Parcours de blogueurs : Davy Mourier

C’est incidemment que Davy Mourier, bien connu du monde des geeks (les vrais, pas ceux qui le sont devenus avec la mode), se transforme en dessinateur de bande dessinée. Le temps de quelques webcomics et de quelques albums. Et pourtant, s’il mérite une place dans nos « Parcours de blogueurs », c’est bien que son travail n’est pas si anodin que ça…

Davy Mourier l’homme orchestre du XXIe siècle

Davy Mourier joue Régis-Robert dans Nerdz : le troisième en partant de la gauche


Il était une époque (les années 1970-1980) où la bande dessinée flirtait allègrement avec la musique, et tout particulièrement avec le rock. Et de nombreux spécialistes du rock en devenaient spécialistes de bande dessinée voire scénaristes quand le coeur leur en disait, tels que Jean-Pierre Dionnet ou Philippe Manoeuvre. S’il y a un phénomène clairement parallèle à l’émergence de la bande dessinée numérique, c’est sa collusion avec les univers du jeu vidéo et de l’informatique, qui a amené des spécialistes du jeu vidéo, des amateurs de culture web, des informaticiens, à s’intéresser de près à la bande dessinée, comme auteur, critique ou éditeur (Kek, Julien Falgas…). Cette rencontre a notamment pu se faire par une certaine culture « geek » qui mêle bande dessinée et création numérique. Vous voyez où je veux en venir : Davy Mourier fait partie de ses spécialistes hommes-orchestres, aussi bien passionné de bande dessinée que de jeux vidéo, et également de production vidéo.
C’est d’abord dans ce domaine que Davy Mourier se fait connaître sur la scène culturelle. En 2000 il fonde avec Didier Richard et Rémy Argaud le collectif « Une case en moins » dont les activités se partagent entre la vidéo, la vente de bandes dessinées et l’animation dans des salons de manga. Au milieu des années 2000, lorsque Sébastien Ruchet et Alexandre Pilot décide de créer une chaîne dédiée aux passions variées de la culture « geek », le collectif de Davy Mourier apparaît comme l’interlocuteur idéal. C’est la création de Nolife en 2007, chaîne du cable dont Davy Mourier va devenir un des principaux animateurs, réalisateurs et producteurs, et ce dès son lancement. Il anime en particulier 101%, émission quotidienne, et, dès 2008, il décide de se consacrer entièrement à la chaîne. Le collectif « Une case en moins » est en tremplin idéal : c’est à travers lui qu’il imagine en 2007 pour Nolife une série qui va vite devenir culte : Nerdz. Il y détourne les codes habituels des sitcoms télévisés (la vie quotidienne d’une bande de colocataires) en les transposant dans le monde des geeks, avec des personnages de « nolife » rivés sur leur console de jeu et refusant toute vie sociale. Série habile et hilarante, composée d’épisodes courts d’environ cinq minutes, elle est, à partir de 2008, diffusée en ligne en même temps que sur la chaîne Nolife. Davy Mourier y joue lui-même un personnage de crétin appelé Régis-Robert. Les trois autres personnages principaux sont incarnés par d’autres complices récurrents : Mr Poulpe, Didier Richard et Maelys Ricordeau (http://nerdz.over-blog.net/).
Il conçoit et anime d’autres émissions qui sont, pour la plupart, diffusés à la fois sur son blog et à la télévision, sur Nolife et sur GONG. J’irais loler sur vos tombes est un magazine culturel sur la création en matière de jeu vidéo, de bande dessinée, de culture numérique. Roadstrip est une émission spécialisée dans la bande dessinée, faites d’interviews et de chroniques d’albums. N’oublions pas qu’elle est, avec Un monde de bulles sur PublicSénat une des rares émissions consacrées à la bande dessinée. Toutes ses émissions reprennent en effet les canons de la télévision, mais s’en éloignent par les modes de diffusion.
Enfin, on retrouve Davy Mourier chez le principal représentant de la culture japonaise en France, l’entreprise Ankama, fondée en 2001 à Roubaix, qui mêle services web, jeu vidéo (Dofus en 2004), animation et bande dessinée. Davy Mourier scénarise plusieurs épisodes de la série animée Wakfu, déclinaison de l’univers du célèbre MMORPG Dofus. En matière de bande dessinée, Ankama est l’éditeur du webcomics Maliki du dessinateur Souillon, ainsi que des productions sortis du forum de graphistes CaféSalé. Son lien avec la production de bande dessinée en ligne est dont très fort.

Par ses diverses activités de producteur, animateur et acteur télé, Davy Mourier s’est affirmé comme un des piliers de la culture « geek » qui connaît une traduction en matière de création et une médiatisation de plus en plus en importante à la fin des années 2000. Cette culture, riche par ses thèmes et variée dans ses supports, dont la définition demeure tout de même très fluctuante, met en avant tout un pan de la production artistique, qui croise la bande dessinée, l’animation, la télévision et la vidéo, le jeu vidéo, l’informatique, le jeu de rôle, le cinéma de genre et la culture japonaise. Cette culture à ses codes, ses références, et est portée par toute une génération d’adultes dont l’enfance et l’adolescence se sont déroulées pendant les deux dernières décennies du XXe siècle. La culture japonaise, très marquée par la convergence entre les supports modernes (vidéo, animation, jeu vidéo, bande dessinée), est un des moteurs, mais pas le seul, de la culture geek. Ce dernier point explique le tropisme générationnel : la culture japonaise fait son apparition en France dans les années 1980 et marque profondément des générations de spectateurs. La chaîne Nolife est un des principaux espaces d’expression et de dialogue de la culture geek, mais la libre diffusion en ligne en est également une caractéristique. Le potentiel de création et de distribution d’Internet est parfaitement investi par Davy Mourier qui a conquis un public avec son blog « Badstrip », mais aussi par ses collègues. Ainsi, la série Nerdz possède une extension uniquement disponible sur Internet par un vidéoblog du personnage principal, Darkangel64, qui complète les épisodes principaux.

Strips et dessins d’un « geek dépressif »


Même si on aurait tort de les réduire à cet aspect, les strips dessinés de Davy Mourier sont une des incarnations possibles de la culture geek, dont on retrouve quelques thèmes. Celui que Davy préfère est sans doute la nostalgie de l’enfance, mais j’y reviendrai à propos de son dernier album, 41 euros pour une poignée de psychotropes. Davy commence à publier des dessins sur Badstrip en 2006. Les histoires qu’il réalise déclinent l’usage fréquent des blogs bd : le journal personnel mettant en scène un avatar dessiné. Pour Davy, le blog est une manière de défouloir par lequel il peut exprimer ses névroses personnelles, et ses états d’âmes les plus sombres.
Il est inattendu mais agréable et juste de constater ce que donne la fusion entre l’esprit geek, trop souvent cantonné à son côté bouffon et farcesque, et une émotivité à fleur de peau. Les strips de Davy Mourier, loin des préoccupations superficielles d’autres blogs bd, s’enfoncent profondément dans l’inconscient et la psychologie de leur auteur, l’interaction avec le public, via les commentaires, établissant un rapport spécifique à la mise à nu d’inspiration autobiographique. La culture geek n’est pas abandonnée à cette occasion ; au contraire, l’impossibilité à grandir, la difficulté des relations amoureuses sont des thèmes qui en font tout autant partie.

Trois séries sont développées sur Badstrip par des épisodes réguliers. Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois est diffusée à partir de 2006. Elle mêle plusieurs techniques graphiques et raconte une histoire d’amitié et d’amour entre l’avatar graphique de Davy Mourier et une fille qu’il a rencontrée sur Internet à l’époque lointaine des premiers chats. Pour son auteur, Il était une fois… exploite, tant par son thème principal (les amitiés nourries par Internet) que par les techniques utilisés (photo numérique, dessin par ordinateur) et bien sûr par sa diffusion, une création entièrement fille de l’ère Internet et des émotions qui peuvent y naître et s’y développer. Il a ainsi déclaré lors d’une interview donnée au Festiblog 2009 : « Cette bande-dessinée est là pour contredire les gens arriérés  qui ont peur du virtuel… ».
Avec Papa, maman, une maladie et moi, Davy Mourier rentre plus précisément dans l’autobiographie (2007). Il s’intéresse cette fois à son rapport aux parents, et plus précisément à la maladie de son père. Enfin, Mouarf, journal intime d’un geek depressif est un étrange objet graphique : sous couvert d’illustrer les mésaventures d’un personnage de bande dessinée minimaliste, Davy Mourier explore plus avant les possibilités de la veine introspective. Il y mène quelques expérimentations graphiques, quelques amusantes mises en abyme qui montre ses progrès en matière d’expression graphique.
Les deux premières séries de strips seront publiées dans un même album aux éditions Adalie en 2009, et la troisième séparement, toujours chez Adalie. Il s’agit des premiers albums publiés par Davy Mourier. On peut lire certaines de ses créations ailleurs : il scénarise des histoires pour la dessinatrice et blogueuse Mélaka dans le célèbre et inusable Psikopat. Quelques unes de ses bandes dessinées sont aussi éditées et lisibles gratuitement sur le site de l’éditeur en ligne Manolosanctis : Préhistogeek, dessiné, justement, par Mélaka, Humour de geek et Histoire(s) de fille(s).

Dans ses vidéos comme dans ses bandes dessinées, Davy Mourier oscille toujours doucement entre et humour franc et une élégante émotion face à la vie. J’aurais même tendance à dire pompeusement qu’il incarne la face névrosée de la culture geek, celle qui revient sur ses défauts, sur son inadaptation au monde et à la vie. Une constante que l’on retrouve dans un chouette dernier album lui aussi venu du blog, 41 euros pour une poignée de psychotropes.

Nostalgie et psychanalyse


41 euros est édité en association entre Adalie, éditeur traditionnel de Davy Mourier, et Ankama, pour qui il travaille par ailleurs. Une fois de plus, l’origine de l’album se trouve par des dessins publiés sur le blog : des strips courts et percutants dans lesquels Davy Mourier se dessine dans des séances de psychanalyse. Si l’humour domine dans la série, il la réutilise dans un aboutissement du travail introspectif commencé en 2007.
Le récit de base qui est à l’origine de l’album pourrait ressembler à n’importe quelle histoire d’amour classiquement narrée sur un blog bd à tendance sentimentale. Après avoir rompu avec « elle » (on ne saura jamais son prénom), Davy Mourier rentre dans une profonde phase de dépression et entreprend de revenir sur « ce qui a merdé » et d’entamer une psychanalyse chez un spécialiste. Histoire banale, certes, mais il n’entreprend pas de nous la raconter selon un fil suivi et chronologique, ce qui serait par trop banal et attendu. Là est le premier effort de Davy Mourier qui, d’emblée, par la forme de son récit, se situe au-delà du simple témoignage autobiographique. 41 euros est principalement constitué de séquences successives tournant toutes autour du même sujet : qu’est-ce qui a merdé dans la tête de Davy Mourier, mais y répondant selon des biais différents et, surtout, selon des formes différentes. L’auto-apitoiement, qui reste un critère dominant de l’album et de sa gestation, s’en trouve en quelque sorte embelli, l’album se définissant d’emblée comme les traces d’une recherche sur « les origines du mal ».
L’une des séquences est la suite de stripŝ qui, publiée sur le blog, donne son titre à l’album. Dans ces strips se retrouvent quelques unes des caractéristiques d’autres travaux de Davy Mourier : le minimalisme graphique (les strips jouent sur une suite de plans identiques), l’emploi de photos retouchées, l’équilibre permanent et indécis entre l’humour et le drame. Ces séquences sont encore très traditionnelles : de simples strips courts comme on en voit tant. Mais autour d’eux, le long des pages de l’album, vont graviter une multitude d’autres séquences : des collages, des polaroïds, du texte illustré, des images qui se suffisent à elles-mêmes. Les collages et photos deviennent l’expression la plus directe des souvenirs, la trace laissée quelque part. Elles expriment le malaise de l’auteur : les difficultés d’une rupture qui transforme l’être aimé en obsession, les questionnements sans fin du dépressif, la remontée vers l’enfance… L’originalité formelle parvient à être généralement autre chose qu’un simple artifice : il faut la considérer comme le travail d’un auteur qui, dans son métier, est déjà un homme-orchestre habitué à passer d’une forme d’expression à une autre. Dans ce dernier album, Davy assume plus qu’ailleurs cet aspect multisupport en produisant un album de bande dessinée d’allure peu ordinaire.
Peut-être parce qu’il utilise des formes directes d’expression plutôt qu’une narration construite et logique, Davy Mourier rend très présent son mal-être psychologique au lecteur de 41 euros. Il touche là où ça fait mal, pour lui et pour le lecteur qui reconnaîtra, au détour de certaines pages, des moments et des pensées qu’il a lui-même vécu et conçu. On retrouve chez lui une manière d’entrer dans les profondeurs de ses pensées et la violence de sa relation à l’autre qui, avec des moyens et des thèmes totalement différents, peut faire penser au travail autobiographique de Fabrice Neaud ou de Mattt Konture dont je parlais récemment. A côté de ça, Davy Mourier maîtrise de mieux en mieux le trait simple mais nerveux qu’il s’est approprié au fil du blog.

