Egypte et bande dessinée : quelques lectures (2)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

Le classique pour enfants : Papyrus de Lucien de Gieter, 1974-

Après Blake et Mortimer, restons un peu dans l’héritage de la bande dessinée belge pour enfants avec une série entièrement consacrée à l’Egypte ancienne, Papyrus. Elle voit le jour en 1974 dans le journal Spirou, sous le crayon de Lucien de Gieter. L’arrivée de la série s’inscrit dans la seconde génération de séries traditionnelles du célèbre journal belge, à une époque où la bande dessinée française, grâce à Pilote, puis Fluide Glacial, Métal Hurlant et L’Echo des savanes, prend le dessus. La bande dessinée belge se replie alors nettement sur les formules qui ont fait son succès dans les décennies précédentes : sérialiser le plus possible pour voir émerger de nouveaux « classiques » et s’accrocher au jeune public avec la même tonalité sage et la même ambition pédagogique qu’auparavant. Spirou cherche, à cette date, à renouveler ses thèmes et ses héros, d’où une nette féminisation des héroïnes (Natacha en 1965), une relecture comique du western (Les Tuniques bleues, 1968) ou de l’histoire de gangsters (Sammy en 1973), l’appel de la science-fiction (Yoko Tsuno en 1969, Le Scrameustache en 1972) .
C’est autour de la recherche de nouveaux univers de fiction qu’émerge une série ayant pour cadre l’Egypte ancienne, cadre qui encore inédit à l’époque. Papyrus n’est pas la première série de De Gieter qui avait déjà dessiné pour Spirou le western pour enfants Pony (d’abord sous la forme des célèbres mini-récits du journal), les aventures humoristiques de Tôôôt et Puit (deux séries ayant déjà comme héros des enfants), et il participe aux gags du chat Poussy de Peyo à partir de 1969. Mais Papyrus est sa série la plus connue et la plus durable, puisqu’il la poursuit encore aujourd’hui et que les plus jeunes générations (dont je fais partie !) la connaissent surtout par l’adaptation qui en fut fait en dessin animé vers 1998 (applications des leçons de son maître Peyo !).

L’histoire
Le héros éponyme est un jeune pêcheur qui sauve la vie de la princesse Théti-Chéri, fille de pharaon, et devient alors son protecteur. Il est lui-même soutenu par la dééesse aux cheveux resplendissants, fille du dieu-crocodile Sobek, qui lui donne dans la première aventure un glaive magique. Au fil des albums, ils vivent ensemble une suite d’aventures, tantôt missionnés par le pharaon (ce qui donne à Papyrus l’occasion d’aller en Crète dans le Labyrinthe), tantôt confrontés à des évènements surnaturels sur le sol égyptien.
A ses débuts, De Gieter est encore très proche du style rond de Peyo ou Macherot. Il se détache progressivement de cette influence en allant vers plus de naturalisme, ce qui donne l’impression que Papyrus et Théti-Chéri deviennent progressivement adultes. A ce changement de style correspond un changement dans le traitement de l’Egypte ancienne. Les premiers albums sont encore très marqués par la mise en relation de l’Egypte ancienne et du mysticisme, d’où des apparitions fantastiques et des monstres (là encore peut se sentir l’influence de Peyo dans la tension vers le surnaturel). De Gieter révèle qu’il réalise son premier voyage en Egypte à l’occasion du septième album, La Vengeance des Ramsès (1984). A partir de cette date, il se documente davantage et chercher à ancrer ses albums dans la réalité des recherches archéologiques en cours. Le pharaon est doté d’un vrai nom (Merenptah) qui place la série temporellement dans la XIXe dynastie (vers 1200 avant J.C.). Le fonctionnement de chaque album est trouvé : il prend pour toile de fond un monument célèbres (les colosses d’Abou Simbel dans le cas de La Vengeance des Ramsès) qui est prétexte à une aventure de Papyrus et Théti-Chéri. L’architecture est parfois même le sujet d’une histoire, comme dans L’obélisque qui s’appuie sur les connaissances des égyptologues sur l’érection des obélisques. Le fantastique n’est toutefois pas oublié : c’est la reconstitution de l’Egypte ancienne qui se veut plus précise.

