La bande dessinée numérique au défi de la conservation (2)

Cet article m’a été inspiré par un billet de Sébastien Naeco sur son blog le comptoir de la bd. Il s’interrogeait sur les enjeux de la conservation de la bande dessinée numérique. On pourrait considérer la question comme peu importante alors même que le modèle économique est extrêmement mouvant et diversifié. Néanmoins, il est certain qu’un véritable patrimoine graphique est en train de se former et que sa sauvegarde à long terme (c’est-à-dire pour les générations futures) va poser des problèmes. Lors de la table ronde sur la bande dessinée numérique à l’enssib, Catherine Ferreyrolle, de la Cité de la BD, avait donné l’exemple d’un site Internet sur la patrimoine de la bande dessinée qui avait dû disparaître de la toile et qui a été sauvé de justesse.
Le bon côté, c’est que la bande dessinée est loin d’être seule face à ce problème. C’est la création numérique dans son ensemble, en ligne ou hors ligne, qui pose la question de sa conservation. Car je pense avant tout à la bande dessinée numérique native, celle qui n’a aucun équivalent papier (à part peut-être l’original de son créateur). Conserver les documents numériques, c’est autant pour d »éventuels lecteurs du futur curieux de la culture des années 2000 que, à moyen terme, pour les chercheurs susceptibles de travailler sur la bande dessinée numérique. Dans ces deux articles, je vais aborder cette question sous l’angle que je maîtrise le mieux : la conservation institutionnelle par des établissements publics, en l’occurence les bibliothèques (on reste encore symboliquement dans le domaine du livre).
Deux pistes me semblent envisageables pour considérer la conservation institutionnelle de la bande dessinée numérique : la mise en place progressive d’un dépôt légal pour les e-books et le dépôt légal du Web, en fonctionnement en France depuis 2007.

Le dépôt légal du Web français
Le dépôt légal du Web, mis en place à la Bibliothèque nationale de France et à l’Ina depuis 2006-2007, peut être une solution pour la conservation du patrimoine de la bande dessinée numérique, ou au moins de son versant diffusé en ligne, qui représente déjà une part importante. L’idée d’archiver Internet peut paraître absurde. Pourtant, elle est présente depuis longtemps. Le projet le plus ambitieux est celui de l’association Internet Archive qui, dès 1996, commence à archiver les sites web selon un principe de captures à des dates précises. Je vous invite à consulter leur Wayback machine (http://www.archive.org/) qui permet d’accéder à des versions antérieures de sites Internet. Vous verrez que tout est loin d’être parfait dans cet archivage qui 1. capte un nombre limité de site, à une profondeur limitée dans le site et à un nombre limité de dates ; 2. a du mal parfois avec certains formats, notamment les formats image. Mais c’est une première expérience qui a le mérite d’exister, et presque depuis les débuts du Web.

La Wayback machine d'Internet Archive peut vous permettre de visualiser les aspects successifs de sites Internet : ici le vénérable du9.org en 2005.


En quoi consiste le dépôt légal officiel en France ? En 2006, la loi DADVSI met en place les modalités d’un dépôt légal du Web français qui devient opérationnel en 2008 :
La logique n’est pas celle du dépôt volontaire mais de la collecte automatique  : des robots « moissonnent » les sites Internet pour en extraire les données, sans obligation de la part du responsable du site de se signaler. Cependant, un administrateur de site Web peut faire une demande spécifique s’il souhaite être collecté.
La collecte ne se veut pas exhaustive mais « représentative ». Ce qui signifie qu’on procède à deux types de collecte : des collectes « légères », ponctuelles et superficielles sur un grand nombre de sites où l’on ne va pas chercher très profondément ; des collectes « lourdes » ciblées sur un ensemble thématique de sites en nombre réduit, où la captation tend à être complètes sur le sujet donné.
Le périmètre d’action est le suivant : les sites internet en .fr, ainsi que certains sites en .com, .org, .net quand les personnes qui le gèrent sont domiciliées en France. La liste des sites en .fr est maintenue à jour par l’AFNIC. Les intranet, parties privées des réseaux sociaux et messageries personnelles sont bien sûr exclues.
La collecte est partagée entre la Bibliothèque nationale de France et l’Institut national de l’audiovisuel (pour les sites dans la thématique audiovisuel : webtv, sites institutionnel de chaînes, etc.).
A l’heure actuelle, la principale préoccupation est la conservation, pas encore la diffusion. Les sites web archivés depuis 2008 sont consultables à un seul endroit : les salles de recherche de la bibliothèque nationale de France, à Paris, sur un moteur de recherche relativement limité dans ses fonctions pour le moment (ont été versées dans ce moteur de recherche les archives d’Internet Archive depuis 1996 ; de fait, le moteur de recherche ressemble à la Wayback machine). Il y a donc encore du chemin à parcourir pour passer de la conservation à l’accès à ce patrimoine, mais pour le moment, au moins les chercheurs peuvent y accéder. En 2010, une enquête a été réalisée pour savoir les attentes et les usages possibles de ce patrimoine pour le public.
Evidemment, et pour conclure, la principale lacune de cet archivage du Web (dont sont conscients ses responsables) est la contradiction entre la nature de « flux » d’Internet, dont le contenu est sans cesse en mouvement, et la logique de collectes ponctuelles. Cette solution a été choisie comme un compromis technique et économique, ainsi que pour faciliter la consultation du fonds qui peut se faire par dates ciblées. Toutefois, la sélection qui est opérée reste relativement empirique, et obtenir une « représentativité » dans le choix des sites moissonnées est une gageure.

L’intérêt du dépôt légal du Web pour la bande dessinée numérique

Ce que pourrait permettre l'archivage du Web pour la bande dessinée numérique : ici le site Webcomics.fr en 2007 (Internet Archive).


A première vue, le dépôt légal du Web permet de pallier aux problèmes que nous avons vu précédemment à propos d’un dépôt légale « livre ». Il serait plus adapté aux contenus et aux formats web des bandes dessinées numériques pour la simple raison qu’il est adapté pour collecter des formats Web, parmi les plus courants dans la diffusion de bandes dessinées en ligne. Il faut bien imaginer, cependant, que rester sur le dépôt légal du Web serait prendre une voie totalement divergente avec l’équivalent papier de la bande dessinée. Ce qui, dans le fond, ne serait pas une mauvaise chose : exporter les gestes et les techniques du format papier vers le format numérique n’est pas toujours une bonne chose, et peut restreindre la créativité d’une forme d’expression encore neuve.
D’emblée, n’oublions pas que ce dépôt légal du Web est pragmatiquement la modalité de collecte actuelle de la bande dessinée numérique diffusée sur Internet, comme des autres livres numériques. Un exemple est celui des blogs bd : parmi les thématiques choisies pour les collectes « lourdes » en profondeur se trouvait la collecte des sites personnels et de l’écriture de soi. L’objectif de ce thème était naturellement de se pencher sur le problème spécifique des blogs et de leur vitesse de mise à jour. La sélection était réalisée en collaboration avec l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (voir à ce sujet le mémoire de Carole Daffini, Dépôt légal numérique : l’archivage des blogs adolescents, janvier 2011. Or, parmi les choix de sites personnels se trouvaient des blogs bd, dont « Les toujours ouvrables » de Soph’ si ma mémoire est bonne : la mise en place de la collecte a eu lieu en 2007, en pleine mode du blog bd, et cette dimension graphique de l’écriture « extime » avait été prise en compte. Cette sélection thématique est disponible sur les ordinateurs du rez-de-jardin de la BnF c’est-à-dire, là encore, pour les chercheurs. Pour l’instant, nous sommes toujours dans la logique de l’échantillonage, pas de l’exhaustivité de la production.
A titre de comparaison, je signale aussi que, dans le cas du livre électronique, la BnF a conclu en 2009 des accords avec certains éditeurs numériques, dont publie.net, pour avoir accès à leur catalogue d’ouvrages numériques et pouvoir les collecter via le site de l’éditeur, de la même manière que sont collectés les autres contenus web. Toutefois, le marché payant de la bande dessinée numérique native n’est pas encore aussi bien développé que pour le livre numérique. On pourrait toutefois imaginer que Ave!comics ou Thomas Cadène pour les Autres gens donnent leur aval pour une collecte des oeuvres diffusés via leur site par les robots de la BnF. En effet, dans le cas de l’offre payante, l’accès ou le téléchargement sont souvent soumis à des codes et des barrières que les robots ne peuvent pas passer. Quant à savoir si la foisonnante offre de bandes dessinées numériques gratuites est collectée, je ne saurais vous le dire : sans doute une petite partie fait l’objet de collectes ponctuelles à l’heure actuelle.
Parmi les pistes à l’étude à la BnF pour les livres numériques en général, Sophie Derrot proposait dans son mémoire déjà cité dans l’article précédent une collecte ciblée qui supposerait d’établir une liste de sites, en se concentrant sur les plate-formes de diffusion, avec une profondeur de collecte maximale. Cette liste permettrait de rationaliser la collecte et d’avoir une idée précise des oeuvres conservées. Dans cette liste, S. Derrot incluait pour l’offre payante en bande dessinée numérique Digibidi, Ave!comics, Izneo, c’est-à-dire principalement des diffuseurs d’oeuvres numérisées. En farouche militant de la reconnaissance d’une bande dessinée numérique native originale et de qualité, je ne saurais trop conseiller d’étendre cette liste à des éditeurs spécifiques (tels que Foolstrip).

Le choix de l’archivage du Web n’est pas sans poser d’autres problèmes, malgré tout, si on le situe dans le contexte précis de l’histoire du développement de la bande dessinée numérique :
Le principal écueil est qu’il se limite aux oeuvres diffusées en ligne. C’est certes une grosse partie de la production, et, à l’avenir, Internet semble s’imposer comme le moyen de diffusion unique pour les oeuvres numériques.
Beaucoup de webcomics obéissent à une logique de flux, qu’il s’agisse des blogs bd ou des productions de strips (portail Lapin…). Cette particularité risque d’être mal prise en compte dans le cas de collectes ponctuelles.
Il faudra assurer une bonne maîtrise, tant par les robots de collecte que par les interfaces de lecture, des formats images, dont certains formats « animés », qui sont ceux de la bande dessinée numérique. Beaucoup de bandes dessinées numériques sont proposées dans des interfaces de lecture en flash.
Le type de collecte pratiquée dans le cadre du dépôt légal du Web n’isole pas l’entité « oeuvre », il collecte en masse le site qui diffuse les oeuvres, mais sans avoir l’assurance que ces oeuvres sont bien identifiables par leurs métadonnées descriptives (auteur, mots-clés, date, etc.) et donc susceptibles d’être signalées au lecteur avec autant de précisions que dans un catalogue d’ouvrages papier. A terme, il peut y avoir un défaut d’identification claire de la production et des auteurs.
Mais le principal écueil tient selon moins à la focalisation qui est faite actuellement, dans les réflexions menées sur le dépôt légal du livre numérique, sur l’offre payante. Si, dans le cas de la littérature « texte » le défi de rassembler la production auto-éditée et gratuite peut sembler vertigineux tant le texte est le mode d’expression dominant sur Internet, dans le cas de la bande dessinée, il existe des sites bien identifiables qui donnent accès à une partie bien représentative. Surtout, l’accès payant est pour l’instant le mode de diffusion dominant dans la bande dessinée numérique en ligne. L’ignorer conduirait à biaiser la lecture de la production de bandes dessinées numériques que pourront avoir les générations futures. Pour me situer sur le terrain de l’histoire qui est celui où je suis le plus à l’aise, il m’est difficile d’imaginer un « historien » de la bande dessinée qui essaierait de comprendre la production papier sans savoir ce qui se publie en ligne ! Car, à terme, c’est bien là l’objectif principal d’un dépôt légal des oeuvres numériques : permettre aux lecteurs du futur (proche ou lointain) d’avoir un aperçu suffisamment exact du patrimoine du début du XXIe siècle. Le sauvegarder, comme la sauvegarde des premiers livres imprimés nous permet d’avoir accès au savoir et à la création tels qu’ils se diffusaient au XVIe siècle.

Pour conclure ces deux articles, je souhaite insister sur le fait que leur objectif n’était pas d’apporter des solutions (j’en serais bien incapable à ma modeste échelle) mais de présenter les conditions actuelles qui pourraient servir de cadre à une conservation institutionnelle de la production de bandes dessinées numériques. Il me semble important que, d’une part les créateurs, éditeurs et diffuseurs numérique sachent que cette solution existe, et d’autre part que les responsables de la conservation numérique n’oublient pas le champ certes marginal, mais néanmoins important et riche, de la bande dessinée. Ce n’est pas parce que ce secteur prend son temps pour se transformer en une industrie culturelle numérique « modèle » qu’il faut pour autant l’oublier.

Quelques liens sur le dépôt légal du Web :
Une présentation sur le site de la BnF à propos des procédures de dépôt légal des sites web.
Une courte histoire du dépôt légal d’Internet avant sa prise en charge par la BnF en 2007.
Le podcast d’une émission de France Culture dans laquelle Gildas Illien vient parler de l’archivage des « blogs extimes » (février 2011).
Pour en savoir plus sur les aspects techniques, un article de Gildas Illien dans le Bulletin des bibliothèques de France en ligne.

Published in: on 14 juillet 2011 at 18:15  Comments (2)  

La bande dessinée numérique au défi de la conservation (1)

Cet article m’a été inspiré par un billet de Sébastien Naeco sur son blog le comptoir de la bd. Il s’interrogeait sur les enjeux de la conservation de la bande dessinée numérique. On pourrait considérer la question comme peu importante alors même que le modèle économique est extrêmement mouvant et diversifié. Néanmoins, il est certain qu’un véritable patrimoine graphique est en train de se former et que sa sauvegarde à long terme (c’est-à-dire pour les générations futures) va poser des problèmes. Lors de la table ronde sur la bande dessinée numérique à l’enssib, Catherine Ferreyrolle, de la Cité de la BD, avait donné l’exemple d’un site Internet sur la patrimoine de la bande dessinée qui avait dû disparaître de la toile et qui a été sauvé de justesse.
Le bon côté, c’est que la bande dessinée est loin d’être seule face à ce problème. C’est la création numérique dans son ensemble, en ligne ou hors ligne, qui pose la question de sa conservation. Car je pense avant tout à la bande dessinée numérique native, celle qui n’a aucun équivalent papier (à part peut-être l’original de son créateur). Conserver les documents numériques, c’est autant pour d »éventuels lecteurs du futur curieux de la culture des années 2000 que, à moyen terme, pour les chercheurs susceptibles de travailler sur la bande dessinée numérique. Dans ces deux articles, je vais aborder cette question sous l’angle que je maîtrise le mieux : la conservation institutionnelle par des établissements publics, en l’occurence les bibliothèques (on reste encore symboliquement dans le domaine du livre).
Deux pistes me semblent envisageables pour considérer la conservation institutionnelle de la bande dessinée numérique : la mise en place progressive d’un dépôt légal pour les e-books et le dépôt légal du Web, en fonctionnement en France depuis 2007.

Le dépôt légal à l’heure du livre numérique
Institutionnellement, c’est à travers le principe du dépôt légal que s’opère la conservation du patrimoine en France. En 1537, un édit de François Ier ordonne un dépôt de tous les ouvrages imprimés paraissant en France pour former la bibliothèque royale qui deviendra, en 1790, bibliothèque nationale (puis impériale selon les régimes politiques successifs). Depuis lors, il n’a connu d’interruptions qu’entre 1790 et 1793. Au début du XVIe siècle, la première imprimerie apparaît en France en 1470 à la Sorbonne, et c’est l’arrivée en France d’un nouveau support pour la création qui vient s’ajouter au traditionnel manuscrit (et qui mettra du temps avant de s’y substituer réellement). Il est de coutume de comparer l’avènement du numérique avec celui du numérique dans le sens où l’introduction d’un nouveau support va modifier en profondeur les conditions d’accès et de diffusion du savoir et des oeuvres d’art. De mon côté, je vais éviter de trop insister sur cette comparaison, qui n’est pas sans défaut. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est que le pouvoir royal (nous sommes en pleine construction de l’Etat moderne centralisé à la française) finit, au bout de plus de cinquante ans, par se préoccuper de la question de la sauvegarde de toute cette production imprimée d’un genre nouveau. L’enjeu principal est bien sûr de contrôler ce qui s’imprime : la censure s’appliquait alors et les imprimeurs-libraires devaient demander un privilège royal avant de pouvoir publier un ouvrage, ceci aussi pour éviter le plagiat avant l’introduction du droit d’auteur en 1791. Mais, sur le long terme, le sens du dépôt légal a changé. La bibliothèque royale devenue nationale a symboliquement ramené les imprimés déposés à ce titre dans le giron du peuple, et plus seulement du roi. Puis, la liberté d’imprimer octroyée non sans heurts et sursauts durant le XIXe siècle annule le caractère de censure préalable que pouvait avoir le dépôt légal sous l’Ancien régime. De nos jours, le dépôt légal sur les livres imprimés a avant tout comme objectif d’assurer la préservation d’au moins deux exemplaires de tout livre édité en France.
Cela veut-il dire que l’actuelle Bibliothèque nationale de France possède tous les ouvrages parus depuis 1537 ? Non, car l’obligation de dépôt légal a été peu respectée durant les XVIe et XVIIe siècle et les fonds anciens souffrent de lacunes, qui ont cependant pu être résolues par des dons ou des achats postérieurs au sein de la BnF. Il faut attendre le XVIIIe siècle, et plus encore le XIXe siècle, pour que le dépôt éditeur fonctionne efficacement. Il demeure quelques lacunes connues, cependant, en particulier pour la bande dessinée et la littérature pour enfants jusqu’au milieu du XXe siècle, dont les dépôts ne faisaient pas l’objet d’une attention spécifique, ni de la part des éditeurs, ni de la part des dépositaires.
De nos jours, le dépôt légal est défini de la façon suivante sur le site de la BnF : « Le dépôt légal est conçu comme la mémoire du patrimoine culturel diffusé sur le territoire national et englobe donc des œuvres étrangères éditées, produites ou diffusées en France. Institué en 1537 par François Ier, il permet la collecte, la conservation et la consultation de documents de toute nature, afin de constituer une collection de référence, élément essentiel de la mémoire collective du pays. ». C’est bien la notion de « patrimoine », en tant que mémoire collective de la nation, qui est mis en avant comme justification de la collecte. Il possède plusieurs caractéristiques, qui, on va le voir, vont être remise en question avec le numérique :
le dépôt légal vise à l’exhaustivité (c’est tout le patrimoine national que l’on conserve).
le dépôt est obligatoire de la part des éditeurs ; il est la condition pour recevoir un numéro d’identification international dont chaque livre est pourvu (ISBN).
le dépôt légal conserve l’oeuvre en tant qu’objet matériel, ce qui signifie que chaque réédition (pas réimpression) d’un même livre est déposée.
Le second exemplaire du dépôt légal est remis à la bibliothèque municipale d’une ville de la région d’impression.

Dès les XVIIe et XVIIIe siècles, le dépôt légal se voit élargi à d’autres supports que le livre par différents textes législatifs : les estampes, cartes et plans en 1672, la musique imprimée (partitions) en 1714. Puis, à partir du XIXe siècle, l’apparition d’un nouveau support de création entraîne automatiquement une modification du dépôt légal : les lithographies en 1817, la photographie en 1857, les phonogrammes et vidéogrammes en 1925, les films en 1977, l’audiovisuel (radio et télévision), les logiciels et les jeux vidéos en 1992, les chaînes cablées en 2002-2007, le web et les bases de données en 2006. Dans tous les cas cités, il faut compter avec le temps de mise en place efficace du processus de dépôt : les lacunes restent nombreuses et dans certains cas, comme la radio et la télévision, et bien sûr le web, l’idéal d’exhaustivité a été abandonné.
En effet, ces vingt dernières années, le dépôt légal a connu des modifications énormes liées à l’arrivée de nouveaux supports de la culture, dont le numérique. Il est aidé dans sa tâche par l’Institut national de l’audiovisuel qui prend en charge, comme son nom l’indique, le dépôt de la radio et de la télévision, et par le Centre national de la cinématographie pour les films. Mais il est clair qu’avec la multiplication des supports du XXe siècle, l’utopie de vouloir conserver l’intégralité de la culture française prend du plomb dans l’aile. Par exemple, dans le cas de la radio, le dépôt légal n’est instauré qu’en 1992 alors que ce média existe depuis le milieu des années 1920 : avant 1990, les lacunes sont très importantes. Pourtant, tout se passe comme si le système législatif du dépôt légal survivait aux grandes évolutions culturelles.

