Golothon 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)

Après Ballades pour un voyou en 1979 dans Charlie, Golo poursuit sa carrière de dessinateur de bande dessinée dans une indéfectible collaboration avec Frank, et toujours sur la voie du polar noir et social. Entre 1981 et 1987, il publie plusieurs histoires, plus ou moins longues, sur la droite ligne de Ballades pour un voyou en se rapprochant d’éditions et de revues alternatives, emblématiques de cette époque : L’Echo des savanes et Futuropolis.

Les années Frank à l’Echo des savanes : retour sur la nouvelle presse

On avait précédemment vu les débuts de Golo dans le contexte de la nouvelle presse de bande dessinée pour adultes, notamment dans le vénérable Charlie Mensuel des éditions du Square. C’est au sein du même bâteau qu’il poursuit sa collaboration avec le scénariste Frank. En effet, après avoir terminé Ballades pour un voyou, Frank et Golo reviennent ponctuellement dans Charlie pour livrer une histoire courte, « Le sphinx de verre », en juin 1980. Cette même année, Golo participe régulièrement à certains articles de Jean-Patrick Manchette sur le polar et réalise seul une brève série anecdotiques d’histoires en deux pages intitulée « Les petits métiers de Paris ». Mais, tout en poursuivant cette collaboration, Golo et Frank vont se tourner vers d’autres revues et en particulier L’Echo des savanes, des éditions du Fromage. Reprenant la formule des récits courts qu’ils avaient commencé à concevoir dans Charlie, ils y entrent en mai 1981. En guise d’intronisation, Golo réalise même la couverture.
Là où Charlie Mensuel avait une forme d’antériorité, puisque, créé en 1969, il appartenait à la même équipe que le Hara-Kiri de 1960, L’Echo des savanes descendait d’une autre branche. En effet, il appartient à l’élan mythifié de la « nouvelle presse de bande dessinée » du milieu des années 1970, celle qui émerge à partir du laboratoire du Pilote des années 1960 et à qui on attribue à tort l’apparition de la bande dessinée adulte. Reprenons la légende : en 1972, trois auteurs de Pilote, travaillant tous trois dans le domaine de l’humour, décident de quitter la revue pour des raisons de désaccords avec René Goscinny, le rédacteur en chef : Nikita Mandryka, Claire Brétécher et Gotlib. Ils fondent L’Echo des savanes dont la couverture qui arbore le macaron « réservé aux adultes » traduit bien tout le fond de la querelle avec Goscinny : lui souhaitait conserver son lectorat adolescent, là où les trois compères voulaient aborder des thèmes et un humour plus « adulte ». Mais la question du public masque un enjeu plus profond de cette séparation : la liberté des auteurs. L’Echo des savanes a comme particularité d’être une forme avancée d’auto-édition où les dessinateurs peuvent donner libre cours à des expérimentations inédites impossibles dans un magazine comme Pilote édité par Georges Dargaud, et répondant donc à des impératifs commerciaux évidents. Métal Hurlant jouera le même rôle pour Moebius et Druillet. Je parle de forme « avancée » d’auto-édition dans la mesure où Mandryka, Brétécher et Gotlib fondent, pour soutenir leur revue, les éditions du Fromage, de même que Moebius et Druillet fondent Les Humanoïdes Associés. En attendant, L’Echo des savanes est de plein droit, par ce mythe fondateur de l’auto-édition, un journal underground sur le modèle américain de Mad et de Zap Comix. Et il est beaucoup plus proche que Charlie Mensuel de la tradition de la bande dessinée pour enfants, moins du dessin de presse et de la presse satirique.
Toutefois, cette dimension underground est celle de L’Echo des savanes des années 1970. Quand Golo et Frank y entre en 1981, le journal a considérablement changé. Deux des fondateurs sont partis (Gotlib pour fonder Fluide Glacial et Claire Brétécher pour Le Nouvel Observateur) et Nikita Mandryka est resté jusqu’en 1979. Entretemps, de nombreux auteurs sont venus rejoindre le journal, certains viennent de Pilote (Jean Solé), d’autres viennent de l’illustration et du dessin de presse (Martin Veyron), d’autres enfin commencent leur carrière dans L’Echo des savanes (Philippe Vuillemin, Jean-Marc Rochette), sans oublier les auteurs étrangers (Tanino Liberatore, Carlos Trillo) et ceux qui ne viennent pas directement de la bande dessinée (le groupe Bazooka, Jean Teulé). D’autres, enfin, sont déjà passés par Charlie ; c’est le cas de nos deux auteurs Golo et Frank, mais aussi de Jacques Lob.

Il y a bien dans toute cette presse de la fin des années 1970 une effervescence créatrice, souvent tapageuse et transgressive, qui lie la plupart des titres de revues de bande dessinée pour adultes.

Permanence du polar

Dans L’Echo des savanes, Golo et Frank poursuivent leur travail sur l’adaptation d’un genre, le roman noir, en bande dessinée. De mai 1981 à janvier 1982, ils publient plusieurs histoires courtes dans la même veine. Ce modèle du récit complet et court en bande dessinée, équivalent graphique de la nouvelle en littérature, s’est abondamment développé avec l’apparition de la nouvelle presse. Des histoires d’une dizaines de pages maximum, souvent moins, indépendantes les unes des autres, qui viennent rompre avec le modèle classique de l’histoire « à suivre » dont la destination finale est la publication en albums. Elles permettent aussi indirectement aux jeunes dessinateurs de s’essayer à des exercices de style et connaîssent alors leur heure de gloire dans la collection « X » de Futuropolis qui met en album des histoires complètes inhabituellements courtes sur ce support. Certes, dans le domaine humoristique, ce modèle du récit court était déjà courant ; c’est moins le cas dans le genre du récit « sérieux », ici policier. Golo et Frank avaient d’ailleurs commencé, dans Ballades pour un voyou, par le récit à suivre. Ils explorent ici une nouvelle façon de raconter.
Il est temps ici de parler brièvement de Frank Reichert avec lequel Golo collabore régulièrement. En temps que scénariste de bande dessinée, il participe à un moment où le métier de scénariste, désormais pleinement reconnu, se « littérarise », et devient une des interfaces du dialogue entre bande dessinée et littérature que vient entériner la revue (A Suivre) dans les années 1980. Le scénariste n’est plus seulement là pour construire une histoire dessinée, il complexifie les intrigues et poétise les textes et les dialogues. Grâce à Frank, mais aussi à Jean Teulé ou encore à Jean-Pierre Dionnet la bande dessinée s’ouvre à d’autres domaines de la littérature jusque là peu explorés. En l’occurence, dans le cas de Frank, le roman noir. Beaucoup de ses scénaristes ne vont faire que des incursions momentanés dans la bande dessinée. C’est le cas de Frank. Il commence dans ce milieu en tant que traducteur de l’espagnol ou de l’anglais. Il va traduire pour divers éditeurs (Futuropolis, Humanoïdes Associés, Hachette) des auteurs américains anciens comme Georges McManus, Chester Gould, ou contemporains comme Bill Watterson. Parallèlement, il va scénariser pour Golo mais aussi pour Baudoin. Mais c’est bien en tant que traducteur qu’il va se faire connaître aussi dans la littérature, et en particulier comme traducteur de roman policier américain, profession qu’il exerce toujours maintenant. Plus récemment, c’est lui qui traduit les romans de fantasy de Glen Cook. Quant à son travail de scénariste de bande dessinée ne dépasse pas les années 1980 ; ce qu’on peut regretter dans la mesure où il commençait à construire un univers tout à fait cohérent qu’il n’a pu exprimer nulle part ailleurs. Ce Golothon sera une manière d’esquisser les contours de sa représentation du monde sombre, désabusée, mais comique dans sa cruauté.

La volonté littéraire de Frank est présente dans les récits courts qu’il livre avec Golo par l’utilisation fréquente d’une voix-off qui commente les scènes dessinées, véritables partage des tâches entre l’écrivain-scénariste et le dessinateur-illustrateur. Dans « Gitanes philtres », cette complémentarité texte narratif/dessin illustratif est particulièrement bien développé : le narrateur confesse poétiquement sa vie trouble sur le fil d’une fumée de cigarette tandis que les dessins en illustrent la face noire mais réelle.
Passer du récit long au récit court implique évidemment des évolutions au niveau de l’intrigue. Les histoires, regroupées sous divers titres selon les revues (Le bonheur dans le crime, Petits métiers de Paris…) se concentrent davantage sur la recherche d’une atmosphère et laisse de côté la complexité de l’intrigue, en mode mineur. Elles sont d’ailleurs moins baroques que Ballades pour un voyou dans leur utilisation de la référence et, notamment, de la citation. L’accumulation des débuts est passée et s’assagit dans un format plus restreint. Mais elles conservent de nombreux traits de cette première histoire, comme cette façon de se placer sous la bénédiction de quelques écrivains : Louis-Ferdinand Céline, B. Traven, Pierre Mac Orlan… Mais aussi Francis Carco, écrivain du Paris des années folles : l’une des histoires, « Le sphinx de verre », est une libre adaptation aux années 1980 de Bob et Bobette s’amusent (1919), qui raconte (avec la langue élégante qui caractérise Carco) le destin équivoque de deux tourtereaux entre prostitution et sales combines. L’interprétation qu’en donne Golo et Frank sait conserver l’humour noir de cette étude de moeurs et l’adapter au monde moderne. Chez eux se retrouve toute l’exaltation nostalgique d’une littérature souvent considérée comme mineure, mais qui dit beaucoup sur la société et vit plus qu’on ne le croit.

L’usage de la nouvelle dans le polar n’a rien de surprenant : tout comme la science-fiction et la fantastique, le genre policier possède une solide tradition de récits courts, illustrée dès le XIXe siècle par Edgar Allan Poe, puis par Agatha Christie ou Georges Simenon au siècle suivant. Frank et Golo cherchent à en traduire en image deux des caractéristiques principales : une poétique de la chute et une primauté donnée à l’ambiance plus qu’à l’histoire en elle-même. Et bien sûr, le modèle de la nouvelle permet d’explorer des expérimentations originales, comme le flash-back de « Le joyau dans le lotus ». On se rapproche en réalité de l’anecdote, voire du faits divers journalistique, et c’est là que la figure de Carco me revient en mémoire, lui qui se voulait aussi journaliste, ou plutôt reporter du Paris interlope des années 1920. Frank et Golo transfèrent cette ambition à leur époque à eux, mais les truands sont restés des truands, la drogue circule aussi bien, les prostituées vendent toujours leurs appas, les policiers sont toujours aussi corrompus, et les brutes malheureuses finissent toujours par se suicider à bout portant. Si, avec Frank, la recherche sociologique se traduit par des dialogues vifs et une poétique de l’oralité, Golo en profite pour accentuer ses dons de caricaturistes. Il nous représente une société bigarrée qui navigue autour de Barbès et de Pigalle. La série « Les petits métiers de Paris », qui égrène le blouson noir, les arnaqueurs au bonneteau, le voyeur, en est un bon exemple.
Certes, le trait de Golo est plus relâché dans ces récits courts, moins virtuose que dans Ballades pour un voyou, et parfois un peu faible par rapport à l’ambition littéraire de Frank. Mais il se rattrape dans les scènes de foule, comme l’évacuation précipitée et drôlatique du bar « Atlas » dans « Un si joli sourire kabyle ». Et on ne peut pas lui reprocher de faire la moindre concession graphique face à l’expressivité des scènes, dans toute leur violence et leur crudité. Il peint une vision captivante des années 1980 qui n’est pas sans rapport, on l’a vu, avec la décadence urbaine magnifique de l’entre-deux-guerres, illustrée elle par des dessinateurs et peintres comme Otto Dix, Kees Van Dongen, Albert Dubout…

Le refuge Futuropolis

Mais les années 1980, c’est aussi la décennie qui voit la perte de vitesse de la presse de bande dessinée, et particulièrement de la « nouvelle presse » des années 1970, dont tous les titres, sauf peut-être Fluide Glacial connaissent d’importantes difficultés financières. En 1982, L’Echo des savanes doit être racheté par Albin Michel et de janvier à novembre, aucun numéro ne paraît sauf un hors-série « spécial New York » en juillet. La nouvelle formule axe nettement sur l’érotisme et réduit la part de bandes dessinées au profit du rédactionnel. Dans les faits, de nombreux anciens auteurs sont déjà partis ailleurs et quand la bande dessinée commencent vraiment à revenir dans le journal vers 1984, c’est en grande partie autour d’une nouvelle équipe. Pour ce qui nous importe aujourd’hui, Golo et Frank ne reviennent pas dans le journal qu’ils ont quitté au moment du rachat par Albin Michel. Tout de même, ultime trace de leur passage à L’Echo des savanes, plusieurs des histoires parues dans la revue sont rassemblées en 1982 dans un recueil intitulé Same player shoots again. Paradoxalement, l’éditeur est « Le Square-Albin Michel ». En effet, (suivez bien!), la vénérable maison littéraire Albin Michel, fondée en 1900, se lance alors sur le marché de la bande dessinée. Non content de racheter les éditions du Fromage qui éditent L’Echo des savanes, elle a aussi rachetée en 1981 les éditions du Square qui éditent Charlie Mensuel, s’appropriant ainsi une partie de la presse underground des années 1970. Ainsi commence l’intrusion de l’édition généraliste dans un secteur de l’édition jusque là dominé par des éditeurs spécialisés.

C’est auprès d’un autre éditeur qu’Albin Michel, Golo et Frank vont trouver un moyen d’être édités en album : Futuropolis. J’ai déjà eu l’occasion de narrer l’histoire de Futuropolis en ces lieux et je vais me contenter ici d’en rappeler les grandes lignes. En 1972, Etienne Robial et Florence Cestac reprennent la librairie spécialisé de Robert Roquemartine Futuropolis et se lancent progressivement dans l’édition d’albums. Comme avec Charlie Mensuel, c’est une partie du monde de la bédéphilie qui participe au renouvellement éditorial des années 1970. Le catalogue de Futuropolis se veut profondément exigeant, à la recherche des jeunes dessinateurs de l’époque. Au début des années 1980, à une époque où le support de l’album commence à gagner sérieusement du terrain sur la presse, Futuropolis est au plus haut Elle fédère de nombreux auteurs ayant commencé dans la nouvelle presse. Conscient de l’émergence du nouveau support, elle a notamment pour stratégie de recueillir en album des histoires qui paraissent dans les revues sans aboutir à un album chez leur éditeur d’origine (d’autant plus avec la fin des éditions du Square et du Fromage). Christin et Bilal y réédite Rumeurs sur le Rouergue (Pilote) ; Charlie Schlingo y édite sa série Désiré Gogueneau est un vilain (Charlie Mensuel) et Jean-Claude Denis sa série Luc Leroi ((A Suivre)).
L’arrivée de Golo et Frank chez Futuropolis s’inscrit parfaitement dans la complémentarité qui se crée alors. En 1982 paraît Rampeau !, dans la collection Hic et Nunc (collection au format « traditionnel »). Sous ce titre qui fait référence à un jeu de quilles du sud de la France, il s’agit d’un recueil de plusieurs histoires courtes (environ 5 pages) de notre duo parues dans trois revues : Charlie Mensuel, L’Echo des savanes, (A Suivre). On y retrouve notamment la série presque ethnologique des « Petits métiers de Paris » parue dans Charlie Mensuel. D’autres albums vont suivre : Le bonheur dans le crime en 1982, encore la reprise d’une série parue dans l’Echo des savanes, et c’est la même chose dans Nouvelles du front en 1985, qui va voir du côté de récits parus dans Circus, Libération et Pilote. En 1987 paraît un second Rampeau qui n’est autre que la réédition chez Futuropolis du Same player shoots again de 1982.
Par la violence de ses thèmes et le caractère peu politiquement correct de ses intrigues, on comprend aussi que l’oeuvre forgée par Golo et Frank ait du passer en partie par des éditeurs underground et alternatif, volontairement à la marge du système. D’abord les sujets font la part belle à la violence, à la drogue et au sexe, des repoussoirs presque automatiques pour des éditeurs frileux. Et après tout, c’est une France marginale qui est décrite dans ses histoires courtes qui ressemblent fort à ce que les journalistes actuels appelleraient de la « bande dessinée sociale » comme s’ils inventaient la poudre. Mais le reportage social en bande dessinée, menée sur le ton de l’anecdote, possède une réelle tradition : Baru en est un des meilleurs exemples, et Golo et Frank en illustrent une face plus romanesque et provocante.

Ma description a pu paraître profondément absconse et bien trop érudite, accumulant les dates et les titres. A ma décharge, c’est là une des difficultés à parler de la bande dessinée des années 1980. C’est une décennie de transition par excellence : perte de vitesse de la presse, mutation de l’underground, reconfiguration de la presse pour enfants, nostalgie profonde pour l’école belge… Les titres et les maisons d’édition se multiplient sans grille de lecture aussi claire que les décennies précédentes. Les auteurs eux-mêmes ne sont plus guère attachés à un éditeur ou à une revue mais naviguent de l’un à l’autre, brouillant leur propre piste, cherchant les moyens d’être édités au sein de multiples structures dont les compétences et les politiques éditoriales se chevauchent. Le destin des polars courts de Golo et Frank est parfaitement représentatif de cette époque considérée comme celle d’une « crise » de la bande dessinée ; mais, dans le fond, le terme « crise » ne cache-t-il pas plutôt une reconfiguration des règles éditoriales où les limites entre les secteurs sont moins essentielles qu’avant ?

Pour en savoir plus :
Same player shoots again, scénario de Frank, Le Square – Albin Michel, 1982
Rampeau !, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Le bonheur dans le crime, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Nouvelles du front, scénario de Frank, Futuropolis, 1985
Rampeau 2, scénario de Frank, Futuropolis, 1987

La plupart des références à l’histoire de la bande dessinée proviennent de l’ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, musée de la bande dessinée/Skira, 2010.

