente, d’où vient la documentation de l’auteur : évocation graphique de manuels scolaires ou recherche érudite dans des livres d’histoire et d’archéologie ? Encore une fois, il s’agit de ne pas oublier que les revues de l’après-guerre sont destinées aux enfants et affirment un rôle pédagogique qui passe tantôt par des fictions historiques que par des articles et des bandes dessinées nettement didactiques : les Histoires de l’Oncle Paul remplissent dans Spirou le même rôle que les Histoires vraies de Tintin. Cette même revue publie, durant l’année 1949, une suite d’articles sur l’histoire de l’art occidental dans lesquels prend place l’histoire de l’architecture.

Les plans s'élargissent, ici chez Jacques Martin, très précis dans la reconstitution architecturale et la gestion de l'espace (Alix, Les légions perdues, 1962-1963)

Une place grandissante de l’architecture dans le renouveau de la BD historique des années 1980
Cette introduction, certes longue, était sans doute nécessaire pour expliquer la force de la tradition de la bande dessinée historique francophone (présente en France et en Belgique dans l’immédiat après-guerre) qui connaît un renouveau dans les années 1980, à travers des auteurs comme François Bourgeon, André Juillard, Didier Convard, Frank Giroud, tous présents dans le catalogue de Jacques Glénat. Ce dernier s’attache d’ailleurs, en même temps qu’il publie de jeunes auteurs, à rééditer les grands noms français, en partie oubliés, de la bande dessinée historique (Giffey, Le Rallic, Cazanave…). Les revues éditées par Glénat, Circus et surtout Vécu, concentrent des auteurs de bande dessinée historique qui poussent le genre hors de son tropisme enfantin originel. L’une de leur qualité incontestable est la précision documentaire : si elle est sans doute liée à l’héritage pédagogique du genre historique, elle s’en détache pour devenir une des caractéristiques du réalisme historique des récits. Réalisme qui se concrétise par une documentation et une érudition magistrale. Chez certains, comme André Juillard, il s’agit avant tout d’une passion pour l’Histoire, mais d’autres, comme Frank Giroud, ont suivi, avant d’être dessinateurs, une formation académique d’historien.
L’architecture devient alors une des données du réalisme documentaire historique, le plus souvent dans sa dimension monumentale (représentation d’édifices célèbres reconnaissables) mais parfois aussi dans la représentation de l’habitat du quotidien, ou des tentatives de reconstitution, pour les époques les plus anciennes. Les éléments architecturaux ne sont alors plus de simples décors stéréotypés derrière les personnages mais occupent une place essentielle, servie par la précision académique du trait de ces auteurs, qui n’oublient pas une brique ou une ardoise. On voit alors se multiplier, particulièrement en introduction aux scènes de dialogue, des plans très larges sur le lieu de l’action : André Juillard est un habitué de cette technique. Et quand il dessine le palais royal du Louvre dans Les 7 vies de l’Epervier, il dessine effectivement le palais royal du Louvre tel qu’il pouvait être au XVIIe siècle. Ce procédé semble relever à la fois d’une nécessité narrative (signaler au lecteur que l’on change de lieu, et éventuellement lui indiquer, par la seule architecture, de quel lieu il s’agit lorsque le monument est reconnaissable) et d’une jouissance propre au dessinateur qui doit se documenter pour proposer une reconstitution virtuose du bâtiment.