Quid du « livre numérique », qui nous intéresse plus particulièrement dans la mesure où la bande dessinée appartient au régime du livre et de la presse ? Il faut rappeler ici que le concept est encore récent : on commence à parler de livre numérique (commercialement parlant) dans les années 1990. Or, on l’a vu, l’instauration du dépôt légal a toujours un décalage plus ou moins grand avec l’apparition du support. La BnF en est actuellement au stade de la réflexion, même si un département du dépôt légal numérique a été créé, notamment à la faveur de la loi DADVSI (2006) qui instituait le dépôt légal du Web et, d’une façon générale, des « signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature faisant l’objet d’une communication au public par voie électronique  ». Dans l’état actuel des choses, la collecte des livres numériques n’est envisagée qu’à travers le dépôt légal du Web. Ce qui n’est bien sûr pas réellement satisfaisant dans la mesure où 1. le dépôt légal du Web n’est pas exhaustif 2. une offre de livres nativement numériques et payants commence à se développer, offre à laquelle les robots de collecte du Web n’ont pas accès pour des raisons de codes d’accès et de nécessaires abonnements. De plus, on revient ici sur l’idée que le dépôt est réalisé par les éditeurs : la collecte est à l’initiative de la BnF.
Quelques éditeurs numériques commencent à s’associer à la BnF pour organiser un dépôt légal numérique. C’est notamment le cas de publie.net, la maison d’édition numérique de François Bon, qui est intervenue très tôt pour bénéficier du dépôt légal BnF. Numeriklivres, si je ne me trompe pas, en bénéficie également. Parallèlement, d’autres éditeurs et e-distributeurs se sont rapprochés de la BnF pour rendre disponible leurs ouvrages numériques et en permettre l’accès via Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, et dans les murs de la BnF. Cela ne constitue pas encore un « dépôt légal » officiel, mais l’exploration d’un partenariat entre la BnF et les éditeurs et distributeurs numériques pour trouver de nouvelles solutions. Les éditeurs déposent une copie numérique du livre, que la BnF a pour charge de conserver et d’indexer. En revanche, la question de la consultation par les usagers n’est pas encore complètement réglée : nous sommes surtout dans une phase où on réfléchit à la conservation du patrimoine plus qu’à sa diffusion. Bref, tout cela se met doucement en place, en sachant que la voie de dépôt privilégié reste le dépôt légal du Web, que j’aborderais dans un second article.
Une des solutions envisagées, comme l’explique Sophie Derrot dans son mémoire Quel dépôt légal pour les ebooks ?, est de calquer la procédure de dépôt électronique sur la procédure de dépôt physique : les éditeurs numériques déposeraient individuellement leurs fichiers numériques et recevraient en échange un numéro ISBN d’identification (numéro international remis à tous les livres imprimés dans le monde). Cette procédure permettrait en outre d’améliorer le dépôt des « métadonnées », c’est-à-dire de l’ensemble des données associées à un livre numérique (nom de l’auteur, mots-clés, droits d’auteur associés, conditions d’accès, caractéristiques techniques du fichier…) qui en facilitent le traitement et la gestion par la BnF et sont indispensables pour permettre aux usagers des bibliothèques d’y accéder, via les catalogues, notamment.
Sur la plan purement technique, la BnF commence à mettre en place un circuit de conservation et d’archivage pérenne des données numériques au sein d’un « magasin » appelé SPAR. L’objectif est de préserver sur le long terme l’intégrité des documents numériques (que l’on dit souvent fragiles), et de s’assurer qu’ils soient toujours lisibles dans l’avenir. Ce processus est le même pour les documents numériques natifs et les documents numérisés, en particulier les numérisations de la BnF elle-même. Tout cela pour avoir à l’esprit que la BnF mène une véritable réflexion globale sur l’archivage des documents numériques, en collaboration avec les autres bibliothèques du monde. Pour cette raison, la voie du dépôt légal institutionnel me semble une des meilleures pour assurer la sauvegarde du patrimoine numérique.

Reste la question de la définition du livre numérique, et c’est là que le bât blesse, en particulier pour la bande dessinée. Pour l’instant, la définition du livre numérique retenue par le législateur me semble trop restrictive : « Le dépôt légal concerne les e-books ou livres numériques, termes utilisés pour désigner un objet numérique ressemblant en partie à une monographie imprimée sur papier et diffusé en ligne. ». Présente sur le site de la BnF, cette définition a été confirmée lors de la récente loi sur le prix unique du livre numérique, votée en mai dernier : un livre numérique est un document numérique qui « ressemble » à un livre. Comprendre ici : qui contient une couverture, une table des matières, etc. C’est-à-dire tout le « paratexte » du livre papier tel qu’il s’est défini durant les XVe et XVIe siècle. Cette définition est non seulement restrictive, mais surtout peu engageante pour l’avenir du livre numérique qui risque de s’éloigner de plus en plus de la matrice du papier. C’est particulièrement le cas dans la bande dessinée.

La bande dessinée : quels écueils ?

Quand on regarde l’offre de bandes dessinées numériques, on comprend que cette solution du dépôt légal du livre numérique n’est pas forcément adaptée. Elle l’est dans le cas des bandes dessinées « numérisées ». Izneo fait d’ailleurs partie des éditeurs associés à Gallica. Et une fois de plus, on peut regretter que les oeuvres numérisées fassent l’objet d’un meilleur traitement que les oeuvres nativement numériques.
Ces dernières sont effet loin de toute correspondre à la définition d’un livre numérique telle qu’elle est actuellement établie par la législation française. Et cette remarque nous conduit à une observation intéressante : autant l’offre de livres numériques « textes » s’est développée en suivant le modèle du livre papier, autant l’offre de bandes dessinées numériques n’a pas suivi ce chemin. Dans le premier cas, un rapide tour d’horizon des éditeurs numériques nous montrent en effet que la ressemblance avec le livre papier est recherchée : chez publie.net ou numeriklivres, le livre numérique que vous téléchargez possède une couverture, une table des matières le cas échéant, une division en page est même prévue si vous le téléchargez au format pdf. Dans le second cas, certains éditeurs numériques de bande dessinée ont choisi une piste identique en concevant des interfaces de lecture qui conservent l’aspect de la bande dessinée papier, notamment dans le format de la page ou du strip : c’est le cas des albums que l’on trouve sur Foolstrip, Manolosanctis et 8comix. Les oeuvres présentes sur ces sites pourraient faire l’objet d’un dépôt légal du livre numérique « traditionnel », par leur ressemblance avec le livre papier. Cela interviendrait sous la forme d’un fichier numérique contenant l’oeuvre dans son intégralité.
En revanche, certaines bandes dessinées nativement numériques n’ont fait que s’éloigner de leur modèle papier. Prenons quelques exemples. Les autres gens n’a que peu à voir avec un livre. D’une part, chaque épisode ne constitue pas un « fichier » individuel identifiable, le principe même de ce projet étant d’être une publication potentiellement « infinie ». D’autre part, le système de la page se trouve complètement éclatée. Cette observation vaut aussi pour les publications d’Ave!comics (Bludzee, Seoul district) pour supports mobiles : la réflexion même de cette maison d’édition est d’adapter la lecture numérique à un support différent, et cela passe par le refus des codes traditionnels de la bande dessinée papier. Si l’on se tourne vers quelques publications gratuites, des problèmes de définition se posent également. Prise de tête de Tony emprunte autant aux formes du jeu vidéo qu’à celui de la bande dessinée. Enfin, le développement du Turbomedia, dans des oeuvres tels que Opération cocteau pussy de Fred Boot regarde plutôt du côté de l’animation graphique.
Surtout, on comprend que considérer la bande dessinée numérique seulement à l’aune du « livre » serait passer à côté du gros de la production de webcomics et de blogs bd français. Dans tous ces exemples, l’enjeu du format est crucial. Dans la production papier, livre texte et livre image sont imprimés sur le même papier. Mais dans le cas du numérique, le texte et l’image font l’objet de formats numériques encore différents (qui tendent peut-être à converger, toutefois) qu’il faut prendre en compte pour la conservation. Dans le cas de beaucoup d’oeuvres citées plus haut, ce sont des formats Web qui dominent pour diffuser de l’image.

Enfin, le dépôt légal de la bande dessinée numérique en tant que livre numérique pourrait poser un autre problème, logistique cette fois. En effet, depuis 1984, le dépôt légal de la bande dessinée est partagé par la Cité de la bande dessinée et de l’image qui est « pôle associé » de la BnF pour le dépôt légal, ce qui signifie qu’elle reçoit le second exemplaire des bandes dessinées déposées au titre du dépôt légal. C’est à la bibliothèque de la CIBDI que revient la mission spécifique de conserver le patrimoine de la bande dessinée française pour constituer ce qu’on appelle le « fonds patrimonial ». Ce fonds a une valeur exhaustive ; il est censé constituer la mémoire de la bande dessinée. Or, l’équipe et les moyens de la CIBDI sont relativement réduits et la gestion du patrimoine numérique de la bande dessinée demanderait un investissement très important.
Il faut aussi penser en terme de consultation : déposer les bandes dessinées numériques, c’est bien. Mais encore faut-il en donner accès au public. C’est le second versant du dépôt légal, en sachant que le régime actuel des collections du dépôt légal à la BnF est celui d’un accès restreint pour les chercheurs et personnes accréditées par la BnF, non par le grand public, qui n’a pas accès à l’intégralité des collections (quel que soit leur support) mais seulement à une partie. Les modalités de consultation sont à penser et, dans le cas de la bande dessinée, la complexité des formats peut poser problème. Dans le cas du livre numérique « texte », les formats pdf et epub tendent à se développer. Mais beaucoup de bandes dessinées numériques se retrouvent dans des formats flash, notamment pour des questions d’interactivité et d’animation.

Le dépôt légal des bandes dessinées numériques pose des problèmes importants qui interrogent sur la possibilité de conserver ce qui appartient désormais au patrimoine de la bande dessinée. Parce qu’elle tend à se différencier nettement des formats papier, la bande dessinée numérique n’est pas forcément un objet idéal pour un dépôt légal du livre numérique encore en gestation. La meilleure façon de capter son patrimoine semble toutefois être du côté du dépôt légal du Web, dans le mesure où ce dernier n’est pas restreint par la définition du « livre numérique ». C’est cette solution que j’examinerais dans mon prochain article.

Pour en savoir plus :
Page de la BnF consacrée au dépôt légal
Les réflexions sur le livre numérique proviennent du mémoire de Sophie Derrot, Quel dépôt légal pour les e-books ?, enssib, 2011.

Published in: on 9 juillet 2011 at 23:10  Comments (1)  

Journaux d’hier

Quittons un instant les débats troublés sur la bande dessinée numérique, sur son modèle économique, sur les odieux pirates de l’industrie culturelle, sur l’impossibilité ontologique de nommer cette « chose » qui nous apparaît sous de multiples aspects… Et revenons près de cent ans en arrière. Entre les deux guerres mondiales, pour être précis. Allons gaiement démolir des clichés sur la bande dessinée de ce temps.
Il est un cliché qui a la vie dure, c’est celui qui consiste à dire, dans une double rhétorique, que la bande dessinée française du début du XXe siècle était principalement destinée aux enfants ; et que la bande dessinée américaine n’est connue en France qu’avec l’arrivée du Journal de Mickey en 1934. Et encore, je vous adresse là la version soft du cliché, la version hard conduisant à enlever l’adjectif « français » (et faire d’une exception française une réalité mondiale) et à affirmer que la bande dessinée est née comme media pour enfants. Or, je vais vous donner dans cet article des arguments formidables pour contredire les facheux qui auraient le malheur d’affirmer devant vous, dans les dîners mondains, de telles inepties. J’ajoute qu’en prime je vous explique comment le leur prouver en direct, au moyen d’une simple connection Internet. Mon exposé sera émaillé de liens vers des documents numérisés soit par le CIBDI, soit par la BnF (voir notamment cette page de la Lettre de Gallica, Gallica étant la bibliothèque numérique de la BnF).
Ces deux affirmations ne sont que les deux faces de l’héritage paresseux d’une historiographie de la bande dessinée qui s’est formée dans les années 1960-1970 en portant au pinacle les auteurs américains traduits en France dans les journaux pour enfants des années 1930 et en introduisant l’idée d’une progression de la bande dessinée francophone de l’école belge de l’après-guerre à Pilote, ce dernier titre symbolisant le si fameux mais si faux « passage à l’âge adulte », à cause des titres qu’il engendre dans les années 1970 (Fluide Glacial, Métal Hurlant…). En réalité, ces deux affirmations sont fausses : 1. il existe une bande dessinée de presse pour adulte avant 1945 2. la bande dessinée américaine a pénétré le marché français au moins depuis les années 1900 (mais probablement avant). Les deux, on le verra, sont en partie liés.
Au passage, deux sites à visiter pour ceux qui s’intéresseraient à la bande dessinée de presse d’avant 1945, en France et ailleurs : le vénérable site Coconino World (http://www.coconino-world.com/) ; le blog de John Adcock Yesterday’s papers (http://john-adcock.blogspot.com/), toujours riche en images sur les bandes dessinées des siècles passés.

Un peu d’histoire ne nuit pas

Revenons un peu en arrière. Depuis les travaux de David Kunzle, relayés en France par Thierry Groensteen, Benoît Peeters et Thierry Smolderen, on sait à quel point les années 1890 ont été riches en expérimentations dans le domaine de la narration graphique, en France comme aux Etats-Unis. J’emploie à dessein le terme « narration graphique », mais c’est bien de bande dessinée dont on parle ; ou, plus précisément, l’enjeu est bien de retracer la généalogie de la bande dessinée. « Narration graphique » me permet d’esquisser une réflexion sur les rapports entre bande dessinée et dessin de presse en évitant le piège des catégories prédéfinies.
Dans ces années 1890, deux phénomènes ont lieu. D’une part, l’essor d’une presse satirique à la suite de la loi sur la liberté de la presse en 1881 (associé à des évolutions techniques en matière d’impression) entraine la multiplication de journaux illustrés et, par ricochet, l’adoption définitive de la narration graphique par les dessinateurs de presse, dans des journaux comme Le Rire. Je vous invite ici à feuilleter les exemplaires du Rire numérisés par la CIBDI pour vous rendre compte de la présence d’oeuvres qu’on assimilerait nous à de la bande dessinée. Le phénomène n’a rien de neuf : il était déjà en route depuis plusieurs décennies, mais il me semble que les années 1890 l’entérinent définitivement. En effet, nombreux sont les dessinateurs de presse qui vont mener, dans le domaine de la narration graphique, des expériences relativement inédites : Adolphe Willette et Steinlein dans Le Chat Noir et, surtout, Caran d’Ache, qui se spécialise dans le dessin muet. Là encore, les numérisations de la CIBDI nous renseignent sur l’oeuvre de ce dessinateur qu’on aurait tort de ne traiter que comme un précurseur de la bande dessinée. Ses oeuvres existent pour elles-mêmes, dans le contexte de la presse humoristique de l’époque.

Il arrive que dans ses dessins hebdomadaires pour Le Figaro, Caran d'Ache réalise un dessin en plusieurs séquences, ici le 8 janvier 1900 (extrait).


Le deuxième phénomène m’intéresse moins aujourd’hui, je vais donc me contenter de le citer pour mémoire. La narration graphique s’installe durablement dans la culture enfantine, à travers les titres d’une presse en pleine évolution, qui accueille l’image dans ses pages (Le Petit Français illustré fait paraître La Famille Fenouillard de Christophe en 1893, ce qui sert de jalon symbolique et cette appropriation par la culture enfantine de la narration graphique). De fait, c’est bien dans cette débouché spécifique de l’art du dessinateur qu’elle connaît ses succès les plus visibles (Bécassine de Pinchon, Les Pieds Nickelés de Forton).

Une bande dessinée pour adultes avant 1945
La bande dessinée pour adultes des années 1890 a été bien étudiée par les auteurs cités plus haut et on connaît sa qualité, son originalité et ses maîtres. Toutefois, à partir des décennies 1900-1910, les données sont beaucoup moins bien maîtrisées. Et l’historien doit ici faire le constat d’une méconnaissance de la réelle diffusion des procédés de narration graphique chez les dessinateurs de presse, qui l’oblige à suspendre son jugement. En apparence, aucun « maître » de l’envergure de Caran d’Ache (qui meurt en 1909) ne semble se distinguer. Mais ne se fier qu’aux chef-d’oeuvres n’est pas une bonne façon de faire de l’histoire. Je n’ai ici que des intuitions liées à la compagnie des grands journaux d’avant-guerre, faute de pouvoir étudier la question de près. Il me semble que le phénomène qui se produit dans les premières décennies du XXe siècle est une dilution de la narration graphique en tant qu’un des procédés possibles dans la gamme du dessinateur de presse. Ainsi, la plupart des dessinateurs de presse de cette époque font des bandes dessinées sans saisir l’autonomie propre que l’on peut donner à cette forme de récit par l’image. J’ajoute aussi que cette dilution dans le dessin de presse l’enferme dans le registre comique.
Certes, ce n’est pas le procédé le plus courant. Par la force de la tradition, on lui préfère l’image seule avec dialogue sous l’image. Par la force de la tradition et, sans doute aussi, par les contraintes de place imposées par les rédacteurs des journaux, qui ne laissent que très rarement l’espace suffisant pour dérouler un strip en plusieurs cases. Mais, malgré tout, le cas se trouve, et il est inutile d’arguer toute idée de « progrès » : la narration graphique est un procédé connu et maîtrisé par les dessinateurs depuis le XIXe siècle, il n’y a rien d’étonnant à cela. Tout au plus les conditions éditoriales décident du succès de tel ou tel procédé : après 1918, le succès des hebdomadaires satiriques type Le Rire décline et la plupart des dessinateurs de presse investissent au contraire les grands quotidiens où, justement, on ne leur laisse qu’une case, mais où, au moins, il y a beaucoup de travail. Un véritable mouvement de fond s’amorce à partir de 1920 : les grands quotidiens publient de plus en plus régulièrement des dessins de presse, jusqu’à en faire des rendez-vous hebdomadaires, puis quotidiens, pour leurs lecteurs.

Les aventures de M. Philaphil d'Hervé Baille dans L'Intransigeant, le 10 janvier 1930, une tentative de sérialisation.


Cette croissance du dessin dans les quotidiens (donc promis à une publication à grand tirage et très lue) finit par s’ouvrir à des dessins plus longs, à des « strips », voire à des séries. L’apogée de ce mouvement se situe quelque part autour des années 1950. Ici, il faut lire l’ouvrage malheureusement très difficile à trouver d’Alain Beyrand, De Lariflette à Janique Aimée, dictionnaire des bandes paraissant dans la presse quotidienne française après 1945. Il permet de rompre définitivement l’idée que la bande dessinée pour adulte apparaît dans les années 1970. Je me contenterais ici de citer la question rhétorique et provocatrice posée en introduction par Alain Beyrand : « A quelle époque les français adultes ont-ils lu le plus de bandes dessinées ? Réponse : de 1945 à 1975. ». En effet, la plupart des journaux quotidiens publient parfois jusqu’à une dizaine de séries de bande dessinées (découpées en strips) tous les jours. La pratique a presque entièrement disparu de nos jours et est malheureusement oubliée. Pourtant, et sans même parler des expériences avortées du début des années 1960 (Chouchou, les éditions Eric Losfeld), la bande dessinée pour adulte ne représente pas un progrès qui fait suite à l’évolution de Pilote.
Certes, on trouvera de nombreuses objections fallacieuses pour démontrer que « cette bande dessinée de quotidiens ne vaut pas le coup d’être considérée » : il s’agit de séries de médiocres qualités, souvent des adaptations de classiques de la littérature, ou des déclinaisons de Professeur Nimbus, le grand succès de la presse quotidienne des années 1930. Leurs auteurs eux-mêmes s’identifient avant tout comme des journalistes plus que comme des dessinateurs : ils sont salariés d’une agence de presse qui redistribue les bandes dans la presse, sur le modèle américain. Ils ne se prétendent pas artistes créateurs, non par auto-dénigrement de leur travail, mais pour toucher la sécurité sociale à une époque où les artistes freelance n’ont pas un statut très sûr (je reprends ici des théories d’Alain Beyrand). Cependant, en lisant ces pages remplies de strips, l’historien de la bande dessinée aurait bien tort de les exclure de son champ d’étude.

Le professeur Nimbus d'André Daix, la plus célèbre des bandes d'avant-guerre, est diffusé par l'agence Opera Mundi dans les grands titres de la presse régionale, ici Ouest-Eclair du 20 juillet 1937


L’arrivée des Amériques, entre le monde adulte et l’enfance
De ce premier constat qui permet de briser la première affirmation (pas de bande desinée adulte avant les années 1970), on peut en arriver à un second constat : la bande dessinée américaine est diffusée en France avant 1934, et pas de façon si marginale que ça.
La bande dessinée américaine qui arrive en 1934 en France (dans Le Journal de Mickey, Robinson, Hop là !) correspond en réalité à une évolution de la presse pour enfants qui appelle de nouveau contenus. Elle impressionne par le changement d’échelle dans les importations mais, en réalité, ne fait qu’accélérer un mouvement déjà ébauchée. La différence est que, jusque là, elle ne touchait pas une presse enfantine encore relativement conservatrice et peu encline à diffuser des bandes américaines. En revanche, deux autres supports sont utilisés pour diffuser de la bande dessinée américaine dans l’entre-deux-guerres : l’album et la presse non spécialisée pour enfants.
Je passe vite sur le cas des albums. L’exception connue est celle de Buster Brown de Richard Felton Outcault, qui fait l’objet d’un album chez Hachette dès 1902. Peut-être est-ce une réponse aux albumls d’Albin Michel qui emploie le dessinateur français Christophe. Mais il s’agit d’une sortie relativement isolée, mais Hachette se révèle bien être un précurseur dans l’importation de comic strips américains mis en album. L’éditeur « habitue » en quelque sorte les enfants à l’arrivée massive qui va suivre en publiant dès 1928 la série Winnie Winkle sous le titre Bicot, et dès 1931 les séries Mickey et Félix le chat. Pendant que la maison d’édition Flammarion fait appel, pour sa collection du Père Castor, promue par les militants de l’éducation populaire, à des auteurs russes, Hachette, qui vise un plus large public, va voir du côté des Amériques. Deux stratégies éditoriales en direction de l’enfance se croisent pour un même type de production qui connaît un grand succès à cette époque : l’album.

L’édition des albums d’Hachette est simultanés à des parutions dans la presse, au moins pour les trois séries citées : Bicot, Mickey et Félix. On se trouve déjà face à un phénomène de pré-publication, plus empirique que celui qui va se développer après la guerre. Quels journaux publient ces séries ? Dans le cas de Mickey et de Félix, c’est Le Petit Parisien, quotidien à très fort tirage (1 million d’exemplaires) qui commence à diffuser un strip par semaine de Félix le chat en mai 1930, puis de Mickey en octobre de la même année. Il faut resituer cela dans un grand mouvement qui touche la presse dans l’entre-deux-guerres : diversifier le contenu. La série dessinée est un moyen parmi d’autres (introduction de photographie, pages sportives, pages de la femme…) d’arriver à cette fin. Le Petit Parisien va être imité par ses concurrents directs, mais plus tardivement : Le Matin fait appel à Alain Saint-Ogan pour créer la série Prosper l’ours et Le Petit Journal publie Pat et Piou de Manon Iessel en 1934. La différence fondamentale est que Le Petit Parisien n’hésite pas à importer des séries américaines, là où ses concurrents préfèrent (pour des raisons que je ne prendrais pas le risque de supposer) les productions françaises. A noter que L’Echo de Paris, autre quotidien à grand tirage mais plus conservateur publie dès 1920 la série Frimousset de Pinchon dans ses pages « pour les enfants », signe d’une sensibilité à la production française spécifique d’histoires en images.

La presse quotidienne s'empare des comic strips américains et de leur notoriété déjà existante : ici Mickey dans Le Petit Parisien du 4 décembre 1930.


Dans le cas de Bicot, la série est diffusée dès 1924 dans un hebdomadaire dit « familial » (au sens où il s’adresse à toute la famille et se compose surtout de lectures de divertissement plus que d’information ; le concept est importé des Etats-Unis), Dimanche-Illustré. Il n’est pas le seul : Dimanche-Illustré publie aussi sous le titre La Famille Mirliton la série de Sidney Smith The Gumps. Le concurrent de Dimanche-Illustré, Ric-Rac, prend le pli. En 1933, il commence à diffuser la série Tarzan, tout en continuant à diffuser la série du français Mat Les aventures de Pitchoune fils de Marius (1930). Dans ces choix d’importer des oeuvres américaines et de les mêler aux françaises (le public n’en sait sans doute rien), rien qui sorte de l’ordinaire : Dimanche-Illustré et Ric-Rac imitent consciemment des formules éditoriales américaines et on trouve souvent dans leur page de dessins d’humour des dessins empruntés à des journaux anglais, américains ou allemands (Punch, Chicago Tribune, Fliegende Blätter).

Tarzan de Burne Hogarth est diffusé dès 1933 dans Ric et Rac, un hebdomadaire familial (planche du 2 décembre 1933). Remarquer en dessous le début d'une planche du dessinateur français George Omry.

Pourquoi ces pinaillages de date ? Quelle importance que la bande dessinée américaine soit arrivée en France en 1934 ou avant ? Il y a en réalité un enjeu historique qui permet de mettre en avant la presse généraliste comme vecteur de bandes américaines, et non simplement la presse enfantine spécialisée, dont l’importance exagarée par l’historiographie dominante se trouve alors nuancée. Et surtout, il convient de dire que le lien entre les deux (diffusion dans la presse généraliste avant 1934 et dans la presse spécialisée après 1934) : dans les deux cas, c’est bien l’agence de presse Opera Mundi de Paul Winkler qui importe les comic strips américains. Seulement, à partir de 1934, elle décide de ne plus seulement distribuer les oeuvres à des journaux, mais de créer ses propres publications.
Cette analyse permet aussi de nuancer une autre affirmation. En apparence, c’est par le public enfantin que la bande dessinée américaine pénètre en France. En apparence seulement, et je justifie cette nuance de deux façons.
1. La mention « pour les enfants » n’est pas toujours présente, laissant supposer que le public visé est volontairement flou. Dans le cas de Félix le chat, par exemple, les publicités qui annoncent la série dans Le Petit Parisien parlent des « petits et des grands » qui se « réjouissent ». Et même dans le cas où la série est surmontée d’un bandeau « pour les enfants » (ce qui est la majorité des cas), il n’est pas impossible que des adultes aussi la lisent ; après tout, ils ont l’habitude de lire des dessins d’humour et ont donc un usage proche. Quelques témoignages de l’époque vont dans ce sens : originellement diffusée pour les enfants, certaines séries ne sont pas négligées par les adultes.
2. Il existe une exception que j’ai découvert au hasard de mes pérégrinations, comme une tentative sans lendemain de diffuser un comic strip pour adultes en France. Dès 1923, Le Petit Parisien (encore lui!) fait paraître Mutt and Jeff de Bud Fischer. Le cas est d’autant plus intéressant qu’on en saisit toute la mesure expérimentale : les journalistes ne savent trop que faire de ce curieux objet. Au début, les bulles sont conservées mais sous forme de dialogue, le nom de chaque personnage apparaissant dans sa bulle. Les strips sont diffusés de façon assez aléatoire, la périodicité hebdomadaire n’étant pas toujours respectée à la lettre. De fait, dans les années 1920, le modèle du comic strip américain pour adultes est encore un objet étranger à la presse française qui préfère un dessin isolé à une sérialisation qui automatise le rendez-vous avec le public. Le phénomène de sérialisation n’arrive que dans les années 1930, l’exemple le plus célèbre étant celui du Professeur Nimbus d’André Daix diffusé dans Le Journal à partir de 1934.

Un exemple étonnant : dès 1923, Le Petit Parisien tente de diffuser un comic strip américain en France. C'est Mutt and Jeff de Bud Fischer, ici le 19 juin 1923. Remarquer le curieux dispositif de dialogue dans la bulle.



BD et dessin de presse : un enjeu à penser

Dans les deux cas, les postulats de départ que j’ai essayé de démonter (la bd avant 1960 est destinée aux enfants et la bd américaine arrive en 1934) repose sur un sous-entendu méthodologique qui restreint le champ de la bande dessinée aux journaux spécialisés (dont les principaux contenus sont des bandes dessinées), modèle en effet dominant après guerre. Or, le fait est que c’est hors de ces journaux spécialisés que l’on déniche des contre-exemples.
Pour moi, les erreurs et préjugés qui demeurent encore sont liés à une impossibilité de penser simultanément « bande dessinée » et « dessin de presse ». Les deux catégories sont jugées comme des catégories étanches, d’un côté comme de l’autre. D’où un point aveugle qui empêche de percevoir les exemples de narration graphique diffusée dans les mêmes conditions que du dessin de presse : dans des quotidiens et hebdomadaire généralistes.

Les sources des images à retrouver sur Gallica :

Caran d’Ache dans Le Figaro
Hervé Baille dans L’Intransigeant, Les aventures de M.Philaphil
André Daix dans Ouest-Eclair : Le professeur Nimbus
Tarzan dans Ric et Rac
Mutt and Jeff dans Le Petit Parisien

Published in: on 9 juin 2011 at 22:45  Comments (6)  

Exposer la bande dessinée… à travers les âges (7)

Avant de commencer mon article, une petite publicité pour le colloque organisé par les étudiants du master bande dessinée de l’Ecole européenne supérieure de l’image d’Angoulême. Elle a pour titre Spectres ! et s’intéresse donc à la représentation du spectre dans la bande dessinée. C’est à Angoulême, et on trouve parmi les intervenants Thierry Groensteen et Thierry Smolderen.

Mais revenons à nos propres fantômes…

J’avais décrit, il y a quelques semaines, l’exposition en cours au Centre d’histoire de la Résistance Traits résistants comme une exposition « d’un genre nouveau », arguant du fait qu’elle fasse appel à des méthodes assez originales dans le cadre des expositions de bande dessinée, en particulier l’appel à des universitaires et la publication d’un catalogue scientifique. C’est que j’avais en tête l’article d’aujourd’hui qui, dans le cadre de ma série « exposer la bande dessinée à travers les âges », s’intéresse cette fois aux expositions scientifiques, avec comme titre-choc : les expositions scientifiques, grandes oubliées des discours sur la bande dessinée.
L’occasion de voir un peu ce qu’on peut entendre par « exposition scientifique », pourquoi ce type d’exposition manque, et ce qui la différencie des autres. Juste une précision préalable : mon propos n’est pas du tout de transformer toutes les expositions de bande dessinée en expositions scientifiques, mais simplement de questionner un type de présentation présent dans d’autres arts, absent dans le nôtre.

Exposition scientifique : un modèle extérieur à la bande dessinée
Qu’est-ce que j’entends par « exposition scientifique », me direz-vous ? Je l’envisage ici comme un type d’exposition (comme j’ai défini lors de mon précédent article « l’exposition hyperscénographiée ») qui comporte quelques caractéristiques spécifiques, identifiées par référence à des expositions assez courantes dans le milieu des Beaux-Arts notamment. Un certain nombre d’expositions que l’on trouve au Louvre, au Centre Pompidou, au museum d’histoire naturelle de Paris, au musée de la Renaissance d’Ecouen, pour ne citer que quelques exemples dans des domaines assez variés, peuvent être qualifiées d’expositions scientifiques. Elles contiennent, dans leur intention et leur réalisation, une double caractéristique que n’ont pas d’autres types d’expositions.
D’abord sont-elles guidées par un objectif pédagogique qui vient se superposer voire surpasser le seul objectif « esthétique » de la rencontre avec une oeuvre. L’approche pédagogique a des conséquences sur la tenue de l’exposition : la progression d’un espace à l’autre se fait dans une cohérence intellectuelle forte, avec peu d’artifices scénographiques, sous-tendue par une problématique annoncée au début, à la manière d’une dissertation ; le texte est souvent abondant, avec trois degrés de lecture (une panneau général pour chaque espace, des panneaux intermédiaires, un cartel documenté qui ramène chaque objet exposé à la problématique). L’exposition scientifique se propose (aussi, mais pas uniquement) comme un cours géant sur un thème donné. Ce discours pédagogique qui façonne le parcours de l’exposition ne signifie pas forcément 1. que l’enjeu de pur émerveillement esthétique est complètement oublié (disons que l’éveil cognitif est privilegié) 2. que l’exposition ne s’adresse qu’à un public averti. On peut penser aux expositions de vulgarisation scientifique de la Cité des Sciences et de l’Industrie, ou celle du Palais de la découverte, dans la même veine, qui s’adresse au grand public. Les musées scientifiques et techniques ont souvent moins de mal que les musées des Beaux-Arts à franchir le pas vers la vulgarisation dans la construction de leur discours : la plupart des expositions présentées dans les museums d’histoire naturelle des grandes villes de France sont à dominantes pédagogiques, mais ne poussent jamais vers la complexité réelle des travaux de la recherche scientifique.
La seconde caractéristique est plus ou moins présente selon les expositions, mais reste une donnée fondamentale : l’exposition scientifique s’inscrit et s’appuie sur l’état de la recherche sur le sujet. Là encore, cette caractéristique a une influence sur la conception de l’exposition : le commissaire fait appel à des chercheurs et des spécialistes du sujet qui sont déjà, par ailleurs et par divers biais, des producteurs d’un discours pédagogique et scientifique (par « chercheurs et spécialistes », je n’entends pas forcément des universitaires : certains champs d’étude, et en particulier la bande dessinée, demandent de s’adresser à des non-universitaires). Le choix du thème est alors dicté par le contexte des études menées sur le sujet : soit l’exposition fait la synthèse des connaissances sur un thème bien connu, soit elle aborde un thème novateur que quelques études auront récemment mis en lumière. Deux exemples d’expositions où la donnée scientifique est prépondérante dans le choix et le traitement du sujet : l’exposition Dans l’ombre des dinosaures présentée au museum d’histoire naturelle de Paris depuis le 14 avril 2010 s’inscrit dans une évolution de la paléontologie qui, après s’être abondamment intéressée aux dinosaures, déporte son regard vers les mammifères entre l’ère secondaire et l’ère tertiaire ; l’exposition Claude Le Lorrain : le dessinateur face à la nature correspond à des études menées sur la peinture du paysage, thèmatique qui a fait l’objet de plusieurs autres expositions ces derniers temps.
L’une des conséquences de l’articulation entre la recherche et l’exposition est que cette dernière est l’occasion de diverses manifestations scientifiques : des colloques, et, surtout, un catalogue scientifique auquel vont contribuer des spécialistes du sujet, et qui a vocation à servir de référence. Par nature, l’exposition scientifique s’appuie sur l’existence d’une communautés de spécialistes et d’érudits capables d’écrire sur le sujet. Elle est un trait d’union entre les recherches à haut niveau et le grand public, auquel on restitue un savoir neuf.

Qu’en est-il de la bande dessinée ? Les expositions scientifiques sont en général assez rares ou, du moins, beaucoup moins ambitieuses que ce que l’on trouve dans d’autres disciplines. Elles doivent parfois composer avec l’attitude anti-intellectuel parfois présente chez les amateurs de bande dessinée, qui apprécient qu’on « intellectualise » leur passion dans les disciplines traditionnelles que sont l’histoire, l’esthétique, la sociologie, etc. Elles ont pourtant une forme d’antériorité : Bande dessinée et figuration narrative, à sa manière, est une exposition scientifique, puisqu’elle s’appuie sur une communauté d’érudits et sur leurs travaux. Il me faudrait fouiller un peu la question, étudier plus en détail les expositions proposées dans les festivals de bande dessinée, pour savoir si la logique d’expositions scientifiques, à contenu dense et pédagogique, fruit d’études précises et indépendantes de l’exposition elle-même, ont été maintenu. J’aurais tendance à dire que l’importance de l’enjeu promotionnel et commercial a poussé à remplacer la visée pédagogique par un simple discours laudatif et non-critique, mais cela resterait à vérifier. Certaines expositions du FIBD 2011 pouvaient correspondre à ma définition de l’exposition scientifique, dans des domaines très différents : d’une part l’exposition sur la jeune bande dessinée belge, qui portait la problématique de l’existence ou non d’un nouveau courant homogène d’auteurs belges ; d’autre part l’exposition plus grand public sur les Peanuts, série de Charles Schultz qui fêtait ses soixante ans. Elle s’appuie en partie sur une récente biographie du dessinateur paru en 2007 chez HarperCollins, sous la plume de David Michaelis. Toutefois, pas de publication de catalogue ici.
Evidemment, on serait tenté de dire que le déficit en exposition scientifique sur la bande dessinée est proportionnelle à la forme encore embryonnaire des recherches universitaires sur la bande dessinée. C’est en partie juste si on prend comme point de référence les expositions d’autres disciplines qui sont souvent directement liées à la recherche en histoire de la peinture, en archéologie, etc. Mais c’est ignorer que le discours savant sur la bande dessinée n’a pas attendu l’université pour se construire, et pour se constituer en communautés de chercheurs susceptibles d’être mobilisés pour une exposition… J’en veux pour preuve l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne

Maîtres de la bande dessinée européenne : les chercheurs à la manoeuvre

Malgré les précautions ci-dessus, une exposition fait date dans l’histoire des expositions scientifiques sur la bande dessinée : Maîtres de la bande dessinée européenne, présentée en 2000-2001 à la Bibliothèque nationale de France. Elle se distingue par son ambition, tant au niveau du thème (un panorama de la bande dessinée européenne) que du lieu : la prestigieuse BnF. Dans cet établissement public, centre bibliographique français, la plupart des expositions présentées ont une ambition scientifique affirmée. La BnF est une bibliothèque de recherche et accompagne la recherche dans de nombreux domaines par des expositions et des colloques. Alors que plusieurs expositions ont prouvé ces dernières années que programmer une exposition sur la bande dessinée permettait de s’affranchir de la même ambition scientifique que dans d’autres manifestations la BnF n’a pas fait ce choix en 2000 et a préféré rester fidèle à sa politique culturelle exigeante (il est vrai que la « mode » de la bande dessinée n’était pas à son apogée comme maintenant).
Dans quelle mesure Maîtres de la bande dessinée européenne est-elle une exposition scientifique ? En prenant le quatrième de couverture du catalogue comme déclaration principe, on retrouve une rhétorique pédagogique : des problématiques sont posées (quelle particularité des bandes dessinées européennes par rapport à leurs voisins mondiaux ? Quelles divergences des traditions nationales ?), et il est bien précisé que la bande dessinée européenne sera « étudiée » : le choix du mot est important, il diffère d’un simple « présenté ». Elle offre sur le thème des hypothèses savantes. En outre, si on cherche à lui appliquer les critères retenus plus haut, l’exposition de 2000 se révèle imiter les expositions scientifiques d’autres disciplines. Elle fait l’objet d’un catalogue assez conséquent (environ 200 pages), avec bibliographie et notice des pièces exposées ; elle vient conclure à un tournant important des études sur la bande dessinée européenne : le moment où la figure de Rodolphe Töpffer émerge clairement comme « inventeur » de la bande dessinée, en réponse à l’idée d’une naissance américaine. Les recherches d’une dizaine d’années sur les origines de la bande dessinée aboutissent à travers elle auprès du grand public (en 1996 paraît un numéro spécial du Collectionneur de bandes dessinées sur « Les origines de la bande dessinée », dirigé par Thierry Groensteen). En même temps, la notion même de « bande dessinée européenne », assez neuve dans les discours sur le medium ouvre un chantier intéressant. La scénographie est relativement sobre et très structurée, comme une représentation en trois dimension de la pensée. Pour les objets exposées, on trouve mêlées des planches originales et des oeuvres imprimées, façon de se démarquer d’une exposition de collectionneur où seul compterait la contemplation de pièces rares. Surtout, l’exposition s’appuie sur un groupe de spécialistes et chercheurs sollicités pour l’occasion et regroupés autour de Thierry Groensteen, directeur scientifique. La plupart participent ou ont participé à des revues comme Les Cahiers de la bande dessinée ou Neuvième art ; pour la plupart, leurs écrits et publications relèvent de l’étude critique plus que du journalisme d’actualité, qu’il s’agisse de critiques (Gilles Ciment, Pierre Sterckx), de membres du CNBDI (Jean-Pierre Mercier, Jean-Philippe Martin), de chercheurs (Annie Renonciat, Laurent Gerbier, Vincent Baudoux, Philippe Videlier). Tous sont dirigés par Thierry Groensteen, dont l’activité scientifique (organisation de colloques, d’expositions, direction scientifique de revue, ouvrages d’étude en histoire et en esthétique de la bande dessinée…) n’est pas à prouver. Il est d’ailleurs amusant de retrouver dans l’équipe de Maîtres de la bande dessinée plusieurs de ses complices des Cahiers de la bande dessinée qu’il a dirigé de 1983 à 1988 (Harry Morgan, Gilles Ciment, Pierre Sterckx).
Le même Thierry Groensteen raconte dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié les difficultés qu’il a pu avoir pour monter l’exposition. Il dévoile notamment que c’est faute d’experts-maisons capables de monter une exposition sur la bande dessinée que la BnF s’était adressé à lui (Thierry Groensteen est alors directeur du musée de la bande dessinée d’Angoulême). Il va jusqu’à en parler comme un « fait du prince », le prince étant Jean-Pierre Angremy, président de l’établissement. L’anecdote prouve que la mise en place d’une telle exposition n’est pas évidente, et plutôt vécue comme un changement, mais aussi qu’il existe une solide communauté de chercheurs sur laquelle s’appuyer (la remarque est toujours valable).

(on peut consulter l’exposition virtuelle de Maîtres de la bande dessinée européenne)

Quelle posterité ?
On peut s’interroger sur la posterité réelle de Maîtres de la bande dessinée européenne comme exposition scientifique. Thierry Groensteen en parle en 2006 comme d’une « exposition de troisième génération – jusque là sans posterité ». En décembre 2006 surgit au Centre Pompidou l’exposition Hergé, qui sonne comme une réponse décalé à Maîtres de la bande dessinée européenne. Elle fait le bilan des (très nombreuses) études sur Hergé, s’accompagne de conférences, complète les planches originales par des documents d’archives (correspondances, documentation, croquis…), tend à une exhaustivité scientifique (en abordant une chronologie de l’oeuvre, puis une partie sur les méthodes de travail d’Hergé), s’accompagne d’un catalogue de 1 000 pages. Certes, le catalogue n’est pas constitué d’articles, mais reproduisant des pièces exposées et les commissaires ne sont pas à proprement parler des chercheurs spécialistes de la discipline (Laurent Le Bon, conservateur du Centre Pompidou et Nick Rodwell, des éditions Moulinsart).
En réalité, Hergé interroge les limites de l’exigence scientifique d’une exposition de bande dessinée. Par « exigence scientifique », j’entends sa capacité à rendre compte des discours d’études historiques, esthétiques, sociologiques sur le sujet, à structurer le propos en problématiques et hypothèses, et à s’inscrire dans une dynamique de recherche indépendante à l’exposition. Cette exigence passe-t-elle avant les impératifs de contemplation d’oeuvre ou de prestige des pièces exposées ? Dans le cas d’Hergé, l’une des intentions affirmées étaient de submerger le visiteur sous les originaux (un original d’Hergé étant le Graal des collectionneurs d’un point de vue émotionnel). Ainsi, d’autres expositions ont adopté dans une mesure plus ou moins forte une démarche scientifique : Archi et BD déploie une réflexion organisée et ébauche quelques hypothèses ; elle propose un épais catalogue. Même chose pour De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme, dirigée par Didier Pasamonik : la problématique était de réfléchir à la présence de l’identité juïve dans la bande dessinée. Si les éventuelles conclusions de ces expositions peuvent être discutées, il n’en demeure pas moins qu’elles prennent à bras le corps un propos structuré. Durant les années 2000, l’ambition intellectuelle des expositions de bande dessinée a augmenté, sans imiter autant que ne l’avait fait Maîtres de la bande dessinée européenne les structures d’exposition scientifique d’autres disciplines (car, il faut le redire, ce modèle me semble en partie étranger à la tradition des expositions de bande dessinée).

S’il y a une structure qui peut bénéficier d’une équipe et d’une logistique idéale pour la conception d’expositions scientifiques, c’est la CIBDI. Durant les années 2000, l’établissement, qui porte une mission nationale de conservation et de valorisation de la bande dessinée et s’appuie sur un fonds patrimonial qui attire des chercheurs, a participé à la multiplication d’expositions scientifiques, combinant une exposition grand public mais avec beaucoup de textes et un propos scientifique, et un catalogue à destination des chercheurs. Le duo formé par Jean-Pierre Mercier (conseiller scientifique) et Thierry Groensteen (qui n’est cependant plus directeur du musée) fonctionne bien et les expositions organisées depuis la réouverture de 2009 correspondent à des obsessions scientifiques de Thierry Groensteen et lui permettent de faire le point sur la question de la bande dessinée animalière (Plumes, poils et pinceaux) et la parodie (Parodies : la bande dessinée au second degré). Les catalogues sont l’occasion de solides réflexions. En ce sens, le CIBDI (ex-CNBDI) a su tenir son rôle auprès de la recherche en bande dessinée en relayant quelques travaux.
Avec Traits résistants, l’exposition scientifique s’est détachée du seul CIBDI tout en respectant les caractéristiques mises au jour plus haut. Pour le catalogue, plusieurs spécialistes ont été contactés, mêlant là encore critiques (Didier Pasamonik) et chercheurs (Sylvain Lesage). C’est un bon signe, assurément, celui d’une diversification des expositions de bande dessinée. Une exposition est prévue à la BnF sur Astérix en 2013 à la suite du don Uderzo : ce sera la seconde exposition sur la bande dessinée dans ces murs, et elle pourra manquer de se positionner sur le plan scientifique.

Published in: on 24 Mai 2011 at 21:54  Laissez un commentaire  

Traits résistants au CHRD de Lyon : une exposition d’un genre nouveau ?