L’une des réponses apportées par 41 euros aux questionnements métaphysiques de Davy Mourier est l’impossibilité à atteindre l’âge adulte. Elle nous intéresserait bien peu si l’auteur n’en profitait pas pour déranger un peu quelques codes graphiques et narratifs propre au récit d’enfance dessiné. C’est dans les premières pages qu’il nous présente son enfance et son adolescence : celles d’un gamin somme toute ordinaire des années 1980 : Récré A2, BD, jeu vidéo, Ulysse 31, Goldorak… L’effet de réel est donné par des collages de « vrais objets » de l’enfance, comme des stickers, des cartes scolaires, des emballages de malabars. Davy Mourier s’engage dans une sorte de fouille archéologique de laquelle il ressort ses vieilleries. 41 euros est lui-même pensé dans cette idée d’ancrage dans l’enfance puisqu’il prend l’apparence d’un carnet d’écolier à spirales. Le style graphique de Davy imite même parfois des dessins de marge, entre les cours, par l’emploi du stylo bille et son côté inachevé.
L’obsession de l’enfance n’est pas un élément innocent dans la culture geek qu’incarne Davy Mourier. Il y a bien, à la base, une forme de nostalgie de toute une culture de l’enfance que l’on cherche à redéplacer et réexploiter dans le monde adulte : les jeux vidéos, la télévision. Ainsi Davy se présente-t-il comme un petit garçon qui voulait faire « de la TV et des BD » et qui y est parvenu… mais qui trouve maintenant que « le monde des adultes ne me convient pas ! ».
Là où Davy prend le contrepied des clichés habituellement accolés à la culture geek, c’est dans l’usage qu’il donne de cette nostalgie de l’enfance. Elle n’est pas une simple régression comique, un cliché de « l’adulscent » atteint du « syndrôme de Peter Pan ». Elle se présente à la fois en positif et en négatif. Positif en tant qu’incroyable réservoir à imaginaire : les images de Davy Mourier sont nourries de références très générationnelles qu’il transforme dans le cours du récit. Négatif car la contrepartie de rester un enfant semble être de se laisser poursuivre par de multiples fantômes, et de ne jamais vivre comme tout le monde.

Pour en savoir plus :
Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois / Maman, Papa, une maladie et moi, Éditions Adalie, 2009
Mouarf – Journal Intime d’un Geek dépressif, Éditions Adalie, 2009
41 euros, pour une poignée de psychotropes, Éditions Adalie, Ankama Éditions, 2011
Le blog de Davy Mourier, Badstrip
Le site de Nerdz, et un vieil article, mais complet, du Culture’s pub sur le sujet.
Sur la culture geek, que je n’ai pas vraiment détaillé ici alors que j’aurais pu, il ne faut pas manquer le blog « Culture de masse, culture de genre, culture geek » de David Peyron, un doctorant en sociologie qui travaille sur la culture geek et qui donne sur le sujet de très enrichissantes réflexions.

Published in: on 28 février 2011 at 20:43  Comments (2)  

Bouquet de bandes dessinées en ligne (2)

Depuis mon dernier article où je proposais à mon lectorat curieux et insatiable quelques trésors glanés ça et là sur la toile, le paysage de la bande dessinée numérique a quelque peu changé. Souvenez-vous, c’était il y a presque un an, en mars 2010. Izneo n’était pas encore arrivé avec ses gros sabots et ses bandes dessinées au kilo, la bédénovela Les autres gens venait tout juste de démarrer et Manolosanctis passait encore pour un petit éditeur.
L’idée d’un petit guide sélectif, tout subjectif soit-il, est on ne peut plus nécessaire dans le foisonnement actuel, certes encore bien maigre face au marché papier. Je vous propose donc un parcours à travers trois sites proposant des webcomics en lecture gratuite, à vous d’y trouver ce que vous cherchez. Et j’en profiterai pour signaler les quelques changements chez certains acteurs du domaine.

Les pionniers de Webcomics.fr toujours en lice (http://www.webcomics.fr/)
Le site Webcomics existe depuis 2007 (ce qui est déjà vieux à l’échelle de la bande dessinée numérique !), mais trouve ses origines dès 2002 avec Abdel-INN, un projet d’annuaires de bandes dessinées numériques lancé par Julien Falgas, qui sera donc à l’origine de Webcomics.fr, rejoint ensuite par Julien Portalier, Marc Lataste et Pierre Matterne. Il s’agit d’un portail d’hébergement de webcomics qui mise sur l’auto-édition. Pas de ligne éditoriale, donc, mais plutôt une liberté donné aux auteurs, aussi amateurs soit-il, puisque n’importe qui est libre d’y publier son travail, dès lors protégé par une licence Creative Commons. Le site sert souvent de plate-forme publique pour diffuser plus largement des webcomics à la diffusion confidentielle, sur blogs et autres supports privés. Il s’est affirmé, à l’instar de GrandPapier, du portail Lapin ou de 30joursdebd, comme l’une des plate-formes d’hébergement les plus dynamiques, incluant un forum et un système de commentaires.
Depuis sa création, quelques changements sont intervenus. Un partenariat a été mis en place avec TheBookEdition pour permettre aux auteurs du site d’auto-éditer, sur une collection dédiée, leur album papier (TheBookEdition étant un organisme d’auto-édition à la demande se chargeant de l’impression, de la vente en ligne et de la gestion des droits d’auteur). De plus, une refonte du site est prévue pour les mois à venir (une opération que je tâcherais de suivre avec attention !) pour lui ajouter des évolutions techniques. Un appel aux dons a été lancé il y a peu pour faciliter cette opération et permettre au site de continuer à aider la création en ligne.
Modèle économique du don, gratuité d’accès, liberté de diffusion, encouragement à l’auto-édition, Webcomics.fr se situe bien loin d’un modèle de diffusion standard et applique à la bande dessinée numérique certain codes éthiques et économiques de l’esprit du logiciel libre qui se développe au moins depuis la fin des années 1990. Système basé sur la libre circulation des idées, l’affranchissement partiel de la loi du marché et une interprétation très souple du droit d’auteur comme contrat de confiance entre le créateur et l’utilisateur, l’idéal du « libre » se distingue nettement des modes traditionnels de consommation de la culture. Webcomics.fr vient reconnaître et favoriser l’existence d’une pratique amateure de bande dessinée en ligne par un outil de publication simple à utiliser, parfois comme un premier pas vers une pratique professionnelle. Il ne se situe pas contre la pratique professionnelle ou l’édition papier, mais « à côté ».

Venons-en au vif du sujet : les bandes dessinées. Une petite sélection personnelle que je soumets à votre temps libre :
– Wayne, créateur très actif de bande dessinée numérique humoristique (ayant publié un album aux Editions Lapin), est l’auteur du strip Cadavre et cadavre. Un dialogue fort drôle entre deux macchabés frères jumeaux, qui fait suite à un autre strip du même auteur, Foetus et foetus. On ne dira jamais assez combien la bande dessinée numérique a encouragé le format du strip régulier. Pour lire encore plus de récits par Wayne, un détour par son blog, « Bière, BD et maladies mentales » est la meilleure des idées.
– Eusèbe est un auteur au trait virtuose, coutumier d’un réalisme du détail et amateur, parfois, d’un registre animalier hyperréaliste qui peut rappeler Blacksad ou De cape et de crocs. Outre la mise en ligne d’extraits de certains de ses albums papier, comme La Rose et l’Aigle, avec Bruno Césard au scénario, on s’arrêtera avec plaisir sur Hot Dog, un récit complet scénarisé par Frédéric Mercier dans un univers d’anticipation où des animaux doués d’intelligences traquent le « dernier homme ».
– Gedaye n’a publié qu’un seul webcomic sur le site, Company Victory, mais celui-ci détonne tant par son style que par son rythme narratif rapide et efficace. Un récit de guerre froide totale, élégamment violent et suffisamment original ; encore en cours de parution.
– Le prolixe Monsieur To, habitué de Webcomics.fr, mais aussi de Manolosanctis (voire plus bas) est l’auteur, entre autre chose, d’Etat des lieux, qui s’inscrit dans la tendance forte de l’autofiction de la dernière décennie, avec plus de nuances et de recherches que d’autres productions identiques que l’on trouve sur Internet (ou ailleurs), et un trait des plus élégants.
Le paradoxe de Fermi de Jean-Baptiste Crocodile vaut surtout par sa technique étonnante : l’auteur utilise un logiciel d’animation en images de synthèse qui lui autorise un hypperéalisme photographique vraiment surprenant, proche de l’esthétique des jeux vidéos. Proche aussi par son thème de certains jeux vidéos de ces dernières années, puisqu’il s’agit d’un récit post-apocalyptique qui réunit quatre femmes (à la plastique inévitablement avantageuse) luttant contre « une théocratie obscurantiste ». Ce n’est pas dénué de clichés et de retournements téléphonés, mais les fans du genre ne manqueront pas. Là aussi, un récit complet.

Agora, le nouveau projet de Manolosanctis

Ce qui passait, il y a un an, pour une petite maison d’édition en ligne à tendance communautaire est en train de prendre une ampleur nouvelle. Mon interprétation personnelle est que Manolosanctis s’écarte progressivement de la voie amateure jusque là largement majoritaire dans la création en ligne pour se donner une image résolument professionnelle et une solidité commerciale. Les albums papier se multiplient, et par conséquent la présence en librairie. Les éditeurs de Manolosanctis ont parfaitement compris la logique marketing qu’il y a à ne jamais cesser de faire des « coups » commerciaux pour entretenir la publicité et accroître sa visibilité. D’où, récemment, la mise en ligne d’une bande dessinée d’après le film True grit des frères Coen, avant même la sortie de ce dernier (et « en association avec Paramount », s’il vous plait) qui est déjà annoncé partout comme un succès en salles. Bon, l’essentiel est qu’on trouve encore sur Manolosanctis d’excellentes bandes dessinées et qu’elle continue de faire découvrir des auteurs de qualité, comme Thomas Gilbert qui en est au second volume de sa série Oklahoma Boy, ou encore Renart, autre habitué du site.
Le dernier grand projet de création lancé par Manolosanctis est Agora. Les éditeurs réitèrent ici le principe des « concours » avec parrainage qu’ils ont déjà expérimentés à deux reprises : à l’hiver 2009 avec Phantasmes, parrainés par Pénélope Jolicoeur et durant l’année 2010 avec 13m28, parrainé par Raphaël B. Signe des temps, ce n’est plus un blogueur bd qui prend le relais pour le troisième concours mais Thomas Cadène, créateur et scénariste de la bédénovela numérique Les autres gens. (Au passage, pour ceux qui ne le sauraient pas : Les autres gens a cédé à l’appel du papier et publie un recueil des premiers épisodes chez Dupuis prochainement.) Paradoxalement, cela signifie que Thomas Cadène a réussi son pari de rendre viable et intéressant financièrement un projet entièrement numérique payant. Bref.
Je rappelle ici le principe du concours Agora, qui est le même que pour 13m28. Thomas Cadène a dessiné seize pages d’une histoire alléchante où il exploite son goût pour le croisement du fantastique et du quotidien. Dans un futur proche, la planète Terre est recouverte à un cinquième de sa surface par une étrange et informe masse rouge qui semble vivante. Elle provoque chez les populations des paniques et change définitivement, quoiqu’imperceptiblement, la vie des êtres humains. 16 pages de Thomas Cadène, dont on connaît l’art d’invention de profils psychologiques de personnages variés, fixent les lignes principales d’une intrigue dont les auteurs de Manolosanctis et autres participants sont invités à s’emparer. La caractéristique de Manolosanctis est d’être un éditeur « communautaire », c’est-à-dire qui utilise les forces vives d’une communauté d’internautes, du dessinateur au lecteur en passant par le scénariste (tant au niveau de la création qu’au niveau de la ligne éditoriale). Le tout étant sous-tendu par un système de forum, d’activation des réseaux sociaux, et de commentaires. Plusieurs épisodes se sont donc mis à naître spontanément à partir de l’intrigue principale de Thomas Cadène, pour l’essentiel par des auteurs débutants. Il n’y a pas de règles fixes tant qu’un rapport est établi avec l’épisode-mère : les épisodes-filles peuvent se dérouler après ou avant, emprunter les personnages existant ou en inventer des nouveaux, et bien sûr, aucune contrainte stylistique n’existe véritablement. D’autre part, les auteurs sont encouragés à faire correspondre leurs épisodes (s’emprunter des personnages, des situations, etc.) pour obtenir, au final, une trame cohérente et un album prévu pour septembre 2011. La proposition de Thomas Cadène appelle toute sorte de scénarios, du contemplatif au plus aventuresque, voire à l’humoristique. Déjà, 13m28, qui utilisait les mêmes principes, avait démontré la variété des idées qui pouvait naître de ce type de projet collaboratif. Les projets individuels d’épisodes sont mis en ligne au fur et à mesure de leur réalisation et le lecteur a parfois accès à de délicieux étapes de croquis préparatoires, ainsi qu’aux discussions sur le scénario via le forum, par exemple.
Pour lire les épisodes du projet Agora : http://www.manolosanctis.com/contests/vivre-dessous
L’intérêt esthétique de ce concours est d’exploiter le potentiel créatif d’une communauté web dans son ensemble, afin d’exploser les possibilités scénaristiques et narratives de la bande dessinée. On en revient à la définition de « toile infinie » qui caractérise la bande dessinée numérique selon Scott McCloud. Internet démultiplierait les possibilités de la bande dessinée. Pas forcément individuellemment : la plupart des épisodes sont bons, mais sans trop d’originalités, mais plutôt sur la longueur. Agora concrétise et amplifie des principes scénaristiques jouant sur la gestion parallèles d’intrigues variées au sein d’une « série » aux ramifications potentiellement infinies, principes mis en oeuvre par exemple dans la série Donjon et ses multiples époques, ses multiples intrigues, ses multiples personnages. Internet devient alors une caisse de résonance très efficace. Le concours Agora, lancé lors du festival d’Angoulême, prend fin à la fin du mois de mars.