Pour terminer sur l’architecture dans la bande dessinée historique, et avant de passer à l’évocation de quelques auteurs, une petite piste de recherche : il faudrait étudier les liens entre la nature de la documentation des auteurs de bande dessinée historique et l’évolution des connaissances sur l’archéologie du bâti et le patrimoine architectural. Outre le fait, anecdotique, que de nombreuses pages d’Alix ressemblent aux reconstitutions graphiques que peuvent proposer les archéologues pour rendre compte d’un site, la question est bien celle de la circulation des images dans notre société, et dans le cas présent la circulation des représentations architecturales de notre passé en dehors des cercles universitaires. Il me semble, par exemple, que les architectures chez Martin sont bien plus proches des reconstitutions présentées dans les ouvrages historiques que des décors de cinéma des peplums holywoodiens qui représentent un « stéréotype » d’architecture antique. Ce fait est confirmé par Jacques Martin lui-même qui déclare, dans une interview donnée à Thierry Groensteen, qu’il emploie, dès les débuts d’Alix en 1948, une documentation scientifique importante, d’abord issue de bibliothèques publiques puis achetée par ses propres moyens. Il dit notamment être allé puiser chez les archéologues anglo-saxons qui, contrairement à leurs homologues français, sont plus enclins à dresser des reconstitutions graphiques des sites qu’ils étudient, et élaborer des hypothèses architecturales. Il se montre tout à fait conscient que les vestiges actuels ne peuvent donner qu’une image approximative de l’architecture antique ; il fait preuve, à l’égard des sources, d’une rigueur et d’un scepticisme d’historien et d’un souci constant de véracité. Il explique ainsi que, pour ses albums les plus récents (nous sommes en 1984 au moment de l’interview), il a rompu avec l’image traditionnelle mais fausse des temples romains de marbre blanc pour leur donner des couleurs, comme c’était le cas dans l’Antiquité. Le souci pédagogique n’est jamais loin chez Martin : « Je crois que je peux à présent me permettre ce surcroît de réalisme, et même que j’y suis tenu, dans la mesure où l’on me considère de plus en plus comme un auteur de référence pour tout ce qui touche à l’Antiquité. ». Les albums les plus récents d’Alix, dessinés par les sucesseurs de Martin, mort en janvier dernier, sont clairement orientés dans une optique didactique, sur les villes de l’époque romaine (série « Les Voyages d’Alix », depuis 1996). La bande dessinée historique, dans sa représentation d’une architecture que nous ne connaissons que par recoupement toujours lacunaires, peut être le reflet de l’état des connaissances à une époque donnée, tout comme elle peut être l’endroit où se transmettent les clichés récurrents sur une époque, cela en fonction du rapport que le dessinateur possède face au travail de documentation.

Des traitements différenciés : l’architecture chez Hermann, Bourgeon et Juillard

Voyons maintenant quelques parcours individuels dans le monde de la bande dessinée historique, et leur traitement de l’architecture :

Représentation du chantier d'une cathédrale par Hermann, image type de notre vision du Moyen Age ici dynamisée par la plongée (Les Tours de Bois Maury, tome 1, p.10 ; 1984)


Ce qui peut m’intéresser chez Hermann n’est pas tant la question de la documentation : il ne se situe pas à proprement parler dans la veine rigoriste d’un Martin. Mais ce qui importe est la place donnée au décor, sans cesse fourmillant de détails et très travaillé. Les vues larges sur des bâtiments sont fréquents dans ses albums, et la maîtrise de la spatialité architecturale lui permet quelques audaces graphiques, moins sages que dans la veine classique de la bande dessinée d’histoire, où les bâtiments ont souvent quelque chose de figé et de solennel. Dès le premier épisode des Tours de Bois Maury, l’un des héros est un maçon, « bâtisseur de cathédrales ». Pour souvenir, la relation entre le Moyen Âge et les grands chantiers de cathédrales se répand dans le grand public à partir de la parution de l’ouvrage de Georges Duby Le Temps des cathédrales en 1976. Hermann commence sa série en 1984 pour la fameuse revue Circus de Glénat et, quatre ans plus tard, paraît le best-seller anglais de Ken Follet Les Piliers de la terre qui tourne autour d’une famille de bâtisseurs médiévaux. Il n’y a bien sûr pas nécessairement de lien direct entre ces trois oeuvres mais Les Tours de Bois Maury s’inscrit aussi dans un ensemble de représentations liées à son époque. Dès le premier album, Hermann en profite pour dessiner, en plongée, le chantier d’un édifice religieux, refusant une représentation statique de l’architecture qu’il cherche ici inachevée et dynamique (il faudrait toutefois voir si cette représentation de l’architecture n’est pas directement issue de la manière dont les manuels d’histoire représente les chantiers médiévaux, utilisant la plongée à des fins didactiques pour montrer les étapes de la construction). Est-ce un souvenir de sa propre formation d’architecte ? Nadine Douvry signale que le type de château tout en pierres dessiné d’abord par Hermann ne correspond pas à la réalité de l’époque choisie (le XIe siècle), mais nuance en expliquant que l’auteur corrige le tir dans les albums suivants en préférant la représentation de châteaux de bois, des « mottes castrales », moins anachroniques. Au fur et à mesure, Hermann cherche l’exactitude entre l’architecture et l’époque, sans aller jusqu’à l’évocation érudite à la façon de Bourgeon ou Juillard. Mais les lieux commencent à se faire plus identifiables à mesure que le chevalier Aymar de Bois Maury se déplace, du pays de Caulx jusqu’en Terre Sainte. Au-delà de l’aventure, le moyen âge d’Hermann en ressort au moins vraisemblable.