De retour de notre table ronde sur la bande dessinée numérique, j’en profite pour faire un peu de publicité au prochain évènement qui aura lieu dans les locaux de l’enssib à Villeurbanne, lui aussi organisé par des collègues conservateurs de bibliothèque. Autour du récent vote de la loi sur le prix unique du livre débattront plusieurs acteurs du circuit de la création littéraire, représentants du syndicat des gens de lettres, de l’interassociation des bibliothécaires et documentalistes, du syndicat de la librairie française et du ministère de la culture. L’occasion d’aborder un autre aspect, législatif celui-là, des évolutions numériques de l’édition. Plus d’information sur le site de l’enssib.

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Dans le flot des expositions de bande dessinée qui fleurissent depuis quelques années dans des institutions non-dédiées au medium, mon actuelle résidence lyonnaise m’a permis d’aller voir Traits résistants qui est présentée depuis le 31 mars, et jusqu’au 18 septembre, au Centre d’histoire de la résistance et de la déportation (14 rue Berthelot, métro Jean Macé).
Le moment est venu d’en livrer un petit compte-rendu subjectif. Etant en plein dans la rédaction de ma série d’articles sur « exposer la bd à travers les ages », mon fil directeur sera de démontrer à quel point cette exposition récente est une rupture (bénéfique, à mon sens) dans l’histoire des expositions de bande dessinée.
Juste une précision : je n’évoque ici que l’exposition, et pas son catalogue, qui vient peut-être contredire certaines de mes remarques, ou répondre à certaines de mes attentes.

Parcours
Quelques détails pratiques, avant tout. L’exposition a été réalisée conjointement par le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation à Lyon (http://www.chrd.lyon.fr/chrd/) et le Musée de la résistance nationale à Champigny-sur-Marne (http://www.musee-resistance.com/). C’est l’archiviste du MRN, Xavier Aumage, qui est le commissaire de l’exposition. Les deux structures, comme leur nom l’indique, sont dédiées à l’histoire de la résistance et conservent des collections de documents d’archives. Sauf erreur de ma part (et n’hésitez pas me corriger là-dessus) elles sont d’origine associative, et non de l’Etat, même si le réseau des MRN est labellisé « musée national » et travaille en partenariat avec les ministères et les archives nationales.
A première vue, l’exposition Traits résistants s’inscrit dans la vogue de l’intérêt croissant des musées et fondations privées pour la bande dessinée. Je me contenterais ici de rappeler les expositions les plus récentes : Les voyages imaginaires d’Hugo Pratt à la Pinacothèque de Paris, Archi et BD à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Astérix au musée de Cluny, Moebius Transeformes à la fondation Cartier. Depuis le milieu des années 2000, de nombreuses institutions ont livré à leur public au moins une exposition sur la bande dessinée, l’exercice semblant presque être devenu un passage obligé, parfois pleinement assumé comme un moyen d’attirer un public moins restreint que leurs expositions habituelles (déclaration qui me semble un peu vexante pour la bande dessinée… mais enfin). Ces expositions se succèdent sans pour autant se ressembler, et Traits résistants constitue une nouvelle modalité de l’appropriation de la bande dessinée par une institution culturelle à travers une exposition.

La visite de l’exposition est relativement courte, ce qui n’est pas un défaut à mes yeux, et se déroule sur deux niveaux. Au premier niveau, la traditionnelle grande frise chronologique reprenant les dates importantes du thème : l’image de la Résistance dans la bande dessinée jusqu’à nos jours. Est également présenté à cet étage un « making of » d’un album qui paraît conjointement à l’évènement, Résistances par Jean-Christophe Derrien et Claude Plumail, au Lombard (sorti en juin 2010). Si le CHRD « mime » ici la récente collection « Louvre/Futuropolis », où les albums étaient le fruit d’une collaboration éditoriale entre un musée et une maison d’édition, les liens sont ici moins matériels. L’album s’est nourri des échanges entre le scénariste Jean-Christophe Derrien, à la recherche de documentation pour sa nouvelle série sur la Résistance, et l’archiviste du MRN, Xavier Aumage. C’est à ce titre, comprenons-nous, que l’album figure en bonne place dans l’exposition : le personnel du MRN y a indirectement participé en exhumant tel ou tel document d’archive, ou en apportant un regard scientifique sur les faits évoqués dans la série.
C’est au sous-sol que se situe l’essentiel de l’exposition. Elle est déclinée selon huit axes : un premier axe directement historique : l’image du résistant dans la bande dessinée produite sous l’Occupation, puis sept axes thématiques : l’édification d’un panthéon de héros à la Libération à travers l’image, le traitement du mythe de l’unité de la Résistance, le thème central du « maquis », le thème de la violence, le thème de l’aide aux personnes pourchassées, le thème de la parole libre, la continuation du thème de la Résistance dans des récits de science-fiction. Si le titre précise qu’il sera question de la bande dessinée « jusqu’à nos jours », la majeure partie de l’exposition se concentre sur la production des années 1940-1950 (probablement parce qu’il s’agit d’un moment de forte production autour du thème de la Résistance), même si des bandes dessinée ultérieures viennent occasionnellement ponctuer les grands thèmes. Ce n’est qu’au passage qu’est traité, par exemple, le thème de la remise en cause du mythe résistancialiste à partir des années 1970, dont Le Sursis de Jean-Pierre Gibrat est un excellent exemple, certes un peu tardif (1997), avec son héros ni résistant ni collabo.

A rebours

D’emblée, il me semble utile de préciser que cette exposition n’est pas une exposition sur la bande dessinée [nota : le catalogue, en revanche, est davantage axé sur la bande dessinée]. C’est une exposition sur « l’image de la résistance dans la bande dessinée ». Vous me direz : le titre l’indique d’une façon suffisamment claire. Mais si je le précise, c’est que le fil directeur de l’exposition est bien « l’image de la Résistance », ce que traduit le choix des thèmes. On se trouve ici dans une situation exactement inverse à celle d’Archi et BD, pour donner un exemple que j’ai déjà traité sur ce blog. Dans Archi et BD, le thème était avant tout la bande dessinée, la majorité des objets proposés était de la bande dessinée, et l’architecture n’était qu’incidemment exposée (par quelques croquis d’architectes, en l’occurence). Le découpage choisi se faisait en fonction de l’histoire de la bande dessinée (les années 1920, puis « l’âge d’or belge » des années 1950, puis les auteurs contemporains), ce qui n’était pas sans créer une sorte de confusion, d’ailleurs. L’exposition Traits résistants traite elle d’une parcelle de l’histoire de la Résistance (ou plutôt de l’histoire de l’image de la Résistance), la bande dessinée n’étant qu’un filtre spécifique.
Je serais bien tenté d’expliquer cette approche par les contextes d’élaboration respectifs des deux expositions. Archi et BD est dirigée par Jean-Marc Thévenet, acteur du monde de la bande dessinée aux multiples casquettes depuis les années 1980 (scénariste, rédacteur en chef, scénographe, directeur de collection, directeur scientifique du festival d’Angoulême…). Si Jean-Marc Thévenet a pu compter sur le soutien de François de Mazières, président de la Cité de l’architecture, et sur la collaboration de Francis Rambert, directeur de l’Institut français de l’architecture, l’exposition est à l’origine un projet externe à l’institution qui l’accueille. Cette externalité se traduisait, à mes yeux, par des lacunes en terme d’histoire de l’architecture : il y avait davantage juxtaposition que dialogue entre les deux parties du titre, comme si les conservateurs de la Cité de l’architecture n’avaient pas voulu participer et « jouer le jeu » à ce qui allait être leur meilleur score de la saison en terme d’entrées. Traits résistants est au contraire dirigée par un archiviste, Xavier Aumage qui est d’abord un historien de la Résistance, même s’il s’est intéressé dans son parcours universitaire à la littérature pour la jeunesse. Il n’est qu’incidemment amateur de bande dessinée, et ne s’en prétend pas spécialiste. En revanche, l’exposition qu’il réalise est interne aux deux centres (CHRD et MRN) et à leurs préoccupations : dresser l’histoire de l’image de la Résistance (un choix qui fait écho à l’exposition permanente du CHRD). Mine de rien, et même s’il faudrait préciser cette remarque, il s’agit d’un cas unique dans l’histoire des expositions de bande dessinée. Jusque là, elles étaient le fruit d’acteurs extérieurs aux institutions qui les abritaient, l’exemple emblématique étant celui de la Bibliothèque nationale de France qui, en 2000, doit faire appel à Thierry Groensteen et à l’expertise du CNBDI pour diriger l’exposition sur les Maîtres de la bande dessinée européenne. Cette fois, c’est enfin un membre de l’institution qui prend en charge l’exposition. A ce titre, j’irais jusqu’à dire que Traits résistants fait date, à une échelle certes réduite mais essentielle, puisqu’elle est le signe d’une intégration de moins en moins artificielle de la bande dessinée aux institutions muséales.

Ce retournement de perspective se traduit concrètement dans l’exposition, qui diffère sur plusieurs points des codes traditionnels des expositions de bande dessinée.
La rupture la plus nette tient aux objets exposés. Là où les commissaires d’expositions de bande dessinée ont en général toutes les peines du monde à trouver des objets et doivent aller piocher dans les fonds de collectionneurs privés, cette source, sans être ignorée, est limitée dans Traits résistants. La conséquence directe est que les amateurs de planches originales risqueront fort d’être déçus : il n’y en a quasiment pas, à l’exception notable de celles de La bête est morte de Calvo, ainsi que celles de l’album Résistances qui accompagne indirectement l’exposition. Ainsi est pris à rebours une quarantaine d’années d’expositions de bande dessinée érigeant la planche originale comme objet privilégié. On sent ici que le commissaire d’exposition n’est pas issu du monde de la bande dessinée, ce qui est profondément rafraîchissant et permet de rompre avec une pratique ancienne et à mon sens peu rationnelle car relevant d’un rapport émotionnel à la bande dessinée (proche en cela du fétichisme de la dédicace ; le règne de la planche originale toucherait-il à sa fin ?). Mais qu’est-ce qui est exposé, alors, me demanderez-vous ? On trouvera principalement deux types d’objets. Soit des bandes dessinées prises dans leur matérialité, en revue ou en album, soit des fac-similés de planches. La provenance des pièces est le MRN, le CIBDI, ou la bibliothèque municipale de Lyon. Il est heureux de prouver qu’on peut faire une exposition de bande dessinée sans en appeler aux collectionneurs. Le MRN a la chance de posséder dans ses fonds de nombreuses revues d’époque publiant des bandes dessinées, et cette richesse a été exploitée ici. En outre, beaucoup d’objets présentés ne sont pas des bandes dessinées mais servent à mettre les productions graphiques en regard du reste des documents de l’histoire de la Résistance.
Une seconde rupture tient à la nature même de l’exposition. Traits résistants appartient à une catégorie rare : l’exposition scientifique de bande dessinée. A l’exception de Maîtres de la bande dessinée européenne, les expositions de bande dessinée au contenu scientifique pointu étaient rares en-dehors du CIBDI (qui peut faire appel à son équipe de chercheurs et spécialistes). La traduction de cette ambition scientifique est son catalogue qui propose plusieurs études sur le sujet. Un comité scientifique a été réuni et l’exposition est là pour mettre en valeur des fonds d’archives, plutôt que des oeuvres d’art. Si son sujet est l’image de la Résistance, l’histoire de la bande dessinée transparaît de façon périphérique mais sérieuse. Fort heureusement, la plupart des idées reçues sur la bande dessinée sont soigneusement évitées (ouf, il n’est question nulle part du « passage à l’âge adulte » des années 1960 !) et des sujets d’étude peu courants sont abordés (les petits formats notamment, parents pauvres de l’histoire de la bande dessinée) ou abordés d’une manière originale qui évite le passage obligé par des chefs-d’oeuvre (pour le domaine belge, on s’intéresse à Wrill plutôt qu’aux habituels Tintin et Spirou). On recherche la pertinence des exemples plutôt que les grands exemples que tout le monde connaît. Surtout, l’ambition scientifique se lit dans les analyses d’image proposées. Elles font appel aux méthodes d’analyse par mise en contexte de la production jusqu’à la réception, soulignant qu’une oeuvre d’art n’est pas une création immanente et géniale détachée de tout contexte. D’ailleurs, on voit ici que la bande dessinée n’est pas considérée en terme de « chef d’oeuvre », selon ses qualités plastiques, mais comme un document historique comme un autre, pour sa capacité à refléter les attentes de la période. Cela aussi est rafraîchissant dans une exposition de bande dessinée.

Bon… A lire cet article, on aurait l’impression que je n’ai pas de reproches à faire à cette exposition… Un petit, tout de même : paradoxalement, l’exposition elle-même propose une vision parfois un peu trop univoque de la Résistance. Je signalais au début que la période de remise en cause du résistancialisme était peu abordée. Cela pouvait s’expliquer par le fait que la bande dessinée a finalement assez peu ressenti ce choc (beaucoup moins que le cinéma), ou l’a ressenti avec beaucoup de retard. Mais il est amusant de constater que le mot de « propagande » n’est jamais utilisé à propos des oeuvres relevant justement du mythe résistant, La bête est morte étant l’exemple le plus flagrant. « Propagande » est pourtant employé quand il s’agit de parler des oeuvres produites au service de l’occupant nazi, ou du gouvernement de Vichy, avec cette distinction de « propagande officielle » qui laisse supposer qu’il existerait une propagande « non-officielle ». C’est justement celle de la Résistance, qui utilise des principes proches de son homologue allemande, et notamment la stigmatisation outrancière de l’adversaire : dans La bête est morte, on explique au lecteur que les allemands sont par nature des êtres barbares. Les thèmes mis en avant dans les illustrés pour enfants après la Libération, glorifiant la Résistance, sont aussi le fruit d’une propagande qui tente de construire, après la guerre, ce qui relève d’un mythe, en inculquant aux jeunes l’image manichéenne de gentils résistants luttant contre d’infâmes et stupides allemands. Ce simple fait, qui conditionne pourtant la création de séries comme Fifi gars du maquis ou Les trois mousquetaires du maquis n’est pas clairement exprimé, m’aura-t-il semblé.
C’est un reproche qui reste limité et je vous encourage, amis lyonnais, à vous rendre au CHRD pour aller voir Traits Résistants.

Published in: on 13 Mai 2011 at 22:23  Laissez un commentaire  

Exposer la bande dessinée… à travers les âges (6)

En guise d’introduction, une information en lien avec ma série d’articles « Exposer la bande dessinée… à travers les âges » : le groupe de travail « Histoire culturelle de la bande dessinée », intégré à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines organise le mercredi 4 mai une demi-journée sur le thème « exposer la bande dessinée » à la bibliothèque Buffon (Paris, 5e). Outre votre prolixe serviteur, qui interviendra sur le thème des expositions de bande dessinée dans les premiers festivals au début des années 1970 (une reprise complétée d’un autre article de la présente série), vous pourrez y écouter Pierre-Laurent Daures, qui prépare un mémoire sur les expositions de bande dessinée, ainsi que Jean-Pierre Mercier et Jean-Marc Thévenet, respectivement conseiller scientifique de la Cité de la BD d’Angoulême et ancien directeur artistique du festival de la même ville.

Le triomphe de la scénographie en trois dimensions : une nouvelle façon d’exposer la bande dessinée
La décennie 1990 a marqué l’évolution des expositions de bande dessinée de plusieurs manières : l’apparition du musée de la bande dessinée, que j’évoquais dans mon précédent article est sans doute une étape importante. Mais il faut aussi compter avec le développement (je n’ose parler « d’apparition », ne pouvant dater exactement la chose) d’un nouveau modèle d’exposition de bande dessinée que je qualifierais d’« hyperscénographié », replaçant la scénographie au centre du dispositif de l’exposition. Représenté notamment par l’atelier de scénographes Lucie Lom, ce nouveau modèle se répand au cours des décennies 1990 et 2000 et me semble plutôt spécifique aux expositions de bande dessinée. A sa manière, et parce qu’il rompt avec la monotonie classique des panneaux blancs et des alignements de planches originales, il contribue au dynamisme des expositions de bande dessinée caractéristique de ces deux décennies entre XXe et XXIe siècle.

Quelle rupture pour quels objectifs ?
Les habitués du festival d’Angoulême pourront sans doute mettre des images sur ma définition d’exposition hyperscénographiée, car rares sont les éditions de cette vénérable manifestation qui n’en comporte pas. Je veux parler ici d’expositions où le visiteur n’est pas seulement confronté à un ensemble de planches disposés le long des murs, mais à une mise en scène de la bande dessinée reproduite comme en trois dimensions autour de lui. Ainsi, s’il est question de tel western graphique, on reconstituera un saloon ou la place vide d’une bourgade de l’ouest sauvage ; s’il est question d’une série de science-fiction, un vaisseau spatial aura certainement fière allure. L’exposition hyperscénographiée conçoit son thème, quel qu’il soit, comme un « univers » reproductible à échelle humaine.
Je caricature ici consciemment des choix scénographiques qui sont beaucoup plus pensés que mes quelques exemples pourraient le donner à croire. Car au centre de ce renouvellement de la manière d’exposer la bande dessinée se trouve bel et bien une profession bien spécifique : les scénographes. La rupture se situe à ce niveau-là : dans les premières expositions montées par les bédéphiles, la présence d’un scénographe professionnel n’était pas nécessairement la norme (Bande dessinée et figuration narrative faisait ici exception, toutefois). L’exposition pouvait consister en un simple assemblage de grands panneaux modulables présentant tantôt des planches, tantôt du texte, tantôt un agrandissement photographique ; c’est ce que laisse voir les quelques photographies des premiers festivals de bande dessinée, au début des années 1970. Il n’y avait pas à proprement parler de « scénographe ».

Le terme fait d’abord penser au théâtre : qui dit scénographie dit « mise en scène », et le métier de scénographe est en partie l’extension de la profession de « décorateur » ; extension car la démarche du scénographe va en général plus loin, dans l’influence sur la mise en scène, que celle du décorateur. Dans le domaine de la muséographie, la notion de scénographe apparaît autour des années 1980, du moins en tant que profession clairement identifiée des commissaires d’exposition ou des artistes (je m’appuie ici sur un article de Kinga Grzech paru dans la Lettre de l’Office de coopération et d’informations muséales n°96 de novembre-décembre 2004). L’Union des scénographes, fondée en 1987, oeuvre pour la reconnaissance du scénographe en tant qu’artiste à part entière, dans le souvenir des conceptions muséographiques de certains artistes du début du XXe siècle considérant l’exposition non comme une simple présentation organisée d’oeuvres, mais comme une « oeuvre d’art totale » (El Lissitzky est l’un des promoteurs de cette idée dans les années 1920). Le scénographe pense la question du parcours du spectateur, de son rapport aux oeuvres exposées… La scénographie n’est pas seulement là pour mettre en valeur les oeuvres exposées, elle est elle-même une oeuvre construite en collaboration avec (voire même par) l’artiste et les commissaires d’exposition.

Dans le domaine des expositions de bande dessinée, la rencontre avec la scénographie à la fin des années 1980 va donner dans le spectaculaire et l’imagination du scénographe y aura une grande liberté, et je ne saurais dire s’il s’agit là d’une exception par rapport à d’autres objets d’exposition. Sans doute la bande dessinée, elle-même génératrice d’univers graphiques « spatialisables » en trois dimensions est plus à même que d’autres formes d’art de donner lieu à une scénographie complexe (quoiqu’il faudrait voir du côté des expositions sur le cinéma…). Elle laisse des images dans l’esprit du lecteur, et le scénographe peut jouer avec ces images et donner au visiteur l’impression d’être entré dans sa bande dessinée.
Si l’on réfléchit en terme de rupture avec les autres expositions plus traditionnelles issues de la bédéphilie des années 1960, deux données fondamentales émergent :
– La planche dessinée (originale ou reproduite) n’est plus au centre de l’exposition ; ou plutôt, elle passe de deux à trois dimensions, devient un espace. Peut-être y a-t-il, à l’origine du renouvellement qui se produit dans les années 1990, une volonté de s’affranchir de l’idéalisation de la planche originale ou, plus simplement, de pallier à la difficulté d’obtenir ces planches originales.
– Le didactisme assumé des bédéphiles militants voulant faire découvrir la bande dessinée à un public de non-amateurs et démontrer d’une façon argumentée sa valeur artistique est dépassé. Le visiteur d’expositions hyperscénographiées ne vient pas pour apprendre, et lire de grandes quantités de textes explicatifs sur tel ou tel aspect de telle ou telle série, il vient comme à un spectacle, pour être émerveillé. L’exposition est conçue comme une expérience qui touche la sensibilité du visiteur, et non son intellect.

Quelques jalons historiques

Reportons-nous une fois de plus au La bande dessinée, un objet culturel non identifié de Thierry Groensteen (et je m’excuse auprès de mes lecteurs pour la limite de mes sources bibliographiques). A propos d’Opéra Bulles (p.160-163), grande exposition de bande dessinée ayant eu lieu à la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, à Paris, l’auteur revient sur les débuts du renouvellement scénographique des expositions de bande dessinée et de ce qu’il appelle lui « l’exposition-spectacle ». François Vié, alors directeur artistique du CNBDI, est un des promoteurs de ce mouvement de fond : les festivals d’Angoulême 1985, 1986 et 1988 présentaient l’une un « astronef » inspiré de Valérian de Jean-Claude Mézières, l’autre des tranchées rappelant les thèmes à l’oeuvre chez Jacques Tardi, la dernière un bunker pour l’univers d’Enki Bilal. En 1990, c’est à l’intérieur même du tout neuf CNBDI qu’a lieu l’exposition Le musée des ombres, reproduisant, en collaboration avec Benoît Peeters et François Schuiten, l’univers onirique des Cités obscures. Revenant sur ce projet (dans l’introduction du catalogue La BD s’attaque au musée, 2008), Benoît Peeters explique leur démarche volontairement ironique : il s’agissait de représenter « une caricature de musée à l’ancienne. Les planches et les encadrements étaient lamentables, l’éclairage pitoyable et blafard, il y avait même un vieux balai fixé contre le mur. (…) Nous avions fait des copies de nos planches, nous les avions massacrées, parfois en posant des tasses de café dessus, parfois même en les déchirant. Mais dans la deuxième salle de ce musée soporifique, une planche était coupée en deux : il y avait une faille dans laquelle on s’engouffrait pour accéder à l’univers des Cités Obscures. ». On saisit ici toute la complexité de ce type d’exposition, qui, dans certains cas, aboutit à une véritable réflexion sur la notion d’exposition de bande dessinée.