8comix, ou le plaisir du feuilleton

L’un des effets les plus généralisés de l’émergence du numérique sur la lecture de bande dessinée a été le grand retour d’un plaisir feuilletonnesque que la perte de vitesse des périodiques de bande dessinée avait quelque peu fait oublier dans les décennies précédentes. Je ne vais pas revenir là-dessus dans le détail, mais les années 1990 avaient été caractérisées par un net retournement de situation éditoriale, où le support de base pour lire de la bande dessinée n’était plus la revue mais l’album, et que, corrolairement, le rythme de lecture dominant n’étant plus la périodicité (avec ses suspens et ses aventures à suivre) mais le récit complet.
Que le numérique ait permis le retour de la lecture feuilletonnesque en bande dessinée est une évidence : tant les dessinateurs de webcomics que ceux de blogs bd ne livrent pas à leurs lecteurs un produit fini et entier, mais des épisodes à suivre, parfois sur le fil de l’improvisation, recréant ce lien particulier du « rendez-vous » de lecture qui avait fait le succès des périodiques de bande dessinée dès les années 1930. Déjà, début 2010, le projet de Thomas Cadène Les autres gens avait repris cette idée que la diffusion de contenus sur Internet fonctionnant selon le principe de la mise à jour (favorisé, entre autre, par la généralisation des flux RSS qui informent l’internaute des parutions au fur et à mesure), l’une des richesses que le numérique pouvait apporter à la bande dessinée était ce fameux retour à une pratique de lecture quelque peu oublié et qui avait pourtant fleuri dans les années 1950-1970 en France et dominait la narration des séries télé : l’épisode quotidien. 8comix se base sur une idée semblable. Contrairement à beaucoup d’expériences de lecture numérique, la proximité avec le papier a été nettement privilégiée par l’utilisation d’un format « blog » : une succession verticale de planches/épisodes sans logiciel de lecture case par case, sans clics de la part du lecteur comme on trouve chez Manolosanctis sus-cité, ou encore Les autres gens.
8comix est avant tout un projet d’auteurs professionnels « papier ». Il s’agit au départ de l’initiative de 8 auteurs (rejoint depuis par trois autres) ayant créé fin janvier une plate-forme de diffusion en ligne gratuitement accessible. Chacun des auteurs l’utilise comme bon lui semble. Certains s’en serve comme d’une plate-forme de pré ou post-publication pour des albums prévus pour le papier, déjà sortis ou encore à sortir. D’autres y menent des expériences de créations inédites.
– C’est le cas de Efix qui profite de 8comix pour livrer une histoire plus personnelle que ses albums papier puisqu’il se lance dans une auto-psychanalyse délirante intitulée Anarchie dans la colle. Si le propos reste relativement classique, parfois un peu trop décousu, on sent bien que le numérique a libéré l’auteur du format de la page et lui a permis de faire exploser quelques codes : enchaînements rapides et très libres, ajouts de photographies, mélange de dessin et de texte typographié… Reste à voir les méandres que va prendre ce récit personnel.
– C’est le cas aussi d’Alfred et Cyril Pedrosa qui travaillent sur un strip hebdomadaire, José, l’histoire d’un petit extraterrestre complétement débile qui a pour mission de diffuser l’amour sur Terre.
– Et donc je vous parlais d’auteurs qui utilisent 8comix pour pré ou post-publier leurs albums papier. Si j’étais d’abord sceptique face à cette idée, je l’ai testée avec L’île au cent milles morts de Fabien Vehlmann, dessiné par Jason (sorti ce mois-ci chez Glénat). Le résultat est tout à fait probant, en réalité. Outre l’argument financier (l’accès gratuit et illimité sur le site), lire cet album en ligne permet de revenir à ce plaisir feuilletonnesque que j’évoquais au début. C’est un nouvel épisode de six pages qui est publié chaque semaine, et le « rendez-vous » fonctionne.bien. Il faut dire qu l’histoire de Vehlmann s’y prête bien. Il nous propose une sorte de remake onirique de L’île au trésor de Stevenson : une jeune fille, Gweny, trouve un jour une bouteille contenant la carte menant à un trésor. Or, il s’agit de la même carte que son père a suivi il y a cinq ans ; il n’est jamais revenu. Gweny décide de faire appel à une bande de pirates pour atteindre l’île. Le scénario est plein de surprises, car on découvre bien vite que cette bouteille à la mer n’est qu’un piège fomenté par une étrange confrérie. Le feuilleton, évidemment, se nourrit très bien de l’aventure façon récit de pirate. Et le style de Jason, posé et méditatif, s’avère finalement être un très bon moteur à suspens, tout en amplifiant les côtés surréalistes du scénario.
– Dernière bonne pioche dans 8comix : Babel de Gess. Une histoire de tueur à gages de la Belle Epoque siècle avec une esthétique de gravure à l’ancienne et une belle densité littéraire. La publication n’est que bimensuelle, mais toutes les semaines est publié un « intermède » amusant aux allures de faits divers fantastique, ou de légende gothique, dans l’esprit de la série. Une façon de ne pas perdre le contact avec le lecteur, et de s’évader un peu hors de l’intrigue principale.
On suivra le blog d’8comix pour rester informé des nouveautés (http://blog.8comix.fr/). 8comix essaye ainsi, par la diffusion en ligne, de créer des rapports de lecture différents. On est plus ici dans une réflexion sur le potentiel de diffusion ouvert par Internet pour la bande dessinée que sur son potentiel de création. Mais, déjà, les mentalités changent, les idées progressent, les expériences se multiplient, et le numérique trouve sa place face, ou en complémentarité avec le papier.

Published in: on 23 février 2011 at 15:52  Laissez un commentaire  

Exposer la bande dessinée… à travers les âges (2)

Après un petit tour du côté des expos de la première moitié du XXe siècle, j’en arrive à une exposition souvent considérée comme fondatrice : « Bande dessinée et figuration narrative » qui s’est tenue en 1967 au musée des Arts Décoratifs. Assez peu d’exposition de bande dessinée oublient de s’y référer en introduction comme la « première » exposition de bande dessinée ou, mieux, à « l’entrée de la bande dessinée au musée ». C’est tout naturellement que la bibliographie la concernant est relativement importante (du moins à l’échelle du sujet qui m’occupe dans cette série). Pour ceux qui ignoreraient tout de l’expo de 1967, ou ceux dont la mémoire a besoin d’être rafraîchie, je vous invite à aller consulter un article de Pierre-Laurent Daures qui en présente les principaux enjeux et qui a interrogé la scénographe de l’époque, Isabelle Coutrot-Chavarot.
De mon côté, le défi consiste donc à écrire quelque chose d’original sur le sujet plutôt que de reprendre ce qui a été écrit (ce qui n’est pas facile après Thierry Groensteen !). D’où mon choix de cet angle d’attaque plus précis : jusqu’à quel point l’expo Bande dessinée et figuration narrative est-elle fondatrice, et surtout, que fonde-t-elle vraiment ?

Le contexte de « Bande dessinée et Figuration narrative »

Lorsqu’un événement culturel est vécu comme fondateur, c’est soit qu’il est un des premiers de sa partie, soit qu’il suppose un changement tel qu’il introduit un nouveau paradigme. Faisons l’essai pour l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » : qu’elle soit la première exposition de bande dessinée n’est pas complètement vrai ; mon article précédent était là pour démontrer le contraire. En revanche, il est tout à fait juste de dire qu’elle introduit deux modifications essentielles dans la conception des expositions de bande dessinée :
1. Pour la première fois, des oeuvres de bande dessinée sont exposées pendant plus d’une semaine dans l’enceinte d’un musée national. Même s’il ne s’agit pas d’un musée des Beaux-Arts, mais d’un musée des Arts décoratifs (ne s’intéressant justement pas dans ladite catégorie des « beaux-arts », mais s’attachant à des arts plus triviaux dans leur usage), ces oeuvres sont exposées dans le but d’être comparées avec des peintures (celle du mouvement qui s’est appelé « Figurative narrative »), certainement celui des Beaux-Arts le plus respecté à cette époque. Indirectement, cela implique aussi que l’Etat reconnaît une légitimité artistique, encore toute relative, à la bande dessinée.
2. Les expositions de bande dessinée cessent pour un temps d’être le fruit des auteurs eux-mêmes, qui vont être atteints par une méfiance envers l’institution muséale officielle jusqu’aux années 1990. Les années 1960 marquent le départ d’une appropriation de l’organisation d’expositions par une catégorie spécifique d’acteurs : les fans, en d’autres termes des spécialistes érudits amateurs de bande dessinée, en marge du circuit institutionnel du monde des musées, et souvent même en marge du monde de l’art. Pour plusieurs décennies (et encore maintenant, même si la situation s’est largement diversifiée), le montage d’exposition de bande dessinée va être un outil au service du discours fanique.
En effet, à l’initiative de « Bande dessinée et Figuration narrative » se trouve l’une des associations composant le fandom nostalgique de la bande dessinée : la Socerlid (Société civile d’études et de recherches sur les littératures dessinées, 1964). Cette dernière est une scission d’un groupe plus ancien, le CBD (Club des bandes dessinées, 1962, devenu CELEG en 1964), et l’exposition remplit donc deux objectifs à court et à long terme. D’une part, il s’agit de prendre de vitesse le CELEG en devenant l’association la plus active et la plus visible du grand public (de fait, l’organisation de l’exposition, qui marque le triomphe de la SOCERLID, et la fin des activités du CELEG ont simultanément lieu durant le premier semestre 1967) ; d’autre part, il s’agit d’oeuvrer pour la « légitimation » de la bande dessinée, avec comme sous-entendu que la bande dessinée est injustement méprisée. Je verrais plus loin si ces deux objectifs ont pu être remplis.

Quelques remarques sur ces deux évolutions : il faut, comme toujours, les replacer dans leur contexte. Les années 1960 voit l’émergence d’une bédéphilie extrêmement militante dont l’objectif est à la fois de discuter entre soi de son amour pour la bande dessinée, et de le faire partager au reste de la société. La Socerlid est issue d’une branche de la bédéphilie qui s’est organisée en des structures associatives et des revues (et qui possède donc les moyens de monter une exposition et rédiger un catalogue). Elle privilégie une lecture nostalgique du medium, essentiellement tournée vers la bande dessinée américaine des années 1930 (de ce qu’ils appellent « l’âge d’or » et qu’ils situent entre 1934, naissance du Journal de Mickey en France, et 1942, interdiction de l’importation de bandes américaines). Même au niveau de la création contemporaine, les membres de la Socerlid s’intéressent essentiellement à la bande dessinée pour enfants : André Franquin plutôt que Jean-Claude Forest, Tintin plutôt que Hara-Kiri. L’exposition est à l’image de l’association, privilégiant le domaine américain (Thierry Groensteen a abondamment développé au sujet des erreurs d’appréciation de la bédéphilie nostalgique, je vous renvoie donc à la bibliographie en bas de l’article).
Autre chose : l’exposition de 1967 vient en réalité comme le climax d’une série d’expositions plus confidentielles organisées par les associations bédéphiliques comme un point fort de la lutte entre CELEG et Socerlid. En effet, là où le CELEG privilégie une approche assez simple de regroupement entre amateurs éclairés, la Socerlid s’en distingue par sa volonté « propagandiste » active, et l’exposition en est un des nouveaux moyens (à côté des réunions, des publications critiques et des rééditions, modes d’expression déjà introduits par le CELEG dans le champ de la bédéphilie), amplement plus visible et médiatique. Trois expositions seront organisées par la Socerlid : « 10 millions d’images, l’âge d’or » de la BD en 1965, « Burne Hogarth » et « Milton Caniff » en 1966. Les notions d’expositions et de scénographie n’était donc pas totalement inconnues des organisateurs ; Pierre Couperie, historien de formation, sera un des principaux metteurs en oeuvre de ces expositions. La Socerlid n’est pas la seule association à organiser des expositions de ce type : le Club des Amis de la Bande dessinée (branche belge du CELEG, devenue autonome), organise plusieurs expositions, dont une « Introduction à la bande dessinée belge » à la Bibliothèque Albert Ier de Bruxelles. D’autres expositions suivront : en 1974, lors du premier salon d’Angoulême, Pierre Couperie présente Le noir et blanc dans la bande dessinée.

Premier objectif : la médiatisation de la bande dessinée et de la bédéphilie nostalgique
Le résultat le plus évident et le moins contestable est que l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » a donné une tribune médiatique nouvelle à la bande dessinée. Durant la seconde moitié des années 1960 se produit un mouvement qui fait passer la bande dessinée d’objet peu considéré à phénomène médiatique. L’occasion pour moi de rappeler que ce qu’on appelle généralement « passage à l’âge adulte » de la bande dessinée française (et que l’on situe, vaguement, dans cette décennie) est moins l’arrivée d’une bande dessinée adulte (qui existait déjà avant, et en grande quantité, dans la presse quotidienne) que l’arrivée sur le marché de revues entièrement composées de bandes dessinées (imitant en cela le modèle des revues pour enfants), à destination des adultes (Chouchou, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant). Autrement dit, un transfert de modèle éditorial, qui s’accompagne naturellement d’une augmentation conséquente du nombre de dessinateurs travaillant pour le public adulte et du début de la fin du préjugé qui, dans l’inconscient collectif, accuse la bande dessinée du « péché d’infantilisme » (pour reprendre une expression de Thierry Groensteen).
L’exposition de 1967 est évidemment indissociable de ce mouvement ; il faut se souvenir qu’un autre événement sert souvent de jalon à la faveur nouvelle dont bénéficie la bande dessinée : la couverture de L’Express sur Astérix en septembre 1966 (même si on y parle davantage du phénomène économique que des qualités graphiques et narratives de la série). De nombreux articles accompagnent l’exposition, et dans une frange très large de la presse, du Figaro littéraire au Canard enchaîné. Toutefois, comme le souligne Groensteen, il faut y apporter une nuance : « A se pencher sur la revue de presse, on constate d’ailleurs que, si le nombre d’articles fut très élevé et dépassa sans doute les espérances des organisateurs (…) la tonalité des articles ne fut pas toujours des plus favorables. » (T. Groensteen, Un objet culturel non identifié, p.160). Plusieurs journalistes ne s’intéressent qu’à la partie « Figuration narrative », par exemple. Le seul critère médiatique, s’il est un indice, ne suffit pas à disqualifier l’ensemble : le retentissement de l’exposition face au grand public semble avoir été important.
La rhétorique du passage à l’âge adulte, fréquemment employée, s’accompagne aussi de celle du passage « art mineur »/ « art majeur ». Il m’intéresse précisément quand je parle d’expositions dans la mesure où la notion « d’exposition » est liée à celle de contemplation artistique, par opposition au livre de bande dessinée qui se feuillette. Les Beaux-Arts servent alors d’étalon et de modèle pour l’exposition de bande dessinée (ce d’autant plus qu’on en conclut, un peu vite, qu’on a affaire à de l’image dans les deux cas), et, dans la logique qui est celle des organisateurs de la Socerlid, exposer annoblit. Or, sur ce point précis, l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » est extrêmement ambitieuse, puisqu’elle ne propose pas seulement d’exposer de la bande dessinée, elle veut aussi la comparer à des peintures.

Second objectif : la bande dessinée devient un « art majeur »

Bernard Rancillac, Où es-tu ? Que fais-tu ?, 1965 : un exemple d'utilisation de personnages de bande dessinée par les peintres de la Figuration Narrative


Reprenons : les plus savants d’entre vous auront repéré ce qu’est la Figuration narrative, et quel peut être le lien avec la bande dessinée. La Figuration narrative est un mouvement artistique, essentiellement pictural mais qui s’étendit aussi à la sculpture. Il marque, au début des années 1960, un retour au figuratif après une longue période dominée par l’abstraction et partage de nombreuses caractéristiques avec des courants contemporains comme le Pop art américain, ou avec le Nouveau réalisme français, tout en essayant aussi de se démarquer de ces deux grands aînés. La Figuration narrative ne s’affirme jamais à proprement parler comme un mouvement construit ; elle regroupe des artistes comme Bernard Rancillac, Hervé Télémaque, Eduardo Arroyo, Jacques Monory. C’est le critique d’art Gérard Gassiot-Talabot qui définit le terme et lui donne son contenu théorique. C’est aussi lui qui s’occupe de la partie « Figuration narrative » de l’exposition de 1967. La vision idéalisée de « Bande dessinée et Figuration narrative » est celle de la rencontre entre deux militantismes culturels du milieu des années 1960 : la bande dessinée en pleine « légitimation », et la Figuration narrative est en plein épanouissement après deux expositions marquantes en 1964 (« Mythologies quotidiennes » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris) et en 1965 (« La figuration narrative dans l’art contemporain », 1965), dont Gassiot-Talabot est le metteur en oeuvre.
Voici pour la partie « Figuration narrative ». Il faut noter que, dans la catalogue de l’exposition, sur 12 chapitres, un seul traite du mouvement artistique (rédigé par Gassiot-Talabot) et ce n’est qu’au sein de ce chapitre que l’on peut lire une analyse intéressante sur les rapports entre bande dessinée et peinture qui s’attache surtout à en pointer les différences et à souligner l’ambiguité des relations qui peuvent s’établir entre les deux. Pourtant, l’objectif des membres de la Socerlid était bien d’ériger la bande dessinée en « art » par une comparaison avec la peinture contemporaine et par la présence au sein d’un musée, dans le sillage de Claude Beylie qui est le premier à avoir proposé l’appellation de « neuvième art » dans une série d’articles pour le journal Lettres et médecins en 1964. Le sous-entendu théorique de cette tentative de rapprochement entre bande dessinée et art « majeur », qui sous-tend tout le catalogue (à l’exemple d’une préface de Burne Hogarth), est que l’annoblissement du medium ne peut passer que par une élévation comme un des Beaux-Arts (idée que je jure pour ma part assez vaine et inutile). D’où la volonté de « mimer » les gestes de l’art, notamment par une exposition au musée (le lieu prend ici tout son sens : rappelons que le musée des arts décoratifs se situe dans les locaux du musée du Louvre).
Si le premier principe de l’annoblissement de la bande dessinée est la juxtaposition avec un mouvement artistique, le second est le choix d’une scénographie spécifique. Je vous renvoie là encore à mes références bibliographiques et webographiques pour plus de détails, mais je m’arrête sur quelques points. La scénographie de « Bande dessinée et Figuration narrative » (en ce qui concerne la partie bande dessinée) est réalisée par Isabelle Coutrot-Chavarot. Son objectif principal (je reprends là une analyse de Pierre-Laurent Daures) est de rompre les habitudes de lecture du public en leur montrant des cases de bande dessinée autrement, en l’occurence sous la forme d’agrandissements photographiques noir et blanc de cases jugées « remarquables ». Cette décision est à la fois liée à des contraintes matérielles (le manque de planches originales) et à une visée théorique (montrer de près la qualité du dessin et la spécificité du trait). L’agrandissement est paradoxalement vécu comme une renaturation de la case, qui serait mutilée par l’impression et la colorisation (un même argument pourra servir, plus tard, à mettre en avant la qualité de la planche originale comme objet d’exposition). Il monumentalise la case de bande dessinée. Enfin, il est aussi un autre moyen de comparer les oeuvres picturales et les oeuvres graphiques, en les mettant à la même échelle.

Je ne serais pas le premier à dire que cet objectif de mise à niveau de la bande dessinée sur la peinture a plutôt été un échec. Il est possible que nous soyons face à un malentendu. C’est ce que peut suggérer une lecture espiègle des premières phrases du chapitre rédigé par Gassiot-Talabot, qui donne l’impression de se dédire de tout lien avec la Socerlid, lui qui s’intéresse au mouvement de la Figuration narrative : « La présence de quelques tableaux dans l’exposition organisée par le Musée des Arts Décoratifs, ce chapitre même, qui termine un ouvrage consacré pour sa plus grande partie à l’histoire, à l’esthétique et à la sociologie de la bande dessinée, pourraient produire quelque confusion et prêter aux auteurs de ce livre des intentions qu’ils n’ont pas. Pour situer les raisons de cette entreprise, et les limites de ma collaboration avec les membres de la Socerlid, il faut rappeler que le problème de la Figuration narrative a fait l’objet de travaux antérieurs qui rendent inutiles un nouvel exposé théorique et une étude analytique des catégories narratives. » (p.229 du catalogue). La juxtaposition entre bande dessinée et figuration narrative apparaît encore davantage comme un mariage forcé lorsqu’on sait qu’en réalité, la partie picturale a été imposée par le conservateur du musée, François Mathey. Pour reprendre les termes de Groensteen : « Les deux parties de l’exposition constituaient deux projets distincts, arbitrairement réunis pour la circonstance. » (p.159, Un objet culturel non identifié). La transformation de la bande dessinée en art majeur est donc en grande partie rendue impure dans la mesure où une condition est mise à son entrée dans un musée, et où il y a juxtaposition plus que dialogue entre les deux parties.

Impureté de la bande dessinée considérée comme un des Beaux-Arts

Pour terminer sur un point de vue un peu plus réflexif, j’aimerais souligner le fait que mettre sur un pied d’égalité la bande dessinée américaine réaliste ou l’Ecole de Bruxelles d’un côté et la Figuration narrative de l’autre, comme le firent, un peu malgré eux, les membres de la Socerlid n’est pas sans amener un triple contresens (les deux premières remarques viennent en grande partie des réflexions de Gassiot-Talabot lui-même dans le catalogue, la troisième m’a été inspirée par les écrits plus récents de Christian Rosset).
1.La première observation est que l’usage de la narration par la Figuration narrative diffère de celle de la bande dessinée. En bande dessinée, la narration est en quelque sorte inévitable et intuitive : elle n’est jamais soulignée, sauf pour créer un effet comique de mise en abyme. Dans la Figuration narrative, la narration est au contraire savamment analysée et le public doit en être conscient pour comprendre la démarche artistique propre à ce mouvement, démarche qui se propose expressément d’interroger le statut de « l’image narrative » dans un art comme la peinture basé sur l’unité du tableau. Thierry Groensteen regrette d’ailleurs que le nom de l’exposition ait entraîné une confusion chez le public qui a pu croire que « Figuration narrative » était une périphrase pour désigner la bande dessinée, erreur qui reste encore courante.
2.L’utilisation de la bande dessinée par la Figuration narrative, comme par le Pop Art ou le Nouveau Réalisme, pose problème car un artiste comme Roy Lichtenstein (mais aussi Rancillac, Erro et Fahlström) utilise la bande dessinée « ainsi qu’un matériau sociologique utilisable au même titre que la réclame publicitaire, le roman photo, le schéma technique, la planche de magazine, l’article de journal, la reproduction d’art, ou tout simplement l’objet préfabriqué qui sert de jalon dans le développement du parcours intérieur. » (Gassiot-Talabot, p.235 du catalogue). L’image de la bande dessinée transmise par les artistes narratifs est donc exactement inverse à celle que défend la Socerlid.
3.Enfin, j’avais souligné que l’exposition était la rencontre de deux militantismes. Or, ils oeuvrent dans des directions diamétralement différentes. La Figuration narrative est un mouvement de contestation face à la peinture établie (aussi bien l’art abstrait que le Pop Art américain) qui se veut contestataire et moderne. La Socerlid, elle, en tant que bédéphilie nostalgique, est tournée vers le passé et nettement moins vers la créations contemporaine, en particulier lorsqu’elle bouleverse les règles classiques qui régissent le medium depuis des décennies. Elle veut au contraire devenir un art établi. Ainsi, Jean-Claude Forest, dont l’esthétique est pourtant plus proche du Pop Art et de sa subversion que celle d’Hergé, est déprécié dans le catalogue. Certains auteurs choisis par la Socerlid pour être exposés (Milton Caniff, Burne Hogarth, Hergé) sont éminemment académiques et leur noir et blanc, ici présenté, semble jurer avec les couleurs vives de la Figuration narrative, de même que leur réalisme et leur exactitude jurent avec la déformation corporelle ou la recherche du détail absurde que l’on peut trouver dans le mouvement pictural.