Published in: on 23 juin 2011 at 20:13  Laissez un commentaire  

Golothon 1 : Ballades pour un voyou, Editions du Square, 1979

Il m’aura fallu plusieurs mois avant de trouver l’auteur qui allait succéder à Baru après mon « Baruthon » de l’année 2010, qui consistait à lire et commenter en un an l’intégralité de l’oeuvre d’un auteur. Comme le successeur de Baru à la présidence du FIBD d’Angoulême m’avait laissé coi (ma connaissance du domaine américain étant bien trop limitée), j’en étais resté là de mes réflexions.
Puis m’est venue l’idée de parler de Golo, que j’ai découvert, souvenez-vous, il y a moins d’un an, avec la sortie de ses Milles et une nuits au Caire chroniqué lors d’un voyage en Egypte. Pourquoi Golo ? Peut-être parce que, à l’instar de Baru, il demeure un auteur assez peu connu par le public, et pourtant passionnant sur bien des points. Et si la partie égyptienne de son oeuvre commence à se faire reconnaître, en relation avec les évènements politiques qui secouent le pays, ses oeuvres plus anciennes n’ont fait l’objet d’aucune réédition, ce qui, cette fois, le distingue nettement d’un Baru qui, par la présidence du festival d’Angoulême 2010, a vu la plupart de ses albums, y compris les plus anciens, resurgir dans des éditions toutes neuves. Je note au passage qu’en parcourant la toile, à part une fiche Wikipédia, une autre dans Lambiek.net, et bien sûr les descriptions de ses albums sur les catalogues en ligne des éditeurs, je n’ai pas trouvé le moindre site ou article un peu complet dédié à Golo. Donc disons que ce sera l’occasion d’engager la réflexion autour de ce dessinateur…
Et, sait-on jamais, si un éditeur bienheureux passe par ici, il aura au moins un client pour la réédition des oeuvres de Golo…

Les débuts de Golo dans la presse


Guy Nadeau, qui choisit pour pseudonyme Golo, commence sa carrière au début des années 1970 (la date varie selon les sources, entre 1971 et 1973) comme dessinateur de presse. Mais pas de n’importe quelle presse : il participe à l’engouement pour une presse que j’ai du mal à qualifier autrement que « rock » par les attaches qu’elle affirme pour cette musique, mais qui, en réalité, s’étend bien au-delà au sein d’une culture contestataire et jeune, friande de contre-culture pour ne pas employer l’horrible terme journalistique « branchée ». Au milieu des années 1980, l’idée d’une « culture rock » engagée à gauche et dépassant le seul goût pour un genre musical se cristallisera autour des Inrockuptibles. L’archétype de cette presse musicale mais ambitieuse qui apparaît à partir de la fin des années 1960 (Rock and Folk, encore en vie, est fondée en 1966) est Actuel. Ce mensuel est fondé en 1968 et s’engage sur le terrain de ce qu’on nomme alors les « contre-cultures ». Tout naturellement, il croise un grand nombre de dessinateurs de bande dessinée et accueille le dessin entre ses pages, devenant une première passerelle entre la culture underground contestataire et la bande dessinée. Dans les pages d’Actuel, on pouvait lire Marcel Gotlib, Robert Crumb, Francis Masse : la revue vit grandir toute une génération de dessinateurs et c’est bien à tort qu’on l’oublie quand on évoque la bande dessinée de presse pour adulte des années 1970. Actuel participait , dans le domaine de la bande dessinée, du même mouvement que Charlie, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, par la recherche d’une irrévérence pointue. Je cesse là ma description, de peur de m’aventurer sur un terrain trop connu, bien conscient des dangers d’assimiler presse underground et presse rock. Les spécialistes n’hésiteront pas à me reprendre.
Revenons à Golo. Dans le contexte de foisonnement d’une presse rock et underground, il commence à dessiner pour le magazine Best, mensuel fondé en 1968 et concurrent direct de Rock and Folk. La revue sait profiter des grandes évolutions du rock des années 1970, et notamment le punk, puis le hard rock. Le dessin y est présent, au point que, dans les années 1980, le dessinateur Bruno Blum y tient une rubrique dédiée : c’est bien par presse interposée que se nouèrent les liens entre auteurs de bande dessinée et journalistes rock (Métal Hurlant servant de pendant de l’autre côté, qui a certainement plus de points communs avec Best qu’avec Le journal de Spirou).
Golo reste fidèle à la presse de la contre-culture des années 1970 et livre des dessins pour Actuel, Zoulou, Hara-Kiri, autant de titres mêlant rédactionnel culturel alternatif, dessins de presse et engagements politiques. C’est aussi durant cette décennie qu’il commence à travailler pour des journaux égyptiens. Mais de ses débuts dans une presse culturelle marquée par la contre-culture, Golo franchit finalement le pas vers des revues entièrement consacrées au dessin de presse et à la bande dessinée. Nous sommes alors en juillet 1978 et il collabore avec le scénariste et traducteur Frank Reichert, (alias Frank, à ne pas confondre avec Frank Pé) pour créer leur première série de bande dessinée, Ballades pour un voyou dans Charlie Mensuel.

Charlie, passerelle entre le dessin de presse et la bande dessinée

Je m’étendrai sans doute plus longuement sur Frank à une autre occasion : il devient le scénariste attitré de Golo pour les années à venir. Pour l’instant, quelques précisions sur Charlie Mensuel, car souvenez-vous que l’un des leitmotiv de ce Golothon, comme pour le Baruthon, est de replacer l’auteur dans l’histoire de la bande dessinée française.
A la fin des années 1970, la presse est encore le principal support de la bande dessinée. La décennie a vu une nouvelle presse adulte apparaître et, surtout, trouver un public et un succès (là où quelques tentatives avaient échoué dans les années 1960, comme Chouchou). Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, sont les plus connus de ces titres. Charlie Mensuel est en un autre, plus ancien (1969) et différent en ce qu’il ne dérive pas directement de la presse pour adolescents. Au contraire, Charlie Mensuel se trouve à la croisée entre deux mouvements et héritages. D’une part il est un des titres de la presse contestataire et underground déjà citée plus haut ; il en incarne le versant satirique, puisqu’il est créé par les éditions du Square qui publient depuis 1960 le journal Hara-Kiri du professeur Choron. Dans les pages de Charlie Mensuel se retrouvent de nombreux dessinateurs de presse, parmi les plus virulants : Cabu, Gébé, Reiser, et bien sûr Wolinski qui en est le rédacteur en chef à partir de 1970. D’autre part, côté bande dessinée, Charlie Mensuel dérive de la tradition des fanzines bédéphiles des années 1960, aussi bien des revues d’études nostalgiques que des revues de publication/réédition. C’est par son penchant bédéphile qu’il va rééditer des auteurs américains anciens (Al Capp, Herriman, Bud Fisher) et faire connaître des auteurs étrangers contemporains, en particulier américains, argentins et italiens (Schultz, Breccia, Copi, Crepax, Munoz et Sampayo…).
De cette façon, on comprend mieux l’entrée de Golo en bande dessinée, lui qui avait commencé comme dessinateur de la presse rock. En ce sens, Charlie Mensuel a constitué une plate-forme où se sont mêlées des traditions graphiques et journalistiques, la bande dessinée ayant été une des briques de cette construction culturelle multiforme.

L’influence du dessin de presse n’est pas négligeable chez Golo, et c’est pour cela qu’un petit détour par l’histoire de Charlie Mensuel n’était pas inutile. On retrouve chez lui, tout au long de sa carrière, un goût pour la représentation caricaturée de ses contemporains, en particulier dans d’intenses scènes de rue. Ballades pour un voyou est plein de foules où chaque trogne est travaillé le plus précisément possible, comme un calque d’une réalité urbaine déformée. Dans cette série, c’est le Paris des années 1970 qu’il croque, un Paris nocturne et interlope qui fonctionne souvent sur le mode du stéréotype (le blouson noir, le juif pingre, le voyou à la gueule cassé, l’adolescente rebelle de bonne famille…), mais y gagne, dans le fond, une force satirique. Par-delà l’intrigue policière, que je ne vais pas tarder à vous conter, le dessin lui-même (et le dessin seul) se risque à quelques infidélités en racontant en arrière-plan d’autres histoires, anecdotiques mais témoignant d’un bon sens de l’observation qui est le propre des dessinateurs satiriques de presse. La génération de Golo regorge de ces jeunes dessinateurs (Cabu, notamment) qui s’attachent très vite à dépeindre une société post-soixante-huitarde, jeune et contestataire. Chez Golo se sent, dès cette première série, une véritable tension presque sociologique pour tirer le portrait de son époque, comme Honoré Daumier et Gavarni faisait de la leur, plus de soixante-dix ans auparavant. Son époque, ou du moins ce que Golo en retient, c’est l’efferverscence du mouvement punk, le retour du rock fifties, la crise qui crispe le rapport à l’argent, la libération sexuelle vainqueur de l’amour, la contestation politique par la violence.

Ballades pour un voyou, une entrée en matière littéraire

Scène de bar à la fin des années 1970 : juke box et blouson noir


A la fin des années 1970, le modèle éditorial canonique prépublication en revue/parution en album est encore solidement implanté. La plupart des maisons d’édition possède à la fois une revue mensuelle ou hebdomadaire et une collection livresque : même Casterman, qui jusque là n’était qu’un éditeur de livre, se lance dans la presse en 1978 avec (A Suivre). Les éditions du Square, qui éditent Charlie Mensuel (mais aussi Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et l’hebdomadaire politique à tendance écologique La Gueule ouverte auquel Reiser participe pour le dessin), ont lancé depuis 1974 une collection intitulée « Bouquins Charlie » pour publier leurs auteurs dans des albums à couverture souple. A titre anecdotique, le nom de cette collection est un amusant pied-de-nez anticipé aux prétentions littéraires de la collection des « Romans (A Suivre) » qui nait en 1978 chez Casterman. Mais ce n’est pas si innocent : ces deux collections se ressemblent, tant par la rupture qu’elles imposent en terme de nombre de pages (des albums autour d’une centaine de pages, sans pagination fixe) que dans la densité romanesque des récits proposés.

Toutefois, rendons à César ce qui lui appartient : le scénario de Ballades pour un voyou n’est pas de Golo mais de Frank Reichert, sous le pseudonyme de Frank. C’est le début d’une collaboration qui durera jusqu’à la fin des années 1980. Après tout, Golo ne s’est consacré jusque là qu’à dessiner, et pas à raconter. Frank trouve son inspiration dans la vogue du roman noir qui sévit alors sur la France, venue des Etats-Unis. Des romans policiers qui situent leur intrigue dans le milieu du crime organisé et des villes nocturnes et corrompues, portant un regard profondément pessimiste et cynique sur la société, traitée comme un théâtre de violences et de malhonnêtetés à peine dissimulées : voilà les codes narratifs du roman noir. Dans les années 1970, c’est le romancier et critique Jean-Patrick Manchette qui redonne du souffle à un genre actif en France au moins depuis la Libération (et la création en 1945 de la collection Série Noire chez Gallimard, qui fait découvrir au public français les auteurs américains). Le genre se développe également, dans les mêmes années, au cinéma.
Frank respecte ici avec précision les codifications et les thèmes récurrents du genre, que je vous invite à retrouver dans mon court résumé. L’histoire est celle de Jean, un truand désabusé et nonchalant qui sort de trois ans de prison après un casse manqué et tente de reprendre pied. Il retrouve son ami Vlad et rencontre Babet, avec qui il s’installe. Inévitablement, Vlad lui propose un coup : le vol d’un diamant dans les beaux quartiers parisiens à une bourgeoise dont il a séduit la fille, Sof. Le plan est complexe mais Jean, Vlad, Babet, Sof ainsi que Nicolas et Boris, l’oncle faussaire juif de Vlad, se lancent dans l’aventure. La suite est classique : rien ne se passe comme prévu, entre l’intervention d’une commissaire sadique et les efforts égoïstes de Boris pour tromper un vieil ennemi. Le tout se déroule dans une atmosphère sombre, urbaine, de corruption facile et de règlement de comptes. La violence et le sexe, ingrédients habituels du roman noir, sont bien entendu au rendez-vous : tout est fait pour respecter le code, y compris l’emploi très pointu de l’argot.

L’inspiration littéraire est là : j’aurais l’occasion de la détailler dans les albums suivants qui ancrent le duo Golo/Frank dans la déclinaison du roman noir en bande dessinée. C’est l’émergence d’un style chez Golo qui m’intéresse plus précisément ici. Parfois un peu maladroit sur la durée (des personnages qui changent de visage, des perspectives aléatoires), il n’est pas sans personnalité. C’est ce style graphique étonnant qui permet à l’album de décoller de sa seule influence littéraire. J’ai déjà signalé ce goût pour les scènes de foule. Il rappelle un peu José Munoz (d’autant plus avec le jeu des clairs-obscurs), surtout quand on sait que, depuis 1975, Charlie Mensuel accueille dans ses pages la série policière Alack Sinner, elle aussi déclinaison du roman noir, que l’Argentin dessine sur un scénario de Carlos Sampayo ; la série est très apprécié en France. Difficile, dans ses conditions de ne pas faire le rapprochement. Golo transpose les Etats-Unis d’Alack Sinner en France, tout en conservant l’ambiance noire et urbaine. Munoz affectionne les arrières-plans habités, et l’irruption de figurants au premier plan pour le seul plaisir de représenter de caricaturer ses semblables. Golo emploie ces mêmes techniques dans Ballades pour un voyou.
Un autre procédé propre à Munoz que Golo choisit également d’utiliser est le jeu du collage et de la citation. Il le démultiplie même, jusqu’à tracer, tout au long de l’histoire un patchwork de références des plus diverses, mais qui forment un tout cohérent. Elles interviennent à différents titres et sont de différentes natures : des chansons entonnées par un passant, par une radio, par un juke-box, des citations mises en exergue en début de chapitre, des images photographiques d’actualité rêvées par les protagonistes, un livre, un film ou une revue entraperçus, sans compter le traitement architectural de Paris qui, sans être omniprésent, est parfois reconnaissable (Beaubourg, Montmartre, Barbès…). L’écheveau est trop épais pour que les références se trouvent là par hasard. Nous nous trouvons face à une esthétique du collage par juxtaposition d’image et de texte débouchant sur un vaste travail d’intertextualité. Les citations littéraires et cinématographiques, par exemple, renvoient toutes au stéréotype romanesque du hors-la-loi rebelle mais libre de toute autorité, avec des figures comme Cartouche, Lacenaire et Zapata. Elles sont comme des commentaires érudits et instantanés de l’intrigue policière, comme si les auteurs prenaient de la distance par rapport à leurs héros, les reliant à une longue généalogie d’artistes du crime.
Il faut voir comment, par leurs procédés graphiques et littéraires, Golo et Frank construisent et manipulent un folklore de leur époque : celui d’une société désabusée en décomposition où les blousons noirs et les mafias font la loi, où la bande sonore est soit le rock le plus sauvage, soit des chants bohèmes de la contestation populaire (dont le Renaud débutant de cette époque, dont on reconnaît les chansons, incarne l’alternative moderne). C’est là un autre objectif du collage de références : construire tout un imaginaire autour de ces années 1970 qui s’achèvent. Certains trouveront peut-être que cet ancrage puissant dans l’époque fait de Ballades pour un voyou un objet daté ; les autres se réjouiront au contraire de ce voyage dans le temps.

Pour en savoir plus :

Ballades pour un voyou, scénario de Frank, éditions du Square, 1979. L’album est réédité en 1983 chez Dargaud.
Une brève histoire de la presse rock : http://steviedixon.com/presse.html

Published in: on 1 juin 2011 at 08:03  Commentaires fermés sur Golothon 1 : Ballades pour un voyou, Editions du Square, 1979  

Parcours de blogueurs : Tanxxx

Dans le foisonnement que furent les années 2004-2005 en matière de blogs bd, j’ai toujours regretté de passer à côté d’une blogueuse qui a su démontrer par la suite au public que son blog n’était qu’une partie de son talent : Tanxxx. Faisant mon pain quotidien de Frantico, Boulet, Ga, Cha, Lovely Goretta, Laurel, Miss Gally, Mélaka, Pénélope Jolicoeur, la discrète niche dans laquelle se situait Tanxxx est passée dans mon angle mort. Cette petite introduction pour expliquer deux choses : le temps que j’ai mis avant de consacrer un « parcours de blogueurs » à Tanxxx, et les éventuelles imperfections de cet article, écrit par quelqu’un qui ne découvre que maintenant le blog de Tanxxx (mais qui, fort heureusement, avait déjà su s’enquérir de ses autres travaux).

Tanxxx dans la foule des premiers blogueurs bd


Le parcours de Tanxxx ne commence pas directement par la bande dessinée, partie de son travail qui émerge au moment de la création de son blog vers 2005 (indépendamment de ce même blog, d’ailleurs). Tanxxx, née en 1975, étudie aux Beaux-Arts d’Angoulême en section Art, période pendant laquelle elle dit n’avoir que très peu dessiné, et commence véritablement une carrière de dessinatrice vers 2003, se spécialisant tout particulièrement dans l’affiche rock. Elle collabore notamment avec le sérigraphiste Brazo Negro pour réaliser de belles affiches de concerts, ou de films de série B. Cette activité reste d’ailleurs l’activité professionnelle principale de Tanxxx, et je vous laisse admirer sur son site, http://www.tanxx.com/, le reste de ses réalisations dans le domaine de l’affiche.
Avant tout illustratrice, Tanxxx ne se destine pas d’abord à la bande dessinée. Mais, en lançant son blog autour de 2004, elle se risque à quelques trips. Même si j’ai quelques doutes sur la date, il est certain que Tanxxx fait partie de la première vague de blogs bd, celle qui voit commencer, dès 2003-2004, de futurs « célèbres blogueurs » tels que Pénélope Jolicoeur, Boulet, Laurel, Miss Gally ou Cha, c’est-à-dire avant l’apparition éclair du blog de Frantico, puis la création du Festiblog, deux évènements qui, en 2005, lanceront définitivement le phénomène auprès d’un public de plus en plus large. Et comme la grande majorité des blogueurs de la première génération, elle est d’abord une dessinatrice investissant la toile comme espace d’expression. D’abord sur un site free, à présent fermé, puis sur un blog appelé « Des croûtes au coin des yeux » ; http://tanxx.com/bloug/.
En feuilletant les archives du blog de Tanxxx, on retrouve le plaisir encore naïf des temps où la « blogosphère bd » ne se composait que de quelques dessinateurs discrets, se connaissant tous entre eux, et dont il était facile, en tant que lecteur, de faire le tour. Quelques strips qui semblent griffonnés sur un coin de table, des anecdotes personnels, de brefs textes lors des temps de disettes graphiques. Le blog lui permet aussi de s’affranchir du format serré de l’illustration, qui impose un dessin unique, pour aller vers la narration et utiliser son crayon d’une autre manière, peut-être plus décontracté et plus prolixe.

BD rock, affiche rock


L’une des composantes du mouvement des blogs bd a été une forme de résurgence de ce qu’on appelle parfois la « BD rock », notion très vague plus que réel projet esthétique, mais qui permet de replacer Tanxxx au sein d’une communauté de blogueurs partageant les mêmes passions. La blogosphère a compté plusieurs blogs bd dont les auteurs revendiquaient un intérêt pour le rock, en particulier dans ses formes punk et hardcore, particulièrement propices, par leur marginalité, à l’apparition d’une fan-culture underground : Cha (Ma vie est une bande dessinée), Slo (Sombrebizarre), Louna (Au donjon joyeux), qui font tous trois partie du collectif Humungus (http://collectifhumungus.free.fr/), rassemblant actuellement neuf dessinateurs autour d’un fanzine (Speedball, depuis 2007) et de réalisations de fresques lors de festivals ou concerts (les blogs n’ont bien sûr pas été le moteur de leur rassemblement, mais servent au moins de caisse de résonnance pour leurs réalisations). Tanxxx, sans faire partie du collectif, a participé au premier numéro de Speedball. Quelques blogs bd incarnent une déclinaison de la « BD rock » sur la toile.
Un petit point sur ce que j’entends par « BD rock », notion éminemment floue (et même moi, je ne suis pas bien sûr de comment l’utiliser). J’y pense par comparaison avec un mouvement analogue qui a amené à la fondation de Métal Hurlant dans les années 1970 et qui a porté, dans les décennies suivantes, une partie du monde du fanzinat (Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe, Jean-Christophe Menu, Mattt Konture, Max, Luz, font partie des auteurs récents qui ont su mêler dans leur oeuvre souvenir du fanzinat et amour de la scène rock). Ce sont des dessinateurs dont l’un des moteurs du rassemblement (autour d’un fanzine, d’une association, d’une maison d’édition, d’une communauté sur le net) est un goût pour le rock qu’ils cherchent en plus à exprimer dans leurs travaux. Ce qui passe le plus souvent non par une uniformisation des styles, mais par des références à des thèmes communs : les concert et la musique, évidemment, mais aussi d’autres aspects périphériques de la culture rock, comme le lien avec le cinéma de série B et les films d’horreur dans le cas du punk qu’affectionne Tanxxx. On passera bien sûr sur le jeune label KSTR de Casterman où la notion revendiquée « d’esprit rock » est plus un concept commercial qu’une réalité, puisqu’il ne s’établit sur aucune communauté de dessinateurs fidèles. Mais au fil de revues, d’albums, d’auteurs particulièrement efficaces, on voit resurgir occasionnellement ce qui pourrait être une « BD rock », réunissant à la fois un public de fan de BD et de fan de rock. La puissance communautaire (rassembler un public de fans fidèles qui se reconnaissent et s’apprécient autour de références communes) de certains courants du rock comme le métal ou le punk joue ici un rôle fédérateur important.