T. Groensteen interprète Opéra Bulles, à la Grande Halle de la Villette en 1991-1992 comme un tournant important qui vient confirmer le succès déjà émergeant d’un nouveau type d’expositions lancé par le festival d’Angoulême. Le terme « opéra » est essentiel ici, signifiant bien le rapport au spectacle, ambiguïté perceptible dans la notion de même de « scénographe » : « L’exposition-spectacle prend acte du fait que la lecture d’un album, dans le confort d’une position assise, et la déambulation à travers les salles d’un musée ou d’une halle, sont deux modes d’appropriation fondamentalement différent. (…) Ce qui, dans l’art de la bande dessinée, est exhaussé par l’exposition-spectacle, c’est son pouvoir démiurgique, sa propension à me projeter dans des mondes imaginaires. ». Il relie cette évolution à une « nouvelle culture du divertissement » davantage orienté sur le spectacle, où l’élévation au rang d’art par l’imitation des techniques muséales traditionnelles n’auraient plus guère de sens à une époque où la hiérarchie entre les arts tend à disparaître.
L’héritage des expositions hyperscénographiées n’est pas négligeable : il agit même dans de plus modestes festivals que celui d’Angoulême, ou dans des expositions moins évènementialisées. Les ajouts scénographiques tiennent alors à des objets, à quelques panneaux, à des réalisations sur mesure illustrant les traditionnelles planches originales. Ainsi l’exposition Tintin, Haddock et les bateaux, montée à Saint-Nazaire par l’association des 7 soleils en 1999 puis au musée de la Marine à Paris, se situe dans son sillage lorsqu’elle propose aux visiteurs une réplique à taille humaine du submersible du professeur Tournesol dans Le Secret de la Licorne. A sa manière, l’exposition Blake et Mortimer à Paris (2003-2004), en mêlant planches originales et objets issus des collections du musée de l’homme qui l’accueille, recherche également à donner vie à « l’univers » créé par Edgar Pierre Jacobs. Enfin, on pouvait saisir le niveau minimal de cet héritage scénographique à l’exposition Reiser du festival Quai des Bulles 2010, où le thème des « vacances » était illustré par des seaux d’enfants, de fausses cabines de plage, et un peu de sable.

L’exemple de Lucie Lom et l’investissement des auteurs eux-mêmes

Une autre rupture importante de ce type d’exposition émergeant autour de 1990 est la prise en compte de l’auteur dans la réalisation de l’évènement. Dans les expositions des premiers festivals, l’initiative en revenait à un « spécialiste » de la bande dessinée, producteur d’un discours savant. Sans doute consultait-il l’auteur exposé, pour avoir quelques originaux, par exemple, mais le contenu était bien produit par une personne extérieure à la création de bande dessinée. T. Groensteen souligne même une forme de méfiance anti-intellectuel de la part de certains auteurs face à des expositions traditionnellement muséales. Et, lorsque Benoît Peeters et François Schuiten cherche à mettre en scène un « musée à l’ancienne », c’est bien d’alignement de planches encadrées dont il est question.
L’un des apports des expositions hyperscénographiées a été de ramener l’auteur de bande dessinée à l’exposition, de même qu’en 1923 El Lissitzky avait pris en main la mise en espace de ses oeuvres en concevant l’espace « Proun » à Berlin, réfléchissant à la correspondance entre ses oeuvres et les éléments scénographiques (lumière, taille des panneaux, vitrines…). Il nous faut citer ici quelques auteurs de bande dessinée s’étant montré très actifs dans le domaine de la scénographie et de la réflexion scénographique : Benoît Peeters et François Schuiten, déjà cités, mirent par écrit leurs réflexions issus de l’expérience du Musée des ombres dans L’Aventure des images, aux éditions Autrement (1996). François Schuiten a reçu une formation d’architecte et a reproduit en trois dimensions l’univers des Cités Obscures dans d’autres réalisations hors expositions, comme à la station de métro Arts et Métiers à Paris. Marc-Antoine Mathieu, parallèlement à sa carrière de dessinateur (la série Julius Corentin-Acquefacques) est scénographe d’exposition, responsable de l’atelier Lucie Lom dont je ne vais pas tarder à vous parler en guise de conclusion…

Dans cette évolution dont vous venez de lire les grandes lignes, l’atelier Lucie Lom (http://www.lucie-lom.fr/) tient une place importante : il est à l’origine de beaucoup de ces scénographies d’exposition innovantes dans les années 1990, dont Opéra Bulles déjà cité. L’atelier Lucie Lom naît en 1985 de la rencontre entre Marc-Antoine Mathieu et Philippe Leduc. Dans un contexte d’affirmation de la profession, ils vont travailler à la scénographie de nombreuses expositions, pas uniquement de bande dessinée, ainsi qu’à des installations dans des espaces publics (et complètent leur activité par un travail de graphiste). Leur objectif est à chaque fois de mettre en scène l’objet exposé d’une façon subjective, et non neutre, comme dans les expositions plus traditionnelles. Leur scénographie imite une narration dans le parcours du visiteur, et c’est en cela qu’elle se rapproche de la bande dessinée. En 1990, à l’occasion de l’exposition God save the comics, ils exposent leur démarche dans une plaquette de présentation : « Aux effets spéciaux et aux décors réalistes, nous préfèrons les choses simples à fort pouvoir évocateur : le parquet qui grince, le sable, l’odeur d’un bar, une ombre portée s’adressent directement à la mémoire du visiteur engagé dans cette expérience singulière. ». Leurs réalisations se veulent tout le temps spectaculaires. Pour Un opéra de papier, exposition sur Edgar Pierre Jacobs en 1994 au CNBDI, ils reproduisent les coulisses d’une salle d’opéra. Pour Erotisme et bande dessinée au festival BD Boum de Blois en 2000, ils font flotter des seins et des globes oculaires. Lors du dernier festival BD Bastia en 2011, ils garnissent les murs du centre culturel de la ville d’onomatopées géantes pour l’exposition Les onomatopées dans la bande dessinée.
Si les choix de l’atelier Lucie Lom ne sont qu’une voie possible parmi d’autres dans la scénographie, ils ont au moins le mérite d’être l’aboutissement d’une réflexion élaborée qui a influencé, à des degrés divers, les expositions de bande dessinée des années 1990 et 2000. Ses collaborations avec des festivals de bande dessinée (à Angoulême, Blois et Bastia) et avec le musée de la bande dessinée sont fréquentes. L’atelier est sollicité en 2000 pour l’exposition semi-permanente du musée de la bande dessinée en rénovation, justement intitulée Les musées imaginaires de la bande dessinée. On y retrouve évidemment la caractéristique auto-réflexive de ce type d’exposition qui met en question la notion même d’exposition de bande dessinée par une mise en abyme : il s’agissait de proposer au visiteur six faux musées de bande dessinée s’inspirant des muséographies classiques d’institutions culturelles diverses. La preuve, sans doute, que la question des techniques d’exposition de la bande dessinée est un sujet de débat qui s’est puisamment cristallisé ces deux dernières décennies.

Published in: on 3 Mai 2011 at 18:21  Laissez un commentaire  

Exposer la bande dessinée… à travers les âges (5)

Le CNBDI :quant l’Etat expose la bande dessinée à Angoulême

Il est temps pour nous d’aborder un lieu emblématique de l’exposition de bande dessinée : la CIBDI, ou Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, pour reprendre le nom que porte cet établissement culturel depuis 2010. Je vais commencer par resituer la création du CNBDI en 1985-1990, avant d’expliquer le rôle que le centre a pu prendre dans l’évolution de la notion d’exposition, et surtout de collections, de bande dessinée à partir des années 1990.

La naissance du musée de la bande dessinée

Le bâtiment Castro, construit en 1985-1989, premier espace d'exposition du musée.


La description qui suit est fortement redevable de l’ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, un objet culturel non identifié, et plus précisément des pages 131 à 151, dans lesquelles l’auteur raconte son expérience de directeur du musée. Je m’excuse par avance auprès de mes lecteurs pour l’hypertrophie groensteenienne de l’article.
L’ex-CNBDI, actuelle Cité de la BD, est un établissement à vocation nationale (comme l’indiquait son ancien nom : Centre national de la bande dessinée et de l’image), ce qui signifie que l’initiative de sa création en revient à l’Etat (et que l’établissement public est « musée de France » depuis la création de cette classification en 2002), même si, dans le cas d’Angoulême, la région et la ville jouent un rôle important dans son développement. Pour cette raison, il est utile de revenir un peu sur les politiques culturelles nationales qui président à sa mise en place, durant les années 1980.
L’arrivée au ministère de la culture de Jack Lang en 1981, après la victoire des socialistes aux élections présidentielles et législatives, est une étape importante dans l’évolution des conceptions de la culture auprès de l’Etat et, surtout, du volontarisme public en direction de la bande dessinée. Outre le fait que le budget du ministère de la culture augmente, une doctrine nouvelle est invoquée en matière de culture : la démocratisation culturelle doit passer par un élargissement du champ d’action des politiques culturelles, en faveur d’arts jusque là peu considérés, et par le soutien à la pratique amateure et à l’éducation artistique. C’est évidemment le premier volet de cette politique qui nous intéresse ; à côté de la bande dessinée, elle va bénéficier à la chanson et la musique autre que classique, à la photographie, au cirque, au design… Parmi les discours d’intention de Jack Lang se trouve, lors du FIBD 1983 l’annonce de « 15 mesures pour la bande dessinée », discours qui la reconnaît comme « activité créatrice à part entière ». La création d’un CNBDI à Angoulême figure parmi ces mesures. On se situe là dans la continuité logique du processus de légitimation de la bande dessinée engagé dans les années 1960. Le changement d’attitude de l’Etat est manifeste en plus de trente ans, quand on compare cette nouveau volontarisme à la loi du 16 juillet 1949 qui relevait d’une vision négative de la bande dessinée sous l’angle de sa dangerosité à l’égard de la jeunesse.
Le CNBDI doit alors regrouper un musée de la bande dessinée, une bibliothèque (bédéthèque) de lecture publique et un « Département d’imagerie numérique » qui gère la recherche et la formation autour d’un autre type d’images : les images de synthèse. En 1985, le concours d’architecte désigne Roland Castro et et Jean Rémond pour la construction d’un nouveau bâtiment, en bord de Charente (généralement connu de nos jours sous le nom de « bâtiment Castro »). Et, début 1990, le CNBDI peut être inauguré. Pour terminer la question de son histoire récente : en 2008, le CNBDI a été fondu dans un nouvel organisme, la CIBDI, dans laquelle il cohabite avec la « Maison des auteurs ». A cette occasion, la partie « musée » (qui n’est qu’une des composantes de la Cité, à côté de la bibliothèque, du cinéma, de la maison des auteurs et du centre de soutien technique multimédia, descendant du « département d’imagerie numérique ») a été déménagée dans un nouveau bâtiment réaménagé à l’occasion, de l’autre côté de la Charente. Il a ouvert en 2010, après une longue fermeture des collections au public.

Thierry Groensteen nous relate dans son livre les difficultés structurelles du CNBDI à ses débuts. L’une d’elles, qui nous intéresse plus spécifiquement, à la constitution de collections. Certes, le temps a prouvé que les collections permanentes ne définissent plus uniquement les établissements muséaux, et que des espaces à vocation unique d’accueillir des exposition temporaires ont su se hisser parmi les espaces culturels les plus fréquentés (musée du Luxembourg, Pinacothèque de Paris). Toutefois, dans le cas du CNBDI, la mise en place d’une exposition permanente de planches suppose la constitution d’un fonds. Selon T. Groensteen, « [la] première équipe de direction ne comptait pas en son sein de représentant du corps des conservateurs et n’était pas imprégnée de « culture muséale ». ». La mise en place de la collection préoccupe trop peu et pas assez tôt. A l’ouverture, le musée dispose de planches achetées à Etienne Robial et Florence Cestac, les deux fondateurs de la maison d’édition Futuropolis et du fonds historique constitué depuis la fondation du festival au sein du musée des Beaux-Arts de la ville, qui avait ouvert en 1983 une « galerie Saint-Ogan » pour présenter des planches originales. A partir de 1991, T. Groensteen est chargé des acquisitions et reçoit pour cela un budget, co-financé par l’Etat et la région Poitou-Charentes. Pour les membres du CNBDI, cette collection devait « valoris[er] particulièrement la composante graphique [de la bande dessinée] », tandis que « la consultation des oeuvres imprimées, à la bibliothèque, avait vocation à compléter ». La Direction des musées de France, chargée du contrôle des collections, voyait davantage le musée sous un angle ethnographique qui étudierai la bande dessinée « dans sa dimension anthropologique propre. La place qu’elle occupe dans l’imaginaire collectif, dans nos représentations, dans nos villes, dans notre quotidien, son influence sur les artis plastiques, voilà ce qui, pour la DMF, était proprement l’objet du musée. ». Malgré tout, une collection de planches originales s’est peu à peu constituée en même temps que s’étoffait la collection d’albums et de revues de la bibliothèque. Le musée de la bande dessinée dit posséder actuellement 6 000 planches originales : de fait, il s’agit de la seule collection publique de et sur la bande dessinée en France (y compris si on y ajoute les albums conservés à la bibliothèque et au centre de documentation).

La bande dessinée, une culture de région ? La rencontre entre deux « décentralisations » culturelles

Le projet du CNBDI peut aussi se lire comme la rencontre entre deux décentralisations : celle, publique, de l’Etat et celle, privée, de la bédéphilie. En effet, la conceptualisation du centre coïncide avec les tournant de la décentralisation des années 1982-1983 : les lois Defferre transfèrent une série de compétences de l’Etat vers les collectivités territoriales et érigent le pouvoir exécutif des conseils généraux et régionaux. Dans le domaine purement culturel, la décentralisation se traduit, entre autres choses, par la création des Fonds régionaux d’art contemporain (on parle là de déconcentration plutôt que de décentralisation), des « scènes nationales » pour le théâtre, et par l’inauguration de plusieurs « Zéniths » pour les concerts (Caen, Lille, Montpellier, Nancy…), ou encore par le soutien à plusieurs festivals en région. Difficile de ne pas voir la marque de la décentralisation dans la création d’un centre national à Angoulême, copiloté par l’Etat et la région. Sous d’autres gouvernements, le processus de décentralisation culturelle au moyen de grands établissements nationaux se poursuivra avec la création du Centre national du costume de scène à Moulins (2006), le Centre Pompidou Metz (2010) et le futur Louvre-Lens (prévu fin 2012). Tout comme le CNBDI, l’un des objectifs de ces établissements est de dynamiser des villes et des régions par ailleurs peu touristiques.
Le cas du CNBDI reste cependant différent car profondément lié à une sorte de « décentralisation » privée de la bédéphilie qui, devançant celle de l’Etat, est la principale raison de l’installation d’un tel établissement à Angoulême, ville qui, avant les années 1970, n’avait pas particulièrement de passé lié à la bande dessinée. Il est intéressant de constater que la bédéphilie, en particulier à partir des années 1970, s’est développée hors de Paris, avec les festivals de Lille (1972), Toulouse (1973), d’Angoulême (1974), Grenoble (1975), Saint-Malo (1981)… Dans cette dernière ville s’installeront d’ailleurs les éditions Glénat en 1969, inaugurant ainsi une tradition d’éditeurs régionaux (Soleil à Toulon, 6 pieds sous Terre à Montpellier, Editions de l’an 2 à Angoulême…), même si une grande partie des éditeurs restent concentrés sur Paris. Cette décentralisation avant l’Etat, festivalière ou éditoriale avait déjà montré que la bande dessinée pouvait être un outil pour dynamiser la politique culturelle municipale. A Angoulême, la municipalité (centriste à l’époque) avait participé à la création du festival.
L’actuel Cité conserve un statut entre grand établissement public (musée de France), et institution culturelle ancrée localement. Selon leur site, le financement se répartit de la manière suivante : département de la Charente : 39%, Etat : 26,5%, ville d’Angoulême : 24,5%, région Poitou-Charentes : 10%.

En contrepoint à cet enthousiasme local, l’analyse de Thierry Groensteen est plus critique concernant le choix de situer un centre national de la bande dessinée à Angoulême : « La décentralisation relève d’un idéal politique assurément très respectable, y compris en matière culturelle ; encore faut-il en mesurer toutes les conséquences. (…) Créer un établissement culturelle à vocation nationale, qui doit rester sans équivalent ni rival sur le territoire, un établissement dont on attend qu’il rayonne en France et au-delà, et l’implanter dans une ville comme Angoulême, c’est, la chose es claire, le priver de toute possibilité d’autofinancer son développement. ». Il craint que le manque de dynamisme touristique de la Charente n’empêche une fréquentation suffisante pour permettre à l’établissement de s’autofinancer. En outre, il se situe assez loin des auteurs, ou encore des chercheurs, pour la plupart implantés à Paris.
Le choix d’Angoulême comme principal centre d’exposition de la bande dessinée est à double tranchant. Il contribue au prestige local et poursuit une politique culturelle qui date des années 1970. Mais le risque d’un rayonnement plus réduit que prévu pour une institution de cette importance est grand.

Quelles expositions au musée de la BD ?
Dès le début de l’aventure, des expositions temporaires avaient été pensées. La première exposition a occupé les locaux du musée est Le musée des Ombres, exposition issue de l’univers des Cités Obscures de Benoît Peeters et François Schuiten, et cherchant justement, par une scénographie forte, à rompre avec l’hégémonie de la planche originale. Le principal metteur en oeuvre de la politique muséographique initiale du CNBDI est Thierry Groensteen, directeur du musée de 1993 à 2001, qui dirigera la plupart des expositions temporaires tenues pendant cette période (en alternance avec Jean-Pierre Mercier), et qui poursuit cette tâche à l’ouverture du nouveau musée, à présent dirigé par Marie-José Lorenzini. En revanche, l’exposition permanente ne sera restée en place que neuf ans : fermée en 1999, elle a été profondément repensée jusqu’à la réouverture du musée en 2010 dans de nouveaux locaux. Pendant les dix ans de fermeture se sont succédées dans le bâtiment plusieures expositions temporaires dont Les musées imaginaires de la bande dessinée de 2000 à 2007, sort d’exposition permanente-temporaire pendant le réaménagement des collections.

Expo « Le musée des Ombres » en 1990
Expo « Alberto Breccia » en 1992
Expo « Storyboard : 90 ans de dessins pour le cinéma » de 1992 à 1993
Expo « Alex Barbier, les paysages de la nuit » en 1994
Expo « Alain Saint-Ogan l’enchanteur » en 1995
Expo « Naissance de la bande dessinée : les histoires en estampes de Rodolphe Töpffer » en 1996
Expo « Krazy Herriman » en 1997
Expo « Caran d’Ache » en 1998
Expo « Tout’an BD, L’Egypte dans la bande dessinée » en 1998
Expo « 49-956 : 50 ans de démoralisation de la jeunesse » en 1999
Expo « Macherot, un dessinateur au champ », en 1999
Expo « Cosey d’est en ouest », en 1999
Expo « Traits de génie : Giraud-Moebius », en 2000
Expo « Maîtres de la bande dessinée européenne » en 2001
Expo « Les musées imaginaires de la bande dessinée », de 2000 à 2007
Expo « Fous de BD » en 2007
Expo « La bande dessinée argentine vue par José Munoz » en 2008
Expo « Poils, plumes et pinceaux » en 2010
Expo « Cent pour cent » en 2011
Expo « Parodies » en 2011

Deux caractéristiques marquent les expositions temporaires du CNBDI, dont je me suis essayé là à une liste non-exhaustive : une forte imbrication avec le FIBD et un tropisme itinérant.
L’imbrication avec le FIBD implique par exemple que, à de nombreuses reprises, l’exposition du « président » soit installée dans le bâtiment Castro (c’était encore le cas en 2011 avec Baru) et y demeure jusqu’à la prochain édition du festival. Même si les tensions existent les deux institutions, le CNBDI est un des espaces d’exposition du FIBD et s’inscrit généralement dans son programme.
Quant à l’itinérance, il est flagrant que la décentralisation sur Angoulême du musée national de la bande dessinée est contrebalancé par une itinérance des expositions, qui peuvent être louées par d’autres établissements, à l’image de l’exposition Cent pour cent BD qui, en 2011, s’est déplacé à Paris à la bibliothèque Forney. En d’autres occasions, c’est davantage l’expertise ou les collections du musées qui sont sollicitées : en 2000, la BnF faisait appel à Thierry Groensteen, encore directeur du musée, pour diriger en son sein l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne, dans laquelle était exposée de nombreuses pièces issues des collections du musée.
Les contributions du musée de la bande dessinée à l’évolution des façons d’exposer la bande dessinée ne manquent pas : avec Le musée des Ombres s’engage un travail scénographique à l’importance historique pour les expositions de bande dessinée. Surtout, beaucoup des expositions du musée ont au moins une composante « scientifique », au sens où elle s’affirment comme un jalon dans la connaissance d’un auteur ou d’un thème et s’appuyent sur des archives inédites autant que sur les oeuvres, apportant ainsi une pensée novatrice. Ces expositions donnent alors lieu à un catalogue qui sert plus tard de référence, ou s’accompagnent de publications à forte valeur scientifique pour les chercheurs en bande dessinée. Le cas typique est l’exposition Caran d’Ache qui se tient en 1998 : elle se concrétise par deux publications : un catalogue scientifique qui met en contexte les pièces exposées et analyse le style de Caran d’Ache et ses liens avec la bande dessinée ; et l’édition d’un manuscrit inédit possédé par le musée, celui du récit intitulé Maestro resté inédit. De la même manière, l’exposition sur Töpffer en 1996 était l’aboutissement des recherches sur les origines de la bande dessinée menées alors par Benoît Peeters, Thierry Groensteen et Thierry Smolderen et venait répondre aux soi-disantes manifestations sur les « cent ans de la bande dessinée » célébré par ailleurs en l’honneur du Yellow Kid d’Outcault.

Les évolutions récentes : une nouvelle façon d’exposer la BD ?

Le nouvel espace d'exposition du musée de la bande dessinée.