Au final, le nouveau paradigme de la « BD au musée » qu’a voulu introduire l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » n’est atteint qu’en partie, et de façon impure.

Ajout au 13 juillet 2011 : suite au commentaire de Maurice Horn, qui a participé à l’exposition et notamment à la traduction du catalogue aux Etats-Unis, il convient de préciser qu’au-delà de l’impact médiatique national, qui est le sujet de cet article, l’exposition a été connue par son catalogue (traduit en anglais sous le titre A History of Comic Strip par Maurice Horn) au niveau international.


Pour en savoir plus :

Un catalogue de l’exposition a été édité par le SERG. Il est malheureusement épuisé, mais on peut à l’occasion le trouver dans quelques bibliothèques avant-gardistes qui s’intéressaient déjà à la BD dans les années 1960 !
Thierry Groensteen consacre plusieurs pages au sujet de l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » dans son La bande dessinée, un objet culturel non identifié, Editions de l’an 2, 2006 (p.155-160 ; plusieurs réflexions sur le mouvement bédéphilique sont tirées du même ouvrage.)
Enfin, un mémoire existe sur le sujet, soutenu et réalisé par Antoine Sausverd en 1999 à l’Université de Bourgogne (Dijon).
Site de la scénographe, avec quelques photographies de l’exposition : http://www.isastyle.com/bd.htm
Et enfin, une synthèse sur la Figuration narrative par le Centre Pompidou, avec des commentaires d’oeuvres.

Published in: on 19 février 2011 at 12:40  Comments (3)  

Mythe français et imaginaire japonais : La Rose de Versailles (Riyoko Ikeda)

La venue de Riyoko Ikeda au dernier festival d’Angoulême est l’occasion de revenir sur l’œuvre qui a fait son succès, La Rose de Versailles. C’est aussi l’occasion de commencer à effleurer le domaine du manga, bien peu présent jusqu’ici sur Phylacterium, il faut l’avouer.

Les mangas tiennent une place énorme dans le paysage français de la bande dessinée ; à l’inverse, la bande dessinée européenne est totalement absente du paysage culturel japonais. On peut légitimement s’interroger sur les raisons de cette relation à sens unique : inadaptation du format européen aux pratiques de lecture des lecteurs japonais ? timidité du côté des éditeurs français ? Protectionnisme de l’édition japonaise ? Cette question fort vaste ne sera pas traitée ici.

Tintin en japonais, une exception

Si les Japonais ne lisent pas les bandes dessinées occidentales, en revanche ils reprennent parfois des motifs occidentaux pour les adapter aux formats japonais : on peut s’étonner du caractère franchement occidental des villes de certains dessins animés japonais, au hasard celles de Cardcaptor Sakura (du collectif CLAMP) ou même des films de Hayao Miyasaki (Kiki la petite sorcière, ou même Le château ambulant). Il arrive aussi que le manga adapte à l’usage japonais des thèmes narratifs occidentaux : c’est ce qui se passe dans La Rose de Versailles, qui adapte aux codes et aux thèmes du manga l’histoire bien connue de Marie-Antoinette. La Rose de Versailles (en japonais ベルサイユのばら, Berusaiyu no bara) a été publié dans le magazine Margaret (マーガレット) en 82 épisodes, du printemps 1972 à l’automne 1973. Il a remporté rapidement un vif succès et a fait de son auteur, qui avait alors 25 ans, une mangaka reconnue. La Rose de Versailles a connu, dans sa version de poche, un tirage à 12 millions d’exemplaires et a été adaptée au théâtre par la troupe Takarazuka. La série télévisée qui en a été tirée, Lady Oscar a été diffusée entre 1979 et 1980 au Japon, puis dans le monde entier, mais Riyoko Ikeda n’a pas pris part à sa réalisation.

L’histoire de Marie-Antoinette comme mythe français

L’histoire de Marie-Antoinette peut à bon droit être considéré comme un mythe national français. Cette histoire n’est pourtant pas comptée au nombre des Lieux de mémoire1 et elle possède un statut ambigu, à la fois mythe républicain anti-monarchiste et expression d’une fascination certaine pour la vie de cour à la fin de l’Ancien Régime : à bien des égards, la figure de Marie-Antoinette est une anti-Marianne de la même façon qu’Ève est une anti-Marie (et vice versa).

Ce mythe est fait à la fois d’un fondement historique et de développements fictionnels. La réalité historique de cette période a été dépeinte par une multitude d’historiens et de manuels scolaires, même si la limite entre la réalité et la fiction est floue sur de nombreux points : si l’on a plus ou moins élucidé aujourd’hui les tenants et aboutissants de l’affaire dite du collier de la reine, en revanche bien des doutes subsistent sur la relation entre la reine et le comte de Fersen, sur les intentions de Louis XVI à différentes étapes de la Révolution, sur le rôle des Polignac et sur bien des acteurs de la cour de l’époque. Les événements eux-mêmes possèdent des côtés profondément littéraires. La fuite à Varennes, notamment, correspond exactement au schéma de la tragédie : dénouement connu et poutant attendu, personnages de rang élevé, rôle du destin, sentiment de terreur et de pitié, etc.

Autour de ce noyau d’événements historiques attestés, des motifs ont été inventés à l’époque, puis développés et élargis progressivement. Ces motifs tournent autour de l’intimité de la reine : amours avec Axel de Fersen, turpitudes autour de l’affaire du collier de la Reine, intrigues de la Polignac… Souvent sont ajoutés des personnages supplémentaires, comme le comte de Cagliostro dans la pentalogie des Mémoires d’un médecin2 d’Alexandre Dumas ou Oscar François de Jarjayes dans La Rose de Versailles. La trentaine de films qui se sont attachés à décrire l’histoire de Marie-Antoinette ont eux aussi leur lot de personnages secondaires inventés, à commencer par Lady Oscar, le film que Jacques Demy a tiré de La Rose de Versailles en 19783.

L’écriture de La Rose de Versailles

Riyoko Ikeda, en 1972, s’est appuyée sur la documentation qu’elle avait à sa disposition. Le 29 janvier dernier, à Angoulême, elle expliquait qu’elle avait d’abord reçu, à l’école, une vision assez simpliste de l’histoire de Marie-Antoinette, puis qu’elle avait eu à lire sa biographie par Stefan Zweig quand elle était en classe de 1re. Il faut rappeler que cet ouvrage de Zweig, sobrement intitulé Marie-Antoinette4, n’est pas un roman, contrairement à ce que prétend la préface de l’édition française du manga ; parmi les nombreuses biographies écrites par Zweig (Fouché, Magellan, Érasme…), Marie-Antoinette est l’une des plus rigoureuses, des plus exactes et des mieux documentées. Pour l’écriture du manga, Riyoko Ikeda s’est appuyée sur d’autres documents, dont nous ne connaissons pas le détail. Elle reprend tels quels de nombreux aspects du mythe, en particulier dans la première partie du manga : le règne de la Du Barry à Versailles, l’insouciance de la jeune Marie-Antoinette, la maladresse de Louis XVI, les dépenses excessives au jeu, l’affaire du collier de la Reine, les intrigues du duc d’Orléans contre son frère, les amours de la reine avec le comte de Fersen, etc.

Apports japonais au mythe français

Toutefois, la reprise par le manga ne va pas sans des modifications. De la même manière que la vision des villes européennes dans les films de Miyazaki, ou même la représentation des gâteaux français dans les pâtisseries tokyoïtes, ont de quoi étonner l’œil occidental, la cour de Versailles décrite ici paraît bien caricaturale et bien étrange à la fois, comme si l’on avait plaqué sur le mythe d’origine des caractères qui habituellement ne lui appartiennent pas.

Le premier fantasme plaqué sur la cour de Versailles est celui de la duplicité, du double visage. Oscar François de Jarjayes, le personnage principal à la double identité de femme dans l’uniforme d’un général, en constitue peut-être le paroxysme, mais bien d’autres personnages du manga illustrent cet aspect : la duchesse de Polignac, Jeanne de la Motte, et de manière générale toutes les représentations du courtisan habile à couvrir ses aspirations les plus basses derrière un masque d’urbanité. Surtout, l’évolution du caractère de Marie-Antoinette, d’abord jeune femme futile et ensuite reine responsable, montre que cette dualité peut aussi avoir vocation à recouper la dualité entre Ancien Régime et Révolution. Ce caractère binaire convient bien à la forme du manga, qui donne généralement à chaque personnage deux expressions graphiques : la principale est plutôt statique et calme tandis que l’autre, aux traits simplifiés et aux expressions accentuées, est utilisée pour dénoter la colère, la surprise, la peur ou le trouble amoureux. Les bulles elles-mêmes, dans le manga possèdent deux formes principales : l’une est la bulle la plus banale, ronde et lisse, l’autre est hérissée de piquants et dénote une parole moins maîtrisée.

Un autre élément par lequel l’histoire de Marie-Antoinette se prête bien au format du manga est le découpage en épisodes. Le mythe français autour de la période pré-révolutionnaire se compose d’une certaine quantité d’épisodes que l’on peut choisir de traiter ou de ne pas traiter et qui peuvent faire l’objet d’un volume de type manga : entrée de la dauphine en France, conflit avec la comtesse Du Barry, déboires sexuels du couple royal, affaire du collier de la reine, amours avec Axel de Fersen, convocation des états généraux, fuite à Varennes, etc. Cette division en épisodes se retrouve dans la division des mangas en volumes assez courts, même si l’édition française estompe cette division puisqu’elle ne comporte que deux tomes épais5. Il est à noter que pour La Rose de Versailles, Riyoko Ikeda a fait la même chose qu’Alexandre Dumas en choisissant d’aller de l’arrivée de Marie-Antoinette en France en 1770 jusqu’à son exécution en 1793. Le choix de poursuivre le récit jusqu’à la mort de la reine même après la mort du personnage principal se retrouve également chez Dumas : le cinquième et dernier des volumes de la série, Le chevalier de Maison-Rouge – en réalité paru juste avant les autres, ne reprend pas les personnages des livres précédents et constitue une histoire à part.

Le thème le plus typiquement japonais de La Rose de Versailles est sans doute toutefois l’ambiguïté de genre. Le personnage d’Oscar peut faire penser à la figure historique du chevalier d’Éon, qui d’ailleurs vivait à cette même époque, mais il s’en distingue fortement. Oscar est une femme élevée comme un homme pour occuper des fonctions militaires et elle ne se distingue pas graphiquement de des personnages masculins à l’apparence androgyne que l’on trouve dans nombre de bandes dessinées japonaises. Toutefois, ses relations amoureuses se limitent à l’autre sexe et s’il arrive que des femmes s’éprennent d’elle, c’est uniquement lorsqu’elles la prennent pour un homme ou décident de la voir comme un homme. L’ambiguïté sexuelle est un thème qui se retrouve dans énormément de mangas, en particulier dans ceux qui relèvent du shôjo (manga pour jeune fille). Dans ces mangas, les héros présentent souvent une apparence androgyne et le dessin estompe au maximum les éléments qui permettraient de les différencier des jeunes filles. Des pans entiers du manga pour jeunes filles (principalement le shônen-ai) mettent en scène des amitiés ambiguës entre garçons, dépassant ou non la limite qui sépare la relation platonique de la relation charnelle. Si ces motifs sont récurrents aujourd’hui, il n’en était pas forcément de même en 1972 et La Rose de Versailles avait clairement quelque chose de transgressif.