Il est souvent difficile de trouver des artistes qui revendiquent jusqu’au bout le concept de BD rock, c’est-à-dire qui non seulement traitent dans leurs albums ou travaux de thématiques précises, mais en plus s’intègrent au monde du rock, ou cherchent à traduite, dans leurs dessins, les émotions transmises par la musique. Si bien qu’il s’agit le plus souvent d’une mode passagère et que les dessinateurs passionnés de rock prouvent, fort heureusement, qu’ils sont capables de produire autre chose et d’évoluer. Dans le cas de Tanxxx, pourtant, l’idée semble alléchante de tisser un lien solide entre la culture rock et son travail de dessinatrice. Même si, là encore, il ne se réduit pas à cela.
Son travail de graphiste rocken est un bon exemple, où dessin et musique se trouvent concrètement mêlés, puisque l’affiche doit exprimer le contenu du concert, pour attirer un public qui sache s’y reconnaître. Plus, peut-être, que dans d’autres domaines de l’illustration, l’affiche rock s’est affirmée comme un art autonome, avec ses codes et ses maîtres ; parce qu’il réalise les affiches, les pochettes de disques, les flyers, le graphiste est l’un des acteurs incontournable de la culture rock. Le festival Rock en Seine propose d’ailleurs depuis 2009, en marge des concerts, des expositions de dessinateurs. Tanxxx explique à propos de sa collaboration avec le sérigraphe Brazo Negro : « Nous aimions la musique et la sérigraphie, et il n’y avait pas meilleur moyen de combiner les deux. ». Elle s’est aussi formée auprès de Guy Burwell (http://www.guyburwell.com/) et s’est intégrée à la communautés des affichistes rock dont elle cite de nombreux artistes dans une interview donnée sur le blog Crewkoos (pour ceux que le sujet du graphisme rock intéresse, le blog de Crewkoos fourmille d’informations sur le sujet). Elle décrit ainsi la manière dont elle voit les spécificités de l’affiche rock : « Pour le poster rock en particulier, bien évidemment l’inspiration vient du groupe lui même, il peut avoir une identité visuelle forte, ce qui est soit une facilité soit un piège monumental, mais la plupart du temps j’écoute le groupe et j’essaie de retranscrire l’ambiance générale de sa musique. ». Tanxxx réalise les affiches pour les concerts en France du groupe canadien NomeansNo, qu’elle fait apparaître dans son album Rock, Zombie.

Tanxxx et la bande dessinée

Si Tanxxx reste avant tout une illustratrice, plus à l’aise dans les dessins uniques, les amateurs de bande dessinée peuvent également apprécier son travail dans plusieurs ouvrages. Tout d’abord dans des artbooks, mode classique de diffusion des illustrateurs : deux ont parus aux éditions Charrette en 2006-2008 (http://editions.charrette.free.fr/). Elle a d’ailleurs participé, chez ce même éditeur, à un album collectif en hommage à Popeye en 2010. Plus récemment, un autre éditeur, le Potager moderne, a édité un portfolio au tirage limité intitulé Tanxxx girls.
C’est en réalité dès 2005 que Tanxxx se lance dans la bande dessinée en publiant chez les Requins Marteaux Rock, Zombie. Court album, il part d’un principe très simple : Tanxxx se rend à un concert de son groupe préféré dont elle vient de dessiner l’affiche, NomeansNo, lorsque le public du concert se transforme progressivement en une armada de zombies affamés. Sorte d’hommage personnel au cinéma bis, qui regorge de ce type de scénario zombiesque qui n’ont d’autre intérêt que de voir des humains massacrer des morts-vivants, et inversement, Rock, Zombie, pour être le premier album de Tanxxx, multiplie les clins d’oeil à sa double expérience de graphiste et de public rock. On peut lire la suite de cet album, réédité depuis, sur le site de Tanxxx sous le titre Faire danser les morts. (Au passage, je signale aux fans de cinéma bis que Hard rock zombies est aussi le titre d’une comédie musicale de 1984 dont je vous invite à lire la critique sur Nanarland, ou même à le voir pour les plus curieux/téméraires d’entre vous). Il suffit de regarder les pochettes des disques des groupes de hard rock Iron Maiden ou Black Sabatth pour comprendre que rock et film d’horreur ont fait partie d’une culture commune, dont le graphisme était la meilleure expression. Par la suite, Tanxxx continue de nourrir ses albums des mêmes références croisés au rock et aux films d’horreur, comme le montre la couverture Double Trouble sorti en 2007 aux Enfants Rouges, qui reprend en partie des strips retravaillés du blog Des croûtes aux coins des yeux, et d’autres illustrations inédites mettant en scène Tanxxx elle-même et certains de ses personnages récurrents : le chat Burzum, Tom de NomeansNo, ou l’inimitable madame Putois que l’on retrouve dans El Coyote. Enfin, Tanxxx se prête parfois au jeu que lui suggère un scénariste : dans Neuf pieds sous terre, paru fin 2010 aux éditions Six pieds sous terre, elle cosigne avec Loïc Dauvillier un délicieux et malin petit conte macabre qui raconte les mésaventures d’un chat suicidaire qui meurt à la fin de chaque chapitre avant de ressusciter au début du suivant. Plusieurs revues accueillent aussi les histoires de Tanxxx : notamment Le Psikopat, L’Echo des savanes et Sierra Nueva des Requins Marteaux. Elle y développe ce même univers à la fois drôle et macabre, inspiré par un certain cinéma d’horreur.
A entendre évoquer les maisons d’éditions sus-cités, l’amateur averti de bandes dessinées remarque de la part de Tanxxx un certain tropisme vers l’édition alternative : Charrette, le Potager Moderne, les Enfants Rouges, sont de petits éditeurs. Six pieds sous terre et les Requins Marteaux le sont certes un peu moins, mais n’en sont pas pour autant des éditeurs grand public. Les Requins Marteaux, même, représente tout un héritage du fanzinat underground (et se montre finalement assez proche de l’esprit décadent, non-conformiste et ironique du mouvement musical punk par sa ligne éditoriale) dans lequel on ne s’étonne pas de trouver Tanxxx. Plus récemment, elle s’est liée à plusieurs projets d’édition alternative situées bien à l’écart des grandes machines de l’édition de BD, comme la jeune maison d’édition Même pas mal, par laquelle elle édite plusieurs illustrations (http://meme-pas-mal.fr/). Même pas mal accueille dans son catalogue de nombreux autres blogueurs amateurs d’humour noir (Goupil Acnéique, Pixel Vengeur, Abraham Kadabra) ou de rock (Cha). Certains de ces projets se développent d’ailleurs uniquement en ligne. Tanxxx participe ainsi au webzine El Coyote (dans lequel on retrouve ses collègues Cromwell, Rica et d’autres encore) et à la bédénovela de Thomas Cadène Les autres gens dont je vous donne régulièrement des nouvelles sur ce blog. Vous l’aurez compris : les occasions de lire Tanxxx ne manquent pas.

A côté de ses nombreux projets dans l’édition alternative et la diffusion en ligne, Tanxxx s’est fait connaître d’un public plus large lors de la publication d’Esthétiques et filatures, scénarisé par Lisa Mandel, dont je vous parlais dans un ancien Parcours de blogueur. L’album, paru en 2008 dans le label KSTR de Casterman, a fait partie de la sélection officielle d’Angoulême lors du FIBD 2009, sans pour autant recevoir de prix à cette occasion. Cette nomination a pu servir de tremplin à l’album qui reçut, cette même année 2009, le prix Artémisia (pour la promotion des femmes auteurs de bande dessinée).
Tanxxx n’est pas elle-même scénariste au long cours et il me semble que c’est bien dans cet album qu’elle a pu développer au maximum ses compétences de dessinatrice de bande dessinée, tout au long d’une histoire longue et complexe qu’elle n’aurait pas su mener seule (les histoires qu’elle a scénarisé jusque là s’aventurant rarement au-delà de l’anecdote). Lisa Mandel avait depuis longtemps en tête le scénario d’Esthétiques et filatures et a voulu le confier spécialement à Tanxxx, qu’elle voyait comme une des dessinatrices les plus à même de restranscrire l’ambiance voulue pour l’histoire. C’est un récit contemporain qui voit se croiser deux femmes : Marie, une jeune lesbienne caractérielle qui fuit la colère de son père et Adrienne, trentenaire blonde paumée dont le vernis de normalité va peu à peu craquer sous l’influence de la fugitive. On y retrouve des thèmes déjà présents dans d’autres albums de Lisa Mandel : l’homosexualité, la violence des rapports humains, l’impossibilité à devenir adulte… Ils sont traités de manière délicate, à la marge d’un scénario de roman noir aux ressorts surprenants (les amateurs de Lisa Mandel connaissent son art du rebondissement inattendu). Et c’est assez plaisant de se dire que la scénariste a accepté de prendre le risque de confier une de ses histoires à une dessinatrice dont le style est à l’opposé du sien. L’album est réussi, au moins dans cette fusion de deux styles autonomes, l’un narratif, l’autre graphique.
Sans doute est-il temps, justement, de parler du style graphique de Tanxxx, qui reste cohérent des affiches aux albums en passant par le blog (quoique logiquement un peu plus relâché dans ce dernier). Tanxxx est une spécialiste du noir et blanc et ne se risque que très peu vers la couleur. Les effets d’ombre et de lumière qu’elle parvient à donner installent d’emblée une ambiance sombre et lourde. On la rapproche souvent, d’interviews en interviews, de maîtres de l’underground américain contemporain qu’elle admire et chez qui elle semble avoir appris la gestion des noirs et blancs ainsi que le goût des déformations physiques expressives : Charles Burns (Black hole), Daniel Clowes (Ghost world), les frères Hernandez (Love and rockets). Surtout faut-il dire qu’elle s’approprie leur style glauque au sein de son propre univers, plus humoristique et moins désespéré. Loïc Dauvillier, dans Neuf pieds sur terre, exploite malicieusement le goût du noir et blanc et la puissance des ombres chez Tanxxx puisque, au fur et à mesure que le chat meurt et ressuscite, encore et encore, le style graphique change au cours de l’album, le noir envahissant progressivement la ligne claire initiale. Dans Esthétiques et filatures, le style de Tanxxx assure une grande partie de l’ambiance et fait passer sans accrocs certaines ficelles du scénario où le risque de pathos ou de ridicule était parfois grand : dès qu’il est question de violence, de sexe ou de toute autre émotion forte, le dessin de Tanxxx s’impose,plus grave que dans ses autres travaux, mais souvent très posé voire virtuose dans des pleines pages savamment composées qui nous rappellent qu’elle est d’abord une illustratrice au graphisme sans concession.

Pour en savoir plus :

Webographie :
Site internet : http://www.tanxx.com/
Blog Des croûtes au coin des yeux
Webzine El Coyote
Interview sur le blog CrewKoos
Interview au FIBD 2009 avec Lisa Mandel lors de la sortie d’Esthétiques et filatures
Interview à Bodoï lors du prix Artémisia pour Esthétiques et filatures.

Bibliographie :

Rock, Zombie, Les Requins Marteaux, 2005
Tanxxx, Editions Charrette, 2006
Double Trouble, Les Enfants Rouges, 2007
Tanxxx2, Editions Charrette, 2008
Esthétiques et filatures, Casterman, 2008 (scénario de Lisa Mandel)
Neuf pieds sous terre, Six pieds sous terre, 2010 (avec Loïc Dauvillier)

Published in: on 24 janvier 2011 at 15:06  Comments (2)  

Baruthon 12 : Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010

Nous voilà arrivé à la fin de notre marathon-Baru entamé en février dernier suite à l’annonce de la remise du Grand Prix du festival d’Angoulême à Baru. 12 mois pour 12 oeuvres patiemment lues et étudiées, qui, toutes ensemble, forgent la personnalité artistique de celui qui, dans deux semaines et pour quelques jours, présidera la 38e édition du FIBD. Je vous laisse consulter le site du Festival d’Angoulême pour toutes les informations concernant la manifestation (http://www.bdangouleme.com/). Quelques liens directs sur les articles directement consacrés à Baru : une interview en deux parties (partie 1, partie 2 et partie 3) ; la présentation de l’exposition « Le Rock à Baru », qui donnera lieu à un disque de trente-et-un titres de rock’n’roll pré-1960, spécialement choisis par Baru ; une vidéo de présentation du « président Baru ».

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé
Baruthon 11 : Pauvres Zhéros

Fantaisie nostalgique

A quelques mois du festival, Baru a sorti son dernier album, Fais péter les basses, Bruno !, chez Futuropolis. L’occasion, peut-être, pour de nombreux lecteurs de découvrir un auteur relativement discret et bien moins connu que les présidents l’ayant précédé (quoique la présence de Blutch l’année précédente relevait de la même volonté de mettre sur le devant de la scène de talentueux auteurs de l’ombre). Paradoxalement (je ne sais si l’album était prévu avant la nomination), Fais péter les basses, Bruno ! n’est pas représentatif du reste de l’oeuvre de Baru. Au contraire, il semble annoncer de nouveaux thèmes et l’auteur y emploie une esthétique qui s’écarte sensiblement du réalisme auquel il s’était contraint jusque là. Certes, il ne s’agit pas d’une révolution complète, et les grands thèmes « barusiens » sont tout autant présents. Mais l’impression que j’ai eu en lisant l’album était que l’obtention du Grand Prix, reconnaissance susceptible de marquer l’apogée d’une carrière, n’avait pas poussé Baru à cesser toute expérimentation. Cette capacité à mettre en danger son propre style, ses propres codes, à s’adresser à d’autres sphères culturelles, à se lancer des défis et à s’y tenir, que j’avais déjà pu déceler dans d’autres albums, est maintenu. Je ne vais pas reprendre ici une énumération fastidieuse, mais Baru avait déjà croisé son champ d’investigation initial, la fresque sociale, avec des genres très marqués comme la science-fiction (Bonne année) ou le récit d’enfance (Les années Spoutnik).
Même logique ici avec ce nouvel album qui est un étrange croisement entre l’univers classique de Baru et un genre bien spécifique : le polar à la française. D’autant plus spécifique que Fais péter les basses, Bruno ! se présente d’emblée comme un hommage à une période particulière du cinéma français, les années 1960-1970, dont l’oeuvre la plus emblèmatique est Les tontons flingueurs (1963). Cette période vit fleurir (peut-être jusqu’au Buffet froid de Bertrand Blier en 1979), des films de gangsters flirtant plus ou moins avec la parodie, parfois adaptés de romans policiers souvent tout à fait sérieux (Les tontons flingueurs, adapté de Grisbi or not Grisbi d’Albert Simonin), dans d’autres cas, des créations purement burlesques (Le Grand blond avec une chaussure noire d’Yves Robert relève encore de la même veine en 1972). Dans une logique de contrepied qui eut lieu selon les mêmes modalités et à la même époque dans le genre du western avec les westerns-spaghettis italiens, ces films hautement référentiels succédaient, voire se mélangeaient, à une période riche en polars (tout à fait sérieux et respectueusement classiques, cette fois : Touchez pas au grisbi en 1954 et Mélodie en sous-sol en 1963, pour ne donner que quelques exemples), en conservaient les codes narratifs et très souvent les acteurs (Jean Gabin et Lino Ventura surent ainsi jouer de l’image qu’ils s’étaient eux-mêmes forgés dans les années 1950), mais ajoutaient à l’intrigue des bons mots ou des situations loufoques, ou, très intelligemment, surjouaient des stéréotypes. Pour moi, les plus réussis de ces films restent ceux qui parviennent à être drôles sans trahir l’esprit initial du polar, apportant ainsi au spectateur une double satisfaction. Michel Audiard reste le dialoguiste symbolique de la période par le « parlé » qu’il avait imaginé, sorte d’argot poétique et percutant : s’il savait se montrer autant à l’aise dans des polars sérieux que dans des comédies, sa carrière de réalisateur reste un peu plus faible car trop répétitive à mon goût.

Dans l’album de Baru (rassurez-vous, Phylacterium est encore un blog sur la BD et pas sur le cinéma!), la référence se veut directe dès la page de garde où il est dit « cet album est un hommage à… suivant une liste de noms cryptés parmi lesquels on peut reconnaître Georges Lautner, Michel Audiard, Lino Ventura, Bernard Blier, et consorts : là où, dans les deux autres « hybridations » citées, il s’agissait surtout de s’approprier un genre, Baru choisit ici d’assumer franchement ses sources d’inspiration. D’ailleurs, l’album est franchement une comédie, alors que, jusque là, le rire n’était pas chez lui le moteur principal de l’intrigue. Ce qui ne veut pas dire pour autant que Baru se trahit lui-même, pour deux raisons. (trois en fait, car dans le fait, une première raison me saute inopinément aux yeux : Baru fait ce qu’il veut, et peut tout à fait aller à l’encontre de son propre univers s’il en a envie : les lecteurs grognons s’en plaindront, mais certains sauront apprécier) D’abord apparaît une logique de cycles. Il y a d’abord eu, de 1984 à 1990, un cycle ancré dans l’adolescence ouvrière et immigrée dans les années 1960. Puis, d’une façon relativement naturelle, Baru a commencé à se pencher sur le problème des banlieues dès 1995 pour s’en emparer plus franchement dans les années 1998-2006. En 2009, cependant, il a tenté une première incursion du côté du roman noir et du polar en adaptant Pauvres Zhéros de Pierre Pelot chez Casterman. Si ce premier essai a pu paraître circonstanciel, lié à un projet pour une collection, peut-être annonçait-il en réalité le début d’un cycle tourné vers l’univers du polar, sous ses formes les plus sombres comme les plus joyeuses. D’autant plus que, si l’on devient précis et que l’on jette un regard en arrière, Baru s’était déjà permis d’emprunter des éléments narratifs aux romans et aux films policiers, comme une manière d’installer une intrigue suivie et un suspens : dans L’autoroute du soleil survient une question de trafic de drogue qui voit intervenir la police, tandis que dans L’enragé, qui précède directement Pauvres Zhéros, l’histoire, faite de flash-backs, est racontée depuis un tribunal où le personnage principal est accusé de meurtre (et, pour le dénouement, le fil policier s’avèrera essentiel). Et puis, l’autre raison de l’absence de réelle trahison est dans l’intrigue de Fais péter les basses car… vous allez comprendre.

Une drôle d’hybridation : immigré barusien rencontre truands lautneriens

Revenons-en à l’intrigue. Ou plutôt aux intrigues. Car Fais péter les basses se compose de deux intrigues. L’intrigue policière d’abord : Zinedine, un jeune gangster tout juste sorti de prison contacte Fabio, ancien de la profession, désormais rangé des voitures, pour un dernier coup : un fourgon de la Brinks sans escorte, avec 7 ou 8 millions à la clé. Par esprit sportif plus que par l’appât du gain, Fabio accepte et remonte pour le casse son ancienne équipe : Paul et Gaby, le « Picasso des explosifs ». Comme le lecteur peut dès le départ sans douter, rien ne va se passer comme prévu et, de trahisons en quiproquo, les différents protagonistes vont se livrer à une lutte échevelée entre « vieux de la vieille » et « petits jeunots ». Difficile de ne pas y voir un hommage aux nombreux films où un vieux truand à la retraite reprend du service le temps d’un « dernier coup » (Gabin dans Mélodie en sous-sol, Ventura dans Les tontons flingueurs. Gabin a plus d’une fois endossé ce rôle.). Le scénario est construit comme une suite de rebondissements qui enchaînent les étapes narratives habituelles : réunion de l’équipe de part et d’autre, déroulement méthodique du « plan », course-poursuite derrière les millions qui passent de main en main. Baru fait preuve d’une forme d’érudition à l’égard du cinéma auquel il souhaite rendre hommage, multipliant non pas tant les allusions directes que les scènes clés reconnaissables par les amateurs du genre (quoique Fabio ait un petit air de Ventura…).
A cette première intrigue, la plus évidente et la plus classique, s’en ajoute une deuxième. Le lecteur suit le périple de Slimane, un jeune africain prodige du football, qui s’introduit illégalement en France avec l’espoir de devenir champion et finit, bon gré mal gré, par être mêlé au casse décrit plus haut et n’arrange pas les affaires des deux équipes en présence. Les lecteurs attentifs du blog auront reconnu des thématiques purement « barusiennes », s’ils me permettent le néologisme : le jeune sportif immigré (ou d’origine immigrée) tentant tant bien que mal de se faire une place en France (thématique de Le chemin de l’Amérique et de L’enragé). Alors bien sûr, dans un album de Baru classique, le destin de Slimane aurait été tout tracé : rencontrant petit à petit le succès, il aurait fini par être rattrapé par ses origines étrangères. Sauf que cette fois, Baru a choisi de surprendre, et le jeune Slimane ne connaîtra pas le même sort que Saïd Boudiaf ou Anton Witkoswsky. Pris dans une intrigue qui le dépasse, son sort n’est guère plus enviable car, là où les deux autres héros-sportifs étaient à amener à faire preuve de volontarisme et à exprimer leur talent, Slimane ne pourra compter que sur la chance et le hasard. Paradoxalement, et malgré la tonalité comique générale de l’album, les parties qui concernent le prodige immigré sont moins optimistes que ce à quoi Baru nous avait habitué.
Le croisement de deux intrigues est un défi difficile à mener et, dans Fais péter les basses, Bruno, une impression de décalage perturbe parfois la lecture ; l’impression que les deux intrigues ne sont pas parfaitement imbriquées mais simplement juxtaposées. Ce sera là ma principale réserve par rapport au dernier album de Baru : mener de front deux propos (qui plus est un propos léger et un plus grave) n’est pas sans risques et, dans le cas présent, l’aventure de Slimane m’a semblé souffrir de quelques interférences.

Baru l’expérimentateur entreprend aussi, par rapport à ses albums précédents, deux évolutions esthétiques qui se justifient clairement par le statut « d’hommage » : pastichant les polars-comédies à la française, nous le surprenons à travailler sur l’humour et les stéréotypes.
L’humour n’est bien sûr rarement loin chez Baru. Mais souvent est-il disséminé par petites touches, contrepoint à un propos plus grave et plus profond. Ici, Baru n’hésite pas à utiliser de grosses ficelles de comédie : des situations rocambolesques, des quiproquos absurdes, des personnages d’idiots accomplis. Le comparse de Zinedine, José, est un véritable imbécile dont le rôle principal dans l’histoire est de faire échouer, par négligence, les plans bien huilés de son patron (il fait parfois penser à Jean Lefebvre dans Les tontons flingueurs). C’est sur le plan de l’utilisation de stéréotypes que Baru innove le plus. J’entends par « stéréotypes » l’emploi de personnages dont le caractère apparaît d’emblée au lecteur, entier et peu sujet au changement, en référence à des codes propres à certains genres, ou à d’autres oeuvres. Dans ses précédents albums, par une forme de tension vers le réalisme, il préférait les personnages tout en nuance : ni vraiment bon, ni vraiment méchant, ni vraiment sympathique, ni vraiment antipathique. A ce titre, les différents protagonistes de L’enragé avaient tous leur face noire. Avec Pauvres Zhéros, Baru avait été contraint (par le scénario), de manier ce même type de stéréotypes du roman noir : la brute, l’idiot, le politicien véreux. Ici, les stéréotypes, comme hommage, sont franchement assumés et chacun des personnages (ils sont présentés sur la couverture) correspond à un « type » cinématographique : le vieux beau, le jeune impulsif et sans moralité, l’idiot innocent, le gorille silencieux… Le seul qui échappe à cette règle est Slimane, peut-être justement parce que lui vient de l’univers de Baru. Les autres personnages sont comme directement importés (non sans quelques adaptations) de la source première de l’auteur.
Au final, Fais péter les basses, Bruno ! ressemble à une joyeuse fantaisie nostalgique, légère et bourrée de références, dans laquelle Baru s’amuse, lui aussi, à étonner son lecteur.

2010, année Baru ?

Fais péter les basses Bruno marque la fin d’une année 2010 qui aura été « l’année Baru », certes avec une certaine discretion caractéristique à cet auteur, mais non sans quelques moments forts (le plus fort étant encore à venir : sa présidence du festival d’Angoulême).

Il fallait s’attendre, après l’annonce du Grand Prix 2010, à un phénomène éditorial autour de Baru. On n’oubliera pas que le parcours éditorial de Baru se caractérise, en 25 ans de carrière, par des changements fréquents d’éditeurs ; ainsi est-il passé successivement entre les mains de Dargaud, Futuropolis période Robial, Albin Michel/L’Echo des savanes, Casterman, Dupuis. Fais péter les basses, Bruno n’est pas, en apparence, son premier album sous le nom de « Futuropolis », mais c’est en revanche sa première collaboration pour un album long avec le « nouveau Futuropolis » tel que relancé par l’alliance Gallimard/Soleil Productions depuis 2004 (il avait aussi participé, pour une histoire courte, au recueil Le jour où…). Avant 2010, les albums de Baru avaient été successivement réédités au fil de ses changements d’éditeurs : j’en veux pour exemple Quéquette blues, son premier album, qui a connu trois éditions différentes au fil des décennies : Dargaud (1984), Albin Michel (1991), Casterman (2005). Dans les années 2000, les rééditions de l’oeuvre de Baru étaient surtout l’affaire de Casterman avec qui il travaille depuis le début des années 1990. Récemment, la maison belge avait réédité, sous la forme d’intégrale, L’Autoroute du soleil (2008), le recueil Noir (2009), Les Années Spoutnik (2009) ; courant 2010, après le FIBD, elle avait ajouté à son catalogue une réédition du Chemin de l’Amérique (qui, en effet, manquait), devenant ainsi la maison d’édition la plus complète sur l’oeuvre de Baru.
Que pouvait-il rester à d’autres éditeurs ? Comme on pouvait le prévoir, 2010 a vu se réveiller d’autres éditeurs que Casterman. Ce qui, finalement, est loin d’être un mal puisqu’à la veille de son festival, l’intégralité de son oeuvre est disponible dans des rééditions de moins de deux ans, à trois exceptions prêts : La communion du Mino (Futuropolis, 1986), Cours camarade (paru à l’origine chez Albin Michel en 1988) et Sur la route encore (paru à l’origine chez Casterman en 1997). Il ne s’agit pas là des trois oeuvres les plus importantes de Baru, et le statut de « brouillon de L’Autoroute du soleil » attaché à Cours camarade peut expliquer l’absence de rééditions. Quels éditeurs en 2010, donc ? Dupuis a naturellement réédité dans une intégrale L’enragé qui figurait déjà à son catalogue, dans la collection Aire Libre. Futuropolis nouvelle version est également allé fouiller dans le catalogue de l’ancien Futuropolis pour ressortir Vive la classe (et pas La communion du Mino, étrangement). La nouvelle version de Vive la classe a été, nous annonce-t-on sur le site « revue et corrigée » par Baru. Je n’ai pas pu comparer les deux versions, mais d’après les extraits diffusés, un travail de mise en couleur intéressant a été effectué. Enfin, dernière salve de rééditions, celle des Rêveurs, qui a commencé dès avant le FIBD 2010 puisque fin 2009 paraissait La piscine de Micheville. Ces derniers mois est sorti un plus ambitieux coffret intitulé Villerupt 1966 qui réunit intelligemment Quéquette blues, La piscine de Micheville et Vive la classe, plus le documentaire Génération Baru dont je vais vous parler plus loin. La petite maison d’édition cofondée en 1997 par Nicolas Lebedel et Manu Larcenet (petite au sens où son catalogue reste assez réduit malgré ses presque quinze ans d’existence) a misé sur le thématique plutôt que sur une réédition purement circonstancielle. Le coffret rassemble en effet trois albums du premier « cycle » narratif de Baru, celui dans lequel il s’inspire de son adolescence dans une cité ouvrière lorraine, dans les années 1960. Le coffret Villerupt 1966 offre ainsi une cohérence thématique forte, une vision retrospective du monde ouvrier, qui se présente bien comme une fiction, et non comme du documentaire. Avec le recul, on se rend compte que cette première période de la carrière de Baru (1984-1987) dans laquelle son art narratif était encore en perfectionnement, et son style gardait encore une puissance expressionniste qu’il s’est attaché à retenir davantage par la suite, a donné naissance à la partie la plus crûment personnelle de son oeuvre. Le choix des Rêveurs n’est pas sans résonance politique, et nous verrons comment le FIBD 2011 gère cette caractéristique de Baru qui n’a jamais hésité à exprimer son respect de l’idéal social communiste : évoquer en 2010 le monde ouvrier des années 1960 (qui entame à cette date un long déclin tant matériel que politique), c’est faire revivre une culture passée, mais qu’on aurait tort de ne considérer que comme un archaïsme dépassé dont il n’y a plus rien à apprendre.

Mais il me semble déjà que l’une des expos du FIBD 2011 s’intitule cryptiquement DLDDLT (Debout les Damnés De la Terre), et qu’elle s’accompagnera d’une statute de Lénine. Baru nous rappelle ici qu’une partie de la culture ouvrière (au moins « sa » culture ouvrière) s’enracine dans l’idéologie communiste. De même que José Munoz avait tenu, en 2008, à ne pas centrer l’exposition « Grand prix » sur lui-même mais sur l’Argentine, Baru fait le choix de présenter le monde ouvrier (je me fie ici à la description donnée sur le site du FIBD). La mise en scène sociale aura donc pleinement sa place et on n’en attendait pas moins de Baru. En espérant qu’aucun oiseau de mauvais augure ne viennent sériner que la bande dessinée n’a pas à s’occuper de politique. Mais j’espère que le débat est depuis longtemps trancher.

Les deux derniers choix de Grand Prix, en 2009 et 2010, semblent s’être basés sur des critères d’exigences : Blutch et Baru sont deux auteurs « à contre-courant » au sens où ils restent assez peu connu du grand public. L’expo Blutch avait permis de rapprocher bande dessinée et art plastique ; le festival-Baru sera placé sous des augures politiques, et ce malgré le fait que le FIBD reste le plus grand marché de bande dessinée de France et que la dimension commercial du médium prévaut largement dans la représentation qui en est faite. Un semble d’équilibre est ici recherché. Baru comme Blutch bénéficient (me semble-t-il), d’une forte reconnaissance de leur pairs pour leur choix radicaux. Baru a enseigné aux Beaux-Arts de Metz le dessin (et non la bande dessinée, lui-même insiste sur ce point) jusqu’en 2010. Dans son cas, l’évidence s’impose d’autant plus qu’il est désormais parmi les auteurs les plus primés du festival d’Angoulême (dont le jury est composé par d’autres auteurs, si je ne m’abuse). Petit rappel : il reçoit dès 1985 le prix du premier album pour Quéquette blues. Puis, ce sera deux Alph-Art du meilleur album, collectif en 1991 (avec Jean-Marc Thévenet pour Le chemin de l’Amérique) et en solo en 1996 (pour L’Autoroute du soleil). Au FIBD 2010 était présenté un documentaire intitulé Génération Baru, réalisé par Jean-Luc Muller et présenté à l’origine au festival du film italien de Villerupt (en Lorraine, région natale de Baru). Et puis le Grand Prix en 2010 est venu confirmer cette reconnaissance.
On peut donc dire que la nomination comme Grand Prix en 2010 a eu l’effet qui était, je le suppute, attendu : donner au public les moyens de découvrir un auteur mal connu mais respecté et admiré par le reste de la profession pour son oeuvre rigoureuse au moyen de multiples rééditions et expositions. J’ignore si cette « année Baru » aura eu un quelconque impact sur les ventes d’album et la notoriété du dessinateur que nous avons accompagné le temps d’un Baruthon. Si elle a marqué l’apogée du carrière, espérons secrètement qu’à 64 ans, Baru réalise encore d’excellents albums.

Pour en savoir plus :

Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010
Site de Futuropolis sur la réédition de Vive la classe
Site des Rêveurs sur Villerupt 1966
Présentation du documentaire Génération Baru de Jean-Luc Muller, avec quelques extraits
Présentation de l’expo DLDDLT au FIBD 2011

Published in: on 14 janvier 2011 at 09:08  Laissez un commentaire  

Baruthon 11 : Pauvres Zhéros, Casterman, 2008 (d’après Pierre Pelot)

Pour l’avant-dernier épisode de ce Baruthon, un petit détour par le dernier album de Baru avant sa nomination en tant que Grand Prix du FIBD 2010 : l’adaptation en bande dessinée du roman noir de Pierre Pelot Pauvres Zhéros au sein de la collection Rivages/Casterman/Noir. L’occasion d’aborder rapidement le rapport intéressant de Baru à la littérature.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé


Rivages/Casterman/Noir : une collection


Commençons, comme toujours, par une brève évocation de la collection dans laquelle se situe Pauvres Zhéros. Nous avions déjà vu Baru, avec L’Enragé, pénétrer une des collections contemporaines à vocation littéraire de l’édition belge, la fameuse collection Aire Libre de Dupuis. Pauvres Zhéros est un album de la collection Rivages/Casterman/Noir lancée en 2008. Pour mémoire, Aire Libre date de 1988 : dans les décennies 1990 et 2000, nous sommes bien dans le contexte de reconversion des éditeurs belges vers la bande dessinée adulte. La double spécificité de Casterman est que d’une part cette reconversion a commencé dès 1978 avec (A Suivre) (et nous avons eu l’occasion d’y croiser Baru à plusieurs reprises) et que d’autre part elle se fait selon une rhétorique esthétique et commerciale spécifique : le rapprochement avec la littérature (on se souvient des « roman » à suivre). La formule marche d’autant mieux en cette fin des années 2000 que le concept de « roman graphique » a été importé à merveille des Etats-Unis, même s’il a, chez nous, beaucoup moins de sens que le graphic novel peut en avoir dans un univers anglo-saxon dominé par les comic strips et comic books. En France et en Belgique, le format album, puis sa évolution vers la « densité romanesque » (c’est-à-dire sortant du format 48 CC) n’a pas attendu l’invention d’un supposé et pompeux « roman graphique » pour émerger. Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis, de véritable rupture au sein du système commercial.
Revenons-en à Rivages/Casterman/Noir. Il s’agit, après les « romans (A Suivre) » et la collection Ecritures d’une nouvelle tentative de faire naître des oeuvres d’un dialogue entre bande dessinée et roman. Mais l’initiative n’en revient pas uniquement à Casterman qui vient ici se greffer sur un projet né dans l’édition littéraire. A l’origine se trouve la collection Rivages/Noir fondée par François Guérif en 1986 au sein de la maison d’édition Rivages (1984). Si cette dernière, tenue par Edouard de Andréis, est d’abord généraliste, sa collection Rivages/Noir devient très vite une des principales collections de romans policier, en particulier de « romans noirs » qui connaissent alors un important développement, en France et aux Etats-Unis. Rivages/Noir fait notamment connaître en France James Ellroy et lance notamment Hugues Pagan. Rivages s’inspire ici en partie de Gallimard qui, depuis 1945, a connu plusieurs succès dans cette déclinaison du polar grâce à sa collection Série Noire : faire découvrir des auteurs étrangers et lancer des auteurs français.
En 1991, Rivages est racheté par Payot qui devient alors Payot & Rivages. La collection Rivages/Noir survit à cette fusion et continue de jouer un rôle important dans le domaine du roman noir. En 2008, l’association entre Payot & Rivages et Casterman donne naissance à la collection Rivages/Casterman/Noir. Difficile de ne pas inscrire ce rapprochement dans le cadre de l’intérêt nouveau que les maisons d’édition traditionnelle portent à la bande dessinée depuis deux décennies. Le constat est parlant : dans le secteur de l’édition, la bande dessinée est une des rares branches (avec la littérature pour la jeunesse) à parvenir à éviter la crise. En d’autres termes, la bande dessinée fait vendre, et ce n’est pas par hasard si Hachette a racheté récemment les droits d’Astérix pour se relancer dans l’édition de bande dessinée grand public.
Les ambitions affirmées par la collection Rivages/Casterman/Noir vont au-delà du seul enjeu commercial. Voyons ce qui est dit : « Rivages/Casterman/Noir a pour ambition de réunir les meilleures dessinateurs et adaptateurs pour des oeuvres choisies, en fonction, bien sûr, de leur impact visuel. ». Il s’agit de donner une seconde vie aux romans Rivages/Noir en les faisant adapter en bande dessinée par des dessinateurs connus : la vente se fait tantôt sur le nom du dessinateur (pour les amateurs de bande dessinée), tantôt sur le nom du romancier (pour les amateurs de polar). Le rapprochement BD/polar obéit aussi à la proximité vue comme naturelle entre les lecteurs de ces deux types d’ouvrages (littérature de genre et bande dessinée ont souvent, dans l’imaginaire collectif, le même lectorat). Moins prosaïquement, Casterman parvient à nouer des relations nouvelles, plus saines, entre bande dessinée et littérature, du moins lorsque l’adaptation est réussie et n’est pas qu’une simple « retranscription graphique » du roman. Toute adaptation de romans en bande dessinée est un véritable défi esthétique pour le dessinateur qui doit jongler entre l’esprit de l’oeuvre originale et son propre style. Parmi les premiers titres, on note Pierre qui roule de Donald Westlake par Lax, Shutter Island de Denis Lehane par Christian De Metter et le Pauvres Zhéros de Pierre Pelot par Baru. Parfois, un « adaptateur » intervient entre l’oeuvre et le dessinateur, comme Matz pour l’adaptation de Nuit de fureur de Jim Thompson par Miles Hyman. On va voir comment Baru s’en sort, lui qui se fait à la fois adaptateur et dessinateur…

Baru Noir

Avec Pauvres zhéros, Baru se risque, pour la deuxième fois de sa carrière, à suivre le scénario d’un autre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. La première fois, il s’agissait du Chemin de l’Amérique qu’il avait réalisé en collaboration avec Jean-Marc Thévenet. Ici, l’exercice est plus difficile puisque Baru reste son propre scénariste, mais prend pour base un roman de Pierre Pelot. Le résultat est en effet étonnant : on sent bien que l’histoire n’est pas 100% Baru, mais il parvient tout de même à insérer sa propre écriture derrière celle de Pelot, et à s’insérer en partie dans la logique du roman noir.
Quelques mots sur Pierre Pelot avant d’en revenir à Baru. Il est originaire de l’Est de la France, comme notre dessinateur, et commence sa carrière de romancier dans les années 1960. A cette époque, il tente aussi de percer dans la bande dessinée mais ne poursuit pas dans cette direction. Il va préferer se consacrer à la littérature dite de « genre », dans toute sa variété, puisque, débutant par des westerns en 1965 avec La Piste du Dakota (rappelons ici que ce genre est justement très en vogue dans la bande dessinée à cette époque !), il s’intéresse également au polar (Du plomb dans la neige, 1974), au roman régionaliste et fantastique (La Peau de l’orage, 1973), à la science-fiction (Parabellum Tango, 1980), et au roman historique (C’est ainsi que les hommes vivent, 2003). Pelot lui-même, toutefois, dit ne pas réfléchir en terme de genres quand il écrit, et son style intègre en effet souvent plusieurs dimensions romanesques, loin d’une conception contraignante du genre littéraire. Quant à Pauvres Zhéros, il est publié pour la première fois chez les éditions Fleuve Noir en 1982. A cette époque, le « néo-polar », formule lancée par Jean-Patrick Manchette (écrivain et critique du genre), connaît une vogue importante en France et permet de renouveler l’inspiration du roman policier français en y ajoutant une dimension sociale et pessimiste, justement d’après le modèle du roman noir américain. C’est à ce courant qu’il faut rattacher Pauvres Zhéros. Repris en bande dessinée vingt ans après, l’album possède une dimension nostalgique : le souvenir de l’âge d’or du roman noir français. D’après l’interview donnée par Pierre Pelot sur le site de Casterman, l’album résulte de la rencontre entre les deux auteurs autant que d’un choix d’éditeur.

Outre la proximité géographique entre Pelot et Baru, les histoires de Baru ne sont pas sans liens avec l’univers du roman noir. Le rapport le plus évident est la dimension sociale. Le roman noir se distingue en effet du roman policier classique par sa référence directe aux inégalités sociales, par sa critique politique explicite, et par le goût du fait divers qui est souvent le point de départ du roman. C’est avec cette ambition de privilégier le rapport à la réalité plutôt que l’intrigue et l’énigme policière que le genre émerge dans les années 1920 aux Etats-Unis, puis qu’il se redéploie cinquante ans après en France à travers les romans de Manchette, entre autres oeuvres. L’oeuvre de Baru contient elle aussi une forte dimension sociale : les héros de Baru sont des « sans-grades » chez qui l’héroïsme n’est pas inné mais vient d’une volonté de dépasser leur condition. L’utilisation des codes du genre policier rapproche aussi Baru du roman noir : l’intrigue policière est utilisée chez lui comme un moyen d’introduire un suspens, de gérer les rebondissements, mais sans être la fin en soi de l’histoire qui dépasse le simple code à briser (modèle du roman policier tel qu’on peut le trouver chez Maurice Leblanc ou Agatha Christie). A titre d’exemple, on se souviendra de la manière dont l’enquête judiciaire de L’Enragé est un pretexte pour raconter l’ascension et la chute du boxeur. Baru s’est toujours attaché à représenter les relations sociales des classes défavorisées, même dans ce qu’elles ont de plus sordides et violentes.
Dans Pauvres Zhéros, l’appel du social fonctionne très bien : l’idée du roman vint à Pelot en passant devant un orphelinat de campagne. Sans être une dénonciation des orphelinats, le roman (devenu BD) se présente comme rien de plus qu’un sordide faits divers : une jeune employée de l’orphelinat laisse s’enfuir l’un des enfants dont elle a la garde, enfant qui se trouve être un mongolien. Pelot imagine ainsi un monde clos et ses personnages tous plus inquiétants les uns que les autres : le fou du village qui croit aux extraterrestres, un feignant incapable et lâche, un directeur d’orphelinat qui joue les notables, un ancien pensionnaire de l’établissement cherchant la première occasion pour se venger. Les recherches mobilisent le village mais laissent rapidement jaillir une violence triste et tragique, jusqu’à l’explosion finale. S’attaquer à ce texte « étranger » permet à Baru d’abandonner ses propres codes narratifs : pas de récit d’apprentissage, pas de road-movie, pas de rebondissements imprévus mais plutôt un enchaînement de faits de plus en plus glauques à mesure que la vérité sur la disparition du petit mongolien se laisse découvrir. Surtout, la grande différence avec les autres albums de Baru est la noirceur. Le point commun de la plupart des récits de Baru était leur incroyable optimisme : même dans des récits très sombres (je pense par exemple à Bonne année), les héros trouvaient toujours le moyen de s’en sortir ou d’en rire, ou bien un épilogue débouchait finalement sur une fin heureuse malgré la situation catastrophique dans laquelle Baru avait mis ses personnages. C’est peut-être là ce qui surprend le plus dans Pauvres Zhéros (et c’est là que Baru s’est le mieux plié aux codes du roman noir) : on n’y trouve pas la moindre trace d’optimisme. Quand le pauvre Anastase Brémont décide d’aider la police, il est pris pour ce qu’il est et ce qu’il restera pour toujours : le bon-à-rien du village qui n’a pas les moyens de ses envies d’altruisme. Si Baru nous avait habitué à mettre en avant chez ses personnages la bonté, le sens de l’honneur, la persévérance, il respecte cette fois un monde où l’homme est soit mauvais, soit lâche, voire les deux. Et tout le village devient coupable de la disparition du pauvre garçon.
Au passage, l’univers du roman noir offre à Baru l’occasion de revenir à un style moins sage, plus proche de celui de ses débuts. Au moins depuis L’autoroute du soleil, son style expressionniste s’était assagi. Est-ce le côté extrême du roman noir qui le pousse à renouer avec un goût pour l’exagération graphique ? La première scène donne en tout cas le ton dans ce sens. Chaque personnage est une caricature qui indique instantanément au lecteur son caractère. Certes, on est loin de certains scènes de Cours camarade, sans doute l’album où Baru poussait le plus loin l’outrance. J’ai parfois regretté, durant ma lecture, que Baru ne joue pas davantage sur ce ressort graphique. Mais on sent dans son style un véritable plaisir à trouver des trognes reflétant au mieux les exigences de l’histoire, ou à jouer sur les gros plans pour mieux faire ressentir la colère, l’effroi, le désespoir.

Le terme d’adaptation s’applique très bien à Pauvres Zhéros : ce n’est ni vraiment un roman de Pelot, ni vraiment un album de Baru, mais plutôt une expérience de la part du dessinateur pour se frotter à un univers et à des codes qui ne sont pas les siens.

Baru et le roman noir

L’évocation de Pauvres Zhéros est aussi pour moi l’occasion de rappeler qu’il ne s’agit pas du premier contact de Baru avec l’univers de la littérature. D’autres passerelles existe entre le roman noir et la bande dessinée que Baru a su emprunter.
En 2000, il participe au lancement d’une collection de romans noirs illustrés par les éditions Liber Niger. Il y publie Comme jeu, des sentiers en collaboration avec Jean-Bernard Pouy, autre grand nom du roman noir des années 1980, créateur de la collection Le Poulpe (qui a elle aussi débouchée sur une adaptation en bande dessinée). Puis, toujours dans la même collection, il publie en 2004 New York, 100e rue Est avec Jean Vautrin qui a lui aussi commencé par le polar dans les années 1970. Ces deux romans s’inscrivent dans la période « banlieue » de Baru qui commence avec L’autoroute du soleil et se déploie à merveille avec Bonne année et L’Enragé. Comme jeu, des sentiers raconte en effet l’enquête d’un jeune « médiateur » de banlieue dans la cité des écrivains. Il porte sur la banlieue un regard désabusé qui n’est toutefois pas aussi glauque que la campagne de Pauvres Zhéros. Retrouver Baru comme dessinateur-illustrateur, c’est aussi une manière de découvrir une autre facette de son talent de dessinateur, de mettre en avant des décors d’habitude masquée par l’action, du moins pour qui lit trop vite Quéquette blues, L’autoroute du soleil ou Bonne année. Ce sont des instantanés pleine page de la banlieue qu’il s’amuse à peindre, propres à nous rendre une ambiance grise. La rencontre Pouy/Baru pourrait d’ailleurs mettre en perspective la vision de la banlieue chez Baru (et je regrette de n’avoir découvert cet album que maintenant !).
L’ambition artistique me paraît, dans ce projet, plus intéressante que dans la collection Rivages/Casterman/Noir. D’abord parce que l’oeuvre est originale et non une réédition adaptée, plutôt une vraie collaboration entre un écrivain et un dessinateur. Ensuite, il ne s’agit pas simplement de mettre en images un texte, mais de faire dialoguer texte et images vers un objet éditorial original et qui a tendance à disparaître, du moins dans la littérature pour adultes : le roman illustré. Par roman illustré, les éditions Liber Niger entendent un livre où une vraie place est laissée au dessinateur qui n’est pas simple illustrateur mais co-auteur à part entière. Il est dommage que cette initiative ait eu moins d’échos et de suite que celle de Casterman, certes intéressante, mais qui est davantage une transformation de la littérature en bande dessinée plutôt qu’un véritable échange entre deux modes d’expression. Pauvres Zhéros reste simplement une bande dessinée de conception relativement traditionnelle, tandis que Comme jeu, des sentiers dépasse toute définition.

Pour en savoir plus :
Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Fleuve Noir, 1982
Baru d’après Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Casterman, 2008
Jean-Bernard Pouy et Baru, Comme jeu, des sentiers, Liber Niger, 2000
Le site officiel de Pierre Pelot : http://www.pierre-pelot.fr/
Bibliographie complète et documentée de Pierre Pelot sur Ecrivosges.com
Une interview de Pelot sur le site de Casterman
Le site des éditions Liber Niger
Une lecture de Comme jeu, des sentiers sur le blog Mitchul

Published in: on 29 novembre 2010 at 18:43  Laissez un commentaire  

Baruthon 10 : L’enragé, Dupuis, 2004-2006

Avec la parution en 2004 de L’enragé chez Dupuis, dans la collection Aire Libre, Baru renoue avec un récit dense et de longue haleine, comme avait pu l’être L’autoroute du Soleil en 1995. Les 140 pages de ce nouveau récit, publiées en deux volumes, interviennent après une phase (1995-2004) plus expérimentale. L’enragé marque le lecteur parce qu’il est un récit de grande ampleur, tant esthétiquement que dans le discours qu’il porte sur notre société actuelle, préoccupation centrale de l’oeuvre de Baru. Mais là où, dans L’autoroute du soleil, primait le jeu narratif de la course-poursuite et de la quête sans but, motif présent chez lui dès les débuts, L’enragé contient un discours plus construit, plus nuancé également, et une structure moins linéaire. Au plaisir de lire une belle histoire vient s’ajouter l’invitation à réfléchir à la France du XXIe siècle.

Remarque liminaire : comme on était en droit de s’y attendre après sa nomination comme Grand Prix du FIBD d’Angoulême 2010, l’année 2010 a été riche en rééditions pour Baru. A titre indicatif, je signale pour ce trimestre la réédition par Dupuis, en un seul volume, de L’enragé dont je vous parle aujourd’hui, et l’activité de la maison d’édition les Rêveurs qui ont réédité La piscine de Micheville en début d’année et qui insistent en ce mois de novembre avec un Villerupt 66 qui réunit quelques uns des premiers albums de Baru liés au cycle de la jeunesse ouvrière dans les années 1960. J’y reviendrais en janvier.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik

Le chemin parcouru : L’enragé comme aboutissement

Je vous ai martelé tout au long de ce Baruthon la cohérence de l’oeuvre de Baru : cohérence esthétique, évidemment (du moins à partir du moment où son trait se stabilise dans les années 1990), mais surtout cohérence des thèmes, puisque chaque oeuvre est comme une nouvelle déclinaison d’obsessions identiques. L’enragé n’échappe à la règle, et peut-être encore moins que les autres. A mon sens, il est plus « classique » que les albums qui le précèdent immédiatement dans la chronologie de la carrière de l’auteur : ils se proposaient comme des exercices de style. Exercice de narration à plusieurs voix pour Sur la route encore, incursion dans le genre de l’anticipation pour Bonne année et Avoir vingt ans en l’an 2000, référence au et appropriation du récit d’enfance dans Les Années Spoutnik. Il marque au retour au récit de formation dont Baru s’était fait la spécialité dès ses débuts dans Pilote.
La proximité avec les albums précédents se lit bien évidemment dans l’intrigue principale, qui s’inspire du Chemin de l’Amérique, paru plus de dix ans auparavant. L’histoire est celle d’Anton Witkowsky, jeune fils d’immigrés polonais vivant dans une cité de la banlieue parisienne. Elève turbulent, il n’a qu’un seul désir, attisé par de petits succès à l’échelle de son quartier : devenir boxeur professionnel. Que son père le lui interdise a bien peu d’effet ; il accomplit son rêve, devient champion d’Europe, et va défier les grands champions américains. Habité par une rage de réussir insupportable, que l’on comprend comme une tentative de sortir de la condition sociale initiale de sa famille, Anton Witkowsky doit cependant affronter de multiples écueils : l’ivresse de la gloire, les pièges dressés par ses adversaires et le mépris de son père et de son ami d’enfance, Mohamed Meddadi, devenu journaliste à L’Equipe. Pour mémoire, Le chemin de l’Amérique raconte aussi l’ascension d’un jeune boxeur, français d’Algérie rattrapé par la guerre d’indépendance de 1954-1962. Si la trame et surtout le caractère des deux personnages sont différents, le point de départ est le même : l’élévation sociale par la boxe et le poids de la condition sociale dans un destin individuel. Le parallèle entre les deux albums peut nous enseigner encore beaucoup sur l’évolution de l’oeuvre de Baru, j’y reviendrais.
Cette construction, au sein de son oeuvre, d’un parallèlisme entre d’un côté l’immigration dans son rapport à la culture des années 1950-1960, particulièrement ouvrière, (Le chemin de l’Amérique) et de l’autre l’immigration dans son rapport à la culture des banlieues des années 1990-2000 (L’enragé) est un acquis de la phase de transition (1995-2002) qui sépare L’autoroute du soleil (se rappeler de la première scène où on assiste à la fin du vieux monde ouvrier) de L’enragé. Après que Baru ait consacré la première partie de sa carrière (1983-1994) à l’évocation de la jeunesse ouvrière et des décennies dites des « Trente Glorieuses », il commence à s’intéresser à la banlieue dès L’autoroute du soleil, puisque les deux héros visitent, le temps d’une émeute, la banlieue lyonnaise. Par la suite, Bonne année vient confirmer que la banlieue HLM, faite barres d’immeuble et souvent traitée dans les médias ou par les hommes politiques comme une France à part où l’insécurité et le chomage règnent sans espoir de renouveau, est le nouveau paysage de prédilection de Baru. En ce sens, Baru rappelle à ses lecteurs que du monde ouvrier historique aux banlieues pauvres modernes se dessine l’histoire des immigrés en France, réduits à la marge économique, sociale et désormais spatiale. Les problématiques d’exclusion, de précarité, de culture exclusive sont les mêmes d’un espace à l’autre et d’une époque à l’autre. Si Baru s’intéresse plus volontiers à la jeunesse de cette culture immigrée (ceux que l’on appelle souvent la « seconde génération ») et non à leurs aînés arrivés en France, c’est pour décrire son aspiration profonde à justement sortir d’une condition originelle insupportable. C’est cette histoire que raconte L’enragé, et sans doute est-elle plus que jamais à méditer. De témoin d’une époque passée qu’il était à ses débuts, Baru en est venu à nous confronter à l’actualité la plus brûlante.

Actualité et « effet de réel »

Chez Baru sont essentiels les « effets de réel » qui rendent l’histoire non seulement vraisemblable, mais crédible par rapport à la réalité du monde. Dans L’enragé, le rapport au réel semble de plus en plus assumé. Dans les albums précédents, les allusions à l’actualité ou à des problématiques politiques ou sociales étaient périphériques par rapport à l’intrigue principale, ou traitées de manière détournées. Dans Bonne année, la transposition dans un univers d’anticipation permettaient de traiter la getthoisation des banlieues : il décrivait alors un réveillon 2010 de fiction où la France était gouvernée par un président ressemblant fort à Jean-Marie Le Pen. Mais le nom du leader du Front National n’était pas mentionné (même si son portrait suffisait à le reconnaître). Cette fois, le traitement du réel est frontal : l’aventure d’Anton Witowski se déroule bien de nos jours, et parfois même au jour le jour.
Par où passent les effets de réel dont Baru s’est rendu maître ? On retrouve bien sûr certains tics d’écriture déjà présents dans d’autres albums, en particulier dans Le chemin de l’Amérique, frère aîné de L’enragé. Je les rappelle, mais les fidèles lecteurs du Baruthon doivent finir par les connaître. Je précise tout de même que, dans L’enragé, ces procédés sont démultipliés, comme s’ils étaient, là encore, davantage assumés. Baru inclut dans l’histoire des articles de journaux (l’un de ses personnages, Mohamed Meddadi est opportunément journaliste), « dessine » des photographies et invente de fausses couvertures de magazines (Rolling Stone, Inrockuptibles, Voici : il parvient à saisir l’esprit de chacun de ces titres). On retiendra celle qui s’inspire d’un portrait de Phil Spector par Guy Pellaert ; par respect pour sa source ou par instruire son lecteur, Baru précise la provenance réelle de l’image.
Et puis, il y a la sensibilité de Baru à l’actualité la plus brûlante. Il explique souvent que ces albums partent d’un ressenti face à un fait de société ou à un événement qui le touche et sur lequel il souhaite s’exprimer. L’effet de réel est tel que la réalité dépase bien souvent la fiction. On ne peut s’empêcher d’être étonné par l’épilogue dans lequel des émeutes se produisent suite à une descente des jeunes de banlieue sur la capitale (ces émeutes fictives sont censées avoir lieu durant l’été 2005). Le second tome de L’enragé paraît au printemps 2006, soit quelques mois après les émeutes de l’automne 2005 survenues après la mort de deux jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police. Les fausses couvertures de journaux imaginées par Baru sont très proches de celles qui paraissent alors, montrant de nombreuses voitures retournées et brûlées. Les résonances entre la fiction et la réalité, quoique frappantes au vu de la concomitance entre la parution de l’album et les émeutes de 2005, ne sont pas si étonnantes. Baru a répondu dans une interview donnée à actuabd qu’il a commencé à concevoir l’intrigue au milieu des années 1990 (ce qui exclut les émeutes de 2005) et que des crises comparables aux émeutes de 2005 avaient pu lui servir de sources d’inspiration (pour mémoire, des émeutes de même type eurent lieu à Vénissieux en 1981 ou à Vaulx-en-Velin en 1990). Et il ajoute : « Il ne fallait pas être devin pour savoir, qu’un jour ou l’autre, cela allait à nouveau péter. Je n’ai rien inventé. ».
Quoi qu’il en soit, les émeutes de 2005 ont en quelque sorte prouvé l’exactitude du propos que Baru tient sur les banlieues, par des fictions, depuis 1995. Au passage, l’épilogue lui sert aussi à introduire, plus discrètement cette fois, des allusions à de célèbres affaires de la présidence de Jacques Chirac : l’affaire Maurice Papon et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

En ce sens, et parce qu’il n’hésite plus à affronter l’actualité et les questions politiques à vif et sans détour, Baru montre dans L’enragé qu’il a considérablement évolué, dans son traitement du réel, par rapport aux années 1980. Deux exemples. Dans Cours Camarade, il s’agissait de dénoncer la montée électorale du Front National par une course-poursuite entre deux fils d’immigrés et un groupe de bastonneurs racistes ; mais le parti d’extrême-droite n’était pas cité explicitement et cet enjeu « didactique » de l’album devenait vite un simple pretexte face à l’histoire elle-même. Même chose dans Le chemin de l’Amérique, qui traitait de la guerre d’Algérie : le propos politique était bien présent, mais, à l’image du héros empétré dans ses contradictions, il n’était pas encore pleinement inscrit au sein de l’histoire. Baru y introduit un narrateur qui nous explique les ressorts politiques du destin de Saïd Boudiaf et sépare ainsi la fiction de son explication. L’enragé, à l’inverse, est un des premiers récits de Baru à supprimer la présence du narrateur, remplacé par des commentateurs sportifs ou des manchettes de journaux. En d’autre termes, le « commentaire » de l’action est intégrée à l’action, et non mise à distance par un narrateur externe. Dès lors, c’est au lecteur de faire lui-même le travail de réflexion et d’analyse de l’histoire qu’il vient de lire, par rapport à l’actualité qui le touche. Certes, Le chemin de l’Amérique traitait d’un événement passé et nécessitait peut-être de prendre davantage le lecteur par la main (et je rappelle que le scénario de cet album était cosigné par Jean-Marc Thévenet). Il me semble pourtant que la gestion du propos politique y était plus maladroite que dans L’enragé où elle s’accorde parfaitement avec la narration.

Un héros tout en nuances

Une fois de plus, c’est dans la narration que Baru nous surprend le plus. Et là encore ses « progrès » en la matière son incontestable si on rapporte L’enragé au début du dessinateur. Il faut dire qu’en vingt ans, les conditions de publication de Baru ont considérablement changé. Ses premiers albums paraissaient d’abord en revue (Pilote, L’Echo des savanes), par livraison. En albums, ils ne devaient pas excéder la pagination habituelle (une cinquantaine de pages). Difficile, dans ces conditions, de tenir une narration touffue. Mais depuis, L’autoroute du soleil et ses quatre cent pages sont passées par là, libérant Baru de la contrainte spatiale. Son passage chez Casterman, qui promeut depuis (A Suivre) des albums de bande dessinée aux « ambitions littéraires » a pu jouer également dans cette nouvelle liberté. Les conditions de publications de L’enragé autorisent le déploiement sur 130 pages d’une intrigue complexe, sur plusieurs niveaux et avec de nombreux personnages.
En effet, l’album paraît dans la collection « Aire Libre » de Dupuis. Cette collection, créée en 1988, part du même constat que celui opéré par Casterman lors de la création d’(A Suivre) en 1978 : la tradition de la bande dessinée belge (Tintin et Spirou) est en perte de vitesse et les éditeurs belges doivent sortir du seul domaine enfantin pour aller voir du côté de la BD adulte dont le succès est envahissant. Avec Aire Libre, Dupuis, outre tenter de conquérir un nouveau public, s’inspire des formules de Casterman : pagination plus libre, recherche d’une « densité romanesque », fin du principe de série… Si les premiers albums sont encore signés par des héritiers de l’âge d’or belge (Cosey, Griffo, René Hausman, Hermann, Frank, qui en profitent pour livrer des récits aux ambitions renouvelées), la collection montre vite qu’elle est aussi capable de s’adapter à une nouvelle génération d’auteurs, en accueillant Emmanuel Guibert (Le photographe), Christophe Blain (Le réducteur de vitesse), Blutch (Vitesse moderne), Etienne Davodeau (Chute de vélo), Emmanuel Lepage (Muchacho), Jean-Philippe Stassen (Le bar du vieux français).

J’en viens donc à parler de la narration. Baru se risque vers une narration complexe, loin de la linéarité de L’autoroute du soleil. Le fil du récit, qui relie le début à la fin, est la description du procès d’Anton Witowski durant l’été 2005 pour un crime dont on apprend la nature qu’assez tardivement. A partir du procès démarre, en flash-back, le récit de la vie du boxeur à partir de son adolescence. Il s’arrête sur plusieurs moments importants pour comprendre les enjeux du procès. D’emblée, Baru nous tient en haleine avec un suspens emprunté au genre policier. La suite de l’intrigue nous confirme cette source d’inspiration, que Baru a par ailleurs déjà utilisé dans L’autoroute du soleil ou Sur la route encore. A la fin du tome 1 démarre une intrigue secondaire qui devient centrale dans le tome 2 : l’histoire d’amour entre Anton et Anna, intimement mêlée à l’intrigue policière… Je n’en dirais pas plus. Il vous suffit de savoir que L’enragé contient les ingrédients narratifs du polar : des mystères à percer, des trahisons, des révélations soudaines. La plaidoirie de l’avocat du boxeur est un des motifs typiques. Baru emploie donc la même complexité narrative qu’un récit policier, qui suppose de ne pas tout révéler au lecteur, de cacher l’essentiel pour mieux faire apparaître la surprise.
Un autre raffinement apparaît dans le traitement du personnage principal. Risquons-nous, pour la dernière fois, à une comparaison avec Le chemin de l’Amérique. Le personnage de Saïd Boudiaf y était dépeint comme un héros positif chez qui ressortaient avant tout des qualités : l’honnêteté, l’obstination, le sens de l’honneur… Le dilemme dans lequel il était placé (aider ou ne pas aider les indépendantistes) en devenait d’autant plus cornélien, mais était bien propre à son haut sens de la morale (choisir entre l’illégalité et le rejet des siens). Anton Witowski est bien loin de cet idéal, et Baru s’emploie à nous présenter, avant tout, ses défauts. Il est certes aussi obstiné et courageux que Boudiaf, mais surtout, il est impulsif et orgueilleux, trop pressé de grimper en haut de l’échelle. Sa prétention démesurée le conduit à se donner sans cesse en spectacle, à boxer sans honneur et à nourrir la presse people par ses frasques. Il se brouille avec son meilleur ami Mohamed Meddadi en refusant de renouer le contact avec son père. On lui voit aussi des faiblesses car, dans le fond, « l’enragé » est un être faible, sujet au remord sans pouvoir rien y faire et sans pouvoir se maîtriser. Ce qui était une qualité chez Saïd Boudiaf, l’ambition, se transforme chez Anton Witkowski en un handicap.
On se souvient que, dans une interview donnée à PLG en 2000, Baru indiquait il préférait imaginer des personnages d’immigrés ou fils d’immigrés positifs : « [Les immigrés] souffrent d’une image réelle tellement négative que pour moi, c’est presque un devoir moral de les représenter de manière positive. ». Pourtant, dans L’enragé, le souci de la nuance, de l’effet de réel, semble avoir pris le pas sur ces réticences. Le héros de l’album est rendu plus crédible justement parce qu’il ne se veut pas exemplaire. Il ne défend aucune cause mais péche par égoïsme. Il n’a d’ailleurs pas un caractère entier mais évolue tout au long de l’album, ce qui se traduit graphiquement par de multiples changements physiques. Baru évite ainsi toute naïveté et démontre son savoir-faire de décrypteur de la société.

Pour en savoir plus :

L’enragé, Dupuis, collection « Aire Libre », 2004-2006 (2 volumes). Réédition à l’automne 2010 en une seule intégrale.
Une interview de Baru à l’occasion de la sortie de l’album en 2006 sur actuabd (de nombreuses images)

Published in: on 16 novembre 2010 at 22:30  Laissez un commentaire  

Baruthon 9 : Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003

Un second Baruthon pour ce mois d’octobre. Après tout, il n’y en a pas eu en août et il me faut arriver en janvier, lorsque sonnera l’heure du festival d’Angoulême dont Baru est le président, à vous parler de son dernier album, Fais péter les basses Bruno paru en septembre dernier chez Futuropolis.
Mais pour l’instant, passons à la seule véritable excursion de Baru du côté de la sérialité (et encore, ce n’est pas si évident !…), Les Années Spoutnik, oeuvre prise entre les souvenirs de l’enfance et la réalité du monde adulte.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux

Les Années Spoutnik : nouvelles normes éditoriales

Au regard de la carrière de Baru, Les Années Spoutnik a de quoi surprendre. Jusque là, notre dessinateur nous avait habitué à un parcours relativement atypique, évitant à la fois les normes éditoriales de la bande dessinée grand public et l’intransigeance extrêmiste de l’édition alternative. Depuis le milieu des années 1990, il travaille avec Casterman, profitant de leur politique en faveur des individualités et des « auteurs », politique née avec (A Suivre) et que la maison d’édition belge essaie, non sans compromis douteux, de maintenir avec la collection « Ecritures » au début des années 2000. Mais la publication des Années Spoutnik, qui s’étend, en quatre albums, de 1999 à 2003, prend des apparences traditionnelles : on n’attendait pas Baru dans le format de la « série », avec des albums fidèles à la norme industrielle et commerciale du « 48 CC » (A4, 48 pages couleurs). Cela ne lui était pas arrivé depuis son premier album, Quéquette blues, publié en 1984-1986 par Dargaud. Par la suite, Baru avait toujours trouvé chez ses éditeurs successifs (Albin Michel, Futuropolis, Casterman…) des éditeurs prêts à lui faire confiance sur d’autres formats et d’autres paginations.
Alors quid des Années Spoutnik ? Un renoncement de la part de Baru ? Une concession à la sérialisation, principe commercial qui régit une grande partie de la bande dessinée, encore dans les années 2000 ? Première remarque : Baru se montre conscient des limites des normes auxquelles il se plie, mais l’analyse qu’il en livre apporte la réponse à notre question. Ainsi déclare-t-il : « Jusqu’à présent, mes éditeurs successifs (à l’exception de Dargaud au début pour Quéquette blues) ont toujours adapté les formats aux récits que je leur proposais. Or, il me faut 250 à 300 pages pour épuiser le propos des Années Spoutnik. Aucun éditeur, à l’exception des japonais, aucun éditeur européen, donc, n’est en mesure, compte tenu de mon impact commercial, de supporter financière une entreprise pareille. ». Ce constat intervient après qu’un passage chez l’éditeur japonais Kodansha lui ait permis de publier la somme que représente L’autoroute du soleil, avec plus de 400 pages. Découper Les années Spoutnik est une manière de publier, malgré tout, une histoire longue complète d’environ 200 pages, si on additionne la pagination des quatre albums. Le troisième épisode, Bip Bip !, dépasse d’ailleurs discrètement les 48 pages. La concession de Baru est une forme d’adaptation aux règles de l’édition française, pour lui permettre de se consacrer à un récit au long cours. A ce titre, le découpage en quatre volumes est avant tout pratique, et Les Années Spoutnik n’est pas à proprement parler une « série ». Pas, du moins, au sens où la bande dessinée l’entend depuis les années 1950. Pas question pour Baru de donner une suite aux quatre albums, de sérialiser ses personnages jusqu’à ce que mort s’ensuive, de produire quantité de séries dérivées : une fois que tout a été dit, inutile de revenir dessus. La normalisation n’est donc qu’apparente, et même si chaque volume raconte une histoire complète, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il s’agit des fragments d’une seule grande histoire : une année dans la vie d’un fils d’ouvrier d’une dizaine d’années, dans la ville de Sainte-Claire en Lorraine.

Autour du monde de l’enfance

Une autre question pleine de préjugés traverse la série : est-ce une série pour enfants ? Là encore, à première vue, la réponse n’est pas évidente. Les héros et le narrateur sont des enfants. La couverture choisie par Casterman est colorée, avec une typographie fantaisiste. Suivant ces apparences, Raymond Perrin (spécialiste de la littérature dont les jugements sont, certes, loin d’être infaillibles) la cite comme exemple de bande dessinée pour enfants dans son Un siècle de fictions pour les 8-15 ans. Plusieurs bibliothèques municipales le classent aussi dans le rayon jeunesse. Pourtant, à la lecture, il s’avère que ranger les Années Spoutnik dans la catégorie de la littérature pour la jeunesse est une erreur. Mais attention : si Les Années Spoutnik n’est pas une série pour enfants, elle peut tout à fait être lue par des enfants qui n’auront aucun mal à se reconnaître dans les jeunes héros, leurs jeux et leurs préoccupations. De ses albums, il s’agit de celui qui est le mieux pensé pour être lu par différentes classes d’âge. On remarquera d’ailleurs que, dans la réédition que Casterman a fait en 2009, la couverture met en avant non pas les enfants, comme dans les couvertures précédentes, mais une scène d’affrontement entre un ouvrier et un CRS, les enfants étant relégués au second plan. Doit-on en conclure qu’après avoir lancé la série dans un format volontairement ambigu (pour n’exclure aucun public), l’éditeur a ensuite réctifié le tir en se rendant compte que, finalement, le public adulte s’est davantage intéressé à la série que les enfants ?

Là est tout le talent de Baru dans Les Années Spoutnik : porter un double regard sur une époque (la fin des années 1950) et un univers (la classe ouvrière) à travers des yeux d’enfants. Derrière les jeux, les joies et les bagarres incessantes d’Igor et ses amis se dessinent des enjeux beaucoup plus importants. Baru nous avait déjà habitué à partir de l’anecdote pour parler de choses graves, mais ici, le principe est poussé au maximum par la complémentarité des regards enfants/adultes. Ainsi du héros, Igor, dans l’album Bip Bip !, qui a surtout retenu de sa participation à une grande fête du parti communiste la honte d’avoir « pleuré comme une fille ». En observant dans le détail, le jeu entre la trame enfantine et les enjeux adultes en toile de fond est extrêmement complexe, sans pour autant que l’un n’empiète sur l’autre, sauf peut-être lorsque les enfants viennent aider leurs parents lors d’une charge de CRS, scène finale de la série.
Utiliser l’enfance pour témoigner d’une époque et faire passer des messages « adultes » est une démarche déjà présente dans la littérature, le cinéma, et la bande dessinée. En littérature, on retiendra par exemple Poil de carotte de Jules Renard (1894), La guerre des boutons de Louis Pergaud (1912), et les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol (1957-1960). Les deux premiers se démarquent du dernier puisqu’ils ne s’affirment justement pas comme des « souvenirs » propres à l’auteur, mais plus comme des fictions. Comme dans le cas de l’oeuvre de Baru, ils se destinent autant à l’enfance qu’à un public adulte. Dans un autre registre, on pourrait citer Sa majesté des mouches de William Golding (1954), qui partage avec Les Années Spoutnik et La guerre des boutons, outre une représentation sans concession de l’enfance qui n’ignore pas la violence des relations, un procédé narratif : le filtre de l’enfance comme outil pour parler de la société des adultes. Un propos grave se cache derrière les jeux enfantins pour qui sait lire entre les cases.
Dans une interview, Baru est amené à comparer sa propre série avec La guerre des boutons, et l’analyse qu’il dresse nous renseigne sur ses intentions. Il interprète le succès du livre dans les années 1950-1960, suite au film d’Yves Robert (1962), comme une nostalgie à l’égard d’un monde rural en train de disparaître. En ce sens, Les Années Spoutnik est un hommage au monde ouvrier et à sa culture désormais en voie de disparition, dont Baru est originaire.

Autofiction et discours sur la société

Les enfants de Sainte-Claire s'essayent au lancement de leur propre fusée (vol.3, Bip Bip !)


En bande dessinée, d’autres auteurs se sont essayés à l’évocation de souvenirs d’enfance sous la forme de fictions (on dirait maintenant d’autofictions). Le plus connu, et sans doute le plus proche de la démarche de Baru, est l’espagnol Carlos Gimenez et son Paracuellos, publié en France par Fluide Glacial entre 1977 et 1982. Dans cette fresque, Gimenez s’inspire de sa propre enfance pour raconter la vie quotidienne de quelques enfants dans un pensionnat de l’Espagne franquiste des années 1950. Le propos est sombre, et prend valeur de témoignage sur une époque difficile de l’histoire du pays (en 1975, quand Gimenez commence la publication de Paracuellos, la mort de Franco met fin à la dictature militaire). Comme dans le cas de Baru, l’enfance se lit comme un moment fondateur de son oeuvre et Gimenez continuera à évoquer la guerre civile espagnole et le franquisme dans d’autres albums, tout comme Baru poursuivra dans l’évocation du monde ouvrier. Signalons aussi Christian Binet qui publie en 1981 L’institution, souvenir des années passées dans un pensionnat catholique, sur un ton toutefois plus léger que Gimenez.
On aurait pourtant tort de voir dans Les Années Spoutnik une oeuvre à proprement parler autobiographique, et à vrai dire, la même ambiguïté existe dans Paracuellos : Baru et Gimenez s’inspirent de leur enfance, mais l’intrigue, les évènements, les rebondissements sont imaginaires. La part de vérité et de fiction a bien peu d’importance, en réalité : ce qui compte pour Baru, c’est de décrire une époque. Il se défend vigoureusement de raconter son enfance, ou plutôt précise que là n’est pas le but de son récit : « Bon, les années Spoutnik, c’est une fiction, une invention, un produit de mon imagination. C’est une construction, un truc que j’ai bricolé pour qu’il parle à tout le monde, avec des lieux communs, des images qui soient assez communes à tout le monde pour que tout le monde s’y reconnaisse.
Je parle de NOTRE enfance, et pas seulement de la mienne, pour essayer de vous dire autre chose que des histoires de castagne à la récré.
(…)
Autrement dit un peu plus sèchement : l’enfance en soi ne m’intéresse pas, comme mon enfance ne PEUT PAS vous intéresser. C’est juste un moyen que j’ai choisi pour vous parler d’autre chose. »
Cet autre chose, vous l’aurez compris, c’est le destin du monde ouvrier. Baru est toujours poursuivi, lorsque des journalistes parlent de son oeuvre, par l’obsession qu’elle serait autobiographique, et cela dès Quéquette blues. Lui-même soutient le contraire. Ce malentendu est sans doute dû au fait que les sujets qu’ils traitent lui tiennent à coeur, et sont élaborés à partir de son ressenti personnel face au monde contemporain.

On connaît l’importance de « l’effet de réel » chez Baru, toujours attentif à user d’un réalisme très fort dans ses scénarios, qui immerge immédiatement le lecteur. Ici, le village choisi pour l’action (Sainte-Claire) existe, et est même voisin du village natal de l’auteur, Thil. Baru en dessine les rues, les maisons, l’intérieur des cuisines, avec le soin qu’on lui connait. L’ambiance quotidienne de l’époque est renforcée par autant d’indices : les enfants lisent Vaillant et Tintin (avec insertion de vraies planches) et le titre évoque le lancement du satellite soviétique Spoutnik en octobre 1957. Dans le cours du récit, Baru n’hésite pas à parler des enjeux que représente ce satellite, premier à être lancé dans l’espace, dans le contexte de guerre froide qui oppose le bloc occidental et le bloc soviétique.
Dans Les Années Spoutnik, le monde de l’enfance, d’Igor, de Robert, de Jacky, de Jeannot, est confronté aux contradictions du monde adulte. Alors bien sûr est-il question de bagarres à la récré pour savoir qui est le chef, de parties de football, de punitions et de jeudis passés avec les copains. Bien sûr y a-t-il chez Baru une forme de tendresse nostalgique lorsqu’il évoque la dégustation collective de la polenta ou l’incroyable technique footballistique de ces gosses. Mais dans cette société enfantine, Baru met l’accent sur la violence et la « guerre » qui, même pour rire, est d’autant plus révélatrice qu’elle est prise au sérieux par les enfants comme une imitation de ce qui se passe, là-haut, dans le monde des adultes. Guerres contre « ceux d’en-bas » ou contre les enfants du village voisin ; les parties de football sont aussi, à leur façon, des manières de régler un conflit. Même si les grandes bagarres s’arrêtent dès que le sang se met à trop couler et que les flèches n’ont pas de pointe en leur bout, le monde des enfants de Sainte-Claire reflète les tensions des années 1950. La guerre d’Algérie est loin d’être terminé et marquera longtemps la société française. Quant à la guerre froide, elle en est encore à ses débuts et l’empire soviétique est toujours une force soutenue par les différents partis communistes du bloc occidental. Sur le communisme, Baru précise : « Si je traite du communisme dans Les Années Spoutnik, ce n’est pas parce que je le suis ou l’ai été moi-même, c’est parce que l’idéal communiste a été une colossale machine à fabriquer de la solidarité… Et de la dignité. Et c’est pour ça qu’il m’intéresse. Le reste, Staline; le goulag et toutes les saloperies, il regarde l’Histoire – celle avec un grand H – et je ne suis pas historien. ». N’oublions pas, enfin, une autre guerre, interne et plus diffuse, entre la classe ouvrière et le patronat.
Ces craquements du monde, les enfants de Sainte-Claire les subissent aussi, à leur niveau. Ainsi sont-ils contraints de repeindre la fusée miniature construite pour fêter le lancement du Spoutnik parce qu’ils l’ont dessiné sur le modèle de la fusée de Tintin, suppot du capitalisme. Le communisme n’est rien de plus pour eux que la lutte des indiens contre les cow-boys, mais la métaphore employée ici a du bon. Sans compter que la guerre d’Algérie, qui fait rage depuis 1954, n’est pas sans repercussion dans les relations entre les différentes communautés qui cohabitent dans le petit village ouvrier. Italiens, Maghrébins, Polonais, Ukrainiens, composent la population du village. Une manière de rappeler, s’il le faut encore, que l’immigration a toujours fourni à la France une grande partie de sa force de travail.

Conclusion : un style et un rythme

Pour le thème, Baru opère un retour à ses premiers albums, ceux qui évoquaient des adolescences dans les années 1960 au moyen de petites anecdotes du quotidien (Quéquette blues, La piscine de Micheville, La communion du Mino, Vive la classe !, Cours camarade). Tout son art consistait déjà à faire apparaître des enjeux d’un autre ordre, plus graves, plus adultes. Mais entre ces albums des années 1980 et ceux des années 2000 peuvent se lire les progrès effectués par le dessinateur sur le plan de la narration.
On retrouve certains tics d’écriture qui permettent de reconnaître sans se tromper le style de Baru : la narration à la première personne (ici par la voix d’un enfant), la prise à partie complice du lecteur, l’expressivité des visages allant jusqu’à la déformation, l’emploi d’une langue familière qui renforce l’impression de réalisme… Plus que dans ses albums précédents, sans doute à cause du format et du large public auquel la série est destiné, Baru apprend à se tenir à une intrigue précise, à un découpage plus net de l’histoire, à un rythme de l’action plus posé. Il n’y a donc pas dans Les Années Spoutnik ni la force expressive de Quéquette blues, ni l’ampleur narrative de L’autoroute du Soleil. Les enjeux politiques et sociaux sont davantage masqués que dans Le chemin de l’Amérique et Bonne année. Cette série, avec laquelle notre dessinateur entre dans le XXIe siècle, est peut-être celle qui est la plus apte à séduire un public étendu et à faire découvrir Baru a des lecteurs qui ne se seraient pas intéressés d’emblée à cet auteur.

Pour en savoir plus :
Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003 (4 tomes). Réédition en intégrale en 2009, chez Casterman.
Les citations sont tirées d’une interview qui est restée longtemps sur la toile, sur le site officiel de Baru désormais disparu. Elle provient à l’origine du numéro 36 de PLG (Hiver 2000-2001). J’avais conservé l’interview avant sa disparition fortuite d’Internet. Dommage, d’ailleurs, car le site était bien fait.

Published in: on 25 octobre 2010 at 07:03  Laissez un commentaire  

Archi et BD, on refait l’expo 2 : les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour apporter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000

Il me semble difficile de parler d’architecture et de bande dessinée sans évoquer la figure de François Schuiten, et l’oeuvre qu’il développe, en collaboration avec Benoît Peeters, dans le cycle dit des Cités obscures, édité par Casterman depuis 1982. Les Cités obscures, qui compte actuellement une douzaine d’albums de bande dessinée et de multiples livres dérivés, emprunte au principe de série pour mieux le détourner. Pas de récits à suivre, pas de personnage récurrent ; le point commun entre tous les albums de la série, outre l’ambiance d’inspiration fantastique (un fantastique de l’étrangeté à la Dino Buzzati, ou à la José Luis Borges), est l’univers dans lequel ils se déroulent. Le monde des Cités Obscures est un monde parallèle au nôtre, avec lequel il entretient de nombreux points communs, mais dôté d’unsystème socio-politique de cités-états, chaque cité (les « cités obscure ») ayant un caractère propre et unique. Les architectes, ou plutôt les « urbatectes » y sont donc des personnages importants capables de changer par leurs idées la vie de toute une population.

Regard encyclopédique sur un art monumental

Le rapport qu’entretient la série des Cités Obscures, et plus spécifiquement son dessinateur François Schuiten, avec l’architecture s’opère d’abord sur le mode encyclopédique. Les années 1980 ont vu se développer une forte tradition de la bande dessinée historique « réaliste » (Bourgeon, Convard, Juillard…) qui, fidèle aux principes de maîtres comme Hergé ou Jacobs, s’appuie sur une documentation extrêmement touffue pour représenter au mieux des architectures ayant existée à l’époque donnée. Schuiten s’inscrit dans ce mouvement : ses albums fourmillent de références, explicite ou implicite, à l’histoire de l’architecture occidentale ; à cette différence près que le monde des Cités Obscures est un monde de fantaisie, et que la réalité architecturale historique est susceptible d’y être transformée. Elle est une source d’inspiration, un fondement essentiel pour permettre ensuite des rêveries architecturales qu’on pourrait d’ailleurs facilement relier à la tradition des utopies architecturales présentées il y a peu. Schuiten emprunte à ce genre graphique et littéraire un vocabulaire : la démesure urbaine, les voitures volantes… Il emprunte également son principe graphique qui consiste non pas à imaginer une cité utopique de toutes pièces, mais à l’assembler en fonction d’éléments existants utilisés sur le mode de la « citation » (c’est-à-dire référençables et identifiables). Mais à l’inverse de Robida, G.Ri et Saint-Ogan, l’objectif de Schuiten est d’abord de faire rêver, non de faire rire. Son style même est une alliance entre une forte précision graphique et des sujets surréalistes et fantaisistes, par leur taille, leur exubérance, ou leur incongruité. Il appartient à une génération d’illustrateurs de mondes imaginaires (science-fiction, fantasy) qui font le choix d’un académisme graphique fort pour rendre encore plus réelle leur imaginaire.
Ce mélange réalisme/fantaisie peut s’interpréter en fonction des débuts de la carrière même de François Schuiten, né en 1956. Son père, Robert, est architecte et peintre et transmet à ses enfants le goût du « grand Art », alors que dans le même temps, eux se passionnent pour la bande dessinée de Tintin, Spirou, Pilote puis de Métal Hurlant (le frère de François, Luc, aura également une brève carrière d’auteur de bande dessinée ; une retrospective de l’oeuvre de Robert Schuiten a eu lieu en 2002 à Bruxelles, co-organisé par les deux frères). En 1975, il entre à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, dans la section bande dessinée alors dirigée par Claude Renard. C’est auprès de lui qu’il apprend à raconter des histoires au moyen d’images et dès 1977, il publie dans Métal Hurlant une première histoire, sur un scénario de son frère Luc, Carapaces. En 1982, il commence dans (A Suivre) le premier récit de la série des Cités Obscures, Les Murailles de Samaris, s’associant à un ami d’enfance, Benoît Peeters.

Pour être plus précis sur les rapports entre l’architecture réelle et l’architecture rêvée dans cette série, il faut comprendre que le monde des Cités Obscures, que nous décrivent Schuiten et Peeters, est très proche du nôtre. Cette proximité autorise et même justifie, scénaristiquement, des « emprunts » de différentes formes. Dans certains cas, un bâtiment existe à la fois dans le monde réel et dans le monde des Cités Obscures, tel l’impressionnant Palais de Justice de Bruxelles de Joseph Poelaert (1817-1879), achevé en 1883, qui devient le Palais des Trois Pouvoirs de Brüsel, construit par le même Poelaert. Un autre architecte belge, Victor Horta (1861-1947), est connu dans le monde des Cités Obscures, et même vénéré. Horta est un des principaux architectes de l’Art Nouveau belge, actif au début du XXe siècle (il construit en 1896 à Bruxelles une « Maison du Peuple », aujourd’hui rasée, et sa maison, excellent exemple de son art, est actuellement un musée qui lui est dédié). Les principes architecturaux de l’Art Nouveau, qui viennent rompre avec la solennité du néo-classicisme en introduisant des formes organiques, le goût du contraste et de l’ornement, la couleur, et en privilégiant la sculpture métallique souple à la pierre de taille, sert d’inspiration à Schuiten pour plusieurs de ses cités. De fait, dans le « monde réel », l’Art Nouveau, goût architectural qui se déploie entre 1890 et 1920, n’a donné lieu qu’à des édifices isolés et jamais à des cités entières. Schuiten relève le défi : dans le « monde obscur », il imagine, dès le premier album, la ville de Xhystos, faite d’entrelacs métalliques, bâtie selon les principes imaginés par Victor Horta. Signe que l’inspiration de l’architecture réelle est présente très tôt dans la série.
Autre emprunt important à l’histoire de l’art : l’ouvrage Urformen der Kunst, du photographe Karl Blossfeldt (Les formes originelles de l’art, 1928), regroupant des clichés de végétaux. Suivant, là encore, un des principes de l’Art Nouveau (utilisation de formes organiques et végétales), Schuiten imagine une cité fasciné par ce photographe, Blossfeldtstad, dont les immeubles reproduisent les formes et la complexité des images de Blossfeldt.
Dans d’autres cas, Schuiten sait aussi regarder plus en arrière, ou emprunter à d’autres aires géographiques, même si l’Europe de la Belle Epoque semble nettement avoir sa préférence. Le voyage de La route d’Armilia permet d’admirer les tours démesurées de Kobenhavn, et les gratte-ciel très new-yorkais de Muhka. Au contraire, dans La Tour, l’inspiration vient de la Renaissance italienne, à la fois dans le thème de la « Tour de Babel » qui sous-tend l’oeuvre et dans les décors choisis. Chacune des cités de l’univers de Schuiten et Peeters possède un « équivalent » dans notre monde, parfois transparent dans son nom même (Brüsel = Bruxelles, Pahry = Paris), parfois lié à des détails purement architecturaux. La cité lacustre d’Alaxis, entièrement consacrée à l’amusement et au luxe, renvoie directement à Venise.

Palais de Justice de Bruxelles par Joseph Poelaert, 1866-1883


Son interprétation par Schuiten dans la ville imaginaire de Brüsel

D’autres styles architecturaux apparaissent, l’espace d’une ou deux images, dans des albums moins narratifs et plus « illustratifs » comme L’archiviste ou L’Echo des cités. L’occasion nous est donnée alors d’admirer Genova ou Mylos.
Le jeu de Schuiten et Peeters est dans la confusion constante entre la réalité et la fiction. Dans de nombreux cas, le dessinateur s’amuse à rendre possible des architectures utopiques, impossibles à réaliser chez nous pour des raisons financières ou matérielles, mais devenant possibles sur le papier. Que l’on pense par exemple à la cité de Calvani, entièrement composée de serres-immeubles abritant des plantes exotiques variées : un rêve de botaniste devenu réalité.
La ville de référence de François Schuiten reste Bruxelles, sa ville natale. Ainsi affirme-t-il : « Bruxelles, la ville que j’habite depuis toujours, reste un extraordinaire lieu d’observation des utopies urbaines, des plus beaux projets Art Nouveau aux pires visions bureaucratiques. ». Qui a déjà visité Bruxelles sait en effet combien cette ville est un patchwork architectural qui voit cohabiter, sur un espace réduit, plusieurs visions de la ville, du vieux quartier des Marolles aux quartiers ultramodernes des institutions européennes, en passant par l’hôtel de ville XVIIIe et le palais royal. Il reproduit très largement cette ville pour l’album Brüsel.

L’architecture comme sujet et comme personnage

Photographie extraite d'Urformen der Kunst de Karl Blossfeldt, 1928


... qui sert d'inspiration à François Schuiten pour la ville de Blossfeldstad


Au-delà de cet aspect encyclopédique qui permet à un esprit un peu curieux d’en apprendre beaucoup sur l’histoire de l’architecture simplement en feuilletant les albums des Cités Obscures, l’architecture n’est pas qu’un décor, elle est aussi un personnage, ou du moins un élément essentiel de l’intrigue. Cette inspiration est évidente dans les premiers albums. Dans Les Murailles de Samaris, le héros, Franz Bauer, est chargé par les autorités de Xhystos de se rendre dans la mystérieuse cité perdue de Samaris. Une fois sur place, il se perd dans une ville labyrinthique dont les murs et les maisons changent constamment de place. La Fièvre d’Urbicande a pour décor la ville éponyme que l’urbatecte Eugen Robick est chargé de réorganiser, jusqu’à ce qu’apparaisse au coeur de la cité un « réseau » grandissant de jour en jour qui perturbe ses projets architecturaux. La Tour décrit le voyage de Giovanni Battista à travers « la Tour », des fondations jusqu’au sommet de cette construction mystérieuse dont on ignore la véritable nature, mais qui constitue un monde à part entière.

Comme dans Les Murailles de Samaris, le thème de l’architecture « mouvante » revient à plusieurs reprises, renforçant l’idée que, à l’égal de personnages humains, les cités peuvent aussi changer d’humeur et d’aspect. Cette mise en relation du destin d’un homme et de celui d’une cité est au centre de L’ombre d’un homme. L’histoire se déroule à Brentano. Max Newman, génial marchand d’assurances, est atteint par une étrange maladie qui fait que son ombre, de noir, devient colorée ; maladie qui l’entraîne progressivement en marge de la société jusqu’à ce qu’il s’en serve pour devenir artiste de cabaret. A l’étrange déchéance du héros correspond la modernisation de la ville qui change de nom (de Brentano à Blossfeldtstad) et d’architecture. Des immeubles gigantesques en forme de fleurs poussent là où se trouvaient de petites demeures ouvrières et rurales. Le mal dont est atteint le héros, en le contraignant à la pauvreté et à la vie de bohème, loin des richesses et des fastes de son ancienne vie, devient finalement le symbole d’une « résistance » face à la froide modernité architecturale. Dans La Fièvre d’Urbicande, l’apparition du « réseau » en plein milieu de la ville vient rompre la régularité souhaitée par l’urbatecte Eugen Robick, et modifie en profondeur l’aspect de la ville.
Que dire du presque kafkaïen Brüsel, pour moi un des albums les plus réussis de la série. Constant Abeels, inventeur des fleurs en plastique, s’empètre dans des méandres bureaucratiques en même temps que la modernisation accelérée de la ville, voulue par les édiles, provoque une catastrophe naturelle qui détruit la ville de Brüsel. Dans cet album, les déboires administratifs du héros répondent aux déboires architecturaux de la municipalité, sur un ton inhabituellement comique pour cette série d’ordinaire très sérieuse. Sans doute, ici, Schuiten et Peeters ont aussi voulu rire de leur ville natale et de son architecture si hétéroclite.


L’invasion architecturale

La station Arts et Métiers à Paris, une réalisation de Schuiten


Et pour conclure cet article consacré à l’architecture dans Les Cités Obscures, je me sens obligé de parler d’une « invasion » architecturale qui dépasse le seule cadre matériel de la fiction et de la série éditée par Casterman.
Au début, l’architecture est une source d’inspiration essentielle pour les deux auteurs, mais ils en viennent progressivement à assumer et même mettre en scène l’influence que l’histoire de l’architecture exerce sur leur oeuvre au fil des albums. Les rééditions les plus récentes se sont vues ajouter des introductions présentant brièvement quelques aspects de l’histoire de la discipline, en lien avec le récit.
En 2002 paraît un ouvrage intitulé Le guide des cités. Sorte « d’appendice » à la série des Cités Obscures, il inaugure un sous-genre de la bande dessinée que l’on pourrait appeler « encyclopédies des mondes imaginaires ». L’idée est reprise pour de nombreuses autres séries de la décennie, comme Lanfeust de Troy ou Sillage : il s’agit d’ouvrages décrivant, avec le plus de détail possible, le monde d’une série. Ils imitent généralement le format et la mise en page de véritables encyclopédies ou guide de voyage, et tout est fait, dans leur conception, pour donner un « effet de réel » saisissant, comme si leurs univers existaient véritablement. Le ou les auteurs peuvent alors s’en donner à coeur joie et se servir des myriades d’idées qui ne verront jamais le jour sous forme d’albums. Le guide des cités est donc un faux guide touristique du monde des Cités Obscures, et il décrit tout particulièrement chacune des villes qui composent ce monde, développant des idées simplement esquissées dans les albums. Indirectement, Le guide des cités a aussi une valeur « d’instrument de travail » sur l’univers de Schuiten et Peeters : il permet de mesurer certaines de leurs influences et de mettre en avant des aspects que la trame narrative laisse parfois de côté. Les développements sur l’architecture y sont nombreux et permettent aussi d’avoir une idée des rapports que les deux auteurs entretiennent avec cet art dans leur processus créatif. Le goût de Schuiten pour le dessin d’architecture ressort tout particulièrement, puisque chaque ville est caractérisée par des données urbanistiques, qu’elle s’inspire de tel ou tel architecte.

C’est aussi quand il devient décorateur et scénographe que Schuiten renoue indirectement avec l’architecture. Le monde des Cités Obscures connaît une rapide et importante exportation vers d’autres modes d’expression, et en particulier dans le domaine muséographique. L’exemple le plus célèbre est l’exposition-spectacle Le musée Desombres, conçue par les deux auteurs en 1990 lors de l’inauguration du CNBDI d’Angoulême, puis repris à Sierre, Bruxelles et Paris. La scénographie veut donner aux visiteurs l’impression d’entrer à l’intérieur de la série des Cités Obscures, par des décors grandioses directement issus des dessins de Schuiten. Ce style d’exposition de bande dessinée cherchant à reproduire une « expérience » de lecteur connaît un grand succès et sera reprise pour d’autres univers de bande dessinée. Schuiten est par la suite sollicité pour d’autres scénographies, plus ou moins liées à la bande dessinée, soit pour des expositions, soit pour des spectacles ou des films. En 2000, l’ouvrage Voyage en utopie regroupe quelques uns de ses travaux dans lesquels la ville et l’architecture restent des éléments essentiels.
En 1993 et 1994, Schuiten a l’occasion de rendre réelles les rêveries architecturales des Cités Obscures. Il conçoit deux stations de métro, l’une dans Bruxelles (Porte de Hal) et l’autre dans Paris (Arts et Métiers), là encore comme une référence directe à ses albums. Par ces projets étonnants, on retrouve l’obsession d’un « effet de réel » qui chercherait à abolir les liens entre la fiction et la réalité.


Pour en savoir plus :

Benoît Peeters et François Schuiten, Les Cités Obscures, (13 albums, plus quelques hors-série) 1982-
Benoît Peeters et François Schuiten, Le guide des cités, Casterman, 2002
Benoît Peeters, Le livre de Schuiten, Casterman, 2004
Site officiel des Cités Obscures : www.urbicande.be

Published in: on 21 octobre 2010 at 16:51  Comments (6)  

Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux, Casterman, 1998-2009

En 2009, Casterman fait paraître dans sa collection « Ecritures » le recueil Noir, qui réunit trois récits réalisés par Baru entre 1995 et 1998 : Bonne année 2016, Bonne année 2047 et Ballade Irlandaise. Sans doute s’agit-il là des trois récits les plus politiques de Baru, dénonçant par d’habiles fictions l’extrêmisme politique, la diabolisation des banlieues et les violences religieuses en Irlande.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore

Baru chez Casterman

Quelques détails éditoriaux, d’abord, parce qu’il faut toujours commencer par là. Le recueil Noir est l’aboutissement d’une longue collaboration entre Baru et les éditions Casterman qui file depuis 1995 et L’Autoroute du soleil, cet étrange objet littéraire qui a vu se croiser Baru, Casterman et l’éditeur japonais Kodansha. Souvenez-vous des épisodes précédents relatés dans ce blog : en 1992, il y a une courte participation au recueil Le violon et l’archer réalisé en partenariat avec le musée Ingres de Montauban ; puis en 1995, il y a L’Autoroute du soleil, oeuvre singulière qui marque l’entrée de Casterman dans le marché de l’importation de mangas ; enfin, en 1996, Baru arrive dans la revue (A Suivre) qui vit malheureusement ses derniers instants, et prépublie le futur album Sur la route encore (1997). Encore une année de plus : en 1998, un nouvel album de Baru paraît chez Casterman, Bonne année, et nous en arrivons à notre sujet du jour. L’alliance Baru/Casterman se poursuit encore avec la série Les années Spoutnik en 1999-2003, avec Pauvres zhéros en 2008, et sans compter les rééditions, telles celles du Chemin de l’Amérique en 1998, ou de L’Autoroute du soleil en 2002. Ce sont là d’autres histoires que je vous raconterais dans les mois qui viennent.
La seconde moitié des années 1990 n’est pourtant pas très favorable à Casterman. Est-ce l’arrivée en force de l’édition alternative, poussant l’expérience de l’exigence graphique et littéraire bien au-delà de ce qu’avait fait la revue (A Suivre), pionnière en son temps, mais désormais quelque peu dépassée, au point de cesser de paraître en 1997 ? Est-ce, comme le suggère Jean-Philippe Martin, l’importance trop grande prise par son fonds patrimonial, de la série Tintin au renouveau des années 1980, qui handicape toute forme d’innovation ? Il est vrai que Casterman est une maison bicentenaire, fondée en 1780, qui a su jusque là toujours renouveler sa clientèle, partant de l’édition religieuse au XIXe siècle pour arriver à la bande dessinée moderne au XXe siècle. Elle a su aussi naviguer entre ses origines et ses fidélités à la tradition belge, et une capacité à s’imposer sur le marché français. En 1999, la maison d’édition est rachetée par Flammarion, signe le plus manifeste de ses difficultés. Pour tenter de retrouver une forme de prestige intellectuelle dans le secteur de la bande dessinée, la collection « Ecritures » est créée en 2002, dirigée par Benoît Peeters. Elle est ce qu’on peut appeler une collection « d’auteurs » (par opposition au monde des séries et de la BD de genre), et s’appuie d’abord sur les résultats de la percée effectuée dans l’univers du manga en 1995. Parmi les premiers albums publiés se trouvent des rééditions de la collection « Casterman manga », dont L’Autoroute du soleil de Baru, mais aussi des oeuvres du japonais Jiro Taniguichi. Casterman reproduit également l’expérience du Japon en traduisant des auteurs étrangers.
On comprend assez vite que le mot-clé de la collection « Ecritures » est d’abord « réédition ». Comme souvent, Casterman parie sur des chevaux qui ont fait leur preuve, soit en rééditant d’anciens succès de sa propre collection, soit en traduisant des auteurs étrangers. La collection fera pourtant l’objet de critiques. On accuse Casterman de profiter de la montée en puissance de l’édition alternative (notamment par le format « roman »). La critique la plus pertinente n’est pas tant de viser cette récupération (somme toute, Casterman a déjà fait ses preuves dans la création exigente à l’époque de (A Suivre)) que de pointer du doigt, comme ont pu le faire à plusieurs reprises Jean-Christophe Menu et le magazine PLGPPUR, l’application de principes éditoriaux sans réflexion préalable sur l’oeuvre et ses propres exigences. La collection reste enfermée dans un format, certes original (quoique plus tellement en 2010), mais identique pour toutes les oeuvres. L’édition de Histoires urbaines de Julius Knipl, photographe de Ben Katchor, fait partie des réalisations contestées, Casterman ayant ignoré le format d’origine, à l’italienne, pour faire rentrer l’oeuvre dans le format de sa collection.

Revenons à Bonne année et au recueil Noir, justement paru dans la collection « Ecritures ». Il regroupe trois récits chronologiquement réalisés en 1995, 1997 et 1996. Casterman sauve ici de l’oubli (ou « récupère », selon les points de vue !) des récits qui ne sont pas inédits. Le premier, Bonne année 2016, paraît en 1995 dans un ouvrage collectif des éditions Autrement, Avoir vingt ans en l’an 2000. Le second, Bonne année 2047, vient prolonger l’univers imaginé dans ce premier « Bonne année » par un album paru chez Casterman en 1998 qui reprend les codes éditoriaux de la défunte collection « Romans (A Suivre) » (pagination large de 70 pages, noir et blanc) . Enfin, le dernier, Ballade irlandaise, a une histoire éditoriale encore plus complexe (je reprends là la présentation qui est en faite dans le recueil). En 1996, les éditions Bayard demande à Baru d’adapter une nouvelle de Rodolphe (écrivain et scénariste de bande dessinée) sur le thème de Roméo et Juliette, ramené ici au contexte de guerre civile en Irlande du Nord. Mais le projet de magazine qui devait publier l’histoire ne voit pas le jour. Puis, en 2004, les éditeurs Vertige Graphic et Coconino Press s’associent pour créer la revue Black sous-titrée « le retour des avant-gardes soft », qui entend dépasser la rupture iconoclaste voulue par les éditeurs alternatifs, tout en prenant acte des avancées qu’ils ont permis en matière narrative et graphique. L’histoire inédite de Baru trouve sa place dans cette revue, en compagnie de David B., François Ayroles, Seth et Mazzuchelli.

Noir et blanc, le développement d’une nouvelle technique

Malgré cette parution tardive en recueil sur laquelle je me base pour mon article du jour, les trois récits sont bien ancré dans la seconde moitié des années 1990 et sont, comme l’explique Baru « réalisés dans la foulée de l’Autoroute du soleil ». Cette parenté se traduit, d’un point de vue graphique, par l’emploi du noir et blanc que les 500 pages de l’album sus-cité ont donné au dessinateur l’occasion d’expérimenter. L’occasion de souligner à quel point Baru est un dessinateur atypique, n’hésitant jamais à tenter de nouvelles expériences. D’ailleurs, dans ses premiers albums, Baru s’aidait de Daniel Ledran pour la mise en couleurs.
Sur le sujet de l’apprentissage du noir et blanc, je lui laisse la parole dans les propos liminaires au recueil Noir : « [L’Autoroute du soleil] m’avait permis, entre autres, d’apprivoiser une contrainte technique : l’usage du noir et blanc, même si je l’ai utilisée sur un mode soft, en demi-teintes, sans doute pour ne pas avoir à affronter la radicalité stylistique de mon maître José Muñoz. A la fin, j’avais découvert l’adéquation parfaite de cette technique, pour sa relative rapidité d’exécution, à mes recherches d’un graphisme nerveux au service d’une narration dynamique et efficace. ». Il est vrai que l’usage du noir et blanc a fait évoluer le trait de Baru vers une moindre déformation expressionniste des visages, très présente dans ses albums des années 1980, et que l’on peut rattacher, suivant les propos du dessinateur, à l’influence de Muñoz, le dessinateur argentin de la série Alack Sinner connu pour son traitement radical des visages en noir et blanc à la limite du grotesque. Baru ne va pas jusqu’à cette radicalité, mais son noir et blanc sert davantage la narration que « l’esthétique » (le fond que la forme, si cette distinction vaut quelque chose).
Le noir et blanc encourage chez lui une lecture plus fluide, une attention moins soutenue au graphisme. Ce qui ne l’empêche pas de tester quelques effets particulièrement efficaces, comme lorsque les héros sont pris dans les phares d’une voiture et se transforment alors en de simples esquisses noires sur un immense fond blanc. La formule a dû lui plaire : il la réutilise dans chacune des trois histoires.

Trois récits au fil de l’actualité des années 1990 et 2000

Venons-en aux histoires proprement dites. Un mot d’abord sur Ballade irlandaise, un peu à part dans le dyptique Bonne année, à tel point que l’on peut se demander s’il était judicieux de la joindre. Elle illustre un fait d’actualité résumé à la fin : le 15 septembre 1997 marque le début du processus du paix dans le conflit nord-irlandais opposant républicains catholiques et loyalistes protestants. Par une fable racontant la relation dramatique entre un protestant et une catholique, inspirée de l’éternel histoire d’amour impossible de Roméo et Juliette, Baru présente sa vision d’une guerre civile qui déchire l’Irlande du Nord depuis plus de trente ans. La scène finale peut se lire comme une parabole de la réconciliation du pays.

Si Ballade irlandaise est une simple fiction inspirée par l’actualité, le dyptique Bonne année que composent les deux premiers récits du recueil appartiennent au genre de l’anticipation politico-sociale. Ce n’est qu’en apparence que Baru s’échappe de la réalité, et le discours qu’il porte s’adresse avant tout à ses contemporains.
Dans la version d’origine de Bonne année 2016 (Bonne année), l’action se passe dans un an 2000 où Jean-Marie Le Pen, président du Front National, est devenu ministre de l’Intérieur (drôle d’anticipation sur l’élection présidentielle de 2002). Pour la version de 2009, les évènements ne changent pas, si ce n’est qu’ils sont transposés en 2016 et que Jean-Marie Le Pen premier ministre est remplacé par Nicolas Sarkozy président le second étant, pour Baru, « un héritier à peine édulcoré » du premier. L’accès des centres-ville est interdit aux résidents des banlieues devenues des zones infranchissables gardées par la police. Dans ce contexte tendu, et parce qu’après tout la vie continue dans les banlieues, le lecteur suit les mésaventures de Kent à la recherche d’essence pour pouvoir draguer.
Avec Bonne année 2047, qui, comme son nom l’indique, se passe trente ans plus tard, les enjeux politiques dépassent cette fois le simple stade de l’anecdote automobile. La situation s’est encore dégradée : Nicolas Sarkozy s’est fait élire président à vie, les cités sont désormais encadrées par des murs, des miradors et des blockhaus, et le sida se répand dans des banlieues où un préservatif est parmi les denrées les plus précieuses qui soient. On suit une bande d’amis, Mo’, Houcine, Julien, Sonia, Kader, Maggy un soir de nouvel an. Des histoires de garçons, de filles et de sexe qui rappelleraient le nouvel an puceau de Quéquette blues s’il n’y avait pas l’arrière-plan d’anticipation politique. La principale obsession de tout ce petit monde est de passer de l’autre côté du mur au nez et à la barbe de la police qui a ordre de tirer sans sommations.

Il est remarquable (ou plutôt désolant) de constater que deux récits conçus en 1995 et 1997 sont toujours profondément évocateurs en 2009, à peine transposés pour le recueil. En 1995-1997, Baru réagissait à la montée en puissance électorale du Front National sur la base de discours populiste et nationaliste (en 1995, Le Pen arrive quatrième à l’élection présidentielle avec 15% des voix, et son parti remporte la mairie d’Orange, tandis qu’en 1997, il atteint son plus gros score en pourcentage de voix au premier tour d’une élection législative : 14,98%). D’une certaine manière, la parution du recueil Noir (est-elle de la seule initiative de Casterman, ou aussi de celle de Baru ?) lui permet de rappeler que la question des banlieues et de l’immigration continuent de pourrir la vie politique du pays et d’amener au pouvoir d’autres formes de populisme : « Depuis, comme vous le savez sans doute, les banlieues ont explosé, notamment en novembre 2005. Je n’aurais pas la prétention de revendiquer une quelconque prémonition de ces évènements. Ce désastre était largement prévisible pour tous ceux que préoccupent un tant soit peu les questions sociales dans ce pays. Mais les choses ont changé me direz-vous. Pas sûr ! Pour ma part, je pense que les mouches ont simplement changé d’âne, et que ceux qui ont fait le succès du Front National, il y a dix ans, ont fait la différence qui a permis à Sarkozy de s’imposer aujourd’hui. ».
Le monde des ouvriers et des immigrés étaient le théâtre des premiers albums de Baru. Dans L’Autoroute du soleil, l’aventure commence par l’abandon de ce monde ouvrier et se termine dans une cité en pleine émeute. C’est ainsi qu’à partir de 1995, Baru trouve dans les banlieues un nouvel espace à investir pour faire passer des messages politiques et sociaux. La lecture des albums de Baru (et pas seulement de ce recueil) est salutaire en ce qu’elle constitue une véritable réflexion sur notre époque et ses paradoxes, et porte en elle un militantisme qui ne nuit jamais à la qualité narrative de l’ensemble, au rythme effrené de l’histoire, à la représentation de l’anecdote adolescente et potache, qui n’est jamais très loin. A ce titre, je ne peux pas m’empêcher de l’associer dans mon esprit à Etienne Davodeau, autre peintre la réalité contemporaine (celle du monde rural et ouvrier) chez qui la fiction devient discours sur son temps. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais il pourra être intéressant de les entendre parler tous les deux lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo sur le thème « BD et représentation de la société » (c’est le samedi 9 à l’amphi Maupertuis, de 14h30 à 15h30).

Pour en savoir plus :

Avoir 20 ans en l’an 2000, (collectif), éditions Autrement, 1995
Bonne année, Casterman, 1998
Black n°1, Vertige Graphic et Coconino Press, 2004
Noir, recueil chez Casterman, 2009
Sur la collection « Ecritures » de Casterman : Jean-Philippe Martin, « De l’esprit des “Spéciales” : “Ecritures” », dans 9e Art n°10, Centre national de la bande dessinée et de l’image, octobre 2004, p. 37-38.

Published in: on 4 octobre 2010 at 14:18  Laissez un commentaire  

Parcours de blogueurs : Capucine

Deuxième volet de mes articles « spécial festiblog » en l’honneur des deux parrains de cette année, Martin Vidberg (qui a déjà eu droit à son article) et Capucine. Et en plus, je suis dans les temps : le festiblog a lieu le week-end prochain, les 25 et 26 septembre, devant la mairie du IIIe arrondissement de Paris (http://www.festival-blogs-bd.com/).

Donc aujourd’hui Capucine. Parler de Capucine, c’est bien sûr l’occasion de relire un ancien article sur son compagnon dans la vie et dans la blogosphère, Libon (décidément, ces introductions deviennent de vrais panneaux publicitaires). Mais elle réalise également sa propre carrière de dessinatrice solo.

Moutonbenzène luxe, le blog de l’élite

Capucine est une blogueuse de la première génération, celle que les internautes découvre autour de 2004-2005, et dont les figures les plus connues sont alors Boulet, Mélaka, Laurel, Gally, Kek et bien d’autres jeunes dessinateurs en route pour la gloire. Capucine ouvre un blog en juin 2004 sur la modeste plateforme de blog 20six avant d’ouvrir une seconde version, plus élaborée et plus jolie, en février 2005, accompagnée d’un site (qui est depuis en construction d’ailleurs, et donc fort incomplet), http://www.turbolapin.com/. Cette fois, son compagnon Libon participe plus activement au blog qui devient un véritable blog à quatre mains. Ce sont donc les blogs Moutonbenzène puis Moutonbenzène luxe pour la version 2005 qui est encore en fonction (http://www.turbolapin.com/blog/). Les blogs bd ne sont pas encore devenus le phénomène populaire qu’il sera à partir de 2005 ; la blogosphère bd est alors assez réduite et on y voit tourner les mêmes têtes dans les liens de Moutonbenzène, outre ceux déjà cités, Cali, Pixel Vengeur, Cha, Ga, Ak, Tanxxx, Lovely Goretta ; une sorte de de première communauté de jeunes dessinateurs, noyau initial du mouvement. C’est bien naturellement que Capucine et Libon sont parmi la petite quarantaine de blogueurs invités pour la première édition du festiblog, en septembre 2005.
Le blog Moutonbenzène, bien qu’ayant deux auteurs, n’est pas réputé pour ses mises à jour fréquentes. On y trouve le contenu habituel des premiers blogs bd : des anecdotes domestiques en images, des extraits de carnets, des informations sur l’avancée des projets et des dédicaces, pas mal de private jokes. Puis, en septembre 2006, Capu et Libon commence une grande saga sur leur blog, Sophia, un webcomic sur lequel je reviendrais car il sort en album cette semaine.

Des projets en solo et à plusieurs

Mais, me direz-vous, qui est exactement Capucine ? Graphiste et illustratrice diplômée de l’Ecole Professionnelle Supérieure d’Art graphique et d’Architecture de la Ville de Paris, elle poursuit d’abord, et encore actuellement, une carrière de maquettiste dans l’édition. Depuis quelques années, elle illustre notamment Fortean Times, un magazine anglais consacré au phénomène paranormaux. Mais elle ne se lance vraiment dans la bande dessinée que vers 2004, avec son blog et ses premiers albums.
C’est d’abord chez Le Cycliste qu’elle publie ses premiers albums. Le Cycliste est un éditeur alternatif bordelais fondé en 1993. Cette maison est la même qui publie les albums d’un autre éminent blogueur de la première génération, Pixel Vengeur (Black et Mortamère, Dingo Jack). Toutefois, depuis 2007, cet éditeur connaît de grosses difficultés financières et doit gêler son catalogue. Le premier projet BD de Capucine, Corps de rêves, naît à l’automne 2004. S’inscrivant dans les récits du quotidien, Capucine y raconte . Elle explique dans une interview donnée à l’occasion de festiblog 2005 que les planches ont préalablement été mises en ligne sur des forums de grossesse. Le second albu paru chez Le Cycliste est Le Philibert de Marilou. On quitte cette fois le quotidien (quoique) pour un récit psychologico-fantastique autour de Marilou qui possède un ami monstrueux, sorte d’émanation d’elle-même, qui l’empêche de poursuivre une relation amoureuse. Le scénario d’Olivier Ka est plus profond qu’il n’y paraît, explorant la noirceur de la solitude. On connaît Olivier Ka pour ses scénarios subtils et sa manière de jouer sur les émotions du lecteur parfois jusqu’à la douleur (je vous conseille particulièrement l’autobiographique Pourquoi j’ai tué Pierre dessiné par Alfred, Delcourt, 2006). Mais il est aussi un des membres de la famille Karali, famille de dessinateurs dont fait partie son père, connu sous le pseudonyme de Carali, son oncle Edika et sa soeur Mélaka, par ailleurs blogueuse. Carali est à l’origine du magazine Psikopat qui, depuis 1989, publie presque exclusivement des auteurs débutants et garde un esprit potache revendiqué. Capucine et Libon y ont occasionnellement publié également.
On retrouve à la fin de Corps de rêves quelques-uns des noms de dessinateurs, blogueurs ou non, que j’ai évoqué, dans une série d’illustrations (Pixel Vengeur, Tanxxx, Carali, Melaka, Boulet, Ga…)

A côté de ces deux albums, Capucine dessine à l’occasion d’ouvrages collectifs. Tout d’abord dès 2004 au sommaire du troisième numéro de Sierra Nueva, le fanzine de Nikola Witko publié aux Requins Marteaux. On la retrouve ensuite dans le recueil Nous n’irons plus ensemble au canal Saint-Martin, publié en 2007 chez la petite et jeune maison d’édition des Enfants Rouges. Il s’agit d’une suite de trois histoires scénarisées par Sibylline et Loïc Dauvillier et dessinées successivement par Jérôme d’Aviau (le blogueur Poipoipanda), François Ravard et Capucine ; trois histoires croisées autour de trois personnages solitaires et du canal Saint-Martin. L’album recoupe en partie les thèmes du Philibert de Marilou et se trouve être tout aussi touchant et juste. L’année suivante, toujours avec Sibylline qui dirige un recueil collectif, elle participe à Premières fois, qui rassemble plusieurs nouvelles sur le thème de la première expérience sexuelle. Au début de l’année 2010, Capucine a sorti un mini-album chez Dupuis intitulé Princesse des mers du sud et dont je serais bien en peine de vous parler, ne l’ayant pas lu.

Et enfin, il me faut vous parler de Sophia. Les premières pages de Sophia, réalisées par Libon et Capucine (je serais bien en peine de vous dire qui fait quoi) sont publiées sur le blog Moutonbenzène en 2006 et on peut lire les 45 premières pages ici (http://www.turbolapin.com/sophia/). L’histoire est celle d’une justicière-aventurière dans la France de 1870 en guerre contre la Prusse. Elle est chargée par madame le maire de Paris (oui, dans Sophia, tous les protagonistes sont des femmes) d’une mission secrète pour empêcher les Prussiennes d’entrer dans la capitale. Le registre est celui d’un humour au second degré, voire au troisième degré ou pire, à partir d’une intrigue qui est, elle tout à fait sérieuse. Le comique vient beaucoup de l’aspect ringard de ce roman-feuilleton qui semble sorti des succès érotico-policier de la littérature populaire du XIXe siècle, ou d’un roman de gare du siècle dernier. L’héroïne et son ami Rima passent en effet leur temps à se retrouver nue par inadvertance et leur aventure, entre deux combats, est ponctuée par l’évocation de leurs histoires d’amours (forcément lesbiennes vu qu’il n’y a pas d’hommes). Et puis les deux auteurs s’inspirent (nous disent-ils en tête de l’histoire) d’un roman paru en 1882 dans Le Magasin pittoresque, un journal populaire de distraction, écrit par Mme « veuve de Clermont née Fauvette ». Elle fut ensuite dessinée par Paolo Brancaio dans la Settimana dello Reggiseno en 1976 (je reprends là aussi la présentation). Présentation sans doute fictive (Settimano dello reggiseno veut dire en italien « semaine du soutien-gorge » !), mais qui feint de situer l’histoire dans les deux pôles de la culture populaire que sont le roman-feuilleton XIXe et les revues italiennes pseudo-érotiques. Peu importe qu’il s’agisse d’un vrai roman-feuilleton arrangé, l’inspiration retro est présente dans le style sépia tout en clair-obscur et le tout est vraiment délirant et décalé, plutôt inattendu dans le paysage de la bande dessinée.

Le style graphique de Capucine


Je dois bien avouer que le seul album que Capucine ait scénarisée elle-même sur sa grossesse, Corps de rêves, ne m’a pas particulièrement touché. Peut-être parce que je ne suis pas père, allez savoir. Du coup, je ne vais guère me passionner pour Capucine-scénariste mais plutôt pour son graphisme particulier qui, là, m’a plutôt séduit.
La plupart de ses albums sont en noir et blanc et elle joue souvent sur les contrastes et leur expressivité. La plupart de ses personnages féminins ont des yeux en amande proéminents qui renforcent les jeux du regard. Parmi ses sources inspirations, elle cite notamment Baudouin, un maître du noir et blanc et de l’expressionnisme graphique. On comprend mieux alors d’où vient cette tendance à la déformation ou au contraire à la simplification expressive.
Ce style s’accorde bien avec des scénarios émotionnellement forts, tels qu’on lui a livré pour l’instant. Dans Le Philibert de Marilou, en particulier, l’évolution graphique constante du personnage principal fonctionne bien avec l’histoire, au gré des émotions de Marilou. Dans cet album, le style de Capucine oscille à merveille entre un trait élégant et des formes monstrueuses, accentuant l’ambiance très sombre de l’histoire. Avec Sophia, c’est bien sûr tout autre chose. Le style est plus dans la pastiche (et Libon a dû y mettre son grain de sel) d’un réalisme maladroit.

Un dernier mot, sur Sophia, justement : l’album est sorti le 22 septembre, chez Delcourt, et l’histoire, qui reste limitée à quelques mésaventures parisiennes dans la version en ligne, prend alors une toute autre ampleur, puisque les héroïnes doivent se rendre jusqu’au fin fond de l’Afrique. Une intrigue qui fleure bon le colonialisme ! Pour ceux qui ont aimé les quelques pages prépubliées sur le blog, n’hésitez pas à acquérir ce bel ouvrage, même si j’ai l’impression que les couleurs étaient meilleures sur la version numérisée, mais enfin… Du coup, le mois de septembre est bien le mois spécial Capucine, entre la sortie de Sophia, le festiblog le 25-26 et, au début du mois, la sortie d’Alphonse Tabouret, scénarisé par Sibylline, dessiné par Jérôme d’Aviau et calligraphié par Capucine (chez Ankama). Elle y dévoile une autre partie de son travail, le lettrage, particulièrement étudié dans cet album qui singe l’univers de l’enfance.

Pour en savoir plus :

Corps de rêves, 2004, Le Cycliste
Le Philibert de Marilou avec Olivier Ka, 2005, le Cycliste
Princesse des mers du sud, Dupuis, 2010
La grand vide d’Alphonse Tabouret, Ankama, 2010 (dessin de Jérôme d’Aviau et scénario de Sibylline)
Sophia, Delcourt, 2010 (avec Libon) ; lire le début en ligne
Collectifs :
Sierra Nueva n°3, Les Requins Marteaux, 2004
Nous n’irons plus ensemble au canal saint-martin, les enfants rouges, 2007 (avec Sibylline et Loïc Dauvillier)
Premières fois, Delcourt, 2008
Webographie :
Blog Moutonbenzène luxe, avec Libon
Interview collective à l’occasion du festiblog 2005
Pour le plaisir, la désopilante note réalisée avec Libon à l’occasion du festiblog 2009

Published in: on 23 septembre 2010 at 06:49  Laissez un commentaire