Dans cette double page, Bourgeon représente sous tous les angles la Nottoway Plantation... (Les Passagers du vent, t.6, p.24, 2009)


... un bâtiment authentique de Louisiane, construit autour de 1858


Parler de la documentation dans la bande dessinée historique sans parler de François Bourgeon ne me paraît guère possible : ce dessinateur est justement connu pour l’immense documentation dont il se sert pour ses albums et à sa recherche de réalisme historique dans les dialogues comme dans les décors. Il commence chez des éditeurs confessionnels (Fleurus et Bayard) et, dès cette époque, se consacre à des dessins historiques pour des livres à visée éducative (Il dessine notamment en 1978, pour Univers Média, un Maître Guillaume et le Journal des bâtisseurs de cathédrales sur le Moyen Âge scénarisé par Pierre Dhombre : la trace de la pédagogie n’est jamais loin !) C’est peu de dire, également, que la représentation architecturale est une des données du style de Bourgeon. Il s’applique à dessiner, avec un hyperréalisme presque photographique, les villes et les maisons, imaginaires ou non, et multiplie les angles de vues (vue frontale, vue aérienne, vue de biais) pour renseigner le lecteur sur la spatialité des lieux. D’autre part, il s’applique à reproduire les styles historiques avec une grande attention, s’appuyant sur une documentation pointue : la plupart des bâtiments représentés ont un modèle historiquement juste (à l’image de la Nottoway Plantation du dernier opus des Passagers du vent, bâtiment réel construit en 1857-1859 et visité par l’héroine de Bourgeon en 1863). Pour représenter la Marie-Caroline, le navire sur lequel se situe l’action des Passagers du vent (série commencée en 1979), il se rend au musée de la Marine où il étudie les maquettes. Il utilise un ouvrage de Jean Baudriot, renovateur du modélisme naval, Le vaisseau de 74 canons (1977) pour maîtriser l’aménagement intérieur des vaisseaux du XVIIIe siècle. Le travail de Baudriot est justement basé sur l’importance du dessin dans la transmission de son savoir historique. Le souci d’exactitude de Bourgeon est le même lorsqu’il représente des villes au XVIIIe siècle : la reconstitution passe par la consultation de cartes, de gravures, de peintures, et de monographies sur les architectures des pays traversés. Comme Martin et Hermann l’ont souligné avant lui, c’est dans les études historiques anglo-saxonnes qu’il trouve des tentatives de reconstitution et des précisions sur l’histoire matérielle dont il peut s’inspirer. On pourrait continuer au fil du récit pour les autres lieux traversés : chacun d’eux nécessitent, de la part de l’auteur, des recherches bibliographiques, des témoignages iconographiques et parfois même la réalisation de maquettes. Tout ce travail se ressent parfaitement dans les albums où les architectures, loin d’être de simples décors, se déploient sur de très larges cases et imposent leur présence et leur réalisme.

Juillard utilise l'architecture monumentale et reconnaissable pour introduire des séquences narratives (Les 7 vies de l'Epervier, t.2, p.3 ; 1992)


André Juillard m’a toujours semblé être parmi les plus classiques des auteurs de bande dessinée historique, aussi bien par son trait, qui s’inscrit dans le mouvement de retour au style d’Hergé et Jacobs, dit « ligne claire », que dans son traitement de l’architecture et des villes. L’inspiration de Martin est très nette. Il a d’ailleurs travaillé avec lui pour la série Arno en 1982. Tout comme Bourgeon, il passe entre les mains des éditions Fleurus et c’est là qu’il commence à réaliser des récits historiques, autour de 1976 (Bohémond de Saint-Gilles). Outre d’autres séries historiques (Arno, Masquerouge…), il commence en 1983 dans Circus Les 7 vies de l’Epervier avec Patrick Cothias au scénario. La série se déroule au début du XVIIe siècle et, contrairement à Hermann et Bourgeon qui décrivent des personnages fictifs (de la « petite histoire » face à la « grande Histoire », pour être grossier et réducteur), Juillard et Cothias n’hésitent pas à se confronter à des figures historiques tels que le roi Henri IV et la vie de la Cour. Dans le même ordre d’idées prime la représentation de monuments historiques importants sur celle de l’habitat du quotidien. Juillard se montre très à l’aise dans des représentations solennelles de grands édifices, notamment les différents palais royaux (Saint-Germain-en-Laye, le Louvre). Il représente un Paris beaucoup plus monumental que réel où se détachent les tours de Notre-Dame et le palais du Louvre (à l’image de celui que nous pouvons contempler au XXe siècle). Là où Hermann aime les détails et les enchevêtrements, les édifices de Juillard sont plus propres, avec des lignes et de perspective beaucoup plus nettes et marquées, plus proche du travail de Martin, par exemple. La représentation de l’architecture est très calibrée. Généralement plus rare, elle joue un rôle avant tout narratif, pour introduire et opérer les transitions entre les différentes scènes. Reste que Juillard fait bel et bien partie de la tradition du réalisme documentaire et de l’académisme graphique propre à la bande dessinée historique des années 1980.

Pour en savoir plus :
Des ouvrages que j’aurais aimé lire plus en détail et dont la lecture attentive ferait apparaître que l’article ci-dessus ne constitue guère plus qu’une introduction sur le sujet. D’autre part, il s’agit de ne pas oublier que la bande dessinée historique ne se limite pas à l’école du réalisme documentaire et que, dans les années 1990, des auteurs comme Christophe Blain renouvellent le genre. Comment traitent-ils alors de l’architecture ?
Sur la reconstitution historique chez Jacques Martin, l’ouvrage d’entretien mené par Thierry Groensteen Avec Alix (Casterman, réédité en 1987) offre des pistes intéressantes.
Sur André Juillard, le catalogue Entracte (2006) permet de contempler la maîtrise du dessin d’architecture, historique ou non, par l’auteur, dans ou hors du cadre de la seule bande dessinée. Il existe également une monographie-interview par Michel Jans et Jean-François Douvry parue chez Mosquito en 1996.
Sur Hermann : Hermann, une monographie par les mêmes auteurs que pour Juillard, Mosquito, 1997. On y trouve une analyse historique des Tours de Bois-Maury par Nadine Douvry. Et son site officiel : http://www.hermannhuppen.be/
Sur François Bourgeon, l’ouvrage de Michel Thiébaut Les Chantiers d’une aventure : autour des Passagers du vent (Casterman, 1994, réédité en 2010 par 12bis) permet de se faire une bonne idée de l’impressionnant travail de documentation historique de l’auteur.

Published in: on 7 novembre 2010 at 10:04  Laissez un commentaire  

Retour sur l’expo Moebius – Transeforme à la Fondation Cartier

Il y a un peu moins d’un mois, Antoine Torrens, mon coéquipier sur ce blog, donnait son avis sur l’exposition Moebius – Transeforme présentée actuellement à la Fondation Cartier, jusqu’en mars 2011 (). L’article d’Antoine m’avait plutôt donné envie d’y aller voir ; il pointait avec justesse certaines faiblesses, mais se montrait enthousiaste sur d’autres points. A mon tour de laisser un avis sur cette exposition qui, au final, m’aura agacée plus que réjoui. Pour relire l’avis d’Antoine, c’est ici : 10 réflexions sur l’exposition Moebius à la Fondation Cartier.


De quelques griefs

On en revient d’abord à l’éternel problème des planches originales. Je doute que ce blog ait une quelconque influence chez les scénographes d’exposition de bande dessinée, mais pourquoi exposer des planches originales ? La tradition est-elle si bien installée qu’il est impossible d’en faire abstraction et, ne serait-ce qu’une seule fois, de ne pas exposer des suites de planches originales, forcément lacunaires et en décalage complet avec la réalité de l’objet (une planche se comprend par rapport à ce qu’elle suit et à ce qui la précède, c’est une lecture à suivre). Antoine a bien résumé le problème et j’approuve mot pour mot sa remarque : « L’exposition des planches au rez-de-chaussée est, une fois de plus, complètement ratée. Il s’agit, au fond, de faire la queue pour lire une bande dessinée répartie sur la longueur d’une vitrine. ». Ici, le problème spatial posé par la planche originale est amplifié par la scénographie du rez-de-chaussée. Les planches sont présentées à la queue-leu-leu, le long d’un « ruban de Moebius » qui parcourt la pièce. Du coup, les visiteurs forment une chaîne en continu et, comme chacun s’arrête pour lire sa planche, il y avait risque d’embouteillages. Risque seulement parce que, sur la fin, les visiteurs ne lisaient plus les planches. Fatigue bien légitime : lire des planches de bande dessinée débout, en s’écorchant les yeux parce que ces fichus dessinateurs ne pensent pas aux visiteurs qui lisent leurs planches dans les expositions et écrivent trop petit, ce n’est pas très agréable, surtout quand ces planches sont tirées d’albums et de séries différentes et que, à moins de connaître l’album, il est difficile d’y comprendre quoi que ce soit (détail amusant : pour être sûr que les visiteurs ne comprennent rien, une suite de trois planches, de Chasseur déprime je crois, était exposée dans le désordre, la planche 4 avant la planche 3). Pour ma part, j’ai ressenti davantage d’émotion quand était présentée, peut-être parce qu’aucun collectionneur n’avait la planche originale, une page de la revue Métal Hurlant dans laquelle était publiée la planche. Cet objet là (la revue originale) me parle bien davantage par son grain vieilli et sépia qu’une planche originale qui, dans la plupart des cas, est la copie parfaite de la planche publiée, souvent en noir et blanc (et les couleurs sont, chez Moebius, un trait on ne peut plus essentiel), la plupart des temps dépourvue d’annotations de l’auteur. Ce n’est pas un document de travail de l’auteur sur lequel il aurait mis des ratures et des repentirs, ce qui lui conférerait un intérêt scientifique évident. La planche originale (ou du moins telle qu’elle est généralement exposée) est un objet froid qui n’a de valeur qu’en tant que fétiche réalisé par la main d’un auteur qu’on adule. N’étant pas le moins du monde fétichiste, il me laisse de marbre. Et c’est encore une phrase d’Antoine qui me sert de conclusion : « N’aurait-il pas été plus simple et plus pertinent de mettre simplement des bandes dessinées de l’auteur à la disposition des visiteurs ? ». Ce qui était fait à Archi et BD, d’ailleurs. Ici, c’est tout le rez-de-chaussée qui, dans une logique de présentation de l’oeuvre de Moebius, est rempli par des planches originales. Peut-être conscients des problèmes posés par les dessins originaux, les organisateurs ont placé un fac-similé géant d’un album entier de Blueberry.
Exposer des planches de bande dessinée comme des peintures ou des estampes uniques conduit parfois à des contresens, ou du moins à des pertes de sens par rapport à l’album original. Il y en a dans l’expo Moebius un très bon exemple : une suite de dessins représentant la métamorphose d’un homme en une sorte d’oeuf qui éclot est présentée le long d’un des murs. L’effet de métamorphose progressive, de dessin en dessin, est amusant : c’est l’une des spécialités de Moebius comme le rappelle le titre « Transeforme » qui met l’accent sur l’aspect organique de l’oeuvre du dessinateur. Seulement, cette suite de dessins présentée ici seule est en réalité l’ensemble des pages de gauche de l’album Le Bandard fou (1974). Dans cet album, Moebius déroule l’histoire de son personnage (le bandard fou) sur les pages de droite, tandis que les pages de gauche sont occupées par une sorte de flip book, la fameuse suite de planches exposées ici. Exposées seules et hors de ce contexte de publication, elles restent certes tout à fait lisibles, mais perdent ce qui faisait leur intérêt dans la bande dessinée : la découverte progressive et lente de la métamorphose (au rythme de la lecture de l’histoire page de droite) et son côté absolument ésotérique qui tend vers un comique de l’absurde gratuit typique de Moebius (dans Le Bandard fou, les pages de gauche n’ont strictement rien à voir avec les pages de droite, mais le lecteur ne peut pas s’empêcher de chercher des liens, ou d’y lire une forme de désinvolture amusée à l’égard du lecteur). Ce décalage humoristique est nécessairement absent de la présentation à l’exposition des pages de gauche seules.

Autre grief que je ferais à cette exposition : la présence aléatoire, voire l’absence, de cartels d’explication. Il y a en tout deux grandes pancartes (un pour chaque espace, rez-de-chaussée et sous-sol). Si la plupart des dessins présentés sont légendés, certains ne le sont pas du tout. Au sous-sol, le choix a été fait de remplir les murs de dessins « vierges » et de releguer tous les cartels sur le côté. Ce qui fait que, pour avoir la légende des derniers dessins, il faut aller à l’extrêmité opposée du mur. Je comprends l’idée qui veut que le mur soit ainsi libéré de texte et entièrement dévolu à l’image. Des cartons « portatifs » résumant l’intégralité des légendes sont fournis pour accompagner ces murs de dessins, mais je n’ai guère vu les visiteurs les utiliser, alors que les légendes permettaient de savoir que tel dessin avait été réalisé sur ordinateur (de surprenants dessins sur Amiga, ancêtre des ordinateurs de bureau dans les années 1980), que tel autre était un croquis pour Le Cinquième élément, etc. Il semble que le visiteur ne soit pas habitué à avoir besoin d’un support textuel pour une exposition. J’ai moi-même mis du temps avant de me rendre compte que, pour mieux comprendre l’exposition, il fallait lire le livret fourni à l’entrée au fur et à mesure de la visite pour avoir les explications générales sur les oeuvres présentées, démarche relativement inhabituelle dans une exposition où l’on préfère parfois les audioguides. Le petit livret est en effet factuel mais intéressant. Mais si cette lecture simultanée fonctionne dans le sous-sol où l’on peut regarder les oeuvres de loin, elle est plus délicate au rez-de-chaussée où on se presse le long du ruban de moebius pour lire les planches originales. Il devient difficile de lire à la fois les planches et le livret.
Le catalogue reprend le même principe que l’exposition : le moins de textes possible. Il est donc en grande partie composé d’images pleine page et les seuls textes sont une interview de Moebius et un choix de textes sur le thème de la métamorphose. Nous sommes loin de la « somme » sur Moebius annoncée, il s’agirait plutôt d’un « beau-livre » sur cet auteur, un solide catalogue à regarder plus qu’à lire.

Finalement, je me suis demandé ce que retiendrait de l’exposition un visiteur qui ne connaitrait pas Moebius ? Qui connaît l’oeuvre du dessinateur peut resituer telle planche, est familier avec l’univers et surtout sait que l’hermétisme, coupant court à toute compréhension et toute interprétation, fait partie de cet univers. Qu’en est-il de quelqu’un qui découvre Moebius avec l’exposition ? Ne risque-t-il pas d’être perdu dans ces images dont il ne possède pas la clé ? En réduisant au maximum les cartels et les explications, les organisateurs ont-ils pris conscience de ce risque, ou est-ce moi qui sous-estime les attentes des visiteurs non-spécialistes ?