Dans le même ordre d’idée, la littérature japonaise regorge d’amours repoussées, hésitantes, d’amours impossibles condamnés à demeurer perpétuellement platoniques. Ce motif se matérialise ici en une chaîne amoureuse : Rosalie et André aiment Oscar, qui aime Fersen, qui aime la Reine, qui lui rend son amour, mais cet amour partagé est interdit par la position sociale des amants. Les amours de La Rose de Versailles sont une série d’impossibilités qui aboutissent à une impossibilité d’un autre type.

C’est la richesse de La Rose de Versailles que d’ajouter à l’intérêt de l’histoire d’amour, marque traditionnelle du shôjo manga, l’intérêt historique. Ce livre, connu en France surtout grâce à son adaptation télévisée, a été d’une importance capitale pour faire connaître la culture européenne aux jeunes japonaises ; par la suite, Riyoko Ikeda a d’ailleurs continué dans cette veine en racontant les suites de la révolution dans son manga sur Napoléon, 栄光のナポレオン (Eikô no Naporeon, ou Napoléon le Victorieux), qui n’a pas encore été publié en français.

Antoine Torrens

1. Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1984-1990.

2. Mémoires d’un médecin, cycle de cinq romans publiés par Alexandre Dumas entre 1846 et 1855 : Joseph Balsamo (1846-1849), Le Collier de la Reine (1849-1850), Ange Pitou (1850-1851), La comtesse de Charny (1851-1855), Le chevalier de Maison-Rouge (1846). Le chevalier de Maison-Rouge fait suite aux volumes précédents d’un point de vue chronologique mais il fut publié avant eux et fait intervenir des personnages différents.

3. Lady Oscar, film de Jacques Demy, 1978.

4. Stefan Zweig, Marie-Antoinette, 1933.

5. La Rose de Versailles a été publié pour la première fois en français par les éditions Dargaud-Kana entre 2002 et 2005.

Published in: on 15 février 2011 at 01:35  Comments (1)  

Exposer la bande dessinée… à travers les âges (1)

Pour tenter de remédier au ralentissement du rythme des articles de ce blog, voilà que votre serviteur se lance dans une nouvelle série d’articles à suivre, après une suite chronologique sur la bande dessinée et la science fiction, et les explorations thématiques de ce qu’aurait pu être l’exposition « Archi et BD ». Je reste justement sur cette idée « d’exposition » avec un thème qui tend à devenir de plus en plus pregnant : comment exposer la bande dessinée ? Plutôt que d’apporter au débat mes propres réponses (d’autres sauront le faire mieux que moi en d’autres lieux), je vais me livrer à un petit jeu de retour sur le passé, pour connaître les enseignements que l’on peut tirer des différentes tentatives d’exposer la bande dessinée…
Et d’abord, une plongée plusieurs décennies en arrière, dans la première moitié d’un XXe siècle désormais défunt, à une époque où les auteurs utilisaient les expositions pour promouvoir leur travail auprès du public, sur le modèle des salons du XIXe siècle. Deux expériences m’intéressent ici : les salons des dessinateurs humoristes et les expositions liées au Grand Prix de l’Image Français dans les années 1946-1949.

Quand les dessinateurs de presse s’exposaient : les salons de dessinateurs humoristes

La bande dessinée moderne est cousine proche du dessin d’humour : leurs deux histoires se trouvent entremêlées au cours du XIXe siècle et ce n’est qu’à partir de la fin de ce même XIXe siècle que la production d’histoires en images « narratives » (par opposition à des dessins uniques, ou en quelques cases) se diversifie considérablement et acquiert, au siècle suivant, une autonomie certaine. Pour cette raison, il me semble logique d’invoquer comme un « grand ancêtre » des manifestations qui ont plus à voir avec le dessin de presse qu’avec la bande dessinée à proprement parler. Après tout, il s’agit bien des principales expositions d’artistes dessinateurs au XXe siècle.
La décennie 1920 est l’âge d’or des salons de ceux qui s’appellent les « dessinateurs humoristes », terme qui désigne alors les dessinateurs et caricaturistes travaillant tout particulièrement dans la presse hebdomadaire humoristique (Le Rire, L’Assiette au beurre, Le Chat Noir, Le Journal amusant), mais aussi, plus occasionnellement, dans la presse quotidienne. Il s’agit d’une profession solidement organisée puisqu’il existe depuis 1907 une « Société des humoristes » qui est, au moins jusqu’aux années 1930, un passage obligé pour les jeunes dessinateurs qui y trouvent le soutien de leurs aînés. L’organisation purement institutionnelle de la profession de dessinateur humoriste fait suite au dynamisme de cette même profession à la fin du XIXe siècle : les journaux humoristiques se multiplient, les techniques de gravure évoluent et l’art de dessinateur prend des chemins nouveaux. Ces humoristes se nomment Caran d’Ache, Jean-Louis Forain, Abel Faivre, Jossot, Hermann-Paul, Gus Bofa, Charles Léandre… En 1907, Félix Juven, directeur du journal Le Rire, décide d’organiser un premier « salon des humoristes ». Après la première guerre mondiale, la Société des Humoristes prend définitivement le contrôle de la manifestation et en fait sa vitrine.
En quoi que consiste ce « Salon des Humoristes » ? Les dessinateurs humoristes y exposent, dans des formats plus larges, les meilleurs dessins parmi ceux qu’ils publient régulièrement dans la presse. Un comité est chargé de la sélection, et chaque dessinateur expose entre une à quatre oeuvres, réparties dans des sections telles que : « dessin », « sculpture », « peinture », « art décoratif », le salon étant ouvert aux autres formes d’art. Cette organisation avec comité de sélection s’inspire directement des grands salons artistiques du XIXe siècle. Non pas du vénérable « Salon de peinture et de sculpture » qui existe depuis 1725 et est contrôlé par l’Académie des Beaux-Arts, mais du modèle qui se diffuse durant la Troisième république : celui de salons artistiques gérés par des sociétés d’artistes. En 1881, le Salon de l’Académie des Beaux-Arts est placé sous le contrôle d’une « Société des artistes français » (sous le nom de « Salon des artistes français ») ; le Salon des Indépendants est créé en 1884 et le Salon d’automne en 1903, tous deux pour des artistes insatisfaits de l’organisation du salon « officiel », celui des Artistes Français. Le parallèle entre salons des humoristes et salons des Beaux-Arts est parfaitement assumé et même revendiqué. Les dessinateurs humoristes se considèrent eux-mêmes comme des artistes à part entière, la plupart poursuivant à côté une carrière de peintre, de sculpteur ou d’artiste décoratif, et ils interviennent dans les débats artistiques.
Les salons de dessinateurs humoristes connaissent la même diversification que leurs homologues des Beaux-Arts durant les années 1920. Le Salon des Humoristes, premier du nom, est une manifestation mondaine très couru dont le nombre d’exposants, d’oeuvres et de visiteurs, augmente chaque année durant la décennie. Mais des accusations d’académisme apparaissent au sein de la profession et plusieurs salons rivaux sont créés : le Salon de l’Araignée, en 1920 par Gus Bofa, le Salon des dessinateurs parlementaires en 1926 par Gassier et Sennep et, plus tardivement, le Salon Satire en 1935. A chacun de ces salons correspond une vision de l’art de dessinateur de presse ou une nouvelle génération qui tente de s’émanciper de l’ancienne. L’objectif est de montrer des oeuvres refusées au Salon des Humoristes, qui apparaît vite comme une manifestation archaïque dont le succès s’éteint progressivement. De fait, les vénérables « humoristes » ne parviennent pas à intégrer les évolutions esthétiques du dessin de presse de l’entre-deux-guerres (rapprochement avec le journalisme, éclosion de l’humour absurde, fin de la « vieille gaieté française »…) et leurs institutions cessent d’être incontournables. Néanmoins, les années 1920 ont été riches en expositions régulière d’artistes dessinateurs.
Durant la seconde guerre mondiale, le modèle du Salon est encore celui qui prévaut dans la sociabilité des dessinateurs de presse : en 1941 et 1942 sont organisés deux salons « Humour » en zone libre à l’initiative de Carrizey et Max Favalleli de Ric et Rac, l’un des rares hebdomadaires humoristiques (avec Candide) à paraître encore dans le contexte de guerre.

Bien sûr je n’oublie pas ici les spécificités propres au dessin d’humour, qui sont fort différentes des problématiques de l’exposition de bande dessinée. Ici, l’image unique préexiste à l’exposition : nulle besoin de couper un album en morceaux ou d’isoler une « case remarquable » pour la mettre en valeur sur un mur. Au début du XXe siècle, une grande partie des dessins d’humour fonctionnent sur le modèle d’un dessin en une case avec légende (mais pas uniquement : Caran d’Ache est un maître du dessin en plusieurs cases). L’exposition d’un dessin d’humour est un passage direct d’un support à l’autre, de la presse à l’encadrement mural. Ainsi, le mode de lecture de l’image s’en trouve modifié (on ne la lit plus comme un rendez-vous hebdomadaire ou quotidien, mais comme une oeuvre isolée entourée par d’autres oeuvres de même nature) mais le nouveau mode de lecture n’est pas contradictoire avec la forme initiale.

Le prix de l’image française, ou la défense d’une « qualité française »

Passent à présent quelques années et une seconde guerre mondiale pour arriver en 1946. A cette date, le paysage de la presse pour les enfants, l’un des supports de publication des bandes dessinées, se recompose doucement au gré des autorisations de publications délivrées par les autorités politiques, elle-même en recomposition. Les titres parus pendant la guerre sont supprimés, ceux qui sont nés au sein de la presse résistante ont plus de chance (et Le Jeune Patriote devient Vaillant). Surtout, la fin de l’occupation allemande signifie le retour sur le sol français des bandes américaines, interdites pendant quatre années. Les dessinateurs ont pleinement perçu le problème et décident, pour mieux s’organiser (également face aux éditeurs) de se regrouper en 1946 au sein d’un Syndicat des Dessinateurs de Journaux pour Enfants, présidé par Alain Saint-Ogan, figure symbolique de la création française qu’il défend farouchement face à « l’invasion » américaine, et initié par Auguste Liquois, dessinateur et militant communiste. Dans le même temps, des débats s’organisent entre éditeurs, éducateurs et dessinateurs pour pousser les parlementaires à rédiger et voter une loi pour contrôler les publications destinés à l’enfance, au prétexte d’une « démoralisation » de cette dernière (ce sera la loi de juillet 1949, jamais abolie depuis alors qu’elle n’a jamais fait la preuve de son efficacité et s’affirme comme une des quelques lois autorisant la censure légale). L’un des credos du SDJE, qui participe au débat public par la presse, notamment, est de faire passer en même temps que la loi une obligation donnée aux journaux paraissant en France de publier au moins 75% de dessins français (ce qui n’aura finalement pas lieu).
C’est dans ce contexte que le SDJE ci-dessus présenté imagine le « Grand Prix de l’Image Française », accompagné par une exposition de dessins (en 1946, elle a lieu dans les locaux du Bon Marché à Paris). Les deux sont indissociables et remplissent les mêmes objectifs, l’un concernant le passé de la profession, l’autre concernant l’avenir. L’exposition est partagée entre différents stands représentant les journaux pour enfants de l’époque. Sont exposées des planches parues, mais aussi des dessins inédits ou des jouets sculptés. L’enjeu est de montrer le travail actuel que font les dessinateurs français, avec, comme sous-entendu, de démontrer au public, à la presse, et aux éditeurs, que des talents français existent, bien égaux aux importations américaines. Le prix de l’Image Française est remis par un jury de sept membres constitués en une « Académie de l’Image Française » (Saint-Ogan, Liquois, Le Rallic, Marijac, Puncho, Calvo, Jöel Hammam) et se donne pour but d’encourager des vocations de dessinateurs français. Comme dans le cas du salon des humoristes, on comprend que le Grand Prix de l’Image Française a vocation à devenir une récompense incontournable de la profession qui puisse mettre en valeur le syndicat et son combat pour les dessins français. Ce à quoi s’ajoute le fait que le Grand Prix est soutenu par l’Education nationale.
Malheureusement pour le SDJE, son initiative ne rencontre le succès voulu et les éditeurs ne suivent pas suffisamment la remise des prix pour la rendre attractive aux yeux des jeunes dessinateurs. Seuls trois prix seront remis, successivement à Jean Trubert (1946), Raoul Auger (1947) et Lempereur (1948). L’échec du combat syndical pour les 75% achève de briser l’élan né au sortir de la guerre.