Avec le réaménagement des collections, le nouveau musée de la bande dessinée a reconsidéré sa manière d’exposer la bande dessinée. En 2005, T. Groensteen définissait ainsi l’orientation muséographique qu’il avait tenté de donner au musée : « résumer de façon pédagogique, à travers un choix de pièces exemplaires et de commentaires, l’histoire du neuvième art, en privilégiant le domaine d’expression française et, dans une moindre mesure, le domaine américain ». Cette orientation à la fois historiciste et pédagogique semble avoir inspiré les metteurs en oeuvre du nouveau musée ouvert 2010.
La scénographie est « historiciste » dans le sens où la colonne vertèbrale de l’exposition permanente est la chronologie des oeuvres. C’est avant tout à un « parcours historique » que sont invités les visiteurs, même si des aperçus sur les techniques de création et l’esthétique de certains auteurs est également proposé, mais dans une moindre mesure. Enfin, l’ambition « pédagogique » est évidente : les cartels explicatifs sont nombreux, et le découpage extrêmement didactique. Le visiteur est là pour apprendre l’histoire de la bande dessinée plus que pour contempler des oeuvres. Ces deux orientations sont en partie des héritages des vingt premières années du musée, qui l’ont vu se distinguer par des expositions davantage scientifiques et pédagogiques, qui nous rappellent que la Cité est aussi un espace de recherche en bande dessinée qui abrite un centre de documentation.
Enfin, la refondation du musée semble avoir entraînée une véritable réflexion sur la nature des oeuvres exposées. Les collections du musée sont principalement constituées de planches originales, et la présentation sur le site assume tout à fait ce type d’objet, aussi critiqué soit-il dans sa mise en exposition : « L’original de bande dessinée présente à bien des égards un statut particulier : ce n’est qu’une matrice, un moule destiné au produit final qu’est l’imprimé (revue, album, etc.).
En outre, la planche ne constitue généralement qu’un fragment d’une œuvre plus vaste. Mais elle est également une œuvre en soi et un formidable témoignage du travail de l’auteur, permettant de revenir à l’acte créateur initial, révélant les repentirs, corrections, retouches, « rustines », qui sont autant de signes du parcours qu’effectue l’auteur dans la construction de ses images, de sa page, de son récit.
À ce sujet, le musée opère sur les planches de bande dessinée le même effet que sur tout autre objet de musée : il le détourne de sa fonction initiale .
Ici la planche, qui n’est supposée être qu’une étape dans la création de l’imprimé, est détournée, afin d’être admirée en soi, pour le travail de l’auteur, la qualité du trait qui y apparaît. Plus qu’un simple feuillet prélevé dans un manuscrit, la planche est une création artistique à part entière, qui obéit à une composition interne parfois très sophistiquée. ».
Le point de vue est discutable, mais au moins peut-on reconnaître que les metteurs en oeuvre du nouveau musée ont suffisamment considéré la question et justifient leur choix en assumant le détournement de l’oeuvre induite par l’exposition des planches. On peut aussi leur savoir gré de chercher à contrebalancer ce détournement de deux manières : par une diversification des objets exposés, dont beaucoup sont des revues ou des albums « édités », et non des originaux, mais aussi parfois des vidéos (des dessins animés, principalement) ; par une organisation de l’espace qui laisse une large place à des coins de lecture où des albums sont mis à la disposition du public. Je tiens à souligner cette initiative qui me paraît tranquillement novatrice et prend le contrepied de la conception traditionnelle du musée où l’on circule sans stationner : peut-être y a-t-il ici une manière de repenser l’exposition de la bande dessinée par des espaces mixtes contemplation/lecture.

Published in: on 15 avril 2011 at 18:13  Comments (1)  

Astérix et la Bibliothèque nationale de France

En pleine parution de ma série sur « exposer la bande dessinée », je ne pouvais décemment pas passer à côté de la nouvelle qui circule depuis quelque jours : un don d’Albert Uderzo à la Bibliothèque nationale de France fait « entrer Astérix à la Bibliothèque nationale de France », pour reprendre l’expression consacrée, relayée par différents médias comme par exemple dans actualitté, ou encore sur artclair, qui met en parallèle le don du dessinateur et le procès qui oppose actuellement Uderzo à sa fille Sylvie sur la question des droits de succession. Petite mise en contexte de l’évènement, assortie de réflexions personnelles…

Le communiqué de la BnF
De quoi s’agit-il exactement ? La transaction entre Uderzo et la BnF était connue depuis quelques temps, elle s’officialise en ce début de mois d’avril et se médiatise dans un communiqué de la BnF. Le communiqué s’intitule « Astérix entre à la BnF ! ». Sur la rhétorique de « l’invasion des lieux de la culture traditionnelle par la BD », je vous renvoie à mon article précédent, mais le titre du communiqué, avec son point d’exclamation, est dans la droite ligne d’un discours qui se veut pseudo-transgressif, et vise à démontrer par l’exemple l’ouverture d’esprit d’un grand établissement qui n’hésite pas s’intéresser à la bande dessinée. Le communiqué nous apprend d’autre part que cette transaction est un don de la part d’Albert Uderzo, non un simple dépôt, et qu’une exposition est prochainement prévue à la BnF pour présenter lesdites planches. Enfin, sur la nature des objets, il s’agit de 120 planches des épisodes Astérix le Gaulois, La Serpe d’or, Astérix chez les Belges. Les deux premiers sont respectivement parus en 1959, 1960 dans la revue Pilote, puis en album chez Dargaud (1961, 1962), le troisième directement en album en 1977 (c’est là le premier album a n’avoir connu aucune prépublication). Quelles types de planches ? « État antérieur à la mise en couleurs, ces planches encrées avec lettrage, de grand format, donnent à voir le dessin à nu, la subtilité du trait, la force du mouvement, la verve caricaturiste, autant d’ingrédients qui caractérisent le grand talent de dessinateur d’Albert Uderzo. Elles permettent également d’apprécier l’évolution du style qui s’élabore, s’expérimente dans le premier album pour parvenir à une parfaite maîtrise dont témoigne le vingt-quatrième titre de la série.  ». Par cette précision, nous apprenons qu’il s’agit des sempiternelles « planches originales encrées », dans ce noir et blanc qui, dans les premières années de la bédéphilie, était conçu comme « originelle » et idéalisé, la couleur, généralement réalisée par un tiers, étant une trahison du trait du dessinateur. Malheureusement, ce ne sont pas des documents de travail, des croquis, des crayonnés, qui auraient eu un véritable intérêt historique, mais aurait certes été beaucoup moins présentables et lisibles. En revanche, le choix des titres est plutôt judicieux, et sans doute a-t-il fait l’objet d’une réflexion : Astérix le Gaulois est le premier épisode, témoin de la première manière de l’auteur, plus expressive et caricaturale, celle, encore, de Jehan Pistolet et Oumpah-pah ; La Serpe d’or est le second et, déjà, Uderzo « apprend » à dessiner Astérix ; enfin, Astérix chez les Belges est le dernier épisode, où le trait est désormais figé dans la maturité acquise en une quinzaine d’années à dessiner des petits gaulois. Bon… Il manquerait un des albums centraux, peut-être Astérix chez les Bretons, ou Le Domaine des Dieux, pour que l’évolution soit réellement saisissante. Mais déjà, on peut « apprécier l’évolution du style », en effet.
Je passe sur les louanges superlatives qui accompagnent le communiqué : « don exceptionnel », « célèbre bande dessinée », « oeuvre phénomènale » et, cerise sur le gâteau : « « Quoiqu’il s’en défende, Uderzo est un très grand artiste. Avec René Goscinny, il est l’inventeur de personnages mythiques qui ont fait le tour du monde. » déclare Bruno Racine, président de la BnF, en exprimant sa gratitude pour ce don si généreux.  ». Ce sont des formules de politesse qui n’ont guère d’autre intérêt que de remercier Albert Uderzo et d’encourager aux dons. Par ses artifics rhétoriques, le communiqué s’inscrit dans la nouvelle manière de communication de la BnF qui « évènementialise » certains dons et acquisitions susceptibles de parler au grand public. Une mise en scène semblable, et encore plus considérable, avait été déployée lors de l’arrivée dans les collections des manuscrits inédits de Casanova. Peut-être que certains de mes lecteurs se souviennent du « mystérieux donateur » et des péripéties jamesbondesque de la remise de l’oeuvre. Il ne s’agit là que d’enrobage, pour une époque qui préfère l’enrobage au gâteau, mais les faits peuvent se résumer en : « Uderzo fait don à la BnF de 120 planches originales avant mise en couleur. ».

Les forces en présence
Voilà pour les données factuelles. La plupart des articles de presse rappellent au passage qu’Albert Uderzo et sa fille Sylvie sont actuellement en procès, l’un accusant sa fille de harcèlement, et l’une portant plainte contre l’entourage de son père pour abus de faiblesse ; le noeud du problème est l’argent, ou plus spécialement les droits d’exploitation d’Astérix sous la forme de l’entreprise détentrice de ces droits, les éditions Albert-René, détenue actuellement par les éditions Hachette, intégralement depuis mars 2011. L’enjeu, on le devine, est la suite d’Astérix. Hachette continuera-t-il à faire d’infinis bénéfices grâce à la marque « Astérix » ? La série sera-t-elle reprise après la mort d’Uderzo ? Après tout, au vu de la qualité des derniers albums, peut-être vaudrait-il mieux qu’un repreneur redonne du souffle au si fameux « phénomène » Astérix. Je m’arrête sur la question du procès Uderzo, affaire plus sordide qu’intéressante : des vautours se disputant autour d’une vieille carcasse en survie artificielle. Elle montre simplement que la série est à une étape clé de son évolution, où elle devient d’une façon de plus en plus affirmée une parcelle de l’Histoire de la bande dessinée, et non plus une série « vivante ». Astérix est en effet une des dernières séries à succès de la « bande dessinée franco-belge » mythifiée des années 1950-1960 dont le créateur soit encore en vie, après la mort de Jacques Martin et de Tibet en 2010. Uderzo essaye, entre Hachette et la BnF, de gérer la transmission mémorielle de sa série.
Revenons-en au don Uderzo à la BnF. Sans doute convient-il de mieux présenter les forces en présence, à l’adresse soit des fans de bande dessinée peu au fait du fonctionnement de la BnF, soit des bibliothécomanes peu au fait de la nature du « phénomène Astérix ».

Commençons par Astérix. La série créée par René Goscinny et Albert Uderzo en 1959 fait partie des quelques « phénomènes » de la bande dessinée dont les journalistes raffolent, pensant que parler chiffre leur évite d’avoir à lire les albums (avec Tintin, et maintenant Titeuf, Largo Winch, Lanfeust). Astérix ne dépasse sans doute pas l’ampleur du « phénomène Tintin » mais présente l’avantage de ne pas mettre en scène des héritiers tatillons sur l’image de leur héros (et autre avantage : c’est un héros national, et non belge). D’autre part, Astérix a été élevé très tôt à ce statut, notamment par une fameuse une de L’Express en septembre 1966 justement intitulée « Le phénomène Astérix : la coqueluche des français ». De fait, la série est bel et bien un succès commercial : comme le rappelle Patrick Gaumer dans son Dictionnaire de la bande dessinée, l’article de L’Express paraît alors que Astérix chez les Belges vient de se vendre à 600 000 exemplaires en deux semaines. Les albums suivants dépasseront le million d’exemplaire, suivant une courbe exponentielle. Dans la tradition de la bande dessinée pour enfants des années 1950-1960 (celle du trio Tintin, Spirou, Pilote), sa médiatisation a été amplifiée par une exploitation commerciale savamment déclinée en plusieurs produits, dont des dessins animés (certains réalisés par Goscinny et Uderzo eux-mêmes dans le cadre des « studios Idéfix » dédiés : Les douze travaux d’Astérix, sorti en 1976 présente en plus l’avantage d’être inédit en album avant sa sortie), afin de globaliser l’univers d’Astérix dans un univers multimédia qui dépasse largement la seule bande dessinée. La réussite d’Astérix a permis, en partie, le décollage de la revue Pilote elle-même mythifiée par toute une génération comme celle du « passage à l’âge adulte ». Enfin, Astérix, par sa richesse, mais aussi par son succès, est une des rares séries de bande dessinée a avoir fait l’objet d’études nombreuses hors du cercle des revues spécialisées, et notamment dans le milieu universitaire dès les années 1990. Il est certain que la série, terrain de jeu idéal de René Goscinny, mort en 1977 avant la fin d’Astérix chez les Belges, a permis de renouveler l’humour graphique et de le rendre plus intergénérationnel qu’il ne pouvait l’être avant. La principale innovation de Goscinny a été de ne pas se limiter à un seul type d’humour, mais de mêler une grande part de la gamme de l’humour français : jeux sur les mots, comique de situation, double lecture, jeux sur les stéréotypes, allusion à l’actualité, parodie, le tout étant souligné par le style caricatural et expressif d’Uderzo.
La notion de « phénomène », ou de « mythe » est essentiel : dans le grand concert unanimiste qui est souvent de mise dans le domaine de la bande dessinée, il s’applique à une série qui vaut désormais plus pour sa valeur symbolique que pour ses qualités réelles. D’où un certain aveuglement à chaque nouvel album d’Astérix, où les journalistes s’empêchent de dire qu’il est mauvais. L’entrée d’Astérix à la BnF obéit indirectement à ce même diktat du « phénomène », de la même manière que, en 2005, le centre Pompidou avait fait entrer dans ses collections une planche d’Hergé. Ce qui rentre à la BnF, c’est autant un dessinateur talentueux qu’un symbole du succès de la bande dessinée depuis une cinquantaine d’années.

Quant à la Bibliothèque nationale de France, elle s’est toujours montrée relativement timide vis à vis de la bande dessinée (jamais foncièrement hostile, toutefois ; je vous renvoie à un article de mon collègue Antoine Torrens), laissant le soin de conserver le patrimoine du médium au musée de la bande dessinée d’Angoulême, dans un partage des tâches et des compétences plutôt réussi puisque, depuis 1983, l’institution angoumoisine reçoit le second exemplaire de chaque album déposé au titre du dépôt légal auprès de la BnF (le CIBDI est « pôle associé » de la BnF, pour reprendre le terme exact). Toutefois, un effort assez important a été fait par la BnF pour numériser ses collections de bande dessinée de presse au sein de la bibliothèque numérique Gallica (http://gallica.bnf.fr/), comme nous l’expliquait la lettre d’information de février dernier. On peut notamment y consulter en ligne des exemplaires du Petit journal illustré (qui publiait Christophe dans les années 1890) ou de Ouest-Eclair (qui publiait Le professeur Nimbus d’André Daix dans les années 1930). Ainsi se constitue doucement le patrimoine numérique de la bande dessinée française, le CIBDI numérisant activement de son côté ses collections anciennes (http://collections.citebd.org/). De même que la BnF commence à mettre en valeur ses collections de dessins de presse, elle poursuit le mouvement en direction de la bande dessinée. Le don d’Uderzo se lit dans ce contexte plutôt encourageant. A voir l’exposition « Astérix » qui sortira des cartons.
Une donnée essentielle toutefois : le don d’Uderzo ne s’est pas fait n’importe où dans la noble institution. Les planches d’Astérix sont données à la « Réserve des livres rares ». Contrairement aux autres départements thématiques de la BnF (droit, lettres, sciences et techniques, manuscrits, cartes et plans, etc.), la Réserve se veut transversale. Son autre particularité tient aux conditions de consultation des documents qu’elle conserve, nécessairement soumise à une autorisation spécifique et individuelle, là où les autres collections du rez-de-jardin sont accessibles à tout chercheur accrédité. Une présentation des pièces de la Réserve est faite aux simples visiteurs soit dans un espace dédié à Tolbiac, soit lors d’évènements précis. Elle conserve des imprimés et des documents jugés « exceptionnels », sans qu’il y ait de règles ni de systématisme au processus de « mise en réserve », commencé en 1792 et poursuivi depuis lors. La Réserve ne se contente pas d’aller choisir dans les fonds existant, elle mène une politique d’acquisition directe, comme dans le cas des planches d’Astérix. Dans le domaine du dessin pour enfants, elle conserve déjà des planches originales de Babar de Jean de Brunhoff.

En d’autres termes, la Réserve est, à la BnF, le dernier carré où est défendue la vision traditionnelle de la BnF, que l’on pourrait qualifier de « poussiéreuse » si l’on voulait faire du mauvais esprit, celle que le public applique parfois à tort à l’ensemble de l’institution, de la primauté d’une mission de préservation d’un patrimoine national sélectionné selon des critères de prestige, au détriment de sa consultation. Une mission qui se justifie assez souvent par la rareté de certains documents, ou simplement par des besoins de conservation nécessaires pour éviter la détérioriation. Les documents qu’on garde dans la Réserve sont d’abord destinés à d’hypothétiques générations futures, pour garder la mémoire de ce qu’était le patrimoine de la France. Le terme « prestige » est ici essentiel (et Dieu sait s’il est important en France !) : la Réserve est un espace arbitrairement grandiloquent à l’intérieur d’une BnF qui s’ouvre de plus en plus à un large public. Elle contrebalance les hordes de lycéens qui viennent travailler en Haut-de-Jardin, à la recherche de tables et de chaises.
Avec l’entrée d’Astérix à la BnF, on assiste donc à la rencontre entre un « phénomène » de société et un lieu de prestige, deux mythifications irrationnelles de la culture, la première témoignant de l’amusante puérilité de la société de consommation, l’autre du charme suranné de la hiérarchisation culturelle. La notoriété de la série est un critère déterminant dans le choix du lieu de conservation (les planches d’Astérix auraient pu être déposées soit au CIBDI, soit à la BnF aux Estampes ou dans le département Littérature et Arts). On entérine une situation clamée haut et fort : Astérix fait partie du « patrimoine national », c’est une bande dessinée « digne », en quelque sorte, à côté de tas d’autres bande dessinée « indignes ». A cet égard, l’avant-dernière phrase du communiqué est maladroitement éloquente : « Ce remarquable don est un évènement pour la Bibliothèque nationale de France et un évènement pour la bande dessinée qui intègre les collections de la Réserve des livres rares rejoignant ainsi l’Apocalypse de Dürer et le Buffon orné par Picasso.  ». La morgue de la dernière expression (« un événement pour la bande dessinée »), qui sous-entendrait que, ça y est, la bande dessinée est digne du patrimoine mondial, à l’égal de Dürer et Picasso, est sans aucun doute une maladresse plus qu’autre chose. Mais une maladresse amusante quand on connaît la qualité et la diversité atteinte par la bande dessinée dans les vingt dernières années.

Conclusion subjective
Je vous rassure tout de suite : moi aussi, quand j’étais petit, j’ai adoré Astérix, et même maintenant, j’aime en relire quelques uns, en particulier Astérix chez les Goths et Astérix légionnaire. Et puis, que la BnF s’intéresse à la bande dessinée ne peut être qu’une bonne chose, qu’un bon signe, même si elle le fait avec une maladresse tout à fait pardonnable. Le plus curieux est de constater à quel point la BnF peut être très en avance sur certains domaines (pour exemple : son investissement dans le dépôt légal et l’archivage du Web et ses réflexions poussées sur la politique de numérisation nationale) et en retard sur d’autres. Le communiqué de la BnF sur le don d’Uderzo a un petit quelque chose d’anachronique, l’impression d’avoir été rédigé dans les années 1970 ou 1980, au moment où, par divers subterfuges, la bande dessinée finissait par casser son image de médium infantile et uniquement commercial, en même temps que le polar et la science-fiction.
Ce qui m’interpelle, c’est que, si on m’avait demandé de choisir une bande dessinée à conserver en priorité, je n’aurais pas choisi Astérix, qui est certes une excellente bande dessinée… des années 1960. Avec toutes ses incontestables qualités, elle est surtout une des bandes dessinées les plus surévaluées, de même que Tintin. Sa vénération relève d’une vision encore marquée par la nostalgie et le collectionnisme, par l’idée que la bande dessinée est un art populaire et fédérateur, comme au temps de la bédéphilie militante des années 1960-1970. Par son anachronisme, ce choix correspond à la nature même de la Réserve des livres rares. Qui aurais-je choisi ? Le choix est difficile ; de Crécy, Hislaire, comme l’a fait le Louvre ces dernières années, Baudouin, Davodeau, Gotlib, Rochette, Blutch, ou encore, pour être plus consensuel, Moebius ou Bilal. Tout choix est fortement subjectif, le mien y compris, et, dans la transaction entre la BnF et Uderzo, le prestige joue un rôle plus important que l’intérêt patrimonial et esthétique. Si, dans le domaine de la bande dessinée, la Réserve se focalise sur Astérix, quand il s’agit de graphisme et d’art de l’affiche, elle n’hésite pas à acquérir des oeuvres de jeunes graphistes peu connus du grand public.

Puisqu’on parle de bande dessinée et de bibliothèques, j’en profite pour faire un peu de publicité pour un événement qu’Antoine Torrens et moi-même organisons le 12 mai dans les locaux de l’Ecole nationale supérieure des sciences et de l’information et des bibliothèques, à Villeurbanne, sur le thème de la bande dessinée numérique. Vous trouverez plus d’informations sur le site internet de l’enssib et dans les semaines qui viennent.

Published in: on 10 avril 2011 at 17:00  Comments (2)  

Exposer la bande dessinée… à travers les âges

La BD au musée, entre légitimation d’un medium et produit d’appel muséographique

La question de la place de la bande dessinée au musée est devenue un grand classique des expositions de bande dessinée qui, lorsqu’elles « envahissent » un musée des Beaux-Arts « traditionnels », s’affirment à un moment donné comme transgressives d’une pseudo-règle qui voudrait que la bande dessinée n’ait pas sa place au musée. C’est cette question que je vais examiner de plus près aujourd’hui en analysant l’appel du pied de plus en plus voyant que les musées font auprès du monde de la bande dessinée. Une exposition de bande dessinée dans un musée (je mets volontairement de côté dans cet article deux institutions, le musée de la bande dessinée d’Angoulême et les bibliothèques en général, particulièrement la Bibliothèque nationale de France ; pour cette dernière, se reporter à un précédent article de mon collègue Antoine Torrens) est généralement un événement qui vient rompre le cours tranquille de la programmation muséographique habituelle, comme si elle n’était pas « évidente » et ressentie comme « étrangère ».
Si la question se pose de façon si flagrante, c’est pour deux raisons historiques. D’une part, il n’y a pas de pièces de bande dessinée dans les collections des musées (ou du moins pas suffisamment), ce qui implique que toute exposition de bande dessinée est forcément « exogène » à l’espace dans lequel elle s’installe. La multiplication des musées sans collections, simples espaces d’expositions temporaires (Pinacothèque de Paris, musée du Luxembourg, Fondation Cartier) a toutefois rendu cette raison en partie caduque. D’autre part, sans parler de « délégitimation de la bande dessinée » qui serait à examiner de plus près, ce n’est que depuis une quarantaine d’années que la bande dessinée a reçu une médiatisation suffisante pour cesser d’être marginalisée comme émanant d’une sous-culture. Phénomène du dernier tiers du XXe siècle, il s’explique autant par l’action des militants bédéphiles que par l’effacement général de la hiérarchisation culturelle qui prévalait depuis le XIXe siècle.
De ces deux problèmes initiaux qui peuvent sous-tendre, non pas tant l’opposition réelle entre BD et musée (dans les faits, la démarche de certains auteurs étant plus proches de celle des artistes contemporains que de leurs collègues dessinateurs) mais une opposition supposée dès que le sujet est évoqué, on peut déduire deux situations extrêmes des expositions de bande dessinée dans les musées : d’un côté les musées qui font de la bande dessinée un produit d’appel susceptible d’attirer un large public ; d’autre part les auteurs, ou amateurs, de bande dessinée qui se servent du musée pour élever, à tort ou à raison, leur oeuvre ou leur medium préféré au rang d’art. La multiplication des expositions de bande dessinée dans les musées dans les années 2000 peut en partie s’expliquer par la rencontre de ces deux besoins : les musées ont besoin d’attirer un plus large public qu’auparavant, et les différents acteurs de la bande dessinée entendent achever sa « légitimation » et son mérite à être appelée « neuvième art ».

Quelques données : du rejet structurel à la multiplication conjoncturelle

Il faut bien l’avouer : historiquement, bande dessinée et musée correspondent à deux mondes antagonistes, sinon étrangers l’un à l’autre. Un petit rappel tracé à très gros traits, j’espère que l’on m’en excusera : le musée est une invention du XIXe siècle, qui est aussi le siècle d’une forte hiérarchisation des arts. La notion de musée découle avant tout de l’ouverture au public (plus ou moins large), dans le courant du XVIIIe siècle, de vastes collections privées constituées en « cabinets de curiosité » et de la nécessité de conserver un patrimoine artistique et scientifique au service du bien commun (ou de la nation, pour le dire autrement). Un cabinet de curiosité regroupe des objets de plusieurs types : pièces archéologiques, médailles, instruments scientifiques, collections d’histoire naturelle, et s’y ajoute des galeries de peinture et de sculpture… Mais pas de trace de livres, qui sont regroupés, comme on s’en doute, dans la bibliothèque. Lorsque les premiers musées nationaux d’importance sont créés, cette typologie du cabinet de curiosités est reprise. En France, le palais royal du Louvre devient un musée de la République en 1793, même si le projet d’en faire un musée avait déjà été imaginé par Louis XVI avant la Révolution, à l’image du British museum de Londres, ouvert au public dès 1759, ou de la galerie des Offices de Florence, en 1765. Ils sont ce qu’on appellerait actuellement des musées des Beaux-Arts et des musées d’histoire naturelle.
Tout au long du XIXe siècle, le développement des musées est intimement lié à la volonté de rassembler dans un même lieu et de donner à voir au public des objets essentiels à la connaissance des beautés du monde, qu’elles soient artistiques (musée des Beaux-Arts), naturelles (musée d’histoire naturelle et ethnographique), ou industrielles (conservatoire des arts et métiers, exposition universelle). Le musée doit être élévation de l’esprit à visée encyclopédique. Dans le domaine de l’art, qui nous intéresse ici, la hiérarchisation demeure très forte : l’objet de musée par excellence est le tableau, la sculpture, la pièce d’architecture, le vestige archéologique. Ce sont par eux que passe le savoir esthétique, le goût du Beau et de l’art occidental. Si on peut exposer des estampes anciennes, les histoires en images et autres dessins de presse sont étrangers au musée. Non qu’on ne reconnaisse pas leur mérite esthétique : simplement se situe-t-il dans une catégorie d’objet qui n’est pas pris en charge par les musées. Durant le XXe siècle, la marginalisation de la bande dessinée au rang d’oeuvre produite en série pour les enfants ou les lecteurs de grands quotidiens ne facilite pas sa reconnaissance institutionnelle, au moins jusqu’aux années 1960. Elle est comparée avec l’écrit, non avec les arts visuels.
Si j’invoque ce constat historique, ce n’est évidemment pas pour justifier l’absence de bande dessinée dans les musées. Dans la seconde moitié du XXe siècle, musée et bande dessinée ont connu des évolutions patentes qui permettent de comprendre qu’on n’en soit pas resté à une franche opposition. Les musées se sont ouverts, de gré ou de force, à un public plus large, à de nouveaux types d’objets, et à la nécessité de créer des « évènements » autour de leurs expositions. La bande dessinée s’est largement diversifiée, tant esthétiquement qu’éditorialement, quitte à devenir, pour certains auteurs, une simple déclinaison livresque de leur oeuvre graphique au sens large (dessin, illustration, peinture…).

Un premier essai avait été tenté lors de la fameuse exposition « Bande dessinée et figuration narrative » en 1967 : pour la première fois, des planches de bande dessinée entraient dans l’enceinte d’un musée (en l’occurence le musée des arts décoratifs, et donc le palais du Louvre). Si l’évènement est sans conteste important, il reste assez isolé. Les rares cas de bande dessinée au musée dans les décennies suivantes seront l’invasion momentanée d’un espace d’exposition public lors des festivals.
Il faut attendre les années 1990 pour assister à un véritable démarrage des expositions de bande dessinée dans les musées. Outre la « légitimation », encore imparfaite, de la bande dessinée, les raisons potentielles sont multiples : la volonté de certains auteurs de sortir du seul cadre éditorial ; l’exemple donnée par le musée de la bande dessinée d’Angoulême qui a ouvert ses portes en 1990 et multiplie depuis les expositions ; la côte de certains originaux qui en fait un objet de luxe à afficher chez soi ; l’émergence d’une tendance scénographique qui réfléchit à la mise en scène de la bande dessinée dans un espace muséographique (justement incarnée par l’exposition Le musée des ombres au tout récent CNBDI) ; les premiers achats d’oeuvres par l’Etat ; le début des galeries d’art exposant des auteurs de bande dessinée… Les années 1990 sont essentielles dans l’histoire des expositions de bande dessinée et pourraient être longuement détaillées. Je ne m’y attarde pas plus ici, j’y reviendrais à l’occasion.

Une liste pourrait permettre de comprendre l’ampleur du phénomène : les expositions de bande dessinée au musée sont nombreuses dans les années 1990 et 2000, et de natures très variées. Parfois simple présentation d’originaux, parfois retrospective de l’oeuvre d’un dessinateur, parfois liées à un projet éditorial, ce qui m’intéresse ici est leur nombre. La liste qui suit ne se veut pas exhaustive, en particulier pour les années 1990.

1990 : musée Ingres de Montauban, ouvrage Le violon et l’archer, Casterman (Baru, Juillard, Tripp, Boucq, Ferrandez, Cabanes)
1991 : exposition Opéra Bulles à la Cité des Sciences de la Villette
2003 : exposition Reiser ! au Centre Pompidou
exposition Le Chat s’expose à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris (circulera au musées des beaux-Arts de Bordeaux en 2004, puis aux Champs Libres à Rennes en 2006)
exposition Blake et Mortimer à Paris au musée de l’homme
2005 : exposition Miazaki/Moebius à la Monnaie de Paris
exposition Le Monde de Franquin à la Cité des sciences de la Villette
2007 : retrospective Hergé au Centre Pompidou (mai 2008 : remise officielle au Centre Pompidou d’une planche originale d’Hergé pour L’affaire Tournesol)
exposition BD reporters au Centre Pompidou
exposition De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme
2008 : La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence
Toy Comix au musée des Arts Décoratifs
Quintet au MAC de Lyon (Ware, Masse, Blanquet, Swarte, Shelton)
2009 : exposition au Louvre accompagnant la série d’album Louvre/Futuropolis (Liberge, Mathieu, Yslaire, de Crécy)
exposition sur Astérix au musée de Cluny
exposition Vraoum à la Maison rouge (art contemporain et bande dessinée)
2010 : exposition Archi et BD à la cité de l’architecture et du patrimoine
exposition Moebius Transeformes à la Fondation Cartier
2011 : exposition Les voyages en Orient de Corto Maltese à la Pinacothèque de Paris.
exposition Histoire de la vie sur Terre au museum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence

On le voit : depuis 2007, en quatre ans, j’ai pu répertorier treize expositions de bande dessinée ayant lieu dans des musées des Beaux-Arts ou d’histoire naturelle. La liste n’est sans doute pas exhaustive, en particulier en ce qui concerne les villes de province. Je ne compte pas ici les expositions ayant lieu dans d’autres espaces, tels que les galeries, les instituts culturels, etc.
Je vais simplement tenter maintenant de cibler trois grandes problématiques de la présence de dessinateurs de bande dessinée dans les musées d’art. D’abord la question des « expositions-prétextes » et de leurs écueils, puis deux catégories de projet muséographique mêlant au mieux, à mon sens, bande dessinée et musée : les expositions d’artistes et les projets mixtes édition/musée.

De l’exposition-prétexte, à manier avec précaution

Un certain nombre des expositions sus-citées sont des expositions-pretextes où l’appel du pied au monde de la bande dessinée permet soit de présenter les collections du musée en regard d’un pendant graphique quelconque, soit d’attirer le public au musée (parfois les deux en même temps). Nous sommes là dans le modèle « lama et bd » dont je parlais à propos d’Archi et BD, dont a tant parlé ces derniers mois. Au moins sur le papier, la mise en regard d’objets muséographiques « traditionnels » et de cet « étranger » qu’est la bande dessinée peut être réussie. Toute la difficulté consiste à ne pas tomber dans l’écueil de la juxtaposition. Bien souvent, malheureusement, cet écueil n’est pas évité et l’exposition en vient paradoxalement à souligner l’écart entre la bande dessinée et le réel. L’exposition Astérix qui s’était tenue au musée de Cluny à Paris en 2009 avait, à mon sens, en partie raté son objectif. Présenter des planches d’Astérix dans un musée exposant des pièces archéologiques aurait pu être l’occasion d’expliquer à quel point le monde créé par Uderzo et Goscinny était le résultat du filtre de l’imagerie historique des manuels scolaires, et donc d’un savoir canonique sur l’époque gallo-romaine qui n’est plus guère d’actualité aujourd’hui, cinquante ans après la création du petit héros gaulois. Dans ce cas précis, l’impression de juxtaposition était flagrante, même si certains documents sur les créateurs d’Astérix valaient en effet le coup d’être exposés. Dans d’autres cas, le musée ne prend même pas la peine d’utiliser ses propres réserves pour les mettre en rapport avec la bande dessinée : le projet muséographique est alors entièrement détourné et le musée se transforme en un simple espace d’accueil d’une exposition de bande dessinée. Le cas d’Archi et BD était assez étonnant de ce point de vue là : le thème annonçait un dialogue entre l’architecture et la bande dessinée, mais l’apport des collections de la Cité de l’architecture et du Patrimoine de Paris (et de son expertise scientifique sur le patrimoine architectural) était malheureusement très limité. Et, par conséquent, l’exposition était un simple catalogue de planches où apparaissaient des bouts d’architecture, objectif malheureusement assez vain qui permettait de repartir en ayant appris que les dessinateurs de bande dessinée dessinent aussi de l’architecture.
Que des expositions-prétextes existent ne me dérangerait pas autant si elles ne soulignaient pas avec autant d’évidence les écarts entre l’univers du musée et celui de la bande dessinée. Ecarts qui, dans le fond, n’ont pas véritablement lieu d’être, comme je vais tenter de le démontrer dans les deux parties suivantes. Les effets de juxtaposition sont d’autant plus facheux que, dans certains cas (et notamment dans celui de la Cité de l’architecture, ou du musée de Cluny), l’exposition de bande dessinée est d’emblée évaluée comme l’exposition « détente » au milieu d’autres expositions sérieuses et scientifiques. On peut se permettre de ne pas y être trop pointu, alors qu’on l’est le reste de l’année. Et rien ne m’agace plus que le discours qui consiste à dire que la bande dessinée est un loisir qui ne peut donc pas être étudié sérieusement, discours tenu aussi bien par des non-amateurs de BD (auxquels l’ignorance sert d’excuse) que par des amateurs de bande dessinée suspicieux à l’égard de toute forme d’intellectualisme.
D’autre part, l’un des sous-entendus des expositions-prétextes est relativement dangereux : il consiste à dire (ou à penser sans l’avouer) que le public des musées est par essence différent de celui de la bande dessinée. Et qu’une exposition de bande dessinée sera donc propre à conduire au musée un « autre » public qui ne serait pas venu autrement. Ainsi, l’exposition La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence s’était construite sur la base d’une opposition entre le musée et la bande dessinée, opposition reflétée jusque dans le titre (où l’on parle bien « d’invasion » du premier par la seconde). L’un des chapitres du catalogue (« Visites », écrit par la conservatrice du Patrimoine Anne-Claire Laronde) commençait ainsi « L’un des objectifs que se fixe la présente exposition est de tenter de rapprocher les lecteurs de bande dessinée des visiteurs de musées. ». Heureusement consciente qu’il est dangereux de ne se fier qu’à des préjugés, l’auteur de l’article poursuivait ainsi : « Cette simple intention présuppose que les amoureux et habitués de cet art soient bien différents des curieux qui se pressent dans les salles des établissements culturels. Il serait donc bien étrange d’aimer à la fois la BD et les musées ; quelle drôle d’idée ! (…) Tout n’est certainement pas si simple à l’heure où la bande dessinée se diversifie de plus en plus et où les musées vont de plus en plus à la rencontre de leurs publics. ». De fait, j’ignore s’il existe des études sur les pratiques culturelles qui prouveraient que musée et bande dessinée touchent un public différent. Mais, ne serait-ce que par ma propre expérience, j’aurais tendance à penser que c’est une erreur et qu’il faut éviter les généralités. La bande dessinée n’est pas un objet unique et homogène, et son public non plus, surtout depuis quelques décennies.

Les raisons derrière les expositions-prétextes et leurs écueils sont sans doute plus prosaïques, à mon grand désarroi. D’un côté, la bande dessinée est une industrie qui, économiquement, se porte plutôt bien et qui sait draîner le « grand public » par des séries à succès. Ce « grand public » que les musées sont contraints à conquérir pour multiplier les entrées et donc le chiffre d’affaires. C’est un lieu commun que de dire que les expositions du Grand Palais à Paris sont avant tout des « évènements », pour lesquels il est nécessaire de faire la queue : leur succès se mesure d’abord à la foule qui s’y presse. De l’autre côté, les conservateurs de musée, formés à l’Ecole du Louvre et à l’Institut du Patrimoine, ont d’abord de solides connaissances en matière d’histoire de l’art et de l’archéologie, mais hésitent peut-être à s’investir intellectuellement sur le terrain de la bande dessinée qu’il risque de ne connaître qu’en tant que lecteur, et pas avec la même acuité que les autres arts. Lorsqu’une exposition de bande dessinée a lieu dans un musée des Beaux-Arts, je m’interroge toujours sur l’investissement réel des conservateurs de l’établissement : ce qui, aux yeux du public est un « évènement » n’est il pas, pour eux, un simple divertissement en attendant les choses sérieuses ? L’avis des conservateurs du Patrimoine était, à mon sens, ce qui manquait le plus dans Astérix et Archi et BD pour que l’exposition s’intègre à l’établissement autrement que pour des raisons financières.

Quand projet muséographique rencontre projet éditorial… ou pas
Ce qui pèche sans doute le plus dans les expositions-prétextes est donc l’absence de dialogue réel entre BD et musée et l’effet de juxtaposition qui en résulte, dommageable autant pour la BD (réduit à l’état de divertissement passager) que pour le musée (qui n’exploite pas à fond le potentiel d’ouverture du sujet). Alors, me direz-vous, quels projets peuvent trouver grâce à mes yeux ? Je m’en vais vous répondre de ce pas.
Restons-en d’abord au niveau de ce que chacune de deux parties sait faire : la bande dessinée sait faire des livres, et le musée sait faire des expositions. A trois reprises (mais il y en eut peut-être d’autres, je l’ignore), une exposition s’est doublée d’un réel projet éditorial (autre que le catalogue). Ce type de partenariat encourage à mon sens plus le dialogue que les expositions-prétextes où le dialogue entre différents types de collections et d’objets est voulu, mais rarement consommé. Trois exemples donc : l’album Le violon et l’archer du musée Ingres de Montauban, en collaboration avec Casterman (1992), l’album Toy Comix édité par l’Association en collaboration avec le musée des Arts décoratifs (2007-2008), la série d’albums Futuropolis/musée du Louvre (Eric Liberge, Hislaire, Marc-Antoine Mathieu, Nicolas de Crécy ; 2005-2009) [dans le premier cas, je ne suis pas sûr qu’il y ait euvune exposition]. A chaque fois, le principe est le même : un groupe de dessinateurs est invité à s’inspirer du musée et de ses collections pour dessiner une ou plusieurs planches (ou un album entier). L’exposition sert ensuite à présenter le résultat du projet, en regard des objets choisis par les auteurs (le musée des Arts Décoratifs n’appartient pas au Louvre mais se trouve dans ses locaux, ce qui peut expliquer la présence simultanée de deux projets de même type).
L’effet juxtaposition est minimisé par l’existence d’un réel projet de collaboration entre le musée, les auteurs et l’éditeur. Le musée accueille des planches de bande dessinée et, en contrepartie, les auteurs intègrent des objets muséographiques à leurs travaux. Les planches ont donc un rapport direct avec le musée, qui interprète un rôle de « commanditaire » de l’art vivant et contemporain. L’album qui en résulte permet, à mes yeux, une intégration harmonieuse du projet muséographique dans le monde de l’édition, qui est bel et bien celui de la bande dessinée. L’intérêt de l’exposition peut ensuite varier : dans le cas du Louvre, le choix avait été fait d’une scénographie minimale où chaque auteur était laissé libre de présenter son travail sur les collections du Louvre. Hislaire montrait les étapes du traitement numérique du dessin ; Mathieu proposait des planches originales ; de Crécy avait peint des aquarelles pleine page ; Liberge présentait plusieurs étapes d’une même planche… L’exposition pouvait, à l’occasion, donner une idée du travail graphique des auteurs.
Dépassant du seul album, le projet Toy Comix, dans l’exposition, s’était focalisé sur quelques auteurs chez qui les jouets (type d’objets du musée choisi pour l’exposition) s’avéraient être un thème récurrent de l’oeuvre (ou de « l’univers », comme il faut dire maintenant). C’était le cas de Benoît Jacques, de Stéphane Blanquet, de l’équipe de Ferraille (Winshluss, Cizo, Felder), Reumann et Robel, Sardon, Thiriet. Ils avaient donc préparé chacun de leur côté quelques installations mêlant leurs oeuvres et les collections du musée. Ce processus s’apparentait à celui employé dans les « expositions d’artistes » auxquelles je viens maintenant…

L’auteur comme artiste, une redéfinition de l’art comme de la bande dessinée.

Par « exposition d’artistes », j’entends une exposition réalisée par un musée qui ne perd pas son temps à trouver d’autre prétexte à exposer de la bande dessinée que le constat qu’il s’agit d’un art comme les autres, et qu’il n’y a pas besoin de raison pour lui faire franchir les portes du musée. Un ou plusieurs dessinateurs sont choisis et une partie ou l’ensemble de leur oeuvre est présentée au public, sans plus de détails. Certains espaces muséographiques sont plus à même de recevoir ce type d’exposition : les musées sans collections propres permanentes à mettre en regard (la Fondation Cartier et l’exposition Moebius Transeformes ; la Maison Rouge et l’exposition Vraoum), les musées d’art contemporain (l’exposition Quintet au MAC de Lyon). Dans le premier cas, il s’agit de fondations ayant l’habitude de fonctionner avec des fonds et des collections privées, population entre les mains desquelles se trouve la majeure partie de la bande dessinée exposable (planches originales, dessins inédits, etc.). Dans le second cas, c’est le simple constat que la bande dessinée peut être considérée comme une partie de l’art contemporain.
L’exposition Quintet affronta à bras le corps de fameuses questions qui taraudent les nuits blanches des amateurs de bande dessinée depuis plusieurs décennies : la bande dessinée est-elle un art ? Qu’expose-t-on dans une exposition de bande dessinée ? A la première question, elle répondit de façon ambiguë mais pertinente que la question n’est pas de savoir si la bande dessinée en elle-même est un art mais si les dessinateur de bande dessinée sont des artistes. Et dans ce cas oui : dont acte, cinq dessinateurs de bande dessinée (Chris Ware, Francis Masse, Stéphane Blanquet, Joost Swarte, Gilbert Shelton) furent traités comme on traite les artistes dans un musée d’art contemporain, c’est-à-dire sans prétexte. A la seconde question, elle répondit d’une façon tout aussi ambiguë que, dans une exposition de bande dessinée, finalement, on n’expose pas de bande dessinée ; ou du moins pas seulement. Les cinq artistes avaient chacun une pièce. A côté d’inévitables planches originales, chacun d’eux avait conçu son espace avec des oeuvres personnelles hors bande dessinée, créées ou non pour l’occasion (des sculptures pour Masse, une scénographie complexe pour Blanquet, des illustrations pour Swarte, etc.). Ce choix pourrait être rapproché de la seconde partie de l’exposition Moebius à la Fondation Cartier, à mes yeux plus réussie que la chenille géante de planches originales de la première partie, où des oeuvres de natures différentes se mêlaient (carnets inédits, peintures, illustration, créations numérique, etc.). Enfin, l’exposition du président Blutch au FIBD 2010 présentait, là encore, des oeuvres qui n’étaient pas de la bande dessinée (mais des dessins « uniques » et inédits de l’auteur), mais qui résonnaient néanmoins efficacemment avec l’oeuvre graphique de Blutch, quand on la connaissait.
Quintet ne répondait donc pas directement aux questions habituelles de « la BD au musée », mais, dans son évitement, proposait une exposition qui se trouvait être à la fois bénéfique pour la bande dessinée (dont on démontrait qu’elle pouvait cohabiter avec l’art contemporain au sein d’une même oeuvre d’artiste) et pour le musée (qui, tout à son honneur traitait la bande dessinée comme le reste de ses collections, et sans remettre en cause son identité et son expertise). A ce petit jeu, l’exposition Vraoum à la Maison rouge (Paris) avait joué sur les deux tableaux. Voulant traiter des rapports entre la bande dessinée et l’art contemporain, elle mêlait des oeuvres-prétextes (planches originales diverses et variées mais hors sujet) avec des oeuvres d’art contemporain s’inspirant de la bande dessinée (déjà moins hors-sujet) et enfin des oeuvres d’art contemporain d’auteurs de bande dessinée (dont Jochen Gerner, par exemple).