Quelle Egypte ?
L’Egypte proposé par De Gieter est une Egypte ancienne pour manuels scolaires. Dans la droite ligne d’autres séries de bande dessinée, le dessinateur propose une série qui entend faire référence sur l’époque à laquelle elle se consacre, en l’occurence ici l’Egypte ancienne, tout en masquant sa portée pédagogique derrière des aventures à rebondissements. La civilisation égyptienne, sans doute en raison de la bonne connaissance que permettent d’en avoir les traces qu’elle a laissées, fait partie du bagage classique de connaissances historiques. Elle continue de fasciner et de faire l’objet de nombreux livres, dont beaucoup à destination du jeune public. Chaque album de Papyrus est une invitation à découvrir un aspect de la civilisation égyptienne. Le propos sur l’Egypte ancienne se lit à deux niveaux : celui de la narration et celui de l’iconographie. La démarche de création s’accompagne systématiquement d’une volonté « d’apprendre » quelque chose au lecteur. Dans le cas de la narration, De Gieter inclut souvent dans ses histoires des faits historiques documentés par ses soins. L’authentique stèle de Merenptah (conservée au musée du Caire) lui offre l’occasion de traiter des guerres du pharaon en Palestine dans Le Pharaon fou. Dans certains cas, il utilise expressément des biais scénaristiques pour évoquer certains évènements célèbres, comme le voyage dans le temps de Toutankhamon le pharaon assassiné.
Plus intéressant encore est le cas de la mise en images de l’Egypte ancienne. Elle prend chez De Gieter deux grandes directions opposées qui font de la série une synthèse entre deux visions de l’Egypte (la mystique et l’archéologique). D’une part la reconstitution des sites célèbres se veut la plus fidèle possible, appuyée par des lectures de l’auteur. D’autre part De Gieter met en images des scènes de la mythologie égyptienne et donne un visage aux dieux, là encore en s’appuyant sur les richesses de l’iconographie des temples et des documents de la civilisation égyptienne antique.

Bien sûr, l’ambition éducative est loin d’être la seule, et Papyrus est aussi une série d’aventures (dans une traditionnelle dialectique « instruire en s’amusant » qui sous-tend la littérature pour enfants dès ses débuts). Mais si j’insiste dessus, c’est qu’elle conditionne en grande partie la vision de l’Egypte véhiculée par la série et qu’elle influe sur l’histoire en introduisant quelques faits connus ou en se consacrant à une série de « passages obligées » de l’historiographie égyptienne (Toutankhamon, Imhotep, Akhenaton, Ramsès II…). Il se peut aussi que, comme dans le cas d’Alix de Jacques Martin, la série ait évoluée avec le temps en assumant de plus en plus une place de « support de cours » qui ne la résume pas mais qui lui confère une véritable valeur qui vient contrebalancer un certain archaïsme du style et du propos. En d’autres termes, face à l’arrivée d’autres héros de bande dessinée pour enfants plus impertinents, Papyrus s’est trouvé contraint de mettre l’accent sur son caractère didactique, voire de renforcer ses liens avec l’univers pédagogique (une nuance tout de même, dans l’album 28, Les Enfants d’Isis, De Gieter fait enfin s’embrasser ses deux héros enfantins, franchissant enfin un des « tabous » de la série, et de la bande dessinée belge en général : la vie amoureuse des personnages).
A cet égard, le site officiel de la série et de l’auteur, www.egypteinedite.be est exemplaire puisqu’il se donne explicitement pour but de « faire découvrir les bases historiques réelles qui ont servi l’histoire » et de poursuivre : « un moyen unique pour les plus jeunes de mieux comprendre la civilisation égyptienne ». Le site est réalisé en association avec un photographe spécialisé dans l’Egypte et de ses vestiges, Jean-Pol Schrauwen.
C’est dans ce site que l’on apprend que l’une des principales sources iconographiques de De Gieter pour Papyrus est l’oeuvre du peintre écossais David Roberts (1796-1864) qui réalisa plusieurs voyages en Afrique et publia des ouvrages illustrés sur l’Egypte au milieu du XIXe siècle. Il fait partie des nombreux orientalistes fascinés par les vestiges des civilisations anciennes que les fouilles archéologiques font progressivement connaître. Sous la forme d’un carnet de voyages (dont une partie est disponible sur le site), De Gieter s’est rendu en Egypte en 1996 pour redessiner, plus de 150 plus tard, les paysages vus par Roberts. Un travail de croquis sur le vif qui renoue avec une pratique héritée des orientalistes du XIXe siècle, et qui évoque un dessinateur préoccupé par la recherche de la vraisemblance. Pour qui veut en savoir plus sur le travail de reconstitution de De Gieter pour Papyrus, je l’invite à lire l’article que consacre sur le sujet Michel Thiébaut dans le catalogue L’Egypte dans la bande dessinée.

Je profite de cet article sur Papyrus pour mettre à votre connaissance un intéressant projet de reconstitution numérique et de mise en ligne des tombes de la vallée des rois, près de Louxor, une des plus grandes concentrations de tombeaux égyptiens. A l’origine (1978) travail de topographie des tombes égyptiennes, le Theban Maping Project est organisé par l’université américaine du Caire et vise à « préserver l’héritage des monuments ». Une façon intéressante de découvrir à distance, à l’aide de plans et de photographies, un des plus riches site archéologique du pays.

Published in: on 11 décembre 2010 at 21:35  Laissez un commentaire  

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (1)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique et un peu plus léger qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

(1) Le classique d’entre les classiques, Blake et Mortimer. Le mystère de la Grande Pyramide d’Edgar Pierre Jacobs (1950-1955)

Dans la mémoire collective des amateurs, l’oeuvre la plus marquante dans les rapports entre la bande dessinée et l’Egypte est le second épisode des aventures de Blake et Mortimer, intitulé Le mystère de la Grande Pyramide, dessiné et scénarisé par le belge Edgar Pierre Jacobs. Paru à partir de mars 1950 dans Le Journal de Tintin, puis en deux albums au Lombard en 1954-1955, Le mystère de la Grande Pyramide a suffisamment marqué les esprits pour connaître des rééditions ininterrompues depuis sa publication initiale jusqu’à nos jours. L’édition originale de 1954 est devenue un objet de collection qui atteint une cote d’environ 200 euros. Rien d’étonnant après tout, l’histoire s’intègre au sein d’une série elle aussi devenue un classique de la bande dessinée belge des années 1950. En 2005, une réédition aux éditions Blake et Mortimer comprend des planches inédites publiées dans la revue. Cette réédition à vocation purement mémorielle consacre définitivement le statut historique du Mystère de la Grande Pyramide.


L’histoire

L’éminent professeur Philip Mortimer est invité en Egypte par un de ses confrères, Ahmed Rassim Bey. Ce dernier l’informe de la découverte d’un papyrus (appelé « le papyrus de Manéthon », d’après son auteur, un érudit égyptien de l’époque ptolémaïque) qui révèle l’existence d’une chambre secrète dans la grande pyramide du roi Khéops à Gizeh. Ayant pour nom « la chambre d’Horus », elle conserverait le véritable tombeau du roi Akhénaton et aurait servi de lieu de culte du dieu Aton. Mais la découverte de la chambre ne se fera pas sans rebondissements. L’assistant de l’égyptologue Rassim Bey est en réalité membre d’un réseau de trafiquants d’antiquités organisé par le colonel Olrik, ennemi juré de Mortimer qui l’avait laissé pour mort dans l’épisode précédent, Le secret de l’Espadon. Lui aussi espère retrouver la mythique chambre d’Horus. Entre les anciens comparses du professeur (Francis Blake, Nasir…) et de nouveaux personnages hauts en couleurs (dont le mythique professeur allemand Grossgrabenstein), Jacobs peint une aventure mouvementée entre enlèvement, investigation dans les rues du Caire et exploration archéologique.
Le second épisode des aventures de Blake et Mortimer donne définitivement le premier rôle au professeur écossais puisque Francis Blake, l’agent secret du MI5 et inséparable ami de Mortimer, n’apparaît que très brièvement à la fin du premier volume et plus longuement, tout de même, dans le second. Si Le secret de l’Espadon était clairement un récit de guerre et d’espionnage, Le mystère de la Grande Pyramide permet à Jacobs d’enrichir sa série par des références savantes à l’archéologie, par un exotisme moins caricatural, par une intrigue policière plus élaborée et par un léger coup d’oeil du côté du fantastique. En ce sens, l’album donne le ton de ce que sera par la suite la série de Jacobs : des allers-retours constants entre les codes divers des genres issus de la littérature populaire. C’est pour moi une des grandes qualités de Jacobs que d’avoir su rendre chaque album de sa série unique en variant les intrigues, du policier pur et dur de L’affaire du collier à la science-fiction la plus imaginative du Piège diabolique.


Quelle Egypte ?

Jacobs s’inspire ici d’une Egypte modelée par la culture populaire occidentale et les pseudo-sciences ; celles qui confondent religion et ésotérisme et interprètent les inconnus de « l’Egypte mystérieuse », tantôt à des fins de pur divertissement, tantôt d’une façon désespérement sérieuse. Jacobs bénéficie de plus d’un siècle de légendes véhiculées successivement par les différents médias du monde contemporain (presse, roman, cinéma, bande dessinée…). La référence à Manéthon comme point de départ n’est pas innocente. C’est dès l’époque grecque ptolémaïque que le cliché d’une Egypte des mystères et de l’hermétisme se développe. Manéthon est l’auteur d’une Histoire de l’Egypte rédigée en grec à la demande de Ptolémée Ier, à l’époque où les grecs étendent leur emprise sur une Egypte politiquement déclinante (IVe siècle avant J.C.). C’est sur cet ouvrage que se base l’actuelle division politique utilisée par les égyptologues en « dynasties » successives de pharaons. Mais, d’une part le texte de Manéthon n’est connu que par fragments diffusés par des historiens juifs et chrétiens dans les premiers siècles de notre ère, et d’autre part ses sources sont trop peu connues pour garantir le sérieux de l’oeuvre. L’analyse historique de l’Histoire de l’Egypte de Manéthon demande donc un certain recul : elle est celle de grecs qui, déjà, ne savent plus lire les hiéroglyphes et ont perdu tout contact avec la réalité de la civilisation du millénaire précédent. L’invention de l’astrologie et de l’alchimie est attribuée à tort aux Egyptiens et l’Hermès Trismégiste, fusion entre l’Hermès des grecs et le Thot des égyptiens, est le prophète des nouvelles croyances qui se développent et attribuent aux anciens égyptiens des pratiques magiques. Au fil des siècles perdurent cette vision de l’Egypte. L’amélioration des connaissances scientifiques sur l’Egypte ancienne suite aux fouilles archéologiques des XIXe et XXe siècle ne l’interrompt en rien ; il se produit une rupture entre le savoir scientifique basé sur des données positives et les croyances populaires associées à l’Egypte. Au cours du XIXe siècle, de grands thèmes vont être adoptées par la littérature populaire pour rester encore de nos jours : les deux plus célèbres étant celui de la momie revenue d’entre les morts (Le roman de la momie de Théophile Gautier en 1858) et celui de la malédiction (l’ouverture de la tombe de Toutankhamon en 1922 donne lieu à la légende que l’on connaît, entretenue dans la presse par un romancier comme Conan Doyle, versé dans l’ésotérisme victorien). Les gravures qui accompagnent les romans feuilletons forgent un ensemble d’images associées à l’Egypte; les décors des films prennent bientôt le relai (La Momie de Karl Freund, 1932).

Ainsi, quand Jacobs entreprend une aventure ayant pour titre « le mystère de la Grande Pyramide » en 1950, il charrie avec lui tout cet imaginaire. Il prend pour thème principal celui du pharaon Akhénaton, un des nombreux « mystères » de l’Egypte antique dont les amateurs d’ésotérisme se sont emparés. Le pharaon Akhénaton occupe dans l’histoire égyptienne une place à part dans l’histoire égyptienne puisqu’il tente d’imposer, autour de -1350 avant J.C., une révolution tant politique que réligieuse dans l’Empire qu’il dirige ; politique car il fait construire sa propre capitale, Akhétaton, et quitte Thèbes, religieuse car il tente d’imposer dans le pays le culte du dieu Aton qui connaît alors un fort développement. Ces deux révolutions s’accompagnent d’une évolution artistique qui introduit de nouveaux codes iconographiques et un style spécifique que les archéologues appellent l’art amarnien (du nom actuel d’Akhétaton, Tell-el-Amarna). Après sa mort, il semble que le clergé reprenne le contrôle, élