Baruthon 12 : Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010

Nous voilà arrivé à la fin de notre marathon-Baru entamé en février dernier suite à l’annonce de la remise du Grand Prix du festival d’Angoulême à Baru. 12 mois pour 12 oeuvres patiemment lues et étudiées, qui, toutes ensemble, forgent la personnalité artistique de celui qui, dans deux semaines et pour quelques jours, présidera la 38e édition du FIBD. Je vous laisse consulter le site du Festival d’Angoulême pour toutes les informations concernant la manifestation (http://www.bdangouleme.com/). Quelques liens directs sur les articles directement consacrés à Baru : une interview en deux parties (partie 1, partie 2 et partie 3) ; la présentation de l’exposition « Le Rock à Baru », qui donnera lieu à un disque de trente-et-un titres de rock’n’roll pré-1960, spécialement choisis par Baru ; une vidéo de présentation du « président Baru ».

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé
Baruthon 11 : Pauvres Zhéros

Fantaisie nostalgique

A quelques mois du festival, Baru a sorti son dernier album, Fais péter les basses, Bruno !, chez Futuropolis. L’occasion, peut-être, pour de nombreux lecteurs de découvrir un auteur relativement discret et bien moins connu que les présidents l’ayant précédé (quoique la présence de Blutch l’année précédente relevait de la même volonté de mettre sur le devant de la scène de talentueux auteurs de l’ombre). Paradoxalement (je ne sais si l’album était prévu avant la nomination), Fais péter les basses, Bruno ! n’est pas représentatif du reste de l’oeuvre de Baru. Au contraire, il semble annoncer de nouveaux thèmes et l’auteur y emploie une esthétique qui s’écarte sensiblement du réalisme auquel il s’était contraint jusque là. Certes, il ne s’agit pas d’une révolution complète, et les grands thèmes « barusiens » sont tout autant présents. Mais l’impression que j’ai eu en lisant l’album était que l’obtention du Grand Prix, reconnaissance susceptible de marquer l’apogée d’une carrière, n’avait pas poussé Baru à cesser toute expérimentation. Cette capacité à mettre en danger son propre style, ses propres codes, à s’adresser à d’autres sphères culturelles, à se lancer des défis et à s’y tenir, que j’avais déjà pu déceler dans d’autres albums, est maintenu. Je ne vais pas reprendre ici une énumération fastidieuse, mais Baru avait déjà croisé son champ d’investigation initial, la fresque sociale, avec des genres très marqués comme la science-fiction (Bonne année) ou le récit d’enfance (Les années Spoutnik).
Même logique ici avec ce nouvel album qui est un étrange croisement entre l’univers classique de Baru et un genre bien spécifique : le polar à la française. D’autant plus spécifique que Fais péter les basses, Bruno ! se présente d’emblée comme un hommage à une période particulière du cinéma français, les années 1960-1970, dont l’oeuvre la plus emblèmatique est Les tontons flingueurs (1963). Cette période vit fleurir (peut-être jusqu’au Buffet froid de Bertrand Blier en 1979), des films de gangsters flirtant plus ou moins avec la parodie, parfois adaptés de romans policiers souvent tout à fait sérieux (Les tontons flingueurs, adapté de Grisbi or not Grisbi d’Albert Simonin), dans d’autres cas, des créations purement burlesques (Le Grand blond avec une chaussure noire d’Yves Robert relève encore de la même veine en 1972). Dans une logique de contrepied qui eut lieu selon les mêmes modalités et à la même époque dans le genre du western avec les westerns-spaghettis italiens, ces films hautement référentiels succédaient, voire se mélangeaient, à une période riche en polars (tout à fait sérieux et respectueusement classiques, cette fois : Touchez pas au grisbi en 1954 et Mélodie en sous-sol en 1963, pour ne donner que quelques exemples), en conservaient les codes narratifs et très souvent les acteurs (Jean Gabin et Lino Ventura surent ainsi jouer de l’image qu’ils s’étaient eux-mêmes forgés dans les années 1950), mais ajoutaient à l’intrigue des bons mots ou des situations loufoques, ou, très intelligemment, surjouaient des stéréotypes. Pour moi, les plus réussis de ces films restent ceux qui parviennent à être drôles sans trahir l’esprit initial du polar, apportant ainsi au spectateur une double satisfaction. Michel Audiard reste le dialoguiste symbolique de la période par le « parlé » qu’il avait imaginé, sorte d’argot poétique et percutant : s’il savait se montrer autant à l’aise dans des polars sérieux que dans des comédies, sa carrière de réalisateur reste un peu plus faible car trop répétitive à mon goût.

Dans l’album de Baru (rassurez-vous, Phylacterium est encore un blog sur la BD et pas sur le cinéma!), la référence se veut directe dès la page de garde où il est dit « cet album est un hommage à… suivant une liste de noms cryptés parmi lesquels on peut reconnaître Georges Lautner, Michel Audiard, Lino Ventura, Bernard Blier, et consorts : là où, dans les deux autres « hybridations » citées, il s’agissait surtout de s’approprier un genre, Baru choisit ici d’assumer franchement ses sources d’inspiration. D’ailleurs, l’album est franchement une comédie, alors que, jusque là, le rire n’était pas chez lui le moteur principal de l’intrigue. Ce qui ne veut pas dire pour autant que Baru se trahit lui-même, pour deux raisons. (trois en fait, car dans le fait, une première raison me saute inopinément aux yeux : Baru fait ce qu’il veut, et peut tout à fait aller à l’encontre de son propre univers s’il en a envie : les lecteurs grognons s’en plaindront, mais certains sauront apprécier) D’abord apparaît une logique de cycles. Il y a d’abord eu, de 1984 à 1990, un cycle ancré dans l’adolescence ouvrière et immigrée dans les années 1960. Puis, d’une façon relativement naturelle, Baru a commencé à se pencher sur le problème des banlieues dès 1995 pour s’en emparer plus franchement dans les années 1998-2006. En 2009, cependant, il a tenté une première incursion du côté du roman noir et du polar en adaptant Pauvres Zhéros de Pierre Pelot chez Casterman. Si ce premier essai a pu paraître circonstanciel, lié à un projet pour une collection, peut-être annonçait-il en réalité le début d’un cycle tourné vers l’univers du polar, sous ses formes les plus sombres comme les plus joyeuses. D’autant plus que, si l’on devient précis et que l’on jette un regard en arrière, Baru s’était déjà permis d’emprunter des éléments narratifs aux romans et aux films policiers, comme une manière d’installer une intrigue suivie et un suspens : dans L’autoroute du soleil survient une question de trafic de drogue qui voit intervenir la police, tandis que dans L’enragé, qui précède directement Pauvres Zhéros, l’histoire, faite de flash-backs, est racontée depuis un tribunal où le personnage principal est accusé de meurtre (et, pour le dénouement, le fil policier s’avèrera essentiel). Et puis, l’autre raison de l’absence de réelle trahison est dans l’intrigue de Fais péter les basses car… vous allez comprendre.

Une drôle d’hybridation : immigré barusien rencontre truands lautneriens

Revenons-en à l’intrigue. Ou plutôt aux intrigues. Car Fais péter les basses se compose de deux intrigues. L’intrigue policière d’abord : Zinedine, un jeune gangster tout juste sorti de prison contacte Fabio, ancien de la profession, désormais rangé des voitures, pour un dernier coup : un fourgon de la Brinks sans escorte, avec 7 ou 8 millions à la clé. Par esprit sportif plus que par l’appât du gain, Fabio accepte et remonte pour le casse son ancienne équipe : Paul et Gaby, le « Picasso des explosifs ». Comme le lecteur peut dès le départ sans douter, rien ne va se passer comme prévu et, de trahisons en quiproquo, les différents protagonistes vont se livrer à une lutte échevelée entre « vieux de la vieille » et « petits jeunots ». Difficile de ne pas y voir un hommage aux nombreux films où un vieux truand à la retraite reprend du service le temps d’un « dernier coup » (Gabin dans Mélodie en sous-sol, Ventura dans Les tontons flingueurs. Gabin a plus d’une fois endossé ce rôle.). Le scénario est construit comme une suite de rebondissements qui enchaînent les étapes narratives habituelles : réunion de l’équipe de part et d’autre, déroulement méthodique du « plan », course-poursuite derrière les millions qui passent de main en main. Baru fait preuve d’une forme d’érudition à l’égard du cinéma auquel il souhaite rendre hommage, multipliant non pas tant les allusions directes que les scènes clés reconnaissables par les amateurs du genre (quoique Fabio ait un petit air de Ventura…).
A cette première intrigue, la plus évidente et la plus classique, s’en ajoute une deuxième. Le lecteur suit le périple de Slimane, un jeune africain prodige du football, qui s’introduit illégalement en France avec l’espoir de devenir champion et finit, bon gré mal gré, par être mêlé au casse décrit plus haut et n’arrange pas les affaires des deux équipes en présence. Les lecteurs attentifs du blog auront reconnu des thématiques purement « barusiennes », s’ils me permettent le néologisme : le jeune sportif immigré (ou d’origine immigrée) tentant tant bien que mal de se faire une place en France (thématique de Le chemin de l’Amérique et de L’enragé). Alors bien sûr, dans un album de Baru classique, le destin de Slimane aurait été tout tracé : rencontrant petit à petit le succès, il aurait fini par être rattrapé par ses origines étrangères. Sauf que cette fois, Baru a choisi de surprendre, et le jeune Slimane ne connaîtra pas le même sort que Saïd Boudiaf ou Anton Witkoswsky. Pris dans une intrigue qui le dépasse, son sort n’est guère plus enviable car, là où les deux autres héros-sportifs étaient à amener à faire preuve de volontarisme et à exprimer leur talent, Slimane ne pourra compter que sur la chance et le hasard. Paradoxalement, et malgré la tonalité comique générale de l’album, les parties qui concernent le prodige immigré sont moins optimistes que ce à quoi Baru nous avait habitué.
Le croisement de deux intrigues est un défi difficile à mener et, dans Fais péter les basses, Bruno, une impression de décalage perturbe parfois la lecture ; l’impression que les deux intrigues ne sont pas parfaitement imbriquées mais simplement juxtaposées. Ce sera là ma principale réserve par rapport au dernier album de Baru : mener de front deux propos (qui plus est un propos léger et un plus grave) n’est pas sans risques et, dans le cas présent, l’aventure de Slimane m’a semblé souffrir de quelques interférences.

Baru l’expérimentateur entreprend aussi, par rapport à ses albums précédents, deux évolutions esthétiques qui se justifient clairement par le statut « d’hommage » : pastichant les polars-comédies à la française, nous le surprenons à travailler sur l’humour et les stéréotypes.
L’humour n’est bien sûr rarement loin chez Baru. Mais souvent est-il disséminé par petites touches, contrepoint à un propos plus grave et plus profond. Ici, Baru n’hésite pas à utiliser de grosses ficelles de comédie : des situations rocambolesques, des quiproquos absurdes, des personnages d’idiots accomplis. Le comparse de Zinedine, José, est un véritable imbécile dont le rôle principal dans l’histoire est de faire échouer, par négligence, les plans bien huilés de son patron (il fait parfois penser à Jean Lefebvre dans Les tontons flingueurs). C’est sur le plan de l’utilisation de stéréotypes que Baru innove le plus. J’entends par « stéréotypes » l’emploi de personnages dont le caractère apparaît d’emblée au lecteur, entier et peu sujet au changement, en référence à des codes propres à certains genres, ou à d’autres oeuvres. Dans ses précédents albums, par une forme de tension vers le réalisme, il préférait les personnages tout en nuance : ni vraiment bon, ni vraiment méchant, ni vraiment sympathique, ni vraiment antipathique. A ce titre, les différents protagonistes de L’enragé avaient tous leur face noire. Avec Pauvres Zhéros, Baru avait été contraint (par le scénario), de manier ce même type de stéréotypes du roman noir : la brute, l’idiot, le politicien véreux. Ici, les stéréotypes, comme hommage, sont franchement assumés et chacun des personnages (ils sont présentés sur la couverture) correspond à un « type » cinématographique : le vieux beau, le jeune impulsif et sans moralité, l’idiot innocent, le gorille silencieux… Le seul qui échappe à cette règle est Slimane, peut-être justement parce que lui vient de l’univers de Baru. Les autres personnages sont comme directement importés (non sans quelques adaptations) de la source première de l’auteur.
Au final, Fais péter les basses, Bruno ! ressemble à une joyeuse fantaisie nostalgique, légère et bourrée de références, dans laquelle Baru s’amuse, lui aussi, à étonner son lecteur.

2010, année Baru ?

Fais péter les basses Bruno marque la fin d’une année 2010 qui aura été « l’année Baru », certes avec une certaine discretion caractéristique à cet auteur, mais non sans quelques moments forts (le plus fort étant encore à venir : sa présidence du festival d’Angoulême).

Il fallait s’attendre, après l’annonce du Grand Prix 2010, à un phénomène éditorial autour de Baru. On n’oubliera pas que le parcours éditorial de Baru se caractérise, en 25 ans de carrière, par des changements fréquents d’éditeurs ; ainsi est-il passé successivement entre les mains de Dargaud, Futuropolis période Robial, Albin Michel/L’Echo des savanes, Casterman, Dupuis. Fais péter les basses, Bruno n’est pas, en apparence, son premier album sous le nom de « Futuropolis », mais c’est en revanche sa première collaboration pour un album long avec le « nouveau Futuropolis » tel que relancé par l’alliance Gallimard/Soleil Productions depuis 2004 (il avait aussi participé, pour une histoire courte, au recueil Le jour où…). Avant 2010, les albums de Baru avaient été successivement réédités au fil de ses changements d’éditeurs : j’en veux pour exemple Quéquette blues, son premier album, qui a connu trois éditions différentes au fil des décennies : Dargaud (1984), Albin Michel (1991), Casterman (2005). Dans les années 2000, les rééditions de l’oeuvre de Baru étaient surtout l’affaire de Casterman avec qui il travaille depuis le début des années 1990. Récemment, la maison belge avait réédité, sous la forme d’intégrale, L’Autoroute du soleil (2008), le recueil Noir (2009), Les Années Spoutnik (2009) ; courant 2010, après le FIBD, elle avait ajouté à son catalogue une réédition du Chemin de l’Amérique (qui, en effet, manquait), devenant ainsi la maison d’édition la plus complète sur l’oeuvre de Baru.
Que pouvait-il rester à d’autres éditeurs ? Comme on pouvait le prévoir, 2010 a vu se réveiller d’autres éditeurs que Casterman. Ce qui, finalement, est loin d’être un mal puisqu’à la veille de son festival, l’intégralité de son oeuvre est disponible dans des rééditions de moins de deux ans, à trois exceptions prêts : La communion du Mino (Futuropolis, 1986), Cours camarade (paru à l’origine chez Albin Michel en 1988) et Sur la route encore (paru à l’origine chez Casterman en 1997). Il ne s’agit pas là des trois oeuvres les plus importantes de Baru, et le statut de « brouillon de L’Autoroute du soleil » attaché à Cours camarade peut expliquer l’absence de rééditions. Quels éditeurs en 2010, donc ? Dupuis a naturellement réédité dans une intégrale L’enragé qui figurait déjà à son catalogue, dans la collection Aire Libre. Futuropolis nouvelle version est également allé fouiller dans le catalogue de l’ancien Futuropolis pour ressortir Vive la classe (et pas La communion du Mino, étrangement). La nouvelle version de Vive la classe a été, nous annonce-t-on sur le site « revue et corrigée » par Baru. Je n’ai pas pu comparer les deux versions, mais d’après les extraits diffusés, un travail de mise en couleur intéressant a été effectué. Enfin, dernière salve de rééditions, celle des Rêveurs, qui a commencé dès avant le FIBD 2010 puisque fin 2009 paraissait La piscine de Micheville. Ces derniers mois est sorti un plus ambitieux coffret intitulé Villerupt 1966 qui réunit intelligemment Quéquette blues, La piscine de Micheville et Vive la classe, plus le documentaire Génération Baru dont je vais vous parler plus loin. La petite maison d’édition cofondée en 1997 par Nicolas Lebedel et Manu Larcenet (petite au sens où son catalogue reste assez réduit malgré ses presque quinze ans d’existence) a misé sur le thématique plutôt que sur une réédition purement circonstancielle. Le coffret rassemble en effet trois albums du premier « cycle » narratif de Baru, celui dans lequel il s’inspire de son adolescence dans une cité ouvrière lorraine, dans les années 1960. Le coffret Villerupt 1966 offre ainsi une cohérence thématique forte, une vision retrospective du monde ouvrier, qui se présente bien comme une fiction, et non comme du documentaire. Avec le recul, on se rend compte que cette première période de la carrière de Baru (1984-1987) dans laquelle son art narratif était encore en perfectionnement, et son style gardait encore une puissance expressionniste qu’il s’est attaché à retenir davantage par la suite, a donné naissance à la partie la plus crûment personnelle de son oeuvre. Le choix des Rêveurs n’est pas sans résonance politique, et nous verrons comment le FIBD 2011 gère cette caractéristique de Baru qui n’a jamais hésité à exprimer son respect de l’idéal social communiste : évoquer en 2010 le monde ouvrier des années 1960 (qui entame à cette date un long déclin tant matériel que politique), c’est faire revivre une culture passée, mais qu’on aurait tort de ne considérer que comme un archaïsme dépassé dont il n’y a plus rien à apprendre.

Mais il me semble déjà que l’une des expos du FIBD 2011 s’intitule cryptiquement DLDDLT (Debout les Damnés De la Terre), et qu’elle s’accompagnera d’une statute de Lénine. Baru nous rappelle ici qu’une partie de la culture ouvrière (au moins « sa » culture ouvrière) s’enracine dans l’idéologie communiste. De même que José Munoz avait tenu, en 2008, à ne pas centrer l’exposition « Grand prix » sur lui-même mais sur l’Argentine, Baru fait le choix de présenter le monde ouvrier (je me fie ici à la description donnée sur le site du FIBD). La mise en scène sociale aura donc pleinement sa place et on n’en attendait pas moins de Baru. En espérant qu’aucun oiseau de mauvais augure ne viennent sériner que la bande dessinée n’a pas à s’occuper de politique. Mais j’espère que le débat est depuis longtemps trancher.

Les deux derniers choix de Grand Prix, en 2009 et 2010, semblent s’être basés sur des critères d’exigences : Blutch et Baru sont deux auteurs « à contre-courant » au sens où ils restent assez peu connu du grand public. L’expo Blutch avait permis de rapprocher bande dessinée et art plastique ; le festival-Baru sera placé sous des augures politiques, et ce malgré le fait que le FIBD reste le plus grand marché de bande dessinée de France et que la dimension commercial du médium prévaut largement dans la représentation qui en est faite. Un semble d’équilibre est ici recherché. Baru comme Blutch bénéficient (me semble-t-il), d’une forte reconnaissance de leur pairs pour leur choix radicaux. Baru a enseigné aux Beaux-Arts de Metz le dessin (et non la bande dessinée, lui-même insiste sur ce point) jusqu’en 2010. Dans son cas, l’évidence s’impose d’autant plus qu’il est désormais parmi les auteurs les plus primés du festival d’Angoulême (dont le jury est composé par d’autres auteurs, si je ne m’abuse). Petit rappel : il reçoit dès 1985 le prix du premier album pour Quéquette blues. Puis, ce sera deux Alph-Art du meilleur album, collectif en 1991 (avec Jean-Marc Thévenet pour Le chemin de l’Amérique) et en solo en 1996 (pour L’Autoroute du soleil). Au FIBD 2010 était présenté un documentaire intitulé Génération Baru, réalisé par Jean-Luc Muller et présenté à l’origine au festival du film italien de Villerupt (en Lorraine, région natale de Baru). Et puis le Grand Prix en 2010 est venu confirmer cette reconnaissance.
On peut donc dire que la nomination comme Grand Prix en 2010 a eu l’effet qui était, je le suppute, attendu : donner au public les moyens de découvrir un auteur mal connu mais respecté et admiré par le reste de la profession pour son oeuvre rigoureuse au moyen de multiples rééditions et expositions. J’ignore si cette « année Baru » aura eu un quelconque impact sur les ventes d’album et la notoriété du dessinateur que nous avons accompagné le temps d’un Baruthon. Si elle a marqué l’apogée du carrière, espérons secrètement qu’à 64 ans, Baru réalise encore d’excellents albums.

Pour en savoir plus :

Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010
Site de Futuropolis sur la réédition de Vive la classe
Site des Rêveurs sur Villerupt 1966
Présentation du documentaire Génération Baru de Jean-Luc Muller, avec quelques extraits
Présentation de l’expo DLDDLT au FIBD 2011

Published in: on 14 janvier 2011 at 09:08  Laissez un commentaire  

Baruthon 11 : Pauvres Zhéros, Casterman, 2008 (d’après Pierre Pelot)

Pour l’avant-dernier épisode de ce Baruthon, un petit détour par le dernier album de Baru avant sa nomination en tant que Grand Prix du FIBD 2010 : l’adaptation en bande dessinée du roman noir de Pierre Pelot Pauvres Zhéros au sein de la collection Rivages/Casterman/Noir. L’occasion d’aborder rapidement le rapport intéressant de Baru à la littérature.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé


Rivages/Casterman/Noir : une collection


Commençons, comme toujours, par une brève évocation de la collection dans laquelle se situe Pauvres Zhéros. Nous avions déjà vu Baru, avec L’Enragé, pénétrer une des collections contemporaines à vocation littéraire de l’édition belge, la fameuse collection Aire Libre de Dupuis. Pauvres Zhéros est un album de la collection Rivages/Casterman/Noir lancée en 2008. Pour mémoire, Aire Libre date de 1988 : dans les décennies 1990 et 2000, nous sommes bien dans le contexte de reconversion des éditeurs belges vers la bande dessinée adulte. La double spécificité de Casterman est que d’une part cette reconversion a commencé dès 1978 avec (A Suivre) (et nous avons eu l’occasion d’y croiser Baru à plusieurs reprises) et que d’autre part elle se fait selon une rhétorique esthétique et commerciale spécifique : le rapprochement avec la littérature (on se souvient des « roman » à suivre). La formule marche d’autant mieux en cette fin des années 2000 que le concept de « roman graphique » a été importé à merveille des Etats-Unis, même s’il a, chez nous, beaucoup moins de sens que le graphic novel peut en avoir dans un univers anglo-saxon dominé par les comic strips et comic books. En France et en Belgique, le format album, puis sa évolution vers la « densité romanesque » (c’est-à-dire sortant du format 48 CC) n’a pas attendu l’invention d’un supposé et pompeux « roman graphique » pour émerger. Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis, de véritable rupture au sein du système commercial.
Revenons-en à Rivages/Casterman/Noir. Il s’agit, après les « romans (A Suivre) » et la collection Ecritures d’une nouvelle tentative de faire naître des oeuvres d’un dialogue entre bande dessinée et roman. Mais l’initiative n’en revient pas uniquement à Casterman qui vient ici se greffer sur un projet né dans l’édition littéraire. A l’origine se trouve la collection Rivages/Noir fondée par François Guérif en 1986 au sein de la maison d’édition Rivages (1984). Si cette dernière, tenue par Edouard de Andréis, est d’abord généraliste, sa collection Rivages/Noir devient très vite une des principales collections de romans policier, en particulier de « romans noirs » qui connaissent alors un important développement, en France et aux Etats-Unis. Rivages/Noir fait notamment connaître en France James Ellroy et lance notamment Hugues Pagan. Rivages s’inspire ici en partie de Gallimard qui, depuis 1945, a connu plusieurs succès dans cette déclinaison du polar grâce à sa collection Série Noire : faire découvrir des auteurs étrangers et lancer des auteurs français.
En 1991, Rivages est racheté par Payot qui devient alors Payot & Rivages. La collection Rivages/Noir survit à cette fusion et continue de jouer un rôle important dans le domaine du roman noir. En 2008, l’association entre Payot & Rivages et Casterman donne naissance à la collection Rivages/Casterman/Noir. Difficile de ne pas inscrire ce rapprochement dans le cadre de l’intérêt nouveau que les maisons d’édition traditionnelle portent à la bande dessinée depuis deux décennies. Le constat est parlant : dans le secteur de l’édition, la bande dessinée est une des rares branches (avec la littérature pour la jeunesse) à parvenir à éviter la crise. En d’autres termes, la bande dessinée fait vendre, et ce n’est pas par hasard si Hachette a racheté récemment les droits d’Astérix pour se relancer dans l’édition de bande dessinée grand public.
Les ambitions affirmées par la collection Rivages/Casterman/Noir vont au-delà du seul enjeu commercial. Voyons ce qui est dit : « Rivages/Casterman/Noir a pour ambition de réunir les meilleures dessinateurs et adaptateurs pour des oeuvres choisies, en fonction, bien sûr, de leur impact visuel. ». Il s’agit de donner une seconde vie aux romans Rivages/Noir en les faisant adapter en bande dessinée par des dessinateurs connus : la vente se fait tantôt sur le nom du dessinateur (pour les amateurs de bande dessinée), tantôt sur le nom du romancier (pour les amateurs de polar). Le rapprochement BD/polar obéit aussi à la proximité vue comme naturelle entre les lecteurs de ces deux types d’ouvrages (littérature de genre et bande dessinée ont souvent, dans l’imaginaire collectif, le même lectorat). Moins prosaïquement, Casterman parvient à nouer des relations nouvelles, plus saines, entre bande dessinée et littérature, du moins lorsque l’adaptation est réussie et n’est pas qu’une simple « retranscription graphique » du roman. Toute adaptation de romans en bande dessinée est un véritable défi esthétique pour le dessinateur qui doit jongler entre l’esprit de l’oeuvre originale et son propre style. Parmi les premiers titres, on note Pierre qui roule de Donald Westlake par Lax, Shutter Island de Denis Lehane par Christian De Metter et le Pauvres Zhéros de Pierre Pelot par Baru. Parfois, un « adaptateur » intervient entre l’oeuvre et le dessinateur, comme Matz pour l’adaptation de Nuit de fureur de Jim Thompson par Miles Hyman. On va voir comment Baru s’en sort, lui qui se fait à la fois adaptateur et dessinateur…

Baru Noir

Avec Pauvres zhéros, Baru se risque, pour la deuxième fois de sa carrière, à suivre le scénario d’un autre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. La première fois, il s’agissait du Chemin de l’Amérique qu’il avait réalisé en collaboration avec Jean-Marc Thévenet. Ici, l’exercice est plus difficile puisque Baru reste son propre scénariste, mais prend pour base un roman de Pierre Pelot. Le résultat est en effet étonnant : on sent bien que l’histoire n’est pas 100% Baru, mais il parvient tout de même à insérer sa propre écriture derrière celle de Pelot, et à s’insérer en partie dans la logique du roman noir.
Quelques mots sur Pierre Pelot avant d’en revenir à Baru. Il est originaire de l’Est de la France, comme notre dessinateur, et commence sa carrière de romancier dans les années 1960. A cette époque, il tente aussi de percer dans la bande dessinée mais ne poursuit pas dans cette direction. Il va préferer se consacrer à la littérature dite de « genre », dans toute sa variété, puisque, débutant par des westerns en 1965 avec La Piste du Dakota (rappelons ici que ce genre est justement très en vogue dans la bande dessinée à cette époque !), il s’intéresse également au polar (Du plomb dans la neige, 1974), au roman régionaliste et fantastique (La Peau de l’orage, 1973), à la science-fiction (Parabellum Tango, 1980), et au roman historique (C’est ainsi que les hommes vivent, 2003). Pelot lui-même, toutefois, dit ne pas réfléchir en terme de genres quand il écrit, et son style intègre en effet souvent plusieurs dimensions romanesques, loin d’une conception contraignante du genre littéraire. Quant à Pauvres Zhéros, il est publié pour la première fois chez les éditions Fleuve Noir en 1982. A cette époque, le « néo-polar », formule lancée par Jean-Patrick Manchette (écrivain et critique du genre), connaît une vogue importante en France et permet de renouveler l’inspiration du roman policier français en y ajoutant une dimension sociale et pessimiste, justement d’après le modèle du roman noir américain. C’est à ce courant qu’il faut rattacher Pauvres Zhéros. Repris en bande dessinée vingt ans après, l’album possède une dimension nostalgique : le souvenir de l’âge d’or du roman noir français. D’après l’interview donnée par Pierre Pelot sur le site de Casterman, l’album résulte de la rencontre entre les deux auteurs autant que d’un choix d’éditeur.

Outre la proximité géographique entre Pelot et Baru, les histoires de Baru ne sont pas sans liens avec l’univers du roman noir. Le rapport le plus évident est la dimension sociale. Le roman noir se distingue en effet du roman policier classique par sa référence directe aux inégalités sociales, par sa critique politique explicite, et par le goût du fait divers qui est souvent le point de départ du roman. C’est avec cette ambition de privilégier le rapport à la réalité plutôt que l’intrigue et l’énigme policière que le genre émerge dans les années 1920 aux Etats-Unis, puis qu’il se redéploie cinquante ans après en France à travers les romans de Manchette, entre autres oeuvres. L’oeuvre de Baru contient elle aussi une forte dimension sociale : les héros de Baru sont des « sans-grades » chez qui l’héroïsme n’est pas inné mais vient d’une volonté de dépasser leur condition. L’utilisation des codes du genre policier rapproche aussi Baru du roman noir : l’intrigue policière est utilisée chez lui comme un moyen d’introduire un suspens, de gérer les rebondissements, mais sans être la fin en soi de l’histoire qui dépasse le simple code à briser (modèle du roman policier tel qu’on peut le trouver chez Maurice Leblanc ou Agatha Christie). A titre d’exemple, on se souviendra de la manière dont l’enquête judiciaire de L’Enragé est un pretexte pour raconter l’ascension et la chute du boxeur. Baru s’est toujours attaché à représenter les relations sociales des classes défavorisées, même dans ce qu’elles ont de plus sordides et violentes.
Dans Pauvres Zhéros, l’appel du social fonctionne très bien : l’idée du roman vint à Pelot en passant devant un orphelinat de campagne. Sans être une dénonciation des orphelinats, le roman (devenu BD) se présente comme rien de plus qu’un sordide faits divers : une jeune employée de l’orphelinat laisse s’enfuir l’un des enfants dont elle a la garde, enfant qui se trouve être un mongolien. Pelot imagine ainsi un monde clos et ses personnages tous plus inquiétants les uns que les autres : le fou du village qui croit aux extraterrestres, un feignant incapable et lâche, un directeur d’orphelinat qui joue les notables, un ancien pensionnaire de l’établissement cherchant la première occasion pour se venger. Les recherches mobilisent le village mais laissent rapidement jaillir une violence triste et tragique, jusqu’à l’explosion finale. S’attaquer à ce texte « étranger » permet à Baru d’abandonner ses propres codes narratifs : pas de récit d’apprentissage, pas de road-movie, pas de rebondissements imprévus mais plutôt un enchaînement de faits de plus en plus glauques à mesure que la vérité sur la disparition du petit mongolien se laisse découvrir. Surtout, la grande différence avec les autres albums de Baru est la noirceur. Le point commun de la plupart des récits de Baru était leur incroyable optimisme : même dans des récits très sombres (je pense par exemple à Bonne année), les héros trouvaient toujours le moyen de s’en sortir ou d’en rire, ou bien un épilogue débouchait finalement sur une fin heureuse malgré la situation catastrophique dans laquelle Baru avait mis ses personnages. C’est peut-être là ce qui surprend le plus dans Pauvres Zhéros (et c’est là que Baru s’est le mieux plié aux codes du roman noir) : on n’y trouve pas la moindre trace d’optimisme. Quand le pauvre Anastase Brémont décide d’aider la police, il est pris pour ce qu’il est et ce qu’il restera pour toujours : le bon-à-rien du village qui n’a pas les moyens de ses envies d’altruisme. Si Baru nous avait habitué à mettre en avant chez ses personnages la bonté, le sens de l’honneur, la persévérance, il respecte cette fois un monde où l’homme est soit mauvais, soit lâche, voire les deux. Et tout le village devient coupable de la disparition du pauvre garçon.
Au passage, l’univers du roman noir offre à Baru l’occasion de revenir à un style moins sage, plus proche de celui de ses débuts. Au moins depuis L’autoroute du soleil, son style expressionniste s’était assagi. Est-ce le côté extrême du roman noir qui le pousse à renouer avec un goût pour l’exagération graphique ? La première scène donne en tout cas le ton dans ce sens. Chaque personnage est une caricature qui indique instantanément au lecteur son caractère. Certes, on est loin de certains scènes de Cours camarade, sans doute l’album où Baru poussait le plus loin l’outrance. J’ai parfois regretté, durant ma lecture, que Baru ne joue pas davantage sur ce ressort graphique. Mais on sent dans son style un véritable plaisir à trouver des trognes reflétant au mieux les exigences de l’histoire, ou à jouer sur les gros plans pour mieux faire ressentir la colère, l’effroi, le désespoir.

Le terme d’adaptation s’applique très bien à Pauvres Zhéros : ce n’est ni vraiment un roman de Pelot, ni vraiment un album de Baru, mais plutôt une expérience de la part du dessinateur pour se frotter à un univers et à des codes qui ne sont pas les siens.

Baru et le roman noir

L’évocation de Pauvres Zhéros est aussi pour moi l’occasion de rappeler qu’il ne s’agit pas du premier contact de Baru avec l’univers de la littérature. D’autres passerelles existe entre le roman noir et la bande dessinée que Baru a su emprunter.
En 2000, il participe au lancement d’une collection de romans noirs illustrés par les éditions Liber Niger. Il y publie Comme jeu, des sentiers en collaboration avec Jean-Bernard Pouy, autre grand nom du roman noir des années 1980, créateur de la collection Le Poulpe (qui a elle aussi débouchée sur une adaptation en bande dessinée). Puis, toujours dans la même collection, il publie en 2004 New York, 100e rue Est avec Jean Vautrin qui a lui aussi commencé par le polar dans les années 1970. Ces deux romans s’inscrivent dans la période « banlieue » de Baru qui commence avec L’autoroute du soleil et se déploie à merveille avec Bonne année et L’Enragé. Comme jeu, des sentiers raconte en effet l’enquête d’un jeune « médiateur » de banlieue dans la cité des écrivains. Il porte sur la banlieue un regard désabusé qui n’est toutefois pas aussi glauque que la campagne de Pauvres Zhéros. Retrouver Baru comme dessinateur-illustrateur, c’est aussi une manière de découvrir une autre facette de son talent de dessinateur, de mettre en avant des décors d’habitude masquée par l’action, du moins pour qui lit trop vite Quéquette blues, L’autoroute du soleil ou Bonne année. Ce sont des instantanés pleine page de la banlieue qu’il s’amuse à peindre, propres à nous rendre une ambiance grise. La rencontre Pouy/Baru pourrait d’ailleurs mettre en perspective la vision de la banlieue chez Baru (et je regrette de n’avoir découvert cet album que maintenant !).
L’ambition artistique me paraît, dans ce projet, plus intéressante que dans la collection Rivages/Casterman/Noir. D’abord parce que l’oeuvre est originale et non une réédition adaptée, plutôt une vraie collaboration entre un écrivain et un dessinateur. Ensuite, il ne s’agit pas simplement de mettre en images un texte, mais de faire dialoguer texte et images vers un objet éditorial original et qui a tendance à disparaître, du moins dans la littérature pour adultes : le roman illustré. Par roman illustré, les éditions Liber Niger entendent un livre où une vraie place est laissée au dessinateur qui n’est pas simple illustrateur mais co-auteur à part entière. Il est dommage que cette initiative ait eu moins d’échos et de suite que celle de Casterman, certes intéressante, mais qui est davantage une transformation de la littérature en bande dessinée plutôt qu’un véritable échange entre deux modes d’expression. Pauvres Zhéros reste simplement une bande dessinée de conception relativement traditionnelle, tandis que Comme jeu, des sentiers dépasse toute définition.

Pour en savoir plus :
Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Fleuve Noir, 1982
Baru d’après Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Casterman, 2008
Jean-Bernard Pouy et Baru, Comme jeu, des sentiers, Liber Niger, 2000
Le site officiel de Pierre Pelot : http://www.pierre-pelot.fr/
Bibliographie complète et documentée de Pierre Pelot sur Ecrivosges.com
Une interview de Pelot sur le site de Casterman
Le site des éditions Liber Niger
Une lecture de Comme jeu, des sentiers sur le blog Mitchul

Published in: on 29 novembre 2010 at 18:43  Laissez un commentaire  

Baruthon 10 : L’enragé, Dupuis, 2004-2006

Avec la parution en 2004 de L’enragé chez Dupuis, dans la collection Aire Libre, Baru renoue avec un récit dense et de longue haleine, comme avait pu l’être L’autoroute du Soleil en 1995. Les 140 pages de ce nouveau récit, publiées en deux volumes, interviennent après une phase (1995-2004) plus expérimentale. L’enragé marque le lecteur parce qu’il est un récit de grande ampleur, tant esthétiquement que dans le discours qu’il porte sur notre société actuelle, préoccupation centrale de l’oeuvre de Baru. Mais là où, dans L’autoroute du soleil, primait le jeu narratif de la course-poursuite et de la quête sans but, motif présent chez lui dès les débuts, L’enragé contient un discours plus construit, plus nuancé également, et une structure moins linéaire. Au plaisir de lire une belle histoire vient s’ajouter l’invitation à réfléchir à la France du XXIe siècle.

Remarque liminaire : comme on était en droit de s’y attendre après sa nomination comme Grand Prix du FIBD d’Angoulême 2010, l’année 2010 a été riche en rééditions pour Baru. A titre indicatif, je signale pour ce trimestre la réédition par Dupuis, en un seul volume, de L’enragé dont je vous parle aujourd’hui, et l’activité de la maison d’édition les Rêveurs qui ont réédité La piscine de Micheville en début d’année et qui insistent en ce mois de novembre avec un Villerupt 66 qui réunit quelques uns des premiers albums de Baru liés au cycle de la jeunesse ouvrière dans les années 1960. J’y reviendrais en janvier.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik

Le chemin parcouru : L’enragé comme aboutissement

Je vous ai martelé tout au long de ce Baruthon la cohérence de l’oeuvre de Baru : cohérence esthétique, évidemment (du moins à partir du moment où son trait se stabilise dans les années 1990), mais surtout cohérence des thèmes, puisque chaque oeuvre est comme une nouvelle déclinaison d’obsessions identiques. L’enragé n’échappe à la règle, et peut-être encore moins que les autres. A mon sens, il est plus « classique » que les albums qui le précèdent immédiatement dans la chronologie de la carrière de l’auteur : ils se proposaient comme des exercices de style. Exercice de narration à plusieurs voix pour Sur la route encore, incursion dans le genre de l’anticipation pour Bonne année et Avoir vingt ans en l’an 2000, référence au et appropriation du récit d’enfance dans Les Années Spoutnik. Il marque au retour au récit de formation dont Baru s’était fait la spécialité dès ses débuts dans Pilote.
La proximité avec les albums précédents se lit bien évidemment dans l’intrigue principale, qui s’inspire du Chemin de l’Amérique, paru plus de dix ans auparavant. L’histoire est celle d’Anton Witkowsky, jeune fils d’immigrés polonais vivant dans une cité de la banlieue parisienne. Elève turbulent, il n’a qu’un seul désir, attisé par de petits succès à l’échelle de son quartier : devenir boxeur professionnel. Que son père le lui interdise a bien peu d’effet ; il accomplit son rêve, devient champion d’Europe, et va défier les grands champions américains. Habité par une rage de réussir insupportable, que l’on comprend comme une tentative de sortir de la condition sociale initiale de sa famille, Anton Witkowsky doit cependant affronter de multiples écueils : l’ivresse de la gloire, les pièges dressés par ses adversaires et le mépris de son père et de son ami d’enfance, Mohamed Meddadi, devenu journaliste à L’Equipe. Pour mémoire, Le chemin de l’Amérique raconte aussi l’ascension d’un jeune boxeur, français d’Algérie rattrapé par la guerre d’indépendance de 1954-1962. Si la trame et surtout le caractère des deux personnages sont différents, le point de départ est le même : l’élévation sociale par la boxe et le poids de la condition sociale dans un destin individuel. Le parallèle entre les deux albums peut nous enseigner encore beaucoup sur l’évolution de l’oeuvre de Baru, j’y reviendrais.
Cette construction, au sein de son oeuvre, d’un parallèlisme entre d’un côté l’immigration dans son rapport à la culture des années 1950-1960, particulièrement ouvrière, (Le chemin de l’Amérique) et de l’autre l’immigration dans son rapport à la culture des banlieues des années 1990-2000 (L’enragé) est un acquis de la phase de transition (1995-2002) qui sépare L’autoroute du soleil (se rappeler de la première scène où on assiste à la fin du vieux monde ouvrier) de L’enragé. Après que Baru ait consacré la première partie de sa carrière (1983-1994) à l’évocation de la jeunesse ouvrière et des décennies dites des « Trente Glorieuses », il commence à s’intéresser à la banlieue dès L’autoroute du soleil, puisque les deux héros visitent, le temps d’une émeute, la banlieue lyonnaise. Par la suite, Bonne année vient confirmer que la banlieue HLM, faite barres d’immeuble et souvent traitée dans les médias ou par les hommes politiques comme une France à part où l’insécurité et le chomage règnent sans espoir de renouveau, est le nouveau paysage de prédilection de Baru. En ce sens, Baru rappelle à ses lecteurs que du monde ouvrier historique aux banlieues pauvres modernes se dessine l’histoire des immigrés en France, réduits à la marge économique, sociale et désormais spatiale. Les problématiques d’exclusion, de précarité, de culture exclusive sont les mêmes d’un espace à l’autre et d’une époque à l’autre. Si Baru s’intéresse plus volontiers à la jeunesse de cette culture immigrée (ceux que l’on appelle souvent la « seconde génération ») et non à leurs aînés arrivés en France, c’est pour décrire son aspiration profonde à justement sortir d’une condition originelle insupportable. C’est cette histoire que raconte L’enragé, et sans doute est-elle plus que jamais à méditer. De témoin d’une époque passée qu’il était à ses débuts, Baru en est venu à nous confronter à l’actualité la plus brûlante.

Actualité et « effet de réel »

Chez Baru sont essentiels les « effets de réel » qui rendent l’histoire non seulement vraisemblable, mais crédible par rapport à la réalité du monde. Dans L’enragé, le rapport au réel semble de plus en plus assumé. Dans les albums précédents, les allusions à l’actualité ou à des problématiques politiques ou sociales étaient périphériques par rapport à l’intrigue principale, ou traitées de manière détournées. Dans Bonne année, la transposition dans un univers d’anticipation permettaient de traiter la getthoisation des banlieues : il décrivait alors un réveillon 2010 de fiction où la France était gouvernée par un président ressemblant fort à Jean-Marie Le Pen. Mais le nom du leader du Front National n’était pas mentionné (même si son portrait suffisait à le reconnaître). Cette fois, le traitement du réel est frontal : l’aventure d’Anton Witowski se déroule bien de nos jours, et parfois même au jour le jour.
Par où passent les effets de réel dont Baru s’est rendu maître ? On retrouve bien sûr certains tics d’écriture déjà présents dans d’autres albums, en particulier dans Le chemin de l’Amérique, frère aîné de L’enragé. Je les rappelle, mais les fidèles lecteurs du Baruthon doivent finir par les connaître. Je précise tout de même que, dans L’enragé, ces procédés sont démultipliés, comme s’ils étaient, là encore, davantage assumés. Baru inclut dans l’histoire des articles de journaux (l’un de ses personnages, Mohamed Meddadi est opportunément journaliste), « dessine » des photographies et invente de fausses couvertures de magazines (Rolling Stone, Inrockuptibles, Voici : il parvient à saisir l’esprit de chacun de ces titres). On retiendra celle qui s’inspire d’un portrait de Phil Spector par Guy Pellaert ; par respect pour sa source ou par instruire son lecteur, Baru précise la provenance réelle de l’image.
Et puis, il y a la sensibilité de Baru à l’actualité la plus brûlante. Il explique souvent que ces albums partent d’un ressenti face à un fait de société ou à un événement qui le touche et sur lequel il souhaite s’exprimer. L’effet de réel est tel que la réalité dépase bien souvent la fiction. On ne peut s’empêcher d’être étonné par l’épilogue dans lequel des émeutes se produisent suite à une descente des jeunes de banlieue sur la capitale (ces émeutes fictives sont censées avoir lieu durant l’été 2005). Le second tome de L’enragé paraît au printemps 2006, soit quelques mois après les émeutes de l’automne 2005 survenues après la mort de deux jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police. Les fausses couvertures de journaux imaginées par Baru sont très proches de celles qui paraissent alors, montrant de nombreuses voitures retournées et brûlées. Les résonances entre la fiction et la réalité, quoique frappantes au vu de la concomitance entre la parution de l’album et les émeutes de 2005, ne sont pas si étonnantes. Baru a répondu dans une interview donnée à actuabd qu’il a commencé à concevoir l’intrigue au milieu des années 1990 (ce qui exclut les émeutes de 2005) et que des crises comparables aux émeutes de 2005 avaient pu lui servir de sources d’inspiration (pour mémoire, des émeutes de même type eurent lieu à Vénissieux en 1981 ou à Vaulx-en-Velin en 1990). Et il ajoute : « Il ne fallait pas être devin pour savoir, qu’un jour ou l’autre, cela allait à nouveau péter. Je n’ai rien inventé. ».
Quoi qu’il en soit, les émeutes de 2005 ont en quelque sorte prouvé l’exactitude du propos que Baru tient sur les banlieues, par des fictions, depuis 1995. Au passage, l’épilogue lui sert aussi à introduire, plus discrètement cette fois, des allusions à de célèbres affaires de la présidence de Jacques Chirac : l’affaire Maurice Papon et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

En ce sens, et parce qu’il n’hésite plus à affronter l’actualité et les questions politiques à vif et sans détour, Baru montre dans L’enragé qu’il a considérablement évolué, dans son traitement du réel, par rapport aux années 1980. Deux exemples. Dans Cours Camarade, il s’agissait de dénoncer la montée électorale du Front National par une course-poursuite entre deux fils d’immigrés et un groupe de bastonneurs racistes ; mais le parti d’extrême-droite n’était pas cité explicitement et cet enjeu « didactique » de l’album devenait vite un simple pretexte face à l’histoire elle-même. Même chose dans Le chemin de l’Amérique, qui traitait de la guerre d’Algérie : le propos politique était bien présent, mais, à l’image du héros empétré dans ses contradictions, il n’était pas encore pleinement inscrit au sein de l’histoire. Baru y introduit un narrateur qui nous explique les ressorts politiques du destin de Saïd Boudiaf et sépare ainsi la fiction de son explication. L’enragé, à l’inverse, est un des premiers récits de Baru à supprimer la présence du narrateur, remplacé par des commentateurs sportifs ou des manchettes de journaux. En d’autre termes, le « commentaire » de l’action est intégrée à l’action, et non mise à distance par un narrateur externe. Dès lors, c’est au lecteur de faire lui-même le travail de réflexion et d’analyse de l’histoire qu’il vient de lire, par rapport à l’actualité qui le touche. Certes, Le chemin de l’Amérique traitait d’un événement passé et nécessitait peut-être de prendre davantage le lecteur par la main (et je rappelle que le scénario de cet album était cosigné par Jean-Marc Thévenet). Il me semble pourtant que la gestion du propos politique y était plus maladroite que dans L’enragé où elle s’accorde parfaitement avec la narration.

Un héros tout en nuances

Une fois de plus, c’est dans la narration que Baru nous surprend le plus. Et là encore ses « progrès » en la matière son incontestable si on rapporte L’enragé au début du dessinateur. Il faut dire qu’en vingt ans, les conditions de publication de Baru ont considérablement changé. Ses premiers albums paraissaient d’abord en revue (Pilote, L’Echo des savanes), par livraison. En albums, ils ne devaient pas excéder la pagination habituelle (une cinquantaine de pages). Difficile, dans ces conditions, de tenir une narration touffue. Mais depuis, L’autoroute du soleil et ses quatre cent pages sont passées par là, libérant Baru de la contrainte spatiale. Son passage chez Casterman, qui promeut depuis (A Suivre) des albums de bande dessinée aux « ambitions littéraires » a pu jouer également dans cette nouvelle liberté. Les conditions de publications de L’enragé autorisent le déploiement sur 130 pages d’une intrigue complexe, sur plusieurs niveaux et avec de nombreux personnages.
En effet, l’album paraît dans la collection « Aire Libre » de Dupuis. Cette collection, créée en 1988, part du même constat que celui opéré par Casterman lors de la création d’(A Suivre) en 1978 : la tradition de la bande dessinée belge (Tintin et Spirou) est en perte de vitesse et les éditeurs belges doivent sortir du seul domaine enfantin pour aller voir du côté de la BD adulte dont le succès est envahissant. Avec Aire Libre, Dupuis, outre tenter de conquérir un nouveau public, s’inspire des formules de Casterman : pagination plus libre, recherche d’une « densité romanesque », fin du principe de série… Si les premiers albums sont encore signés par des héritiers de l’âge d’or belge (Cosey, Griffo, René Hausman, Hermann, Frank, qui en profitent pour livrer des récits aux ambitions renouvelées), la collection montre vite qu’elle est aussi capable de s’adapter à une nouvelle génération d’auteurs, en accueillant Emmanuel Guibert (Le photographe), Christophe Blain (Le réducteur de vitesse), Blutch (Vitesse moderne), Etienne Davodeau (Chute de vélo), Emmanuel Lepage (Muchacho), Jean-Philippe Stassen (Le bar du vieux français).

J’en viens donc à parler de la narration. Baru se risque vers une narration complexe, loin de la linéarité de L’autoroute du soleil. Le fil du récit, qui relie le début à la fin, est la description du procès d’Anton Witowski durant l’été 2005 pour un crime dont on apprend la nature qu’assez tardivement. A partir du procès démarre, en flash-back, le récit de la vie du boxeur à partir de son adolescence. Il s’arrête sur plusieurs moments importants pour comprendre les enjeux du procès. D’emblée, Baru nous tient en haleine avec un suspens emprunté au genre policier. La suite de l’intrigue nous confirme cette source d’inspiration, que Baru a par ailleurs déjà utilisé dans L’autoroute du soleil ou Sur la route encore. A la fin du tome 1 démarre une intrigue secondaire qui devient centrale dans le tome 2 : l’histoire d’amour entre Anton et Anna, intimement mêlée à l’intrigue policière… Je n’en dirais pas plus. Il vous suffit de savoir que L’enragé contient les ingrédients narratifs du polar : des mystères à percer, des trahisons, des révélations soudaines. La plaidoirie de l’avocat du boxeur est un des motifs typiques. Baru emploie donc la même complexité narrative qu’un récit policier, qui suppose de ne pas tout révéler au lecteur, de cacher l’essentiel pour mieux faire apparaître la surprise.
Un autre raffinement apparaît dans le traitement du personnage principal. Risquons-nous, pour la dernière fois, à une comparaison avec Le chemin de l’Amérique. Le personnage de Saïd Boudiaf y était dépeint comme un héros positif chez qui ressortaient avant tout des qualités : l’honnêteté, l’obstination, le sens de l’honneur… Le dilemme dans lequel il était placé (aider ou ne pas aider les indépendantistes) en devenait d’autant plus cornélien, mais était bien propre à son haut sens de la morale (choisir entre l’illégalité et le rejet des siens). Anton Witowski est bien loin de cet idéal, et Baru s’emploie à nous présenter, avant tout, ses défauts. Il est certes aussi obstiné et courageux que Boudiaf, mais surtout, il est impulsif et orgueilleux, trop pressé de grimper en haut de l’échelle. Sa prétention démesurée le conduit à se donner sans cesse en spectacle, à boxer sans honneur et à nourrir la presse people par ses frasques. Il se brouille avec son meilleur ami Mohamed Meddadi en refusant de renouer le contact avec son père. On lui voit aussi des faiblesses car, dans le fond, « l’enragé » est un être faible, sujet au remord sans pouvoir rien y faire et sans pouvoir se maîtriser. Ce qui était une qualité chez Saïd Boudiaf, l’ambition, se transforme chez Anton Witkowski en un handicap.
On se souvient que, dans une interview donnée à PLG en 2000, Baru indiquait il préférait imaginer des personnages d’immigrés ou fils d’immigrés positifs : « [Les immigrés] souffrent d’une image réelle tellement négative que pour moi, c’est presque un devoir moral de les représenter de manière positive. ». Pourtant, dans L’enragé, le souci de la nuance, de l’effet de réel, semble avoir pris le pas sur ces réticences. Le héros de l’album est rendu plus crédible justement parce qu’il ne se veut pas exemplaire. Il ne défend aucune cause mais péche par égoïsme. Il n’a d’ailleurs pas un caractère entier mais évolue tout au long de l’album, ce qui se traduit graphiquement par de multiples changements physiques. Baru évite ainsi toute naïveté et démontre son savoir-faire de décrypteur de la société.

Pour en savoir plus :

L’enragé, Dupuis, collection « Aire Libre », 2004-2006 (2 volumes). Réédition à l’automne 2010 en une seule intégrale.
Une interview de Baru à l’occasion de la sortie de l’album en 2006 sur actuabd (de nombreuses images)

Published in: on 16 novembre 2010 at 22:30  Laissez un commentaire  

Baruthon 9 : Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003

Un second Baruthon pour ce mois d’octobre. Après tout, il n’y en a pas eu en août et il me faut arriver en janvier, lorsque sonnera l’heure du festival d’Angoulême dont Baru est le président, à vous parler de son dernier album, Fais péter les basses Bruno paru en septembre dernier chez Futuropolis.
Mais pour l’instant, passons à la seule véritable excursion de Baru du côté de la sérialité (et encore, ce n’est pas si évident !…), Les Années Spoutnik, oeuvre prise entre les souvenirs de l’enfance et la réalité du monde adulte.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux

Les Années Spoutnik : nouvelles normes éditoriales

Au regard de la carrière de Baru, Les Années Spoutnik a de quoi surprendre. Jusque là, notre dessinateur nous avait habitué à un parcours relativement atypique, évitant à la fois les normes éditoriales de la bande dessinée grand public et l’intransigeance extrêmiste de l’édition alternative. Depuis le milieu des années 1990, il travaille avec Casterman, profitant de leur politique en faveur des individualités et des « auteurs », politique née avec (A Suivre) et que la maison d’édition belge essaie, non sans compromis douteux, de maintenir avec la collection « Ecritures » au début des années 2000. Mais la publication des Années Spoutnik, qui s’étend, en quatre albums, de 1999 à 2003, prend des apparences traditionnelles : on n’attendait pas Baru dans le format de la « série », avec des albums fidèles à la norme industrielle et commerciale du « 48 CC » (A4, 48 pages couleurs). Cela ne lui était pas arrivé depuis son premier album, Quéquette blues, publié en 1984-1986 par Dargaud. Par la suite, Baru avait toujours trouvé chez ses éditeurs successifs (Albin Michel, Futuropolis, Casterman…) des éditeurs prêts à lui faire confiance sur d’autres formats et d’autres paginations.
Alors quid des Années Spoutnik ? Un renoncement de la part de Baru ? Une concession à la sérialisation, principe commercial qui régit une grande partie de la bande dessinée, encore dans les années 2000 ? Première remarque : Baru se montre conscient des limites des normes auxquelles il se plie, mais l’analyse qu’il en livre apporte la réponse à notre question. Ainsi déclare-t-il : « Jusqu’à présent, mes éditeurs successifs (à l’exception de Dargaud au début pour Quéquette blues) ont toujours adapté les formats aux récits que je leur proposais. Or, il me faut 250 à 300 pages pour épuiser le propos des Années Spoutnik. Aucun éditeur, à l’exception des japonais, aucun éditeur européen, donc, n’est en mesure, compte tenu de mon impact commercial, de supporter financière une entreprise pareille. ». Ce constat intervient après qu’un passage chez l’éditeur japonais Kodansha lui ait permis de publier la somme que représente L’autoroute du soleil, avec plus de 400 pages. Découper Les années Spoutnik est une manière de publier, malgré tout, une histoire longue complète d’environ 200 pages, si on additionne la pagination des quatre albums. Le troisième épisode, Bip Bip !, dépasse d’ailleurs discrètement les 48 pages. La concession de Baru est une forme d’adaptation aux règles de l’édition française, pour lui permettre de se consacrer à un récit au long cours. A ce titre, le découpage en quatre volumes est avant tout pratique, et Les Années Spoutnik n’est pas à proprement parler une « série ». Pas, du moins, au sens où la bande dessinée l’entend depuis les années 1950. Pas question pour Baru de donner une suite aux quatre albums, de sérialiser ses personnages jusqu’à ce que mort s’ensuive, de produire quantité de séries dérivées : une fois que tout a été dit, inutile de revenir dessus. La normalisation n’est donc qu’apparente, et même si chaque volume raconte une histoire complète, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il s’agit des fragments d’une seule grande histoire : une année dans la vie d’un fils d’ouvrier d’une dizaine d’années, dans la ville de Sainte-Claire en Lorraine.

Autour du monde de l’enfance

Une autre question pleine de préjugés traverse la série : est-ce une série pour enfants ? Là encore, à première vue, la réponse n’est pas évidente. Les héros et le narrateur sont des enfants. La couverture choisie par Casterman est colorée, avec une typographie fantaisiste. Suivant ces apparences, Raymond Perrin (spécialiste de la littérature dont les jugements sont, certes, loin d’être infaillibles) la cite comme exemple de bande dessinée pour enfants dans son Un siècle de fictions pour les 8-15 ans. Plusieurs bibliothèques municipales le classent aussi dans le rayon jeunesse. Pourtant, à la lecture, il s’avère que ranger les Années Spoutnik dans la catégorie de la littérature pour la jeunesse est une erreur. Mais attention : si Les Années Spoutnik n’est pas une série pour enfants, elle peut tout à fait être lue par des enfants qui n’auront aucun mal à se reconnaître dans les jeunes héros, leurs jeux et leurs préoccupations. De ses albums, il s’agit de celui qui est le mieux pensé pour être lu par différentes classes d’âge. On remarquera d’ailleurs que, dans la réédition que Casterman a fait en 2009, la couverture met en avant non pas les enfants, comme dans les couvertures précédentes, mais une scène d’affrontement entre un ouvrier et un CRS, les enfants étant relégués au second plan. Doit-on en conclure qu’après avoir lancé la série dans un format volontairement ambigu (pour n’exclure aucun public), l’éditeur a ensuite réctifié le tir en se rendant compte que, finalement, le public adulte s’est davantage intéressé à la série que les enfants ?

Là est tout le talent de Baru dans Les Années Spoutnik : porter un double regard sur une époque (la fin des années 1950) et un univers (la classe ouvrière) à travers des yeux d’enfants. Derrière les jeux, les joies et les bagarres incessantes d’Igor et ses amis se dessinent des enjeux beaucoup plus importants. Baru nous avait déjà habitué à partir de l’anecdote pour parler de choses graves, mais ici, le principe est poussé au maximum par la complémentarité des regards enfants/adultes. Ainsi du héros, Igor, dans l’album Bip Bip !, qui a surtout retenu de sa participation à une grande fête du parti communiste la honte d’avoir « pleuré comme une fille ». En observant dans le détail, le jeu entre la trame enfantine et les enjeux adultes en toile de fond est extrêmement complexe, sans pour autant que l’un n’empiète sur l’autre, sauf peut-être lorsque les enfants viennent aider leurs parents lors d’une charge de CRS, scène finale de la série.
Utiliser l’enfance pour témoigner d’une époque et faire passer des messages « adultes » est une démarche déjà présente dans la littérature, le cinéma, et la bande dessinée. En littérature, on retiendra par exemple Poil de carotte de Jules Renard (1894), La guerre des boutons de Louis Pergaud (1912), et les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol (1957-1960). Les deux premiers se démarquent du dernier puisqu’ils ne s’affirment justement pas comme des « souvenirs » propres à l’auteur, mais plus comme des fictions. Comme dans le cas de l’oeuvre de Baru, ils se destinent autant à l’enfance qu’à un public adulte. Dans un autre registre, on pourrait citer Sa majesté des mouches de William Golding (1954), qui partage avec Les Années Spoutnik et La guerre des boutons, outre une représentation sans concession de l’enfance qui n’ignore pas la violence des relations, un procédé narratif : le filtre de l’enfance comme outil pour parler de la société des adultes. Un propos grave se cache derrière les jeux enfantins pour qui sait lire entre les cases.
Dans une interview, Baru est amené à comparer sa propre série avec La guerre des boutons, et l’analyse qu’il dresse nous renseigne sur ses intentions. Il interprète le succès du livre dans les années 1950-1960, suite au film d’Yves Robert (1962), comme une nostalgie à l’égard d’un monde rural en train de disparaître. En ce sens, Les Années Spoutnik est un hommage au monde ouvrier et à sa culture désormais en voie de disparition, dont Baru est originaire.

Autofiction et discours sur la société

Les enfants de Sainte-Claire s'essayent au lancement de leur propre fusée (vol.3, Bip Bip !)


En bande dessinée, d’autres auteurs se sont essayés à l’évocation de souvenirs d’enfance sous la forme de fictions (on dirait maintenant d’autofictions). Le plus connu, et sans doute le plus proche de la démarche de Baru, est l’espagnol Carlos Gimenez et son Paracuellos, publié en France par Fluide Glacial entre 1977 et 1982. Dans cette fresque, Gimenez s’inspire de sa propre enfance pour raconter la vie quotidienne de quelques enfants dans un pensionnat de l’Espagne franquiste des années 1950. Le propos est sombre, et prend valeur de témoignage sur une époque difficile de l’histoire du pays (en 1975, quand Gimenez commence la publication de Paracuellos, la mort de Franco met fin à la dictature militaire). Comme dans le cas de Baru, l’enfance se lit comme un moment fondateur de son oeuvre et Gimenez continuera à évoquer la guerre civile espagnole et le franquisme dans d’autres albums, tout comme Baru poursuivra dans l’évocation du monde ouvrier. Signalons aussi Christian Binet qui publie en 1981 L’institution, souvenir des années passées dans un pensionnat catholique, sur un ton toutefois plus léger que Gimenez.
On aurait pourtant tort de voir dans Les Années Spoutnik une oeuvre à proprement parler autobiographique, et à vrai dire, la même ambiguïté existe dans Paracuellos : Baru et Gimenez s’inspirent de leur enfance, mais l’intrigue, les évènements, les rebondissements sont imaginaires. La part de vérité et de fiction a bien peu d’importance, en réalité : ce qui compte pour Baru, c’est de décrire une époque. Il se défend vigoureusement de raconter son enfance, ou plutôt précise que là n’est pas le but de son récit : « Bon, les années Spoutnik, c’est une fiction, une invention, un produit de mon imagination. C’est une construction, un truc que j’ai bricolé pour qu’il parle à tout le monde, avec des lieux communs, des images qui soient assez communes à tout le monde pour que tout le monde s’y reconnaisse.
Je parle de NOTRE enfance, et pas seulement de la mienne, pour essayer de vous dire autre chose que des histoires de castagne à la récré.
(…)
Autrement dit un peu plus sèchement : l’enfance en soi ne m’intéresse pas, comme mon enfance ne PEUT PAS vous intéresser. C’est juste un moyen que j’ai choisi pour vous parler d’autre chose. »
Cet autre chose, vous l’aurez compris, c’est le destin du monde ouvrier. Baru est toujours poursuivi, lorsque des journalistes parlent de son oeuvre, par l’obsession qu’elle serait autobiographique, et cela dès Quéquette blues. Lui-même soutient le contraire. Ce malentendu est sans doute dû au fait que les sujets qu’ils traitent lui tiennent à coeur, et sont élaborés à partir de son ressenti personnel face au monde contemporain.

On connaît l’importance de « l’effet de réel » chez Baru, toujours attentif à user d’un réalisme très fort dans ses scénarios, qui immerge immédiatement le lecteur. Ici, le village choisi pour l’action (Sainte-Claire) existe, et est même voisin du village natal de l’auteur, Thil. Baru en dessine les rues, les maisons, l’intérieur des cuisines, avec le soin qu’on lui connait. L’ambiance quotidienne de l’époque est renforcée par autant d’indices : les enfants lisent Vaillant et Tintin (avec insertion de vraies planches) et le titre évoque le lancement du satellite soviétique Spoutnik en octobre 1957. Dans le cours du récit, Baru n’hésite pas à parler des enjeux que représente ce satellite, premier à être lancé dans l’espace, dans le contexte de guerre froide qui oppose le bloc occidental et le bloc soviétique.
Dans Les Années Spoutnik, le monde de l’enfance, d’Igor, de Robert, de Jacky, de Jeannot, est confronté aux contradictions du monde adulte. Alors bien sûr est-il question de bagarres à la récré pour savoir qui est le chef, de parties de football, de punitions et de jeudis passés avec les copains. Bien sûr y a-t-il chez Baru une forme de tendresse nostalgique lorsqu’il évoque la dégustation collective de la polenta ou l’incroyable technique footballistique de ces gosses. Mais dans cette société enfantine, Baru met l’accent sur la violence et la « guerre » qui, même pour rire, est d’autant plus révélatrice qu’elle est prise au sérieux par les enfants comme une imitation de ce qui se passe, là-haut, dans le monde des adultes. Guerres contre « ceux d’en-bas » ou contre les enfants du village voisin ; les parties de football sont aussi, à leur façon, des manières de régler un conflit. Même si les grandes bagarres s’arrêtent dès que le sang se met à trop couler et que les flèches n’ont pas de pointe en leur bout, le monde des enfants de Sainte-Claire reflète les tensions des années 1950. La guerre d’Algérie est loin d’être terminé et marquera longtemps la société française. Quant à la guerre froide, elle en est encore à ses débuts et l’empire soviétique est toujours une force soutenue par les différents partis communistes du bloc occidental. Sur le communisme, Baru précise : « Si je traite du communisme dans Les Années Spoutnik, ce n’est pas parce que je le suis ou l’ai été moi-même, c’est parce que l’idéal communiste a été une colossale machine à fabriquer de la solidarité… Et de la dignité. Et c’est pour ça qu’il m’intéresse. Le reste, Staline; le goulag et toutes les saloperies, il regarde l’Histoire – celle avec un grand H – et je ne suis pas historien. ». N’oublions pas, enfin, une autre guerre, interne et plus diffuse, entre la classe ouvrière et le patronat.
Ces craquements du monde, les enfants de Sainte-Claire les subissent aussi, à leur niveau. Ainsi sont-ils contraints de repeindre la fusée miniature construite pour fêter le lancement du Spoutnik parce qu’ils l’ont dessiné sur le modèle de la fusée de Tintin, suppot du capitalisme. Le communisme n’est rien de plus pour eux que la lutte des indiens contre les cow-boys, mais la métaphore employée ici a du bon. Sans compter que la guerre d’Algérie, qui fait rage depuis 1954, n’est pas sans repercussion dans les relations entre les différentes communautés qui cohabitent dans le petit village ouvrier. Italiens, Maghrébins, Polonais, Ukrainiens, composent la population du village. Une manière de rappeler, s’il le faut encore, que l’immigration a toujours fourni à la France une grande partie de sa force de travail.

Conclusion : un style et un rythme

Pour le thème, Baru opère un retour à ses premiers albums, ceux qui évoquaient des adolescences dans les années 1960 au moyen de petites anecdotes du quotidien (Quéquette blues, La piscine de Micheville, La communion du Mino, Vive la classe !, Cours camarade). Tout son art consistait déjà à faire apparaître des enjeux d’un autre ordre, plus graves, plus adultes. Mais entre ces albums des années 1980 et ceux des années 2000 peuvent se lire les progrès effectués par le dessinateur sur le plan de la narration.
On retrouve certains tics d’écriture qui permettent de reconnaître sans se tromper le style de Baru : la narration à la première personne (ici par la voix d’un enfant), la prise à partie complice du lecteur, l’expressivité des visages allant jusqu’à la déformation, l’emploi d’une langue familière qui renforce l’impression de réalisme… Plus que dans ses albums précédents, sans doute à cause du format et du large public auquel la série est destiné, Baru apprend à se tenir à une intrigue précise, à un découpage plus net de l’histoire, à un rythme de l’action plus posé. Il n’y a donc pas dans Les Années Spoutnik ni la force expressive de Quéquette blues, ni l’ampleur narrative de L’autoroute du Soleil. Les enjeux politiques et sociaux sont davantage masqués que dans Le chemin de l’Amérique et Bonne année. Cette série, avec laquelle notre dessinateur entre dans le XXIe siècle, est peut-être celle qui est la plus apte à séduire un public étendu et à faire découvrir Baru a des lecteurs qui ne se seraient pas intéressés d’emblée à cet auteur.

Pour en savoir plus :
Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003 (4 tomes). Réédition en intégrale en 2009, chez Casterman.
Les citations sont tirées d’une interview qui est restée longtemps sur la toile, sur le site officiel de Baru désormais disparu. Elle provient à l’origine du numéro 36 de PLG (Hiver 2000-2001). J’avais conservé l’interview avant sa disparition fortuite d’Internet. Dommage, d’ailleurs, car le site était bien fait.

Published in: on 25 octobre 2010 at 07:03  Laissez un commentaire  

Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux, Casterman, 1998-2009

En 2009, Casterman fait paraître dans sa collection « Ecritures » le recueil Noir, qui réunit trois récits réalisés par Baru entre 1995 et 1998 : Bonne année 2016, Bonne année 2047 et Ballade Irlandaise. Sans doute s’agit-il là des trois récits les plus politiques de Baru, dénonçant par d’habiles fictions l’extrêmisme politique, la diabolisation des banlieues et les violences religieuses en Irlande.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore

Baru chez Casterman

Quelques détails éditoriaux, d’abord, parce qu’il faut toujours commencer par là. Le recueil Noir est l’aboutissement d’une longue collaboration entre Baru et les éditions Casterman qui file depuis 1995 et L’Autoroute du soleil, cet étrange objet littéraire qui a vu se croiser Baru, Casterman et l’éditeur japonais Kodansha. Souvenez-vous des épisodes précédents relatés dans ce blog : en 1992, il y a une courte participation au recueil Le violon et l’archer réalisé en partenariat avec le musée Ingres de Montauban ; puis en 1995, il y a L’Autoroute du soleil, oeuvre singulière qui marque l’entrée de Casterman dans le marché de l’importation de mangas ; enfin, en 1996, Baru arrive dans la revue (A Suivre) qui vit malheureusement ses derniers instants, et prépublie le futur album Sur la route encore (1997). Encore une année de plus : en 1998, un nouvel album de Baru paraît chez Casterman, Bonne année, et nous en arrivons à notre sujet du jour. L’alliance Baru/Casterman se poursuit encore avec la série Les années Spoutnik en 1999-2003, avec Pauvres zhéros en 2008, et sans compter les rééditions, telles celles du Chemin de l’Amérique en 1998, ou de L’Autoroute du soleil en 2002. Ce sont là d’autres histoires que je vous raconterais dans les mois qui viennent.
La seconde moitié des années 1990 n’est pourtant pas très favorable à Casterman. Est-ce l’arrivée en force de l’édition alternative, poussant l’expérience de l’exigence graphique et littéraire bien au-delà de ce qu’avait fait la revue (A Suivre), pionnière en son temps, mais désormais quelque peu dépassée, au point de cesser de paraître en 1997 ? Est-ce, comme le suggère Jean-Philippe Martin, l’importance trop grande prise par son fonds patrimonial, de la série Tintin au renouveau des années 1980, qui handicape toute forme d’innovation ? Il est vrai que Casterman est une maison bicentenaire, fondée en 1780, qui a su jusque là toujours renouveler sa clientèle, partant de l’édition religieuse au XIXe siècle pour arriver à la bande dessinée moderne au XXe siècle. Elle a su aussi naviguer entre ses origines et ses fidélités à la tradition belge, et une capacité à s’imposer sur le marché français. En 1999, la maison d’édition est rachetée par Flammarion, signe le plus manifeste de ses difficultés. Pour tenter de retrouver une forme de prestige intellectuelle dans le secteur de la bande dessinée, la collection « Ecritures » est créée en 2002, dirigée par Benoît Peeters. Elle est ce qu’on peut appeler une collection « d’auteurs » (par opposition au monde des séries et de la BD de genre), et s’appuie d’abord sur les résultats de la percée effectuée dans l’univers du manga en 1995. Parmi les premiers albums publiés se trouvent des rééditions de la collection « Casterman manga », dont L’Autoroute du soleil de Baru, mais aussi des oeuvres du japonais Jiro Taniguichi. Casterman reproduit également l’expérience du Japon en traduisant des auteurs étrangers.
On comprend assez vite que le mot-clé de la collection « Ecritures » est d’abord « réédition ». Comme souvent, Casterman parie sur des chevaux qui ont fait leur preuve, soit en rééditant d’anciens succès de sa propre collection, soit en traduisant des auteurs étrangers. La collection fera pourtant l’objet de critiques. On accuse Casterman de profiter de la montée en puissance de l’édition alternative (notamment par le format « roman »). La critique la plus pertinente n’est pas tant de viser cette récupération (somme toute, Casterman a déjà fait ses preuves dans la création exigente à l’époque de (A Suivre)) que de pointer du doigt, comme ont pu le faire à plusieurs reprises Jean-Christophe Menu et le magazine PLGPPUR, l’application de principes éditoriaux sans réflexion préalable sur l’oeuvre et ses propres exigences. La collection reste enfermée dans un format, certes original (quoique plus tellement en 2010), mais identique pour toutes les oeuvres. L’édition de Histoires urbaines de Julius Knipl, photographe de Ben Katchor, fait partie des réalisations contestées, Casterman ayant ignoré le format d’origine, à l’italienne, pour faire rentrer l’oeuvre dans le format de sa collection.

Revenons à Bonne année et au recueil Noir, justement paru dans la collection « Ecritures ». Il regroupe trois récits chronologiquement réalisés en 1995, 1997 et 1996. Casterman sauve ici de l’oubli (ou « récupère », selon les points de vue !) des récits qui ne sont pas inédits. Le premier, Bonne année 2016, paraît en 1995 dans un ouvrage collectif des éditions Autrement, Avoir vingt ans en l’an 2000. Le second, Bonne année 2047, vient prolonger l’univers imaginé dans ce premier « Bonne année » par un album paru chez Casterman en 1998 qui reprend les codes éditoriaux de la défunte collection « Romans (A Suivre) » (pagination large de 70 pages, noir et blanc) . Enfin, le dernier, Ballade irlandaise, a une histoire éditoriale encore plus complexe (je reprends là la présentation qui est en faite dans le recueil). En 1996, les éditions Bayard demande à Baru d’adapter une nouvelle de Rodolphe (écrivain et scénariste de bande dessinée) sur le thème de Roméo et Juliette, ramené ici au contexte de guerre civile en Irlande du Nord. Mais le projet de magazine qui devait publier l’histoire ne voit pas le jour. Puis, en 2004, les éditeurs Vertige Graphic et Coconino Press s’associent pour créer la revue Black sous-titrée « le retour des avant-gardes soft », qui entend dépasser la rupture iconoclaste voulue par les éditeurs alternatifs, tout en prenant acte des avancées qu’ils ont permis en matière narrative et graphique. L’histoire inédite de Baru trouve sa place dans cette revue, en compagnie de David B., François Ayroles, Seth et Mazzuchelli.

Noir et blanc, le développement d’une nouvelle technique

Malgré cette parution tardive en recueil sur laquelle je me base pour mon article du jour, les trois récits sont bien ancré dans la seconde moitié des années 1990 et sont, comme l’explique Baru « réalisés dans la foulée de l’Autoroute du soleil ». Cette parenté se traduit, d’un point de vue graphique, par l’emploi du noir et blanc que les 500 pages de l’album sus-cité ont donné au dessinateur l’occasion d’expérimenter. L’occasion de souligner à quel point Baru est un dessinateur atypique, n’hésitant jamais à tenter de nouvelles expériences. D’ailleurs, dans ses premiers albums, Baru s’aidait de Daniel Ledran pour la mise en couleurs.
Sur le sujet de l’apprentissage du noir et blanc, je lui laisse la parole dans les propos liminaires au recueil Noir : « [L’Autoroute du soleil] m’avait permis, entre autres, d’apprivoiser une contrainte technique : l’usage du noir et blanc, même si je l’ai utilisée sur un mode soft, en demi-teintes, sans doute pour ne pas avoir à affronter la radicalité stylistique de mon maître José Muñoz. A la fin, j’avais découvert l’adéquation parfaite de cette technique, pour sa relative rapidité d’exécution, à mes recherches d’un graphisme nerveux au service d’une narration dynamique et efficace. ». Il est vrai que l’usage du noir et blanc a fait évoluer le trait de Baru vers une moindre déformation expressionniste des visages, très présente dans ses albums des années 1980, et que l’on peut rattacher, suivant les propos du dessinateur, à l’influence de Muñoz, le dessinateur argentin de la série Alack Sinner connu pour son traitement radical des visages en noir et blanc à la limite du grotesque. Baru ne va pas jusqu’à cette radicalité, mais son noir et blanc sert davantage la narration que « l’esthétique » (le fond que la forme, si cette distinction vaut quelque chose).
Le noir et blanc encourage chez lui une lecture plus fluide, une attention moins soutenue au graphisme. Ce qui ne l’empêche pas de tester quelques effets particulièrement efficaces, comme lorsque les héros sont pris dans les phares d’une voiture et se transforment alors en de simples esquisses noires sur un immense fond blanc. La formule a dû lui plaire : il la réutilise dans chacune des trois histoires.

Trois récits au fil de l’actualité des années 1990 et 2000

Venons-en aux histoires proprement dites. Un mot d’abord sur Ballade irlandaise, un peu à part dans le dyptique Bonne année, à tel point que l’on peut se demander s’il était judicieux de la joindre. Elle illustre un fait d’actualité résumé à la fin : le 15 septembre 1997 marque le début du processus du paix dans le conflit nord-irlandais opposant républicains catholiques et loyalistes protestants. Par une fable racontant la relation dramatique entre un protestant et une catholique, inspirée de l’éternel histoire d’amour impossible de Roméo et Juliette, Baru présente sa vision d’une guerre civile qui déchire l’Irlande du Nord depuis plus de trente ans. La scène finale peut se lire comme une parabole de la réconciliation du pays.

Si Ballade irlandaise est une simple fiction inspirée par l’actualité, le dyptique Bonne année que composent les deux premiers récits du recueil appartiennent au genre de l’anticipation politico-sociale. Ce n’est qu’en apparence que Baru s’échappe de la réalité, et le discours qu’il porte s’adresse avant tout à ses contemporains.
Dans la version d’origine de Bonne année 2016 (Bonne année), l’action se passe dans un an 2000 où Jean-Marie Le Pen, président du Front National, est devenu ministre de l’Intérieur (drôle d’anticipation sur l’élection présidentielle de 2002). Pour la version de 2009, les évènements ne changent pas, si ce n’est qu’ils sont transposés en 2016 et que Jean-Marie Le Pen premier ministre est remplacé par Nicolas Sarkozy président le second étant, pour Baru, « un héritier à peine édulcoré » du premier. L’accès des centres-ville est interdit aux résidents des banlieues devenues des zones infranchissables gardées par la police. Dans ce contexte tendu, et parce qu’après tout la vie continue dans les banlieues, le lecteur suit les mésaventures de Kent à la recherche d’essence pour pouvoir draguer.
Avec Bonne année 2047, qui, comme son nom l’indique, se passe trente ans plus tard, les enjeux politiques dépassent cette fois le simple stade de l’anecdote automobile. La situation s’est encore dégradée : Nicolas Sarkozy s’est fait élire président à vie, les cités sont désormais encadrées par des murs, des miradors et des blockhaus, et le sida se répand dans des banlieues où un préservatif est parmi les denrées les plus précieuses qui soient. On suit une bande d’amis, Mo’, Houcine, Julien, Sonia, Kader, Maggy un soir de nouvel an. Des histoires de garçons, de filles et de sexe qui rappelleraient le nouvel an puceau de Quéquette blues s’il n’y avait pas l’arrière-plan d’anticipation politique. La principale obsession de tout ce petit monde est de passer de l’autre côté du mur au nez et à la barbe de la police qui a ordre de tirer sans sommations.

Il est remarquable (ou plutôt désolant) de constater que deux récits conçus en 1995 et 1997 sont toujours profondément évocateurs en 2009, à peine transposés pour le recueil. En 1995-1997, Baru réagissait à la montée en puissance électorale du Front National sur la base de discours populiste et nationaliste (en 1995, Le Pen arrive quatrième à l’élection présidentielle avec 15% des voix, et son parti remporte la mairie d’Orange, tandis qu’en 1997, il atteint son plus gros score en pourcentage de voix au premier tour d’une élection législative : 14,98%). D’une certaine manière, la parution du recueil Noir (est-elle de la seule initiative de Casterman, ou aussi de celle de Baru ?) lui permet de rappeler que la question des banlieues et de l’immigration continuent de pourrir la vie politique du pays et d’amener au pouvoir d’autres formes de populisme : « Depuis, comme vous le savez sans doute, les banlieues ont explosé, notamment en novembre 2005. Je n’aurais pas la prétention de revendiquer une quelconque prémonition de ces évènements. Ce désastre était largement prévisible pour tous ceux que préoccupent un tant soit peu les questions sociales dans ce pays. Mais les choses ont changé me direz-vous. Pas sûr ! Pour ma part, je pense que les mouches ont simplement changé d’âne, et que ceux qui ont fait le succès du Front National, il y a dix ans, ont fait la différence qui a permis à Sarkozy de s’imposer aujourd’hui. ».
Le monde des ouvriers et des immigrés étaient le théâtre des premiers albums de Baru. Dans L’Autoroute du soleil, l’aventure commence par l’abandon de ce monde ouvrier et se termine dans une cité en pleine émeute. C’est ainsi qu’à partir de 1995, Baru trouve dans les banlieues un nouvel espace à investir pour faire passer des messages politiques et sociaux. La lecture des albums de Baru (et pas seulement de ce recueil) est salutaire en ce qu’elle constitue une véritable réflexion sur notre époque et ses paradoxes, et porte en elle un militantisme qui ne nuit jamais à la qualité narrative de l’ensemble, au rythme effrené de l’histoire, à la représentation de l’anecdote adolescente et potache, qui n’est jamais très loin. A ce titre, je ne peux pas m’empêcher de l’associer dans mon esprit à Etienne Davodeau, autre peintre la réalité contemporaine (celle du monde rural et ouvrier) chez qui la fiction devient discours sur son temps. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais il pourra être intéressant de les entendre parler tous les deux lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo sur le thème « BD et représentation de la société » (c’est le samedi 9 à l’amphi Maupertuis, de 14h30 à 15h30).

Pour en savoir plus :

Avoir 20 ans en l’an 2000, (collectif), éditions Autrement, 1995
Bonne année, Casterman, 1998
Black n°1, Vertige Graphic et Coconino Press, 2004
Noir, recueil chez Casterman, 2009
Sur la collection « Ecritures » de Casterman : Jean-Philippe Martin, « De l’esprit des “Spéciales” : “Ecritures” », dans 9e Art n°10, Centre national de la bande dessinée et de l’image, octobre 2004, p. 37-38.

Published in: on 4 octobre 2010 at 14:18  Laissez un commentaire  

Baruthon 7 : Sur la route encore, Casterman, 1997

Rien de tel pour la rentrée de Phylacterium que la suite de Baruthon, exploration dans l’oeuvre de Baru. Après la « somme » de L’autoroute du soleil, nous descendons doucement les années 1990 avec Sur la route encore. Il nous prouve son talent de raconteur d’histoires.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil

Dans le sillage de Casterman

Plus qu’avec L’autoroute du soleil, qui était surtout un projet coordonné par l’éditeur japonais Kodansha et repris pour la France par Casterman, c’est avec Sur la route encore que Baru entre dans l’équipe de l’éditeur belge pour quelques albums encore, ainsi que plusieurs rééditions. En 1998, pour marquer l’entrée de cette nouvelle recrue au palmarès solide, Casterman réédite Le chemin de l’Amérique. De fait, Baru ne publiera plus d’albums chez Albin Michel, et encore moins chez Futuropolis qui n’existe plus depuis 1994, le catalogue ayant été vendu à Gallimard.
Mais Baru n’arrive pas chez Casterman par hasard, puisqu’il intègre le magazine (A Suivre), dans lequel il publie Sur la route encore de 1996 à 1997. Petit retour en arrière pour ceux qui n’auraient pas suivi ou ceux à qui ce nom, aujourd’hui disparu, ne dit rien. Dans la foulée des grandes créations de revues des années 1970, (A Suivre), à partir de 1978, fait date : il confirme l’évolution de la bande dessinée vers la densité romanesque et le refus de certaines conventions éditoriales, telle que le nombre de pages imposé ou la couleur. Voulant faire de la bande dessinée un média intégré à la littérature, il offre à des auteurs généralement déjà connus le moyen de réaliser des oeuvres plus personnelles. Que Baru arrive dans (A Suivre) après une carrière déjà lancée n’est donc pas étonnant. Dès la fin des années 1980, la revue est en perte de vitesse et se maintient malgré tout grâce à ce que Thierry Groensteen appelle une « acharnement thérapeutique ». La pertinence du rédactionnel baisse et la revue peine à intégrer les évolutions propres aux années 1990. Pourtant, elle tente de récupérer des auteurs qui ont justement débuté dans la décennie précédente, François Bourgeon, Moebius, Jacques Ferrandez, ou des valeurs sûres de la revue comme Tardi, Comès, Schuiten et Pratt. Grâce au prestige d’(A Suivre), l’éditeur, originellement spécialisé dans les ouvrages religieux et porteur de l’héritage d’Hergé, s’attire des auteurs adultes aux fortes ambitions artistiques. A regarder les récits publiés dans ses dernières années ((A Suivre) s’arrête en 1997), on sent que, malgré la baisse des ventes, la qualité est toujours présente et Sur la route encore ne fait pas exception.

On the road


Sur la route encore regroupe plusieurs thèmes propres à Baru. Il y a notamment cette violence crue, même si son trait s’est désormais apaisé par rapport à ses débuts pour réserver l’expressionnisme aux moments les plus adéquats. Il y a bien sûr le sexe, toujours présent chez Baru, souvent sur un mode faussement comique et potache. Les récits indépendants (en apparence) qui composent l’album sont parsémés d’histoires où ces deux éléments moteurs, la violence et le sexe, sont étroitement mêlés, mais jamais de façon racoleuse : par exemple, dans le personnage de « Bouboule », autostoppeuse un peu enveloppée qui craint de se faire violer par les automobilistes. Baru adore jouer sur l’ambiguité de la sexualité dans notre société : tantôt ce qui se présente comme un drame tourne finalement à la farce, comme dans les « Teutons pointeurs », tantôt la farce initiale conduit au cauchemar, dans « Au rendez-vous des amis ». Les histoires de Baru ont quelque chose de jubilatoire, maltraitant certains interdits avec le plus grand des plaisirs.
A chaque nouvel album de Baru frappe la cohérence de ses thèmes, qui donne l’impression que tous les albums ne sont que plusieurs chapitres d’une même histoire sans cesse répétée. Il suffit de considérer le titre de Sur la route encore. Le sens du mouvement est omniprésent chez Baru, dans les titres, au moins depuis Cours camarade. Le chemin de l’Amérique et L’autoroute du soleil sont deux autres exemples de l’invitation au voyage perpetuel, même s’ils proposent une destination. Sur la route encore est presque un constat : Baru est toujours en route. Venons-en, justement à l’image de la route.

Par le titre, une double référence résonne avec une Amérique mythifiée des années 1950. C’est d’abord le roman de Jack Kerouac, On the road (1957) : roman initiatique qui raconte le parcours imaginaire, mais aux tonalités autobiographiques, du narrateur à travers les Etats-Unis. On the road évoque le mouvement littéraire dit de la « Beat generation » qui renouvelle le mythe américain (importance de la musique, de la bohème, de la liberté) et possède une forte influence sur des artistes qui lui succèdent. C’est ensuite une célèbre chanson de Willie Nelson, On the road again (1980), devenu un classique repris de nombreuses fois. La country de Nelson trouve également ses racines dans la tradition propre à l’Amérique du Nord et mélange la musique et le thème de l’errance. Cette Amérique mythifiée a une bonne place dans l’oeuvre de Baru : du héros de L’autoroute du soleil passionné par les années 1950 au titre même du Chemin de l’Amérique. Et l’un des héros de Cours camarade, Stanislas, se prend pour James Dean dès le début de l’album. Les Etats-Unis semblent être un rêve qui permet aux héros de Baru, immigrés, ouvriers et banlieusards, d’avancer ; une façon de les lancer dans l’aventure. La première histoire de Sur la route encore, « Calypso rock », en devient presque symbolique du vieux rêve de jeunesse devenant étape originelle : le héros retrouve par hasard la trace des membres de son ancien groupe de rock, reconvertis en accompagnateurs d’un insipide crooner de variétés, marque du temps qui passe. L’occasion est trop belle : le groupe se reforme à l’improviste et injecte un peu de rock dans la soupe « calypso », insufflant une frénésie puissante dans le public. Le ton est donné : il y aura du rythme et de l’action.

Epopée narrative
Que Sur la route encore ait été publiée dans (A Suivre), revue porteuse d’une conception très littéraire de la bande dessinée et mettant l’accent sur le scénario, ne doit pas surprendre : cet album est celui dans lequel Baru laisse le mieux apparaître ses talents de conteurs. J’entends ici conteur dans le sens de raconteur, de tricoteur d’histoiree ; il laisse dans l’ombre tel élément pour mieux nous surprendre ensuite ; il emprunte au polar un art du suspens et du drame ; il multiplie les voies narratives pour faire varier les ambiances. Sur la route encore, composé de six histoires de taille variable est finalement un bon exercice de style. Certes, l’ampleur n’est plus celle de L’autoroute du soleil ; certes les enjeux sociaux et politiques marquent un peu le pas (quoique, si on lit entre les images) ; certes l’intrigue policière apparaît parfois comme un peu artificielle. Mais elle porte une forme de réjouissance personnelle de l’auteur par laquelle il est agréable de se laisser porter.
La structure narrative de Sur la route encore donne même l’impression de jouer sur la liberté de diffusion de (A Suivre), détournant les codes propres à la revue par une dissolution de l’intrigue linéaire romanesque. Il faut ici oublier un instant qu’on lit un album pour se souvenir qu’il y a d’abord prépublication. (A Suivre) publie soit des « récits complets » (courts récits autonomes de quelques pages, ayant un début et une fin propre), soit des « récits à suivre » (feuilletons qui s’étendent de numéros en numéros). Baru joue sur les deux tableaux. Chacun des « chapitres » de Sur la route encore est un récit complet. La publication n’est d’ailleurs pas régulière et plusieurs mois s’écoulent entre chaque épisode. Et après tout, Baru est depuis le début un amateur d’histoires courtes au rythme rapide, telles celles de La piscine de Micheville ou de La communion de Mino, ou beaucoup d’autres disséminées dans la presse spécialisée ou dans des collectifs. Ce n’est qu’au fur et à mesure que l’on se rend compte qu’il s’agit en réalité d’un récit à suivre : le dernier chapitre résout naturellement le fil de l’intrigue et explique la fuite en avant des deux narrateurs. Baru confronte ainsi le rythme allusif et intense de ses débuts à une intrigue au long cours telle que celle de L’autoroute du soleil. L’exercice est d’autant plus amusant que la principe de prépublication est alors en perte de vitesse et que son interprétation par Baru est proche du détournement, jouant sur l’attente et les interrogations du lecteur.
L’exploration des techniques de narration n’est pas si courante dans la bande dessinée contemporaine que l’on doive passer à côté. L’adoption de la bulle a fini par évacuer les lourds récitatifs défilant sous les images mais, comme je le faisais remarquer à propos de Christophe, la présence d’un narrateur commentant l’action peut aussi être une valeur ajoutée quand elle est parfaitement maîtrisée par des auteurs comme Jacques Tardi, Jacques de Loustal et… Baru. Dès Quéquette blues, Baru s’adjoint un récitant qui ne le quittera pas, tantôt à la première personne, tantôt à la troisième, toujours ironique. Il sait en jouer et nous le prouve dans Sur la route encore. Deux narrateurs se partagent les six récits. On suit tour à tour André et Edith, chacun poursuivant son propre road-movie. Et même si on finit par comprendre qu’André cherche Edith, ils vivent, jusqu’au sixième récit, des aventures séparées. Comme dans un morceau de musique, chaque récit a sa propre mélodie, son propre parfum (explosion nostalgique et libératrice de « Calypso rock », farce jubilatoire et absurde des « Teutons pointeurs »…).

Avec Sur la route encore, Baru explore plus que jamais son chemin en solitaire. Dans le paysage de la fin des années 1990, son parcours ne ressemble à rien de connu. Baru ne s’intègre pas à la dynamique qui porte les éditeurs alternatifs sans pour autant baisser ses exigences. Cet album qui a pourtant plus de dix ans n’a jamais été réédité, contrairement à d’autres oeuvres, encore plus anciennes, de leur auteur. Je vous invite, si vous aimez les autres oeuvres de notre Grand Prix du FIBD 2010, à le redécouvrir, en espérant que votre médiathèque est aussi bien fournie que la mienne…

Pour en savoir plus :

Sur la route encore, Casterman, 1997

A suivre dans : Bonne année et autres récits sociaux, 1995-2009

Published in: on 1 septembre 2010 at 15:59  Laissez un commentaire  

Baruthon 6 : L’autoroute du soleil, Casterman, 1995

L’autoroute du soleil est peut-être l’oeuvre la plus connue de Baru : elle reçoit en 1996 le prix du meilleur album à Angoulême, consacrant ainsi définitivement celui qui, dix ans auparavant, avait reçu le prix du meilleur premier album pour Quéquette blues. Ce que reflète ces deux prix, c’est le succès de Baru pour forger une oeuvre cohérente d’un album à l’autre, sans en passer par le stade de la série. Plusieurs raisons font de L’autoroute du soleil l’album le plus logique de Baru : celui qui concentre le mieux l’essentiel de son art.
Comme d’habitude, vous trouverez dans l’article des liens vers les anciens articles du Baruthon, mon exploration de l’oeuvre de Baru.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs

Du côté du soleil levant

La réalisation de L’autoroute du soleil est pourtant loin d’être évidente de prime abord. Il faut en passer par le Japon pour voir éclore cet album, et retourner un peu les évidences. C’est une évidence que de dire que la décennie 1990 est celle de la découverte par le grand public français de la bande dessinée japonaise, la manga. Quelques dates pour vous replacer ce phénomène : dans les années 1980, quelques tentatives émergent pour diffuser la bande dessinée japonaise en France mais les échecs commerciaux successifs empêchent le mouvement de prendre de l’ampleur, que ce soit par la presse (échec du Cri qui tue, première revue française spécialisée dans la manga en 1981) ou par l’édition (échec de l’édition du Gen d’Hiroshima de Keiji Nazazawa par les Humanoïdes Associés). C’est là une première phase durant laquelle la manga est encore une curiosité, un territoire à découvrir. La clé du succès est trouvée par Glénat, alors devenue une solide maison d’édition à grand tirage. Elle publie à partir de 1990 Akira de Katsuhiro Otomo qui rencontre un succès suffisamment important pour lancer un mouvement de fond, fortement soutenu par l’introduction réussie auprès du jeune public des anime à la télévision française dans les émissions Récré A2 et Le Club Dorothée depuis les années 1980. Ainsi, quand Glénat sort la manga Dragon Ball en 1993, il s’adresse à un public déjà conquis par la série télévisée. D’autres grands éditeurs s’engouffrent dans la brèche commerciale : Casterman en 1995, Dargaud en 1996. La seconde moitié de la décennie voit l’explosion du phénomène avec la traduction d’auteurs « classiques », ainsi que l’émergence d’une culture japanophile qui combine passion pour la manga, pour les jeux vidéos, et pour les anime (la première convention de l’association Epitamine a lieu en 1994.).
Il est déjà plus intéressant d’envisager le fait inverse : dans les années 1990, la bande dessinée japonaise s’ouvre à l’influence européenne et accueille en son sein des auteurs européens. Des passerelles commencent doucement à se créer entre les deux univers graphiques avant que les influences mutuelles ne deviennent de plus en plus manifestes dans les années 2000. Plusieurs auteurs français font alors le voyage au Japon ou se tournent vers l’édition japonaise. Frédéric Boilet, auteur en 1997 de Tokyo est mon jardin, est l’un d’eux, qui deviendra ensuite un passeur important entre les deux cultures. Baru, quant à lui, est contacté par Kodansha vers 1991 (avec Michel Crespin et Edmond Baudoin) pour réaliser un album de bande dessinée de plus de 200 pages. L’autoroute du soleil commence à être publié dans l’hebdomadaire Morning, revue de manga destinée à un public adulte masculin (seinen manga), puis sort en album en 1995, se déroulant finalement sur plus de 400 pages.

L’histoire ne s’arrête bien évidemment pas à l’édition japonaise. Au contraire, et je reprends là les paroles de Baru, l’objectif, à terme, est de faire republier l’album en France, « à un prix abordable », c’est-à-dire les 400 pages en un seul volume, à moins de 100 francs. Son éditeur du moment est Albin Michel, chez qui il a publié Le chemin de l’Amérique quatre ans auparavant, mais cet éditeur n’est pas tenté par l’expérience. En revanche, Casterman se montre intéressé, et Baru avait justement déjà posé des jalons chez eux avec sa participation l’album collectif Le violon et l’archer. Avec L’autoroute du soleil, Baru change d’éditeur de façon définitive : il se fixe chez Casterman. A cette époque, l’éditeur belge possède encore l’aura que lui donne le magazine A suivre dont le rédacteur en chef, Jean-Paul Mougin, commence à s’intéresser, à la suite de Glénat, au phénomène manga. Une collection Manga Casterman est donc créée pour accueillir des albums et des séries venues du Japon, généralement de taille assez imposante, même si L’autoroute du soleil reste une exception notable. Il constitue d’ailleurs le premier volume de la collection, comme si une transition par un auteur français avait été nécessaire pour que Casterman publie des mangas. C’est par exemple dans cette collection qu’est traduit en français Jiro Taniguichi avec L’homme qui marche, autre auteur phare du dialogue franco-japonais.
A noter que Casterman a réédité en 2002 L’autoroute du soleil dans sa collection Ecritures, lancée cette même année pour accueillir des rééditions d’anciennes bandes dessinées françaises et étrangères dans un format « roman » qui entend se rapprocher du « roman graphique » (concept vendeur des années 2000 après la décennie manga !) de l’édition indépendante. Comme dans le cas de la collection Manga Casterman, Baru est, avec Taniguichi, parmi les premiers auteurs publiés dans cette collection. Rien de surprenant : il est devenu un des principaux auteurs Casterman. Cette réédition aurait pu être une bonne chose si l’éditeur n’avait pas subrepticement découpé l’album original en deux tomes, d’une façon que seule justifie un objectif commercial. Heureusement, l’erreur a été réparée depuis et en 2008, L’autoroute du soleil est revenu en un seul volume dans cette même collection Ecritures.

Reminiscences

L’autoroute du soleil a des allures d’album idéal dans la carrière de Baru. Pourquoi ? Il incarne la cohérence de toute son oeuvre en accueillant de multiples réminiscences de ses travaux antérieurs. Le décor minier lorrain, si présent au début de l’album, n’est-il pas celui de Quéquette blues et Vive la classe ? Oui, mais transporté plus de trente ans après, les cheminées d’usine sont des monstres d’acier que l’on abat. Ce héros algérien, Karim Kemal, fasciné par les années cinquante, ne rappelle-t-il pas le Saïd Boudiaf du Chemin de l’Amérique qui, lui, est né dans les années cinquante ? Oui, mais le premier, avec une génération de décalage, est déjà bien plus sûr de lui. La tension sexuelle qui parcourt, de manière très différente, les trois personnages principaux (Karim le séducteur, Alexandre le puceau romantique et leur poursuivant Faurissier, amant destructeur et violent), n’évoque-t-elle pas les scènes cocasses de La piscine de Micheville ?
En revanche, Baru abandonne ici le principe du récit initiatique qui était celui de chacun de ses albums jusque là. Il le limite en tout cas à un seul personnage, Alexandre, le plus jeune, alors que Karim, lui, est déjà un adulte. Il en fait certes un élément de l’intrigue, mais pas le seul.

Au-delà de ces allusions, L’autoroute du soleil est, de l’aveu de Baru, la version longue de Cours camarade : ce que cet album, sorti en 1988 chez Albin Michel, aurait dû être si les conditions de l’édition française n’avaient empêché son extension. Le thème de départ est strictement le même : deux fils d’ouvriers, dont un d’origine arabe, se retrouvent poursuivis par des racistes fanatiques parce que l’un d’eux a couché avec la femme qu’il ne fallait pas. De nombreux personnages croisés au fil de cette longue fuite qui court jusqu’à Marseille se retrouvent dans l’album d’origine, en particulier le vieux soixante-huitard nostalgique. Mais les 400 pages permettent à Baru d’étoffer les personnalités, de faire durer la poursuite pour la rendre vertigineuse, de multiplier les épisodes et les rebondissements. Faurissier, qui poursuit les deux jeunes, sombre dans la folie ; les personnages rencontrés sur la route sont moins manichéens. La farce de potache qu’était Cours camarade se transforme en une épopée moderne.

Kodansha offre à Baru la possibilité de réaliser, selon les critères éditoriaux japonais, une histoire qui s’étend sur plusieurs centaines de pages en un temps très court, défi impensable pour l’édition française encore à l’étroit dans des formats d’albums prédéfinis. S’ajoute à ça le noir et blanc que Baru n’avait jusque là pas encore expérimenté. Suivant les formes japonaises, L’autoroute du soleil se déploie sur d’épais chapitres qui prolongent de pages en pages l’interminable course-poursuite des deux héros. L’expérience nipponne de Baru dévoile, en filigrane, les contradictions éditoriales du marché français qui n’est pas en mesure de satisfaire les envies nouvelles de ses auteurs. Pour mémoire, en 1992, Lewis Trondheim publie à l’Association Lapinot et les carottes de Patagonie, un album de 500 pages. Et le FIBD 1996 voit, en plus du couronnement de Baru, la remise du prix du meilleur album étranger à la série Bone de Jeff Smith, un autre récit de très longue haleine qui est alors en train d’être édité en France par Delcourt dans des albums de cent pages chacun.
Mais finalement, en 1995, Casterman accepte d’éditer 400 pages en un seul album… En l’espace de sept années, les critères ont-ils changé ? Les auteurs sont-ils davantage en mesure d’imposer leur volonté aux éditeurs ? L’autoroute du soleil semble annoncer les changements qui toucheront l’édition de bande dessinée des années 2000, avec l’émergence de l’objet « roman graphique » qui offre aux auteurs la possibilité d’achever une histoire aussi dense et longue qu’un roman.

Un mouvement épique

La publication au Japon ne s’impose pas à proprement parler comme une contrainte susceptible de modifier l’art de Baru. Au contraire, on pourrait presque dire que certains codes propres à l’auteur trouvent, dans le contexte japonais un refuge idéal : ainsi de la représentation assez crue de la violence du sexe ou de l’exagération presque caricaturale de certains visages. Le lecteur japonais est sans doute plus familier de ces procédés que le lecteur européens qui les perçoit comme des signes propres à l’auteur plus qu’au genre. La liberté d’action laissée à Baru par Kodansha a du être importante puisque L’autoroute de soleil est une oeuvre qui ressemble à son auteur.

Du point de vue de la narration, la longueur de l’album permet à Baru d’amplifier les procédés narratifs qu’il a pu mettre en oeuvre jusque là dans ses précédents albums. Vous l’aurez compris, c’est sans doute là ce qui m’enthousiasme le plus chez Baru : son talent de conteur en images, et sa capacité à nous tenir en haleine sur plusieurs centaines de pages, avec une intrigue somme toute assez mince (une course poursuite à épisodes), même si des rebondissements la relancent constamment.
Il y a tout d’abord cette voix narrative attirante, qui intervient dès le départ mais sait laisser la place à l’action au besoin. Chez Baru, le narrateur joue deux rôles. Il se contente parfois d’expliquer au lecteur une situation sociale ou politique, ou de nous présenter, sur une page entière, l’histoire de la Facel Vega : inscription dans le réel qui rend l’histoire crédible. Mais parfois, il s’amuse avec nous du tour qu’il joue à ses personnages, des retournements de situation… Dans L’autoroute du soleil, pourtant, le narrateur est largement en retrait : on sent ici que Baru délaisse un peu le « documentaire » au profit de la fiction, qui prend toute sa place.
Autre procédé courant chez Baru : l’accumulation des intrigues par l’accumulation de personnages. Chaque personnage a sa propre histoire en marge de l’intrigue principale et rien d’indique que l’on n’est pas susceptible de le croiser plus tard ou surtout que cette histoire qui est la sienne ne va pas interférer avec celle qui occupe Karim, Alexandre et Faurissier. On se rapproche de l’idée de « destins croisés », d’une narration à plusieurs voix qui rayonnent autour des personnages principaux. Il me semble parfois que Baru conçoit la narration selon un principe d’emboîtement : des évènements en apparence éloignés s’avèrent en réalité avoir un lien de cause à effet. Comme le résume le narrateur à la fin du premier chapitre : « Bien voilà. Toutes les pièces importantes du puzzle sont en place : Karim, Alexandre, René Loiseau et Raoul Faurissier. Plus tard, d’autres viendront s’emboîter. En attendant, que la sarabande commence ! ».
Et puis il y a le mouvement constant d’une bande dessinée conçue à la manière d’un road-movie, par une suite de chapitres qui sont autant de rebondissements et de surprises pour le lecteur, sur la même trame. On ne sait jamais si un personnage va être bon ou mauvais, s’il va trahir les héros ou les laisser se faire bastonner. On ne sait jamais d’où peut venir leur prochaine mésaventure. Je ne sais pas si Baru a ou non improvisé une partie du récit, qui lui serait venu au fil du crayon. Il semble apprendre, sous nos yeux, à mener un récit sur la durée, et se faire au moins autant plaisir que nous.
De ce point de vue là, L’autoroute du soleil est une étape essentielle dans l’oeuvre de Baru qui n’avait pas encore réussi à mener parfaitement une narration continue, préférant des ellipses fortes ou des suites de récits courts et anecdotiques. Ici, il introduit dans son travail une science du rythme jusque là peu variée, alternant moments de tension et moments de repos comiques, suites de cases rapides et décor unique en pleine page, longs dialogues et scènes muettes commentées par le narrateur. Il explore, en somme, la diversité de la narration graphique.

Comme toujours, Baru ne perd pas de vue l’un des enjeux principaux de ses fictions : rendre compte d’une réalité sociale. Pas comme sujet, mais comme décor. Là encore, les 400 pages permettent de traiter à la fois des questions purement dramatiques et des interogations plus sociales. Tout part de la Lorraine, ce décor maintenant devenu familier au lecteur de Baru. Tout part de la Lorraine et de ce haut-fourneau qu’on abat, signe d’une époque désormais révolue : la fermeture de nombreuses usines en Lorraine entraînent des manifestations dans les années 1980. Dans ces mêmes régions, les partis d’extrême-droite gagnent du terrain. L’allusion au Front National est, comme dans Cours camarade, transparente, et reste l’une des plus grandes inquiétudes de Baru. Les deux héros, Karim et Alexandre, pas encore amis mais promis à le devenir, vont croiser les autres fantômes politiques de la décennie : la montée du racisme ordinaire, les banlieues qui brûlent, la fin des utopies soixante-huitardes. C’est un monde en tension que nous décrit Baru en arrière-plan de son récit échevelé.
Il faut voir aussi les décors qui sont ceux de la poursuite : d’abord l’acier des usines ; puis le bitume de l’autoroute ; viennent le beton des banlieues ; et enfin les grues géantes du port de Marseille. Quelques petites incursions du côté de la campagne ponctuent le voyage. L’autoroute du soleil est avant tout un voyage, et une épopée où l’action ne s’arrête jamais.

A suivre dans : Sur la route encore, Casterman, 1997

Pour en savoir plus :
L’autoroute du soleil, Casterman, 1995 ; réédité en deux volumes en 2002, puis en un volume en 2008
Une interview de Baru sur l’album sur le site Bdparadisio

Published in: on 18 juillet 2010 at 17:49  Comments (1)  

Baruthon 5 : promenades et albums collectifs

Avant de passer le mois prochain à l’oeuvre qui constitue, en 1995, un tournant important pour la carrière de Baru, une nouvelle consécration, L’Autoroute du soleil, je propose à mes fidèles lecteurs du Baruthon une promenade au gré des histoires courtes dessinées par notre Grand prix du FIBD 2010. On oublie bien souvent, en retraçant la carrière d’un auteur, ses participations à des albums collectifs autour d’un thème, récits qui semblent n’être que des commandes momentanées et sans lendemain. Peut-être révèlent-ils plus que cela : une capacité à s’extraire de la logique sérielle pour aller voir ailleurs, un exercice de style souvent plaisante pour le lecteur… Dans les années 1990 et 2000 se sont multipliées les occasions pour ces albums collectifs qui participent, l’espace d’un court instant, à l’histoire de la bande dessinée. Si pour un auteur débutant ils peuvent être une manière de franchir le pas de la publication (à ce propos, si tout va bien, je parlerai bientôt des Nouveaux Pieds Nickelés…), pour un auteur installé, ils sont le signe que son style intéresse.
Baru a souvent été sollicité pour de tels projets éditoriaux, et ce d’autant plus qu’il a déjà démontré un goût pour le récit court, en quelques pages, dans des projets antérieurs. Au programme aujourd’hui : Le violon et l’archer (1990 – Casterman), Avoir 20 ans en l’an 2000 (1995 – Editions autrement) et Le Jour où… (2007 – Futuropolis). Et la brève évocation de quelques autres apéritifs. J’en profiterai pour dresser une brève typologie des albums collectifs, ces entités étranges, cauchemar des libraires et bibliothécaires, sans auteur mais pas sans âme.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique

La bande dessinée au musée : Le violon et l’archer

Peut-être vous souvenez-vous d’un ancien article que j’avais consacré à la collection Louvre/Futuropolis lancée en 2005 qui signe l’association de deux univers, celui de la bande dessinée et celui du musée (à ce propos est sorti très récemment le cinquième album de cette collection, Rohan au Louvre, par Hirohiko Araki). Un événement à relativiser quand on sait qu’il y a près de vingt ans, un musée bien plus modeste tentait lui aussi l’expérience de l’édition de bande dessinée, certes à l’échelle d’un unique album : en 1990 sortait Le Violon et l’archer chez Casterman, en collaboration avec le musée Ingres de Montauban qui conserve l’oeuvre du peintre Jean-Dominique Ingres (1780-1867). L’album réunissait six auteurs : Baru, François Boucq, Max Cabanes, Jacques Ferrandez, André Juillard et Jean-Louis Tripp. Pour Baru, c’est le premier contact avec l’éditeur Casterman qui deviendra son éditeur principal jusqu’à nos jours. L’éditeur belge poursuit alors sa percée dans le secteur adulte de l’édition de bande dessinée, même si sa célèbre revue (A suivre) commence nettement à décliner, après avoir rempli un important rôle de libération artistique et créative dans les années 1980 en rapprochant la bande dessinée de la littérature. C’est d’ailleurs à travers (A suivre) que le projet semble lancé : à l’exception de Baru, les auteurs participant au projet ont déjà publié dans la revue ; ils appartiennent tous à une génération ayant commencé leur carrière au début des années 1980.
Célébrer les noces du musée des Beaux-Arts et de la bande dessinée est comme un vieux serpent de mer dans le noble univers du musée (vous en aurez l’illustration ce mois-ci à la cité de l’architecture et du patrimoine si j’ai le temps d’en faire un article !). Citons en vrac la fameuse exposition Figuration et bande dessinée narrative en 1967, première fois qu’un musée des Beaux-Arts accueille des planches de bande dessinée, ou, plus près de nous et plus frais dans ma mémoire, l’exposition Hergé au centre Pompidou en 2006, l’exposition La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence en 2008, l’exposition Regards croisés sur la bande dessinée belge aux musées royaux de Bruxelles en 2008, l’exposition Toy Comix au musée des Arts Décoratifs en 2008, le projet d’édition du Louvre qui aboutit à une exposition en 2009, l’exposition sur Astérix au musée de Cluny en 2009… Les années 2000 ont vu se multiplier ce type d’initiatives où les musées des Beaux-Arts hésitent entre intronisation d’un art jusqu’à là vécu comme mineur et tentative de conduire au musée un « autre » public (disent-ils, puisque tout le monde sait que les lecteurs de bande dessinée ne vont pas au musée). Vu sous cet angle, l’initiative du musée Ingres de Montauban est d’autant plus méritoire qu’elle ne profite pas encore d’une mode et qu’elle vient d’un musée relativement modeste.

Le prologue de l’album, qui réunit donc six histoires qui commencent toutes par la même phrase : « Il est 18h00, A Montauban, le musée Ingres ouvre ses portes », ouvre sur une perspective intéressante : en 2053, le conservateur du musée Ingres redécouvre les originaux de six histoires réalisées en 1990 par des auteurs de bande dessinée s’inspirant des collections du musée. C’est cette exposition qui nous est donnée à voir… ! Le texte est d’autant plus amusant que, dans le futur, André Juillard a sa retrospective dans les musées d’art contemporain (référence, sans doute, à l’exposition Juillard à l’hôtel de Sully en 1991) et Jean-Louis Tripp est un peintre et sculpteur célèbre. Cette façon de lier bande dessinée et musée au moyen d’une mise en scène qui plonge d’emblée le visiteur (ou le lecteur) dans la fiction rappelle les scénographies de François Schuiten et Benoît Peeters pour une exposition intitulée Le musée des Ombres (à l’origine à Angoulême en 1989). L’espace du musée devient alors l’espace où se déploie un imaginaire, à la manière d’un album de bande dessinée.

Et l’histoire de Baru ? Il se plie au format imposé par l’album, un format carré pour un gauffrier de six cases par planches et raconte justement l’histoire de six dessinateurs de bande dessinée visitant le musée Ingres. L’un d’eux, communiste agressif, va provoquer quelques désordres, au grand dam du conservateur, en peignant la tête de la Castafiore à la place du portrait de madame Gonse ou en coupant les testicules de l’Héraclès de Bourdelle. L’occasion pour Baru de désacraliser les oeuvres du musée avec un irrespect jubilatoire servi par son trait expressif qui, dans cette histoire de huit pages, se rapproche encore de celui du Chemin de l’Amérique qui sort à la même époque.
Alors que les projets BD/musées des Beaux Arts me rendent en général plutôt sceptique, comme la juxtaposition de deux mondes qui ne se comprennent pas, l’humble album du musée Ingres, aujourd’hui assez largement oublié d’ailleurs, car tel est le sort des albums collectifs, est plutôt réussi et anticipe sur le projet plus récent du Louvre qui fait du musée un espace d’inspiration pour des auteurs de bande dessinée.

Avoir 20 ans en l’an 2000 : les éditions Autrement et la bande dessinée


Les années 1990 et 2000 ont vu se dérouler un amusant phénomène : des maisons d’édition littéraires généralistes, attirées par la vogue du « roman graphique », se sont mises à ouvrir leur catalogue à la bande dessinée, soit par une politique de rachat (rachat de Casterman par le groupe Flammarion en 1999), soit par l’édition d’albums. Il n’est donc pas incongru de trouver dans nos librairies de bande dessinée des albums publiés chez Gallimard, Flammarion ou au Seuil.
C’est en partie dans ce contexte qu’il faut replacer l’album paru en 1995 aux éditions Autrement sous le titre Avoir 20 ans en l’an 2000. Il regroupe cinq auteurs aux styles variés (Baru, Aristophane, J-C Denis, Ricci, De Pierpont) pour quatre récits sur un thème donné par le titre. Je dis « en partie » car le profil des éditions Autrement est déjà en soi assez atypique dans le paysage éditorial français, et leur ambition première dans cet album n’est pas uniquement la recherche d’une niche commerciale. Fondées en 1975, les éditions Autrement se spécialisent dans les ouvrages documentaires et scientifiques sur le monde et s’ouvrent à la littérature en 1993. L’ambition affichée par les éditions Autrement est d’aider à la compréhension du monde et de la société. En 1994 est lancée une éphémère collection intitulée « Histoires graphiques », dirigée par Thierry Groensteen et Henry Dougier. Une demi-douzaine d’albums y sont publiés jusqu’en 1998, fonctionnant tous sur le même principe : un thème social et actuel vu par quelques dessinateurs (à l’exception des albums uniques Un amour de jeunesse de Nicolas Vial et Michel Guerrin en 1997 et Véro d’Edmond Baudouin en 1998).
L’enjeu attendu par l’ouvrage collectif Avoir 20 ans en l’an 2000 est la prise en compte de la fiction, et même de la fiction graphique, comme moyen d’interpréter le monde. L’interprétation qu’en donne Baru est tout à fait intéressante, dans un noir et blanc sans doute inspiré par L’Autoroute du soleil qui sort cette même année 1995. Le dessinateur reprend le principe des courtes mésaventures du quotidien d’une jeunesse désoeuvrée dont le principal centre d’intérêt est la drague. Le récit se rapproche en cela, dans sa conception et par sa chute comique irrésistible de ridicule, des histoires courtes de La Piscine de Micheville. Tout cela transposée dans un an 2000 fantasmé, et c’est là ce qui fait l’intérêt de l’histoire.
Baru croise un récit anodin, qui pourrait se passer de nos jours (un jeune banlieusard se prépare pour aller en boîte mais est contrarié dans son périple par toutes sortes de péripéties), avec un imaginaire d’anticipation totalitaire : Jean-Marie Le Pen (que Baru fustigeait déjà, mais alors sans le citer, dans Cours camarade) est devenu premier ministre et les banlieus sont des zones surveillées par la police qui tire à vue sur les prétendues racailles et les immigrés pourchassés sans merci. L’histoire commence d’ailleurs sur une scène symbolique où le héros balance par la fenêtre sa télévision qui retransmet un discours désespérant du fameux premier ministre (on ne peut s’empêcher de reconsidérer cette fiction avec effroi en repensant aux présidentielles de 2002 et à la politique d’immigration actuelle…). On retrouve donc par ce récit le Baru politique qui, sans militantisme aveugle, se bat contre une forme de bêtise ordinaire qui peut faire craindre le pire. Depuis Cours camarade au moins, Baru s’intéresse au sort des immigrés et des habitants des banlieues en leur affirmant un droit à vivre une vie normale. Le discours pourrait paraître à certains esprits cyniques dérisoire et simpliste ; chez Baru, l’art de la fiction vient enrichir ce discours.
Bonne année (car c’est le titre de son histoire) sera rééditée par Casterman en 2009 dans un recueil d’histoires de Baru que nous recroiserons lors de notre Baruthon…

Il est dommage que la collection « Histoires graphiques » se soit arrêtée car l’intention de départ était tout à fait intéressante. La notion d’album collectif y prenait un sens autre que la simple juxtaposition d’histoires. La bande dessinée y gagnait une mission, celle de parler de la société, mission dont elle s’était bien sûr déjà emparée au moins depuis les années 1970, mais qui se trouvait ici concentrée et structurée dans un projet éditorial.

Bande dessinée, reportage et information : Le Jour où…

Après Casterman, c’est au tour de Futuropolis 2.0 de se lancer dans les albums collectifs en partenariat avec une institution, ici avec France Info à l’occasion des 20 ans de la station d’information en continu. Le principe de Le Jour où… reprend, d’une certaine manière, celui de la collection « Histoires graphiques » puisqu’il s’agit pour les auteurs qui participent de proposer un regard, en quelques pages, sur un fait d’actualité qui les a marqués dans ces vingt dernières années. Mais l’ambition est grande, cette fois, puisque 28 auteurs sont réunis pour 20 récits graphiques. Considérons d’abord que cet abum est avant tout un album anniversaire et un CD réalisé par l’Ina et regroupant des moments de radio importants est joint avec. Il y aussi de la part de France Info une sincérité, (et ce malgré cette phrase de l’introduction qui m’a fait sourire : « Depuis sa création, France Info s’intéresse à la bande dessinée ») puisque la station de radio possède une émission consacrée au neuvième art, animée par Jean-Christophe Ogier, actuel président de l’Association des Critiques de Bande Dessinée. Elle remet aussi, depuis 1994, un prix de la bande dessinée d’actualité et de reportage (le lauréat 2010 était L’affaire des affaires, album consacré à l’affaire Clearstream par Yan Lindingre, Laurent Astier et Denis Robert, un journaliste ayant enquêté sur cette importante affaire judiciaire de l’ère Sarkozy). Cela pour dire que le projet Le jour où… ne sort pas de nulle part.
Et c’est d’ailleurs autour de ce mouvement, désormais identifié et presque institutionnalisé, de la « BD de reportage » qu’il faut lire Le Jour où. Les auteurs choisis l’ont été en ce qu’ils ont, dans leurs albums, proposé un regard sur la société contemporaine, politisé ou non, en fiction ou en documentaire. Rien d’étonnant donc de retrouver Etienne Davodeau, Joe Sacco, Emmanuel Guibert, Jean-Philippe Stassen, David Prudhomme, Guy Delisle, et beaucoup d’autres qui ont fait du monde contemporain leur univers de prédilection. Un choix éclairé qui ne nuit pas. Baru trouve naturellement sa place dans cette équipe, lui qui se sert de la fiction pour montrer, en arrière-plan mais jamais négligemment, des réalités sociales.

Baru a choisi d’illustrer la fin du service militaire, annoncée par Jacques Chirac et Lionel Jospin le 27 juin 2001. Le sujet est à mettre en relation avec un de ses anciens albums, Vive la classe !, dans lequel il racontait le départ pour le service militaire d’une bande de jeunes fils d’ouvriers dans les années 1960. Il réemploie d’ailleurs une technique qu’il avait mise au point pendant cet album : la fausse photographie dessinée. Sa contribution à Le Jour où… est donc une suite d’environ huit « tableaux » muets conçus comme des clichés photographiques qui seraient autant de photos de groupe de conscrits à travers les âges, depuis les soldats de l’an 2 de la Révolution française. Ce qui, en apparence, n’est pas une « histoire » en devient donc une, puisque Baru résume près de deux siècles de guerre. Et là encore, son expressivité, sage dans certaines scènes, se déploie lorsqu’il s’agit de représenter les horreurs de la guerre de 1914 ou celles de la guerre d’Algérie. Le tout se ferme sur le portrait de quatre jeunes de banlieues qui, comme souvent chez Baru, sont volontairement représentés de façon optimiste et positive, pour contrebalancer l’image trop souvent relayée par les médias. Comme quoi le sort de la jeunesse reste une des principales préoccupations des albums de Baru.

Baru a participé à beaucoup d’autres albums collectifs. Ainsi aurai-je pu évoquer l’introuvable Quartier de Sainte-Marguerite ou encore Tooloose (2007), album sur Toulouse, donc, si je les avais lu… J’aurais aussi pu signaler l’auto-parodie qu’il livre dans Minimal de Manu Larcenet, dans une histoire courte où un benêt pourchasse des nonnes en éructant sur la sexualité de Dieu le Père. Quelques titres supplémentaires dans la bibliographie de notre dessinateur… La multiplication des albums collectifs célébrant souvent des événements, certains réussis d’autres ratés, est une sorte de baromètre de la manière dont, depuis une vingtaine d’années, la bande dessinée est de mieux en mieux admise par des acteurs qui lui sont extérieurs comme un moyen d’expression comme un autre et acceptent avec elle un partenariat temporaire ou durable. Avec un peu de mauvais esprit, je dirais qu’il y aussi de leur part une façon d’être à la mode, mais il faut bien admettre que l’existence de ces albums, quand ils sont réussis, est plutôt rassurant quand à l’avenir de la bande dessinée.

A suivre dans : L’autoroute du soleil, Casterman, 1995

Pour en savoir plus :
Le Violon et l’archer, Casterman, 1990
Avoir 20 ans en l’an 2000, éditions Autrement, 1995
Le jour où…, Futuropolis, 2007

Published in: on 17 juin 2010 at 18:43  Laissez un commentaire  

Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique, Albin Michel – L’Echo des savanes, 1990

Le rythme de ce mois de mai s’annonce malheureusement moins soutenu sur ce blog… Je m’excuse auprès des habitués, mais au vu de mon agenda serré de ces dernières semaines, le rythme habituel devrait pouvoir être rétabli vers la fin du mois.
Du coup, je vous invite, pour ceux qui ne connaissent pas encore mon « Baruthon » qui me voit parcourir la carrière du Grand Prix du FIBD 2010, le dessinateur Baru, à relire les anciens articles de cette série et, bien sûr, de (re)découvrir en même temps que moi Le chemin de l’Amérique.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade

Confirmation d’une carrière


Avec Le chemin de l’Amérique, album qui paraît chez Albin Michel/l’Echo des savanes en 1990, Baru sort avec succès des années 1980 qui l’ont vu débuter pour entrer doucement dans une nouvelle décennie annonciatrice de changements qu’il expérimentera lui-même à plusieurs occasions. Les premiers succès des mangas en France profitent à Glénat, introducteur de la bande dessinée japonaise Akira à partir de 1990. Cette même année est fondée l’Association, maison d’édition indépendante qui brise les codes traditionnels de l’édition de bande dessinée. Mais en attendant, Baru reste toujours fidèle à ses attaches des années 1980, puisque c’est chez Albin Michel, qui a racheté la revue L’Echo des savanes en 1982, qu’il continue d’être publié, après son Cours camarade, deux ans auparavant. L’éditeur, d’ailleurs, comme pour marquer son soutien à cet auteur issu de l’univers des revues des années 1980, et sans doute pour se l’attacher encore davantage, republie en 1991 sa première série, Quéquette blues, celle qui, lors du FIBD de 1985, lui avait valu un prix du meilleur premier album. L’éditeur change le titre à l’occasion, et Quéquette blues devient (par pudeur, ou pour faire croire à un nouvel album ?) Roulez jeunesse. La piscine de Micheville sera réédité de la même manière en 1993, toujours par Albin Michel.
Autre fidélité : celle à Jean-Marc Thévenet. Ce dernier a suivi la carrière de Baru tout au long des années 1980 : il était de Pilote lorsque Baru y a publié son Quéquette blues, il était directeur de la collection X de Futuropolis lorsque Baru y a publié La communion du Mino, il était de L’Echo des savanes lorsque Baru y entra vers 1985. Peut-être est-ce l’occasion de se pencher un peu davantage sur la figure de Jean-Marc Thévenet qui, cette fois, scénarise l’album Le chemin de l’Amérique. Thévenet fait partie de ces « compagnons de route » de l’univers de la bande dessinée qui, sans jamais être dessinateurs, sans vraiment être, durablement, scénaristes, ont participé activement à la visibilité médiatique du médium dans les années 1970-1980. Figures d’éditeurs « découvreurs de talent », comme Jacques Glénat ou Guy Vidal, figures de journalistes naviguant entre presse, télé et radio, comme Philippe Manoeuvre et Jean-Pierre Dionnet ; Thévenet combine les deux casquettes au cours de sa carrière. Il commence comme assistant de Guy Vidal à Pilote en 1981 puis en devient rédacteur en chef. Il circule ensuite, au début des années 1980, entre Pilote, L’Echo des Savanes et la maison d’édition Futuropolis, où il reste jusqu’en 1989 pour animer la collection X, collection consacrée aux jeunes auteurs. Entretemps, il collabore avec différents auteurs : il rédige un ouvrage sur Enki Bilal en 1987 et coécrit avec Florence Cestac, avec laquelle il travaille à Futuropolis, Comment faire de la bédé sans passer pour un pied-nickelé. Il va ensuite voir du côté de la télévision, mais aussi de l’art contemporain et de la presse. Côté bande dessinée, il occupe de 1998 à 2006 le poste de directeur général du festival d’Angoulême. Il semble, en cette année 2010, revenir sur le devant de la scène puisqu’il sort un album intitulé Le Corbusier, architecte parmi les hommes chez Dupuis et dirige une exposition sur l’architecture et la bande dessinée à venir à la Cité de l’architecture et du Patrimoine le mois prochain. Il vient à la bande dessinée à un moment où celle-ci, par diverses manifestations, commence à devenir médiatiquement porteuse. Il fait partie d’une catégorie d’acteurs de la bande dessinée qui, sans produire d’oeuvres, participent également à l’évolution du médium.