Monstration contre démonstration : la malédiction de la bande dessinée exposée, ou un « air du temps » ?
Je me dois d’être honnête : il ne me viendrait pas à l’idée de me baser sur ma seule déception pour conseiller ou déconseiller cette exposition. Dans le cas d’Archi et BD à la Cité de l’architecture, j’avais clairement eu l’impression d’un décalage entre d’un côté l’ambition didactique pour un lieu d’exposition « scientifique » et de l’autre côté un résultat bien pauvre au niveau des connaissances et des idées soulevés. Dans Moebius-Transeforme, la Fondation Cartier a clairement fait le choix de la « monstration » contre la « démonstration » : émerveiller le visiteur par un déluge d’images plutôt que lui tenir la main pour apprendre et comprendre l’oeuvre de Moebius. En ce sens, l’exposition est réussie dans ses visées initiales. Le visiteur de cette exposition est surtout invité à contempler des images sans qu’on lui en explique le contexte. C’est un choix qui se défend tout à fait : après tout, dans les expositions d’art contemporain et les galeries, la démarche de l’auteur, son inscription dans un mouvement, n’est pas nécessairement explicitée. On se promène dans les allées, on commente telle ou telle image, on critique telle autre. Savoir d’où vient l’image importe peu : il suffit de la regarder et de ressentir des émotions. Il se trouve que, personnellement, j’ai du mal avec ces expositions qui font confiance à la passivité et à la subjectivité du visiteur face à des images à voir plus qu’à lire (tout le contraire d’une bande dessinée, en somme !).
Quand je parle de « monstration » contre « démonstration », je confirme d’ailleurs un des enthousiasmes d’Antoine sur la qualité de la scénographie et la recherche d’originalité. Si l’on excepte le rez-de-chaussée et ses planches originales, l’accent a été mis sur la variété des présentations : projections numériques de planches, accrochage traditionnel sur un pan de mur, présentation « organique » dans des structures noires posées au sol, vidéos variées. L’impression était clairement que, après avoir évacué la question des planches originales dans ce rez-de-chaussée pour collectionneurs monomaniaques, les scénographes s’étaient vraiment demandés « comment exposer de la bande dessinée ? » et avaient conclu, fort intelligemment, que pour exposer un auteur de bande dessinée, il fallait exposer autre chose que de la bande dessinée. D’où des vidéos, beaucoup d’illustrations et des agrandissements de planches choisies pour leur capacité à être admirée de loin. Il va de soi que l’oeuvre de Moebius se prête plus que parfaitement à ce petit jeu : polymorphe, elle est sujette à des interprétations multiples, qui peuvent, en effet, être profondément subjectives, selon le vécu de chacun.

J’en viens donc à ce qui m’agace : la prolifération, dès qu’il est question de bande dessinée, de ces expositions de « monstration ». Je le vois comme une malédiction qui veut qu’on ne puisse pas faire d’exposition didactique et intelligente sur la bande dessinée comme on le fait pour les autres arts. Des musées comme le Centre Pompidou et le musée du Louvre, pour ne citer que des musées parisiens (mais les autres musées des Beaux-Arts de France prennent le même chemin), mettent l’accent sur l’enjeu pédagogique des expositions d’art : de nombreux cartels très fournis, souvent avec plusieurs niveaux de lecture selon le courage du visiteur, des remises en contexte constante par rapport à l’époque évoquée, un catalogue scientifique extrêmement dense qui réunit des spécialistes de la question et fait le point des connaissances, tout cela n’empêchant une qualité esthétique et un plaisir de visite… Pourquoi cela ne serait-il pas possible pour la bande dessinée ? Le nouveau musée du CIBDI d’Angoulême a fait cet effort : la présentation des collections permanentes est un parcours très intéressant dans l’histoire de la bande dessinée. Je n’ai pas vu l’exposition « Poils, plumes et pinceaux » sur la bande dessinée animalière, mais j’ai l’espoir qu’elle soit de la même eau. Mais, si l’on excepte le CIBDI, centre de recherche actif sur la bande dessinée, les expositions scientifiques sur la bande dessinée manquent cruellement, comparativement aux autres domaines culturels. La plus réussie reste l’exposition de la Bibliothèque nationale de France en 2001 sur la bande dessinée européenne : de vrais concepts, de vraies réflexions, de vrais spécialistes. Je n’en connais pas d’autre, exception faite, là encore, de celles du musée d’Angoulême, comme si les autres institutions s’emparaient de la bande dessinée avec désinvolture, comme une exposition-détente où on met le cerveau de côté et dans laquelle il est inutile de tenir un discours construit ; c’était clairement le cas à Archi et BD à la Cité de l’architecture. Reste aussi le fait que la bande dessinée est plutôt « à la mode » et que c’est un moyen, pour ces institutions, de faire venir « de nouveaux publics », comme le disent souvent les plaquettes de présentation. Sur ce dernier point, il me semble que ce n’était pas du tout le cas de l’expo de la Fondation Cartier qui a l’habitude d’explorer des thèmes hors des sentiers battus.
J’aurais bien une réponse à mes interrogations sur l’absence d’exposition scientifique : la tradition des expositions de bande dessinée depuis près de cinquante ans privilégie les expositions-monstration. C’est souvent le cas des expositions de festivals, comme j’ai pu le constater une nouvelle fois, à Quai des Bulles. On y encense l’auteur avec force épithètes laudatifs, on présente une suite de planches originales de ces principales oeuvres sans guère d’explications pour les lire et comprendre la place qu’elles occupent dans l’histoire de la bande dessinée. Il y a toujours eu un vieux fond anti-intellectuel chez les amateurs de bande dessinée, mais il me semble tout de même que cette posture tend à se raréfier. En revanche, certains auteurs de bande dessinée ont fait de la scénographie d’expositions l’une de leur spécialité : je pense en particulier à François Schuiten et Marc-Antoine Mathieu. Pour eux, une exposition doit surtout reproduire une « expérience » pour le visiteur. On le transporte alors à l’intérieur de l’album dont on reproduit, grandeur nature, les décors. Il existe depuis plusieurs années un véritable dynamisme autour de ces expositions-spectacle et certains ateliers de scénographes déploient un véritable talent dans ce domaine, comme l’atelier Lucie Lom (http://www.lucie-lom.fr/) qui envisage la scénographie comme une démarche artistique à part entière. Je tire la notion « d’exposition-spectacle » de l’analyse enrichissante que Thierry Groensteen en fait dans son ouvrage La bande dessinée, un objet culturel non-identifié (éditions de l’an 2, 2006) : « L’exposition est comme une vérification du pouvoir illusionniste des récits dessinés : il me fait pénétrer dans ce monde virtuel constitué par la somme de toutes les cases alignées pour produire une histoire, un monde qui les déborde, les transcende, et m’apparaît, quand je lis, comme consistant. ».
Les expositions cherchant à recréer un univers et provoquer une expérience de visite par une mise en scène spectaculaire ne se trouvent pas seulement dans le domaine de la bande dessinée. S’agit-il d’un effet de mode ? C’était par exemple le cas de l’exposition sur le roi Arthur aux Champs Libres de Rennes, qui reproduisait un parcours dans la forêt de Brocéliande, à la découverte des chevaliers d’Arthur. L’aspect scientifique (histoire des textes, évolution du mythe) fut laissé à la seconde partie de cette exposition présentée à la BnF en 2009. Quoi qu’il en soit, il est manifeste que la qualité de certaines de ces expositions-spectacles a pu laisser une trace dans l’esprit des concepteurs d’exposition sur la bande dessinée au point d’oublier qu’une exposition peut aussi être l’occasion d’apprendre, plutôt que de ressentir.