Evidemment, le problème de ce type d’exposition est qu’elle ne met en avant qu’un seul aspect de la bande dessinée : le dessin. L’aspect narratif passe à la trappe, à moins de dispositifs ingénieux. C’est la virtuosité graphique qui est mise à l’honneur plus que l’habilité à raconter des histoires. Certains dessinateurs sont plus susceptibles que d’autres à recevoir ce traitement (Druillet, Bilal, Moebius…), parfois parce qu’eux-mêmes ont un pied dans le marché de l’art contemporain (Jochen Gerner, Dominique Goblet, Vincent Sardon…). On pourrait toutefois penser qu’avec ce type d’expositions, la bande dessinée entre au musée en trahissant ses particularités ; que, dans le fond, elles ne mettent pas en avant la bande dessinée pour elle-même. En valorisant des auteurs, ne le font-elles pourtant pas plus que les longues traînes de planches originales ? Ne prennent-elles pas le contrepied d’une image de la bande dessinée qui ne serait qu’une industrie à divertissement pour une consommation de masse ?

Vous l’aurez compris, cet article se voulait éminemment subjectif ; mais il faut bien des outils pour comprendre et traiter avec justesse cet étrange multiplication des expositions de bande dessinée dans les musées. J’apporte malheureusement plus de questions que de réponses, mais je laisse les conservateurs de musée prendre le relais de cette réflexion !

Published in: on 5 avril 2011 at 18:23  Laissez un commentaire  

Exposer la bande dessinée… à travers les âges (2)

Après un petit tour du côté des expos de la première moitié du XXe siècle, j’en arrive à une exposition souvent considérée comme fondatrice : « Bande dessinée et figuration narrative » qui s’est tenue en 1967 au musée des Arts Décoratifs. Assez peu d’exposition de bande dessinée oublient de s’y référer en introduction comme la « première » exposition de bande dessinée ou, mieux, à « l’entrée de la bande dessinée au musée ». C’est tout naturellement que la bibliographie la concernant est relativement importante (du moins à l’échelle du sujet qui m’occupe dans cette série). Pour ceux qui ignoreraient tout de l’expo de 1967, ou ceux dont la mémoire a besoin d’être rafraîchie, je vous invite à aller consulter un article de Pierre-Laurent Daures qui en présente les principaux enjeux et qui a interrogé la scénographe de l’époque, Isabelle Coutrot-Chavarot.
De mon côté, le défi consiste donc à écrire quelque chose d’original sur le sujet plutôt que de reprendre ce qui a été écrit (ce qui n’est pas facile après Thierry Groensteen !). D’où mon choix de cet angle d’attaque plus précis : jusqu’à quel point l’expo Bande dessinée et figuration narrative est-elle fondatrice, et surtout, que fonde-t-elle vraiment ?

Le contexte de « Bande dessinée et Figuration narrative »

Lorsqu’un événement culturel est vécu comme fondateur, c’est soit qu’il est un des premiers de sa partie, soit qu’il suppose un changement tel qu’il introduit un nouveau paradigme. Faisons l’essai pour l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » : qu’elle soit la première exposition de bande dessinée n’est pas complètement vrai ; mon article précédent était là pour démontrer le contraire. En revanche, il est tout à fait juste de dire qu’elle introduit deux modifications essentielles dans la conception des expositions de bande dessinée :
1. Pour la première fois, des oeuvres de bande dessinée sont exposées pendant plus d’une semaine dans l’enceinte d’un musée national. Même s’il ne s’agit pas d’un musée des Beaux-Arts, mais d’un musée des Arts décoratifs (ne s’intéressant justement pas dans ladite catégorie des « beaux-arts », mais s’attachant à des arts plus triviaux dans leur usage), ces oeuvres sont exposées dans le but d’être comparées avec des peintures (celle du mouvement qui s’est appelé « Figurative narrative »), certainement celui des Beaux-Arts le plus respecté à cette époque. Indirectement, cela implique aussi que l’Etat reconnaît une légitimité artistique, encore toute relative, à la bande dessinée.
2. Les expositions de bande dessinée cessent pour un temps d’être le fruit des auteurs eux-mêmes, qui vont être atteints par une méfiance envers l’institution muséale officielle jusqu’aux années 1990. Les années 1960 marquent le départ d’une appropriation de l’organisation d’expositions par une catégorie spécifique d’acteurs : les fans, en d’autres termes des spécialistes érudits amateurs de bande dessinée, en marge du circuit institutionnel du monde des musées, et souvent même en marge du monde de l’art. Pour plusieurs décennies (et encore maintenant, même si la situation s’est largement diversifiée), le montage d’exposition de bande dessinée va être un outil au service du discours fanique.
En effet, à l’initiative de « Bande dessinée et Figuration narrative » se trouve l’une des associations composant le fandom nostalgique de la bande dessinée : la Socerlid (Société civile d’études et de recherches sur les littératures dessinées, 1964). Cette dernière est une scission d’un groupe plus ancien, le CBD (Club des bandes dessinées, 1962, devenu CELEG en 1964), et l’exposition remplit donc deux objectifs à court et à long terme. D’une part, il s’agit de prendre de vitesse le CELEG en devenant l’association la plus active et la plus visible du grand public (de fait, l’organisation de l’exposition, qui marque le triomphe de la SOCERLID, et la fin des activités du CELEG ont simultanément lieu durant le premier semestre 1967) ; d’autre part, il s’agit d’oeuvrer pour la « légitimation » de la bande dessinée, avec comme sous-entendu que la bande dessinée est injustement méprisée. Je verrais plus loin si ces deux objectifs ont pu être remplis.

Quelques remarques sur ces deux évolutions : il faut, comme toujours, les replacer dans leur contexte. Les années 1960 voit l’émergence d’une bédéphilie extrêmement militante dont l’objectif est à la fois de discuter entre soi de son amour pour la bande dessinée, et de le faire partager au reste de la société. La Socerlid est issue d’une branche de la bédéphilie qui s’est organisée en des structures associatives et des revues (et qui possède donc les moyens de monter une exposition et rédiger un catalogue). Elle privilégie une lecture nostalgique du medium, essentiellement tournée vers la bande dessinée américaine des années 1930 (de ce qu’ils appellent « l’âge d’or » et qu’ils situent entre 1934, naissance du Journal de Mickey en France, et 1942, interdiction de l’importation de bandes américaines). Même au niveau de la création contemporaine, les membres de la Socerlid s’intéressent essentiellement à la bande dessinée pour enfants : André Franquin plutôt que Jean-Claude Forest, Tintin plutôt que Hara-Kiri. L’exposition est à l’image de l’association, privilégiant le domaine américain (Thierry Groensteen a abondamment développé au sujet des erreurs d’appréciation de la bédéphilie nostalgique, je vous renvoie donc à la bibliographie en bas de l’article).
Autre chose : l’exposition de 1967 vient en réalité comme le climax d’une série d’expositions plus confidentielles organisées par les associations bédéphiliques comme un point fort de la lutte entre CELEG et Socerlid. En effet, là où le CELEG privilégie une approche assez simple de regroupement entre amateurs éclairés, la Socerlid s’en distingue par sa volonté « propagandiste » active, et l’exposition en est un des nouveaux moyens (à côté des réunions, des publications critiques et des rééditions, modes d’expression déjà introduits par le CELEG dans le champ de la bédéphilie), amplement plus visible et médiatique. Trois expositions seront organisées par la Socerlid : « 10 millions d’images, l’âge d’or » de la BD en 1965, « Burne Hogarth » et « Milton Caniff » en 1966. Les notions d’expositions et de scénographie n’était donc pas totalement inconnues des organisateurs ; Pierre Couperie, historien de formation, sera un des principaux metteurs en oeuvre de ces expositions. La Socerlid n’est pas la seule association à organiser des expositions de ce type : le Club des Amis de la Bande dessinée (branche belge du CELEG, devenue autonome), organise plusieurs expositions, dont une « Introduction à la bande dessinée belge » à la Bibliothèque Albert Ier de Bruxelles. D’autres expositions suivront : en 1974, lors du premier salon d’Angoulême, Pierre Couperie présente Le noir et blanc dans la bande dessinée.

Premier objectif : la médiatisation de la bande dessinée et de la bédéphilie nostalgique
Le résultat le plus évident et le moins contestable est que l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » a donné une tribune médiatique nouvelle à la bande dessinée. Durant la seconde moitié des années 1960 se produit un mouvement qui fait passer la bande dessinée d’objet peu considéré à phénomène médiatique. L’occasion pour moi de rappeler que ce qu’on appelle généralement « passage à l’âge adulte » de la bande dessinée française (et que l’on situe, vaguement, dans cette décennie) est moins l’arrivée d’une bande dessinée adulte (qui existait déjà avant, et en grande quantité, dans la presse quotidienne) que l’arrivée sur le marché de revues entièrement composées de bandes dessinées (imitant en cela le modèle des revues pour enfants), à destination des adultes (Chouchou, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant). Autrement dit, un transfert de modèle éditorial, qui s’accompagne naturellement d’une augmentation conséquente du nombre de dessinateurs travaillant pour le public adulte et du début de la fin du préjugé qui, dans l’inconscient collectif, accuse la bande dessinée du « péché d’infantilisme » (pour reprendre une expression de Thierry Groensteen).
L’exposition de 1967 est évidemment indissociable de ce mouvement ; il faut se souvenir qu’un autre événement sert souvent de jalon à la faveur nouvelle dont bénéficie la bande dessinée : la couverture de L’Express sur Astérix en septembre 1966 (même si on y parle davantage du phénomène économique que des qualités graphiques et narratives de la série). De nombreux articles accompagnent l’exposition, et dans une frange très large de la presse, du Figaro littéraire au Canard enchaîné. Toutefois, comme le souligne Groensteen, il faut y apporter une nuance : « A se pencher sur la revue de presse, on constate d’ailleurs que, si le nombre d’articles fut très élevé et dépassa sans doute les espérances des organisateurs (…) la tonalité des articles ne fut pas toujours des plus favorables. » (T. Groensteen, Un objet culturel non identifié, p.160). Plusieurs journalistes ne s’intéressent qu’à la partie « Figuration narrative », par exemple. Le seul critère médiatique, s’il est un indice, ne suffit pas à disqualifier l’ensemble : le retentissement de l’exposition face au grand public semble avoir été important.
La rhétorique du passage à l’âge adulte, fréquemment employée, s’accompagne aussi de celle du passage « art mineur »/ « art majeur ». Il m’intéresse précisément quand je parle d’expositions dans la mesure où la notion « d’exposition » est liée à celle de contemplation artistique, par opposition au livre de bande dessinée qui se feuillette. Les Beaux-Arts servent alors d’étalon et de modèle pour l’exposition de bande dessinée (ce d’autant plus qu’on en conclut, un peu vite, qu’on a affaire à de l’image dans les deux cas), et, dans la logique qui est celle des organisateurs de la Socerlid, exposer annoblit. Or, sur ce point précis, l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » est extrêmement ambitieuse, puisqu’elle ne propose pas seulement d’exposer de la bande dessinée, elle veut aussi la comparer à des peintures.

Second objectif : la bande dessinée devient un « art majeur »

Bernard Rancillac, Où es-tu ? Que fais-tu ?, 1965 : un exemple d'utilisation de personnages de bande dessinée par les peintres de la Figuration Narrative


Reprenons : les plus savants d’entre vous auront repéré ce qu’est la Figuration narrative, et quel peut être le lien avec la bande dessinée. La Figuration narrative est un mouvement artistique, essentiellement pictural mais qui s’étendit aussi à la sculpture. Il marque, au début des années 1960, un retour au figuratif après une longue période dominée par l’abstraction et partage de nombreuses caractéristiques avec des courants contemporains comme le Pop art américain, ou avec le Nouveau réalisme français, tout en essayant aussi de se démarquer de ces deux grands aînés. La Figuration narrative ne s’affirme jamais à proprement parler comme un mouvement construit ; elle regroupe des artistes comme Bernard Rancillac, Hervé Télémaque, Eduardo Arroyo, Jacques Monory. C’est le critique d’art Gérard Gassiot-Talabot qui définit le terme et lui donne son contenu théorique. C’est aussi lui qui s’occupe de la partie « Figuration narrative » de l’exposition de 1967. La vision idéalisée de « Bande dessinée et Figuration narrative » est celle de la rencontre entre deux militantismes culturels du milieu des années 1960 : la bande dessinée en pleine « légitimation », et la Figuration narrative est en plein épanouissement après deux expositions marquantes en 1964 (« Mythologies quotidiennes » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris) et en 1965 (« La figuration narrative dans l’art contemporain », 1965), dont Gassiot-Talabot est le metteur en oeuvre.
Voici pour la partie « Figuration narrative ». Il faut noter que, dans la catalogue de l’exposition, sur 12 chapitres, un seul traite du mouvement artistique (rédigé par Gassiot-Talabot) et ce n’est qu’au sein de ce chapitre que l’on peut lire une analyse intéressante sur les rapports entre bande dessinée et peinture qui s’attache surtout à en pointer les différences et à souligner l’ambiguité des relations qui peuvent s’établir entre les deux. Pourtant, l’objectif des membres de la Socerlid était bien d’ériger la bande dessinée en « art » par une comparaison avec la peinture contemporaine et par la présence au sein d’un musée, dans le sillage de Claude Beylie qui est le premier à avoir proposé l’appellation de « neuvième art » dans une série d’articles pour le journal Lettres et médecins en 1964. Le sous-entendu théorique de cette tentative de rapprochement entre bande dessinée et art « majeur », qui sous-tend tout le catalogue (à l’exemple d’une préface de Burne Hogarth), est que l’annoblissement du medium ne peut passer que par une élévation comme un des Beaux-Arts (idée que je jure pour ma part assez vaine et inutile). D’où la volonté de « mimer » les gestes de l’art, notamment par une exposition au musée (le lieu prend ici tout son sens : rappelons que le musée des arts décoratifs se situe dans les locaux du musée du Louvre).
Si le premier principe de l’annoblissement de la bande dessinée est la juxtaposition avec un mouvement artistique, le second est le choix d’une scénographie spécifique. Je vous renvoie là encore à mes références bibliographiques et webographiques pour plus de détails, mais je m’arrête sur quelques points. La scénographie de « Bande dessinée et Figuration narrative » (en ce qui concerne la partie bande dessinée) est réalisée par Isabelle Coutrot-Chavarot. Son objectif principal (je reprends là une analyse de Pierre-Laurent Daures) est de rompre les habitudes de lecture du public en leur montrant des cases de bande dessinée autrement, en l’occurence sous la forme d’agrandissements photographiques noir et blanc de cases jugées « remarquables ». Cette décision est à la fois liée à des contraintes matérielles (le manque de planches originales) et à une visée théorique (montrer de près la qualité du dessin et la spécificité du trait). L’agrandissement est paradoxalement vécu comme une renaturation de la case, qui serait mutilée par l’impression et la colorisation (un même argument pourra servir, plus tard, à mettre en avant la qualité de la planche originale comme objet d’exposition). Il monumentalise la case de bande dessinée. Enfin, il est aussi un autre moyen de comparer les oeuvres picturales et les oeuvres graphiques, en les mettant à la même échelle.

Je ne serais pas le premier à dire que cet objectif de mise à niveau de la bande dessinée sur la peinture a plutôt été un échec. Il est possible que nous soyons face à un malentendu. C’est ce que peut suggérer une lecture espiègle des premières phrases du chapitre rédigé par Gassiot-Talabot, qui donne l’impression de se dédire de tout lien avec la Socerlid, lui qui s’intéresse au mouvement de la Figuration narrative : « La présence de quelques tableaux dans l’exposition organisée par le Musée des Arts Décoratifs, ce chapitre même, qui termine un ouvrage consacré pour sa plus grande partie à l’histoire, à l’esthétique et à la sociologie de la bande dessinée, pourraient produire quelque confusion et prêter aux auteurs de ce livre des intentions qu’ils n’ont pas. Pour situer les raisons de cette entreprise, et les limites de ma collaboration avec les membres de la Socerlid, il faut rappeler que le problème de la Figuration narrative a fait l’objet de travaux antérieurs qui rendent inutiles un nouvel exposé théorique et une étude analytique des catégories narratives. » (p.229 du catalogue). La juxtaposition entre bande dessinée et figuration narrative apparaît encore davantage comme un mariage forcé lorsqu’on sait qu’en réalité, la partie picturale a été imposée par le conservateur du musée, François Mathey. Pour reprendre les termes de Groensteen : « Les deux parties de l’exposition constituaient deux projets distincts, arbitrairement réunis pour la circonstance. » (p.159, Un objet culturel non identifié). La transformation de la bande dessinée en art majeur est donc en grande partie rendue impure dans la mesure où une condition est mise à son entrée dans un musée, et où il y a juxtaposition plus que dialogue entre les deux parties.

Impureté de la bande dessinée considérée comme un des Beaux-Arts

Pour terminer sur un point de vue un peu plus réflexif, j’aimerais souligner le fait que mettre sur un pied d’égalité la bande dessinée américaine réaliste ou l’Ecole de Bruxelles d’un côté et la Figuration narrative de l’autre, comme le firent, un peu malgré eux, les membres de la Socerlid n’est pas sans amener un triple contresens (les deux premières remarques viennent en grande partie des réflexions de Gassiot-Talabot lui-même dans le catalogue, la troisième m’a été inspirée par les écrits plus récents de Christian Rosset).
1.La première observation est que l’usage de la narration par la Figuration narrative diffère de celle de la bande dessinée. En bande dessinée, la narration est en quelque sorte inévitable et intuitive : elle n’est jamais soulignée, sauf pour créer un effet comique de mise en abyme. Dans la Figuration narrative, la narration est au contraire savamment analysée et le public doit en être conscient pour comprendre la démarche artistique propre à ce mouvement, démarche qui se propose expressément d’interroger le statut de « l’image narrative » dans un art comme la peinture basé sur l’unité du tableau. Thierry Groensteen regrette d’ailleurs que le nom de l’exposition ait entraîné une confusion chez le public qui a pu croire que « Figuration narrative » était une périphrase pour désigner la bande dessinée, erreur qui reste encore courante.
2.L’utilisation de la bande dessinée par la Figuration narrative, comme par le Pop Art ou le Nouveau Réalisme, pose problème car un artiste comme Roy Lichtenstein (mais aussi Rancillac, Erro et Fahlström) utilise la bande dessinée « ainsi qu’un matériau sociologique utilisable au même titre que la réclame publicitaire, le roman photo, le schéma technique, la planche de magazine, l’article de journal, la reproduction d’art, ou tout simplement l’objet préfabriqué qui sert de jalon dans le développement du parcours intérieur. » (Gassiot-Talabot, p.235 du catalogue). L’image de la bande dessinée transmise par les artistes narratifs est donc exactement inverse à celle que défend la Socerlid.
3.Enfin, j’avais souligné que l’exposition était la rencontre de deux militantismes. Or, ils oeuvrent dans des directions diamétralement différentes. La Figuration narrative est un mouvement de contestation face à la peinture établie (aussi bien l’art abstrait que le Pop Art américain) qui se veut contestataire et moderne. La Socerlid, elle, en tant que bédéphilie nostalgique, est tournée vers le passé et nettement moins vers la créations contemporaine, en particulier lorsqu’elle bouleverse les règles classiques qui régissent le medium depuis des décennies. Elle veut au contraire devenir un art établi. Ainsi, Jean-Claude Forest, dont l’esthétique est pourtant plus proche du Pop Art et de sa subversion que celle d’Hergé, est déprécié dans le catalogue. Certains auteurs choisis par la Socerlid pour être exposés (Milton Caniff, Burne Hogarth, Hergé) sont éminemment académiques et leur noir et blanc, ici présenté, semble jurer avec les couleurs vives de la Figuration narrative, de même que leur réalisme et leur exactitude jurent avec la déformation corporelle ou la recherche du détail absurde que l’on peut trouver dans le mouvement pictural.

Au final, le nouveau paradigme de la « BD au musée » qu’a voulu introduire l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » n’est atteint qu’en partie, et de façon impure.

Ajout au 13 juillet 2011 : suite au commentaire de Maurice Horn, qui a participé à l’exposition et notamment à la traduction du catalogue aux Etats-Unis, il convient de préciser qu’au-delà de l’impact médiatique national, qui est le sujet de cet article, l’exposition a été connue par son catalogue (traduit en anglais sous le titre A History of Comic Strip par Maurice Horn) au niveau international.


Pour en savoir plus :

Un catalogue de l’exposition a été édité par le SERG. Il est malheureusement épuisé, mais on peut à l’occasion le trouver dans quelques bibliothèques avant-gardistes qui s’intéressaient déjà à la BD dans les années 1960 !
Thierry Groensteen consacre plusieurs pages au sujet de l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » dans son La bande dessinée, un objet culturel non identifié, Editions de l’an 2, 2006 (p.155-160 ; plusieurs réflexions sur le mouvement bédéphilique sont tirées du même ouvrage.)
Enfin, un mémoire existe sur le sujet, soutenu et réalisé par Antoine Sausverd en 1999 à l’Université de Bourgogne (Dijon).
Site de la scénographe, avec quelques photographies de l’exposition : http://www.isastyle.com/bd.htm
Et enfin, une synthèse sur la Figuration narrative par le Centre Pompidou, avec des commentaires d’oeuvres.

Published in: on 19 février 2011 at 12:40  Comments (3)