La prise en main par les dessinateurs : enjeux idéologiques et académisme

Salons des dessinateurs humoristes et Grand Prix de l’Image Française ont un point commun essentiel : elles émanent directement d’associations professionnelles de dessinateurs qui poursuivent, statutairement, un objectif de valorisation de leur profession. Cet objectif intervient pourtant dans deux contextes complètement différents.
Dans le cas des salons humoristiques, c’est un contexte de dynamisme du dessin de presse (de plus en plus de débouchés, de plus en plus de jeunes dessinateurs) qui amènent naturellement les dessinateurs à se construire une légitimité artistique. En calquant l’organisation et la gestion du salon sur celui des salons artistiques du XIXe siècle (le terme même de « salon » est connoté), les humoristes cherchent à revendiquer leur talent propre de dessinateurs, et ce n’est pas un hasard si les salons des Humoristes et de l’Araignée accueillent également peintres et sculpteurs : les liens entre les deux milieux ne sont pas si tenus. Nombre de peintres ont d’ailleurs commencé dans le dessin de presse (Kees Van Dongen, Juan Gris…).
Je m’arrête un instant sur l’avis de Francis Carco, observateur éclairé de la vie parisienne de l’entre-deux-guerres. Dans son ouvrage Les humoristes (1921), il écrit à propos des salons de dessinateurs humoristes que « Les progrès que les Salons firent accomplir à l’art humoristique est incommensurable. (…) Le Salon a sauvé l’Humour de la besogne quotidienne et l’a rendu à ses premières et naturelles destinées. ». Selon Carco, les salons permettent de sortir le dessin d’humour du support éphémère et trivial qu’est la presse pour le transformer en oeuvre d’art, le sacraliser le temps d’une exposition. Ils en modifient le statut et révèlent le véritable travail du dessinateur. Il est vrai que dans un salon comme celui de l’Araignée, de Gus Bofa, l’exigence esthétique est très forte. L’entre-deux-guerres voit se développer un débouché pour les dessinateurs : le livre d’art et l’illustration, voie que Gus Bofa lui-même va explorer et qui participe à cet éloignement de la presse, vue comme un support qui favorise la répétition, le stéréotype, et qui bride l’originalité et les expérimentations graphiques.
Dans le cas du Grand Prix de l’Image Française, j’ai déjà explicité le double contexte : celui de la lutte contre « l’invasion » étrangère propre au SDJE et intégrée aux débats sur la loi pour le contrôle des publications destinées à la jeunesse. Certains membres du SDJE essayent, lors des débats, d’appuyer le fait que les publications américaines sont celles qui « démoralisent » le plus la jeunesse. L’exposition et le prix sont dans la parfaite continuité de cette action et ce n’est pas innocent s’ils disparaissent tous deux en 1949, une fois la loi est votée. La rhétorique déployée par le SDJE est intéressante en ce qu’elle essaye de survaloriser la production française soit par un changement de vocabulaire (le terme d’« image » au lieu de dessin permet d’opposer à la « science-fiction », vue à tort comme américaine et néfaste, la tradition du conte merveilleux, vu comme faisant partie de « l’imaginaire » et de « l’imagerie » françaises), soit par des références à des spécificités culturelles françaises (le terme « d’Académie » semble annoblir l’initiative du syndicat en le comparant à la tradition académique maintenue depuis XVIIe siècle). Comme dans le cas du salon des humoristes, le recours à une exposition est peut-être un moyen de sortir du cadre de la presse.

Organisée par des associations professionnelles (la Société des Humoristes n’est pas un syndicat), les deux événements sont fortement prescripteurs et présentent le risque de l’académisme : qu’un groupe d’artistes se prétendent être les principaux représentants de la profession et qu’ils imposent aux autres leur modèle esthétique. C’est ce qui a eu lieu dans le cas du Salon des Humoristes, rattrapé par d’autres salons et vite déserté pour péché d’archaïsme, incapable qu’il fut d’entraîner de nouvelles générations de dessinateurs. Les expositions annuelles du SDJE n’ont sans doute pas eu suffisamment d’éditions pour qu’on puisse tirer des conclusions évidentes, mais leur combat protectionniste pour « l’image française » n’était pas sans contradictions internes. Les dessinateurs français étaient nombreux à s’inspirer directement des bandes américaines, Liquois et Marijac en tête. Or, le rapport au passé du syndicat se situait bien au niveau de la défense d’une tradition, essence même de l’académisme artistique. Que l’initiative du SDJE n’ait pas été suivie alors même que le syndicat était le seul de la profession montre peut-être que ses revendications étaient peu applicables à la situation réelle de la bande dessinée pour enfants.
Dans les deux cas également, le fait d’être exposé (ainsi que la remise d’un prix pour le SDJE) permet de mimer les gestes des arts majeurs, à une époque où la distinction majeur/mineur a encore une valeur forte, et par là de légitimer la profession sur le plan artistique. Le dessin de presse est, sur les cimaises, l’égal de la peinture ; les dessinateurs pour enfants deviennent des imagiers, terme moins trivial et plus poétique. J’émets l’hypothèse que les deux manifestations ne sont pas sans parentés : les dessinateurs Saint-Ogan et Le Rallic, les plus anciens parmi les membres du SDJE, ont exposé avant la guerre aux Humoristes et ont pu s’inspirer de cette forme d’affirmation héritée des salons artistiques. La question de la légitimation par le recours aux méthodes des autres arts reviendra dans les expositions de bande dessinée de la seconde moitié du XXe siècle. Mais, à la différence de ce qui se passera par la suite, elle est ici orchestrée par la profession elle-même qui est justement à la recherche de cette reconnaissance. Il y a une sorte d’arc entre ces premières expositions de dessinateurs et, dans les années 1990-2000, un renouveau des expositions où le dessinateur est son propre commissaire, ou du moins participe activement, voire initie, sa propre exposition. Entre les deux périodes, ce seront d’autres acteurs du monde de la bande dessinée, ou d’ailleurs, qui s’empareront de la question de l’exposition de bandes dessinées. Mais nous verrons ça dans de prochains articles…

Pour en savoir plus :
Je donne ici des références bibliographiques qui ont largement contribué à la rédaction de cet article.
Les salons de dessinateurs humoristes ont été particulièrement explorés par l’historien des médias Christian Delporte. Outre sa thèse de doctorat Dessinateurs de presse et dessin politique en France des années 20 à la Libération dont la version publiée sous le titre Les crayons de la propagande (CNRS éditions, 1993) ne rend pas bien compte des questions de salons et d’expositions, je vous invite à consulter son article sur la sociabilité des dessinateurs de presse sur le site Caricaturesetcaricature : http://www.caricaturesetcaricature.com/article-10460836.html.
Concernant le Grand Prix de l’Image Française, le champ a été investi par un autre historien, Thierry Crépin, connu pour ses travaux sur la presse enfantine au XXe siècle. La question est évoquée dans son ouvrage Haro sur le gangster !, (CNRS éditions, 2001). Il a traité plus spécifiquement le sujet du Grand Prix lors du colloque « La bande dessinée, un art sans mémoire » en juin 2010 ; mais, ne m’y trouvant pas, j’ignore le contenu exact de cette intervention (et espère ne pas avoir trop dit de bêtises sur le sujet !).

Published in: on 7 février 2011 at 22:02  Comments (1)  

Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011

Parmi les nouveautés fraîches d’une année 2011 qui ne fait que commencer, un album édité chez Six pieds sous terre a pu se faire remarquer des lecteurs assidus de blogs bd. Rorschach, du dessinateur-blogueur graphique Terreur Graphique, est loin d’être une énième mise en papier d’un carnet numérique. C’est un album complet, inédit et au scénario original, qui éclaire d’une manière neuve le travail de Terreur Graphique, fort connu, jusque là, sur la toile. Et qui confirme la capacité à révéler de jeunes dessinateurs que le phénomène de l’autopublication sur internet porte depuis plusieurs années maintenant.
Fidèle à la méthode éprouvée lors des débuts du blog Phylacterium, j’ai choisi de profiter de Rorschach pour mettre en avant une oeuvre plus ancienne mais proche, ici plutôt dans ses thèmes et dans son contexte éditorial. Ce sera Les Contures, recueil publié en 2004 à l’Association, qui constitue une étape essentielle pour comprendre l’univers de son auteur, Mattt Konture, connu et reconnu au moins depuis le milieu des années 1990 pour son travail autobiographique. C’est sous le signe de l’hallucination graphique et des bienfaits de l’auto-édition que sera placée la comparaison entre les deux albums, pour une navigation entre les obsessions dérangeantes de Terreur Graphique et la mythologie personnelle, mais tout autant obsessionnelle et psychédélique, de Matt Konture.

Terreur Graphique, du blog à l’album


J’entends d’ici les remarques des éventuels fidèles du blog Phylacterium (pour les autres, inutiles de lire ce qui suit, passez directement à la phrase suivante) : j’aurais pu faire un Parcours de blogueur sur Terreur Graphique, tout de même ; certes, mais, à l’instar de Tanxxx, Terreur Graphique fait partie des nombreux blogueurs bd que je n’ai découvert que tardivement. Rorschach constitue donc d’une certaine manière mon premier contact avec son travail, et ce n’est que pour cet article que je me suis penché plus en détail sur ses trois blogs, Terreur Graphique, le blog musical en collaboration avec Dampremy Jack, La musique actuelle pour les nuls, sur le site des Inrockuptibles ; et, depuis janvier 2011, Niveau caché. Il n’en sera question que de façon périphérique.

Rorschach
n’est pas le premier album de Terreur Graphique, comme l’indique habilement la dernière page de l’album. Il a déjà publié deux ouvrages, tous deux collaboratifs : avec Gwenole Le Dors, il a dessiné Retiens la nuit chez Vide Cocagne éditions (2010) et il est l’auteur d’une des histoires du recueil On dit de Lyon publié par Quenelles graphiques. Toutefois, il s’agit dans les deux cas d’édition relativement confidentielles : exclusivement papier dans le cas de Vide Cocagne (basée sur Rezé depuis 2003), davantage numérique dans le cas de Quenelles graphiques (qui a mis au point son propre agrégateur de blog, Petit Format, qui rassemble un grand nombre de blogs bd de qualité). Ainsi, avec Rorschach, Terreur Graphique quitte le domaine foisonnant mais peu visible de la petite édition pour une maison de taille importante et à la solide tradition éditoriale, Six pieds sous terre. Pour mémoire, Six pieds sous terre est une maison d’édition qui émerge justement du monde du monde du fanzinat : d’abord entraînée par le fanzine Jade à partir de 1991, qui devient une revue professionnelle diffusée en kiosque à partir du milieu de 1995, Six pieds sous terre finit par se concentrer sur l’édition d’albums, tout en restant en contact avec de jeunes auteurs ainsi qu’avec l’auto-édition. Six pieds sous terre a vu débuter, et continuer de publier Pierre Duba, Guillaume Bouzard, et plus récemment James et la tête X. On reste donc dans l’édition alternative, celle qui, née d’initiatives d’auteurs et passionnés dans les années 1990 (Ego comme X, l’Association, Les Requins Marteaux, Cornélius, Frémok, Atrabile) a confirmé, à l’aube du XXIe siècle, sa capacité à motiver la jeune génération et à passer le relais.
Qu’elle aille voir dans la pépinière de l’auto-édition en ligne (James et la tête X se sont eux aussi fait connaître par un blog) est significatif d’une capacité d’adaptation bienvenue. Elle est d’autant plus pour des auteurs comme Terreur Graphique dont l’univers, très affirmé et original, cherchant ouvertement à susciter le malaise chez son lecteur, auraient eu bien du mal à trouver sa place au sein de plus grosses maisons. Cet univers, on le voit naître progressivement sur son blog, lancé en mai 2006. Il y développe ses personnages caractéristiques, difformément épais et suant sans cesse, semblant toujours au bord du malaise, qui suffisent à déclencher une impression d’incongruité chez le lecteur, comme face à d’étranges freaks trop ressemblants pour nous être totalement étranger. C’est là ce qui fait la force de ce qu’on peut proprement appeler un style.

Style qui s’accorde parfaitement avec la tonalité de l’album, que l’on pourrait lire comme une recherche expressive des effets les plus sordides de la psychanalyse. Le héros de Rorschach est un jeune dessinateur névrosé qui, au cours d’une séance chez son psy, reste captivé par un de ces tests dites « de Rorschach » (du nom du docteur qui le conçut en 1921) censé révéler le portrait psychologique inconscient du patient. Sa vie va en être changée puisque les fameuses tâches deviennent une obsession, envahissent progressivement son champ de vision, et, surtout, l’entraînent périodiquement dans des cauchemars plus vrais que nature au cours desquels il revit les traumatismes les plus horribles de son existence.
L’idée de départ de Terreur Graphique, ingénieuse, est d’exploiter le caractère graphique des tâches graphiques pour leur donner vie. Masses informes, elles se changent en d’étranges monstres organiques. Le style même du dessinateur est un écho aux tâches : adepte de déformations expressives, de formes organiques en tout genre (plantes carnivores, racines, tentacules) ou de différents types de suintement et d’écoulement, il trouve ici un sujet idéal. Au-delà de cette astuce visuelle qui lui permet de s’adonner à quelques expérimentations graphiques, Terreur Graphique tisse un scénario plutôt habile en plusieurs séquences fonctionnant autour des hallucinations du héros. Si le début est un peu long à se mettre en place, hésitant entre humour noir et introspection, et quelque peu téléphoné dans ses interprétations psychanalytiques, un rythme est vite trouvé jusqu’à un climax final très éprouvant pour le lecteur. Terreur Graphique s’affirme, par cet album, comme un digne représentant de ce qu’on pourrait appeler, par une comparaison avec le cinéma, de la bande dessinée d’horreur. Si cet aspect était déjà présent sur quelques notes de blog, le retrouver sous la forme d’un album et d’une histoire longue est une excellente nouvelle qui permet aussi à Terreur Graphique de singulariser d’emblée son univers auprès de lecteurs de passage qui n’auraient jamais vu son travail en ligne.

La naissance des Contures, où l’émergence d’une mythologie personnelle hallucinée

Certes, les différences entre Rorschach de Terreur Graphique et Les Contures de Mattt Konture sont nombreuses en apparence. Le second se situe explicitement dans le registre autobiographique et le premier dans la fiction. A la sensibilité délicate de Mattt Konture s’oppose l’exubérance cynique de Terreur Graphique. Et pourtant, il n’est pas si difficile, me semble-t-il, de tisser des liens.
Sur le plan du contexte éditorial, tout d’abord. Reprenons. L’album dont il est question, Les Contures, paraît en 2004 à l’Association, maison d’édition dont Mattt Konture est l’un des fondateurs. L’histoire de l’Association est sensiblement identique de celle de Six pieds sous terre : partie du fanzinat dans les années 1980 (Le Lynx et Nerf), elle commence à éditer des albums à partir de 1990 et publie la revue Lapin qui voit débuter de jeunes auteurs, là encore de façon renouvelée sur vingt ans, non sans des tensions internes (dont le tout dernier rebondissement est une grève du personnel suite à plusieurs licenciements). En tant que fondateur, Mattt Konture reste très lié à l’Association, qui est son principal éditeur. Les Contures n’est pas un album original mais un recueil regroupant plusieurs récits courts parus dans Lapin entre 1991 et 2001.
Le travail de Mattt Konture, dispersé en plusieurs fanzines, revues et albums depuis 1986, est essentiellement autobiographique. Les Contures n’échappe pas à la règle, même s’il frôle la fiction sans jamais s’y arrêter réellement. Ces fameux « contures » sont les monstres personnels de l’auteur, d’où il tire son pseudonyme. Croisement improbable entre des lampadaires de jardins et des poulets sans plume (et aussi un peu des Shadoks), ils l’obsèdent tout au long de sa vie. Tout comme le héros de Rorschach voit sans cesse les tâches, Mattt Konture voit sans cesse les contures dans ses rêves et ses souvenirs. Bien que regroupant des histoires parues à près de dix ans d’intervalle, le recueil se présente comme un tout cohérent, une recherche personnelle de l’origine d’un pseudonyme. Mattt Konture propose au lecteur un parcours dans ses souvenirs, là encore de la même manière que le héros de Rorschach, la seule différence étant que ce dernier ne contrôle pas le jaillissement des souvenirs en question et que ces derniers sont beaucoup plus dérangeants. D’autres thèmes sont proches mais traités différemment, en particulier le rapport au souvenir d’enfance, géré pacifiquement chez Konture, comme une recherche volontaire et comme une invasion très agressive et subie chez Terreur Graphique.
Enfin, nos deux auteurs, chacun à leur manière, portent une partie de l’héritage de la bande dessinée underground qui émerge dans les années 1960-1970. Chez Konture, la rapport est direct, lui-même se revendiquant de la mouvance underground qui, ne l’oublions pas, fut l’une des premières à promouvoir l’autobiographie dessinée. Son trait libre, son inspiration punk, fait de Konture une juste figure de l’underground français. Quant à Terreur Graphique, il capte l’héritage underground dans sa recherche d’une esthétique trash où plane sans cesse une obsession sexuelle qui peut aller jusqu’au dégoût.

Mais c’est sur le plan des choix graphiques, que les liens sont les plus évidents et les plus intéressants. Tous deux prennent comme sujet d’expérience graphique (visuelle autant que graphique, même), des hallucinations née de l’inconscient, Terreur Graphique dans le registre de l’horreur, Mattt Konture dans celui de la fantaisie enfantine. Il y a derrière les deux oeuvres un même projet de mise en dessin d’entités abstraites et immatérielles qui sont de pures créations de franges lointaines de l’imaginaire. Ce qui donne dans les deux cas des planches ou des cases qui, muettes, n’ont d’autre but que d’être « regardées » (contempler serait plus juste) en profondeur par le lecteur et interprétées selon des biais symboliques. Chez Terreur Graphique, la « grille de lecture » symbolique se rapporte aux thèmes classiques de la psychanalyse : patricide, représentation utérine et vaginale, vision des parents faisant l’amour… Chez Konture, la lecture est plus subtile, puisque les clés de déchiffrement sont liées aux souvenirs propres à l’auteur, et, à la façon d’un sous-texte, il nous les énonce au fur et à mesure qu’il les redécouvre lui-même : les lampadaires de jardin deviennent des monstres, la mairie de Creil devient un château disneyen, une tante charmante devient une fée.
Toujours sur le plan des expériences graphiques, les deux dessinateurs, prenant toujours pour pretexte une quête psychanalytique, font montre d’une belle virtuosité graphique. Ils s’inscrivent dans une esthétique psychédélique, que l’on peut faire remonter aux années 1960 et à la découverte des psychotropes, qui met en avant la qualité décorative abstraite des hallucinations. Ce sont autant de formes aléatoires proliférantes ou se répétant à l’infini, tournoyant sur elle-même, bouleversant et contaminant leur environnement, qui jaillissent des pages. Konture explore surtout la puissance du trait et de ce qui peut en jaillir : un vieux pavillon en ruines se change en un amas illisible de traits où toute perspective est faussée. Terreur Graphique s’intéresse plutôt à la tâche (forcément !) et à son potentiel de métamorphose constante, à sa malléabilité. Tous deux pratique une écriture ou le dessin est image à voir autant que langage à comprendre.

Fanzinat et blogs bd : évolution et complémentarité de l’auto-édition

Burp, fanzine piloté par Mattt Konture


Mattt Konture, on l’a vu, est ici du milieu du fanzinat. C’est dans des publications artisanales et auto-éditées qu’il a débuté et la naissance même de l’Association, on l’a vu, est indissociable de la matrice fanzinesque. Nombre de dessinateurs qui se sont fait connaître dans les années 1990 ont connu un parcours identique, passant ainsi d’une pratique amateure à une pratique professionnelle (Jean-Christophe Menu, Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe, Carali, Stéphane Blanquet, Alex Baladi…). Tout comme Alex Baladi, Mattt Konture fait partie des rares auteurs qui, bien qu’ayant à présent un statut professionnel indéniable, continuent d’auto-éditer artisanalement des fanzines, brisant le cliché qui voudrait que le fanzine n’est qu’une étape vers la professionnalisation : il est aussi un espace de création à part entière, certes centrée sur une pratique amateure (ou si l’on préfère non-rémunératrice).
Pour résumer à grand trait l’histoire du fanzinat, il n’est pas lié uniquement à la bande dessinée, mais plutôt, plus largement, à une production de revues par des passionnés en marge de l’édition traditionnelle, dans des domaines où le fandom est très organisé, tels que le rock, la science-fiction, le cinéma. Pour certains, cette marginalisation est simplement liée à des nécessités financières, pour d’autres, elle est une véritable philosophie de la publication libre indépendemment des lois du marché et des médias mainstream, la pratique amateure ayant, dans ce dernier cas, tout autant de valeur que la pratique professionnelle. Des « graphzines », fanzines accueillant des bandes dessinées, se multiplient en France dans les années 1970, soit dans le cadre de la diffusion d’une contre-culture contestataire liée au mouvement punk et à l’underground, soit au sein des écoles d’art, comme une première expérience éditoriale. Dans le secteur de la bande dessinée, les fanzines sont très tôt reconnus comme un secteur à part entière de la production : depuis 1981, un prix du fanzine est remis à Angoulême (même si leur traitement dans les médias ou leur des festivals reste encore très marginal). Et, au cours des années 1990, des fanzines comme Le Psikopat, Jade, Le Goinfre, PLGPPUR finissent par devenir des revues essentielles de l’histoire de la bande dessinée dans leur capacité à faire émerger des auteurs et des styles neufs, quitte à se professionnaliser davantage pour certains d’entre eux.
Or, l’apparition des blogs bd au cours de la décennie suivante a fait jaillir une seconde source d’autopublication qui a progressivement émergé, à son tour, comme un tremplin efficace vers l’édition papier. Faudrait-il se mettre à penser que, un mode de publication chassant l’autre, le blog bd se soit substitué au fanzinat ? Point du tout, et ce n’est en rien notre intention ; les deux ne sont pas entièrement comparables et, plutôt que de substitution, il faut remarquer la complémentarité qui a finit par s’installer entre les deux modes d’autopublication amateure.

Le fanzinat porte en lui deux différences essentielles avec le blog bd : son caractère collectif et le maintien, en son sein, d’un « esprit artisanal » presque libertaire bien particulier que l’on ne retrouve pas dans le blog bd. En tant qu’espace collectif, le fanzine astreint ses participants à une certaine rigueur qui les rapproche encore davantage de la professionnalisant. A la rigueur, le fanzinat comme pratique pourrait se comparer à certains cousins des blogs bd : les blogs collectifs, fruit d’une collaboration entre plusieurs dessinateurs avec comme objectif d’oeuvrer pour un projet hors de toute contrainte éditoriale ; parmi ses blogs collectifs, le plus durable est certainement le blog Damned qui réunit Goupil Acnéique, Clotka, Olgasme et Flan, au moins depuis 2005. Chicou-Chicou avait constitué, en 2005-2006, un autre projet organisé par Boulet, Aude Picault, Lisa Mandel, Domitille Collardey, Erwann Surcouf. Plus certainement, les fanzines ont trouvé leur extension sur Internet sous la forme de webzines (El Coyote, Numo, Puissance maximum). Là où les blogs collectifs conservent la periodicité de publication propre au format blog, le webzine explore souvent d’autres organisations de la publication : par rubriques, par auteurs, par grands thèmes déclinés au fil des pages.
Et n’oublions pas non plus que beaucoup de blogueurs ont aussi un fanzine et jouent ainsi sur les deux tableaux (internet se révélant alors un formidable moyen de faire connaître le fanzine). La célèbre blogueuse Cha participe par exemple au fanzine Speedball. Le blogueur Unter est l’un des fondateurs, avec Filak et Radi, du fanzine Onapratut devenu maintenant maison d’édition. Comme l’atelier, le fanzine reste un espace de sociabilité professionnelle important pour les dessinateurs de bande dessinée. Terreur Graphique est certes blogueur, mais il participe aussi à plusieurs fanzines (Kronik, Bévue !!!…) ou publie chez des micro-éditeurs (Vide Cocagne, Quenelles graphiques).
Une dernière chose : il faut considérer les fanzines et les blogs bd en eux-mêmes, avec leur esthétique propre, leurs codes propres, et pas seulement en tant qu’antichambres d’une édition papier classique qui serait forcément le point d’aboutissement. Les études menées sur le phénomène du fanzinat bd et de l’auto-édition restent extrêmement réduites, même si une bibliothèque leur est consacrée, la fanzinothèque de Poitiers.

Pour en savoir plus :

Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011
Le blog de Terreur Graphique
Mattt Konture, Les Contures, L’Association, 2004
Sur Mattt Konture, je vous invite à lire la monographie que lui consacre Pacôme Thiellement, parue à l’Association en 2006. Comme je ne l’ai honteusement pas compulsée pour cet article mais que je n’ignore pas son existence, je vous enjoins à faire ce que je dis plutôt que ce que je fais !
Un site fort intéressant consacré aux fanzines bd
Site de la fanzinothèque de Poitiers

Published in: on 2 février 2011 at 19:30  Comments (1)