Je ne peux pas m’empêcher de croire qu’une exposition basée sur la seule monstration y perd forcément. Je ne demande pas à ce que l’on force le visiteur à écouter ou lire des explications sur la pratique de dessinateur, sur l’évolution d’une carrière, sur l’histoire de la bande dessinée (Moebius n’est pas arrivé tout de suite à ce résultat, au contraire, son oeuvre est faite de tâtonnements constants). Mais certains visiteurs pourraient être contents d’apprendre quelque chose en sortant d’une exposition sur la bande dessinée, de se sentir moins bête. Des explications, même minimales, donnent une toute autre dimension. Un exemple : dans les planches projetées sur le mur du sous-sol (planches du dernier Chasseur déprime) se trouve un personnage féminin appelé « Pravda Van Pebbles » qui pratique le « survirage ». Tout cela est fort intrigant… Du moins pour qui ne connait pas l’album mythique de Guy Pellaert, Pravda la Survireuse, qui, en 1968, incarne la puissance psychédélique des productions graphiques qui sortent de la maison d’édition d’Eric Losfeld. Dans ce cas précis, une explication aurait été bienvenue sur cet hommage que Moebius rend, plus de quarante ans après, à ce symbole de la bande dessinée novatrice des années 1960. Il aurait été intéressant de souligner la filiation, Moebius commençant à la même date.

Cette réaction épidermique à l’absence de mise en contexte est peut-être une déformation d’historien travaillant sur la bande dessinée, que sais-je ? Il ne me reste plus qu’à faire mes propres expositions de bande dessinée… Ah oui, mais c’est ce que je suis en train de faire avec « Archi et BD, on refait l’expo » !

Published in: on 2 novembre 2010 at 20:28  Comments (4)