Mais revenons à notre album après ce petit ex-cursus sur Thévenet. Le chemin de l’Amérique marque une nouvelle étape dans la reconnaissance du travail de Baru puisqu’il obtient, lors du FIBD 1991, l’Alph-Art du meilleur album. Un parcours logique puisque, six ans plus tôt, Baru avait reçu un prix « révélation ». Cette même année, le Grand Prix est remis à Gotlib.
Avec Le chemin de l’Amérique, Baru abandonne son village ouvrier de l’est de la France et s’attaque à un nouvel univers : la boxe et la guerre d’Algérie. Après tout, l’arrivée à Marseille des deux héros à la fin de Cours Camarade n’annonçait-elle pas une virée vers le sud ? En même temps, il renoue avec ses premiers récits en ancrant son histoire dans les années 1960, à la manière des souvenirs de jeunesse qui le virent débuter ; une façon de construire un monde de fiction avec ses impressions et ses obsessions de jeunesse, ici, la guerre d’Algérie. Ce qui se profile chez Baru, c’est aussi la fin du « genre » dans le BD : parcours initiatique ? BD politique ? Baru brouille les cartes et se fait finalement témoin d’une époque et d’une réalité. Il s’engage dans une forme personnelle de bande dessinée que j’ai envie de rapprocher de la bande dessinée-reportage d’auteurs comme Emmanuel Guibert et Joe Sacco.

Un monde entre fiction et politique
L’histoire est celle de Saïd Boudiaf dont on suit le parcours dans l’univers de la boxe, de son Algérie natale où il débute en amateur, jusqu’à la France où il gagne son titre de champion d’Europe, et enfin l’Amérique. Malheureusement, ce parcours se déroule sur les années du conflit algérien, de 1954 à 1962, qui voit l’ancien département français devenir un pays indépendant au terme d’une guerre de libération. La guerre d’Algérie pourrait n’être qu’une toile de fond au combat personnel de Boudiaf si, comme vous vous en doutez, l’Histoire ne le rattrapait pas à toute allure et ne constellait sa carrière d’enjeux politiques. Un peu d’histoire, puisque l’occasion m’en est donnée. Au début des années 1990, au moment où Baru publie son album, la guerre d’Algérie pèse encore sur la mémoire collective française mais des signes d’apaisement apparaissent doucement. L’historien Benjamin Stora s’affirme comme un des spécialistes de la période et publie en 1993 une Histoire de la guerre d’Algérie, tout en réalisant des documentaires et des expositions en faveur de la réconciliation franco-algérienne. Il faut toutefois attendre 1999 pour le Parlement français reconnaissent officiellement aux « évènements » d’Algérie le statut de guerre. Hasard du calendrier, un film intitulé Hors la loi est présenté cette année 2010 à Cannes sur la guerre d’Algérie. Il semble avoir provoqué une polémique sur la question de la réalité historique des faits présentés (réaction qui oublie que dans « fiction », il y a « fiction »). Comme quoi en vingt ans, certaines mentalités n’ont guère évolué…

Si Baru évoque la guerre d’Algérie, c’est parce que lui-même l’a vécu indirectement, certains de ses amis (ceux qui ont pu inspirer Quéquette blues) étant algérien à la fin des années 1950 (Baru est né en 1947). Nous sommes toujours dans cet univers d’immigrés cherchant à lutter, non pas tant par colère, mais simplement pour mener une vie normale et accéder à la réussite sociale. Baru et Thévenet partent, pour mener leur fiction, de l’histoire vraie du boxeur algérien Chérif Hamia, champion d’Europe en 1957. Il y a là encore chez le dessinateur un rapport étroit avec la réalité : de même que Quéquette blues était la propre jeunesse de Baru, mais pas tout à fait, Le chemin de l’Amérique est presque une histoire vraie, et Baru sait mettre en scène cet aspect documentaire, notamment en dessinant de nombreuses photographies et coupures de presse qui créent un effet de réel impressionnant. Surtout, la chute semble nous dévoiler la proximité de l’histoire avec la réalité, puisque, toujours par la technique de la fausse photo dessinée, il saisit son Saïd Boudiaf avec Ahmed Ben Bella, vrai dirigeant en exil de l’Algérie vers 1965. Le narrateur qui intervient occasionnellement dans le récit donne une valeur de témoignage à tout l’album, comme une fable sur la guerre et la difficulté de faire des choix.

Baru s’attaque frontalement, plus qu’il ne l’avait fait auparavant, à des questions politiques. Il n’y a là rien de très neuf : la politique a déjà investi le champ de la bande dessinée qui ne se réduit plus uniquement à de la fiction. Mais tout de même, s’attaquer à un sujet aussi complexe que la guerre d’Algérie est remarquable. Et puis Baru sait manier à merveille l’effet de réel qui fait toujours vaciller ses histoires entre fiction et réalité.
Comme dans d’autres albums, comme, d’ailleurs, dans Cours camarade, la politique apparaît d’abord dans l’univers de Baru comme un obstacle violent qui vient interférer dans la vie de personnages qui, dans le fond, n’ont pas de véritables postures politiques. Elle est d’abord périphérique à l’action : Boudiaf est entraîné malgré lui dans les problèmes posés par la guerre d’Algérie et, comme il le dit lui-même, il est « du côté de la boxe ». Essayant d’adopter une position neutre, la plus intenable des positions, il est pris entre les indépendantistes du FLN qui veulent lui faire payer l’impôt révolutionnaire et le gouvernement français qui veut le transformer en symbole du succès de l’Algérie française. Sous couvert d’un récit initiatique, Baru livre en réalité une oeuvre politique qui ne prend pas directement position mais informe et témoigne sur un ton juste et non prosélyte. D’une certaine manière, Baru décrit le monde des années 1990 dans son portrait des années 1960 : un monde d’après le militantisme politique, d’après les grandes luttes, où priment les parcours individuels sans que, malgré tout, les tensions sociales ne se soient réellement apaisées.

Prouesses narratives

Mais Le chemin de l’Amérique ne marque pas seulement l’entrée de Baru dans une forme de bande dessinée politique. Il porte aussi en lui des évolutions stylistiques qui sont la preuve d’une meilleure maîtrise de l’art de la bande dessinée. C’est là une oeuvre plus ambitieuse. Ambitieuse dans son propos, donc, mais aussi dans le dessin. Par rapport à Cours camarade, Baru a apaisé son trait. L’expressionnisme des premiers temps se stabilise, les visages s’apaisent, mais le trait garde la personnalité de Baru. La violence se fait plus rare, sans être complètement absente, ce qui ne la rend que plus impressionnante.
Il s’agit aussi de son premier album réellement construit sur la longueur, avec une trame narrative dense et bavarde. Quéquette blues et Cours Camarade se construisaient comme des road-movie où les héros allaient de rebondissements en rebondissements. La communion du Mino et Vive la classe étaient davantage des évocations, le premier du monde l’immigration italienne, le second du passage à l’âge adulte par la conscription. Le chemin de l’Amérique est déjà plus complexe puisqu’il court sur une dizaine d’années de la vie de Saïd Boudiaf en s’arrêtant sur les moments forts de sa carrière, et avec, comme fil directeur, la question de l’engagement du héros auprès de ses compatriotes algériens. Le personnage n’est plus un adolescent sur le chemin de l’âge adulte, mais il acquiert dès les premières pages, après son départ d’Algérie, une certaine maturité.
Il faut ainsi voir dans le détail comment Baru gère son histoire en mélangeant différentes situations d’énonciations : des articles de presse, des photographies, des lettres. Il faut voir comment, dans des scènes muettes, il traduit ses idées par la force du seul dessin. Le rôle du silence dans les scènes de violence est extrêmement important : il intervient chaque fois que la carrière de Boudiaf croise la grande Histoire, marquant ainsi deux rythmes et deux intrigues tout aussi essentielles l’une que l’autre. Il faut voir aussi comment le narrateur intervient pour apporter certaines précisions historiques, en apparence anodines, mais qui ne font que renforcer l’impression de réalité ou guider la compréhension du lecteur. Il faut voir aussi cette couverture qui porte d’un côté l’image du boxeur Boudiaf et de sa « fiancée », Sarah, et de l’autre celui d’un Algérien arrêté par l’armée française. Baru a le tact de ne pas prendre frontalement position, mais plutôt de faire prendre consience au lecteur d’une réalité sociale et politique. C’est par cette voie, suivie par d’autres auteurs comme Etienne Davodeau, que la bande dessinée s’affirme comme un art pouvant permettre de réfléchir sur le monde.

A suivre dans le Baruthon : Promenades et albums collectifs

Pour en savoir plus :
Le chemin de l’Amérique, 1990, Albin Michel-L’Echo des savanes. Il existe une réédition par Casterman en 1998.
Le site de Jean-Marc Thévenet : http://jeanmarcthevenet.com/

Published in: on 16 Mai 2010 at 21:06  Laissez un commentaire  

Baruthon 3 : Cours camarade, Albin Michel, 1988

Et l’exploration de l’oeuvre de Baru, Grand Prix du FIBD 2010, continue pour moi et pour vous avec Cours camarade, publié en 1988 chez Albin Michel.
Dans les épisodes précédents, nous avons vu Baru nous raconter sur un mode faussement potache l’adolescence et la famille dans la société d’ouvriers et d’immigrés de l’Est de la France, dans les années 1960. C’était, souvenez-vous des précédents articles, le cycle développé de 1985 à 1987, qui comprenait Quéquette blues, La piscine de Micheville, La Communion du Mino et Vive la classe. Suite cohérente pour un oeuvre dessiné qui permet à Baru de se faire une identité dans le monde de la bande dessinée.
Changement temporel avec Cours camarade : l’adolescent est devenu adulte et se voit rattrapé par les évolutions de la société… Premier grande oeuvre à résonnance politique qui enclenche un nouveau cycle.

L’Echo des savanes ou les péripéties de la bande dessinée pour adulte
Nous sommes déjà à la fin des années 1980. Jean Giraud est devenu Moebius pour de bon, Jacques Tardi adapte Léo Malet, Shuiten et Peeters développent l’univers des cités obscures. Au FIBD de 1988, les noms à l’affiche nous martèlent, avec le recul, la richesse de la bande dessinée adulte : Enki Bilal est président du jury, Maus de Spiegelman reçoit le prix du meilleur album étranger, Pratt est honoré d’un Grand Prix spécial 15e anniversaire et le Grand Prix revient à Philippe Druillet ; on ne parle pas encore de « roman graphique » et c’est très bien comme ça. Nul ne s’aventurerait à affirmer que la bande dessinée est juste bonne pour les enfants. D’ailleurs, les revues de bande dessinée pour adolescent et adulte (distinction parfois incertaines) sont encore nombreuses : Pilote et (A suivre) sont encore là et Fluide Glacial commence une transition réussie entre grands anciens et jeune génération. Alors certes la crise de la presse de bande dessinée commence déjà à faire ses premières victimes parmi les titres nés dans les décennies précédentes. Charlie Mensuel a cessé de paraître en 1986 et Métal Hurlant en 1987. Le vénérable Pilote qui permit l’enrichissement de la bande dessinée adulte vit ses dernières années et disparaît en octobre 1989, signe d’une inévitable évolution. Baru y a publié ses premières histoires mais le quitte sitôt Quéquette blues achevé pour aller voir du côté de L’Echo des savanes.
Dans ce paysage contrasté, L’Echo des savanes ne s’en sort pas trop mal. Il fait partie des quelques titres qui ont pu être sauvé grâce à un repreneur. Symboliquement, le journal a une importance considérable. Il a été fondé en 1972 par Nikita Mandryka, Marcel Gotlib et Claire Brétécher suite à un désaccord avec René Goscinny, le rédacteur en chef de Pilote dans lequel tous trois travaillaient. Goscinny ne souhaitait alors pas que son journal franchisse définitivement le pas vers le public adulte et cette transformation, portée par nos trois dissidents, ne pouvait se faire qu’au sein d’un autre titre : ce fut L’Echo des savanes, qui libérait définitivement ses fondateurs des carcans moraux de la bande dessinée pour enfants. Après des débuts réussis, le journal rencontre des difficultés et, en 1982, est racheté par un gros éditeur, Albin Michel, dont c’est la première incursion dans le secteur de la bande dessinée. Les années 1990 puis 2000 verront les maisons littéraires françaises se tourner de plus en plus vers la bande dessinée, et Albin Michel se fait pionnière. Pour information, le titre disparaît à nouveau en 2006 pour être relancé en 2008, cette fois par Glénat.
La nouvelle formule mensuelle de L’Echo des savanes oriente nettement ce qui était avant tout un journal de bande dessinée vers une revue culturelle à la mode avec beaucoup de rédactionnel et de photos. Signe des temps et des derniers soubresauts de la libération des moeurs, l’atmosphère y est érotique, avec une nouvelle pin-up dévêtue sur chaque couverture. La BD adulte se veut BD explicitement réservée aux adultes, non pas tant par le contenu des histoires et la complexité de la narration, mais par les apparences extérieures de publication. Comme si le média cherchait à se détacher de plus en plus radicalement de son héritage enfantin. Au milieu de tout cela s’épanouissent des auteurs de bande dessinée dont beaucoup sont des habitués de la presse pour adulte.

Baru était déjà venu dans L’Echo à l’occasion du lancement d’une formule hebdomadaire menée par Jean-Marc Thévenet, qui l’avait déjà fait découvrir dans Pilote et chez Futuropolis (voir les épisodes précédents !). Durant l’année 1987, il y reste pour quelques numéros, le temps d’y dessiner sa nouvelle histoire, Cours camarade.

Une nouvelle violence graphique

L’histoire est celle de deux amis, Stanislas et Mohamet qui viennent juste de passer leur bac et abandonnent pour de bon les études pour se lancer dans la vie active, mais à leur manière… Ayant eu la mauvaise idée de coucher avec deux charmantes soeurs, ils se retrouvent pourchassés par le frère de ces dernières et sa bande de frontistes fanatiques qui ne rêvent que de frapper les deux fils d’immigrés à coups de batte de base-ball. Tout l’album décrit, à un rythme effrené, le périple routier de Stanislas et Mohamet pour échapper à leurs tenaces poursuivants. Ils croisent d’aire d’autoroute en aire d’autoroute toute une galerie de personnages : un brave fils de bourgeois, un ancien soixante-huitard, un routier obsédé…

Là où Baru évolue radicalement, c’est dans la place accordée à la violence et au sexe. Quéquette blues et Vive la classe contenaient déjà ces thématiques sous forme de traces, mais violence et sexe étaient encore restreints à des rituels, à des moments clos. Avec Cours camarade, ils tendent à devenir omniprésents, tant dans l’histoire que dans le dessin.
Dans l’histoire d’abord. On l’aura compris, les deux héros cherchent à échapper à une bastonnade. Alors forcément, les coups pleuvent et les héros passent leur temps à crier en grosses lettres. Et puis l’évolution du graphisme de Baru au cours même de l’album est encore plus intéressante. Le réalisme des corps est définitivement abandonné au profit d’un expressionisme détonnant dont on serait bien en peine de chercher les influences. On se rapproche de l’outrance graphique d’un caricaturiste, de la verve de Reiser, peut-être, que Baru a admiré dans sa jeunesse. Les visages sont déformés par les émotions, mais d’une façon très progressive au cours de l’album, comme si la violence des situations avait libéré sous le crayon de Baru une violence graphique. Les dernières pages sont à cet égard très impressionnantes par la liberté du style de l’auteur : il arrive à y mêler dans un même trait outrance et élégance. Ainsi dit-il dans une interview : « En simplifiant [le dessin], j’augmente considérablement la capacité de mes personnages à porter les émotions, les sentiments que je veux exprimer tout en augmentant leur lisibilité. ». Cette manière de tordre les codes des représentations graphiques traditionnelles est sans doute bien plus transgressive pour l’émancipation de la bande dessinée que les filles en couverture de L’Echo des savanes.

Une fois de plus, Baru raconte un rite de passage à l’âge adulte mouvementé, mais en forme de road-movie cette fois, puisque les deux héros quittent leur ville natale pour aller vers le sud (retenez bien la nouvelle thématique de la route et du voyage, elle reviendra elle aussi !). La publication dans L’Echo des savanes par épisodes semble donner un tempo saccadé à la narration qui avance par à-coups, chaque mauvaise surprise pour les deux héros étant chassée par une nouvelle. Mais Baru a aussi appris de ses précédentes oeuvres. Il reprend la voix narrative, cet inconnu qui commente pour nous les rencontres de Stanislas et Mohamet. Elle complète les portraits graphiques d’anecdotes croustillantes qui font prendre un relief supplémentaire aux personnages et montre le talent de portraitiste de Baru. Suivant le même format que dans La communion du Mino, il dessine dans de très larges cases traitées en bandeau qui élargissent considérablement le dessin et accentue son expressivité.
En revanche, finies les photos sépias, les albums de souvenirs : c’est bien dans la réalité des années 1980 que veut nous emmener Baru.

La fiction comme un avertissement politique

Car Cours camarade marque aussi Baru le début d’une volonté de faire passer un message politique, pas nécessairement partisan, mais à resituer dans son époque. Le résumé en quatrième de couverture n’en fait d’ailleurs pas un secret : ce que dénonce Baru, c’est la « France de Jean-Marie Le Pen ». Depuis 1982, le Front National, parti de Le Pen, obtient des succès croissants aux diverses élections : 9% aux législatives de 1986 et 14% aux présidentielles de 1988. Son thème central devient dans les années 1980 le refus de l’immigration, accusée d’aggraver les injustices économiques du pays. Une telle vision nourrit les penchants racistes de certains, tandis que d’autres, dont Baru, voient dans le Front National un danger à combattre.
Baru n’est pas une prosélyte et il dit lui-même : là où d’autres vont militer, « je réagis en inventant une histoire avec laquelle je vais essayer de vous faire partager mon émotion. ». Pour lui, les fictions sont des messages lancés au public, presque des avertissements. Il ne cherche donc pas un Bien et un Mal, et s’il y a le graphisme s’approche de la caricature, l’histoire elle, ne l’est pas, mais cherche à être la plus réaliste possible. Stanislas et Mohamet ne se posent pas en héros des immigrés, ils fuient et essaient de sauver leur peau à eux. Baru est un auteur de la réalité sociale, au même titre que Chantal Montellier ou Etienne Davodeau, dont je parlais pas plus tard qu’il y a quelques semaines. Depuis les années 1970, la BD s’est clairement affirmée comme un moyen de représenter la société en mêlant fiction et réalité. Les auteurs se font indirectement, à leur manière et en leur temps les héritiers de naturaliste du XIXe siècle comme Zola.
Dans Cours camarade, la dimension politique est encore par trop éclipsée par la narration très rapide, qui laisse assez peu de temps pour la réflexion et la contemplation. Elle est dans l’arrière-plan, dans l’anecdote issue de l’actualité, et surtout dans le titre qui reprend un slogan de Mai 68 : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! ». Baru a encore devant lui une carrière suffisamment remplie pour pouvoir s’exprimer encore…

A suivre dans le Baruthon : Le chemin de l’Amérique

Published in: on 9 avril 2010 at 21:04  Laissez un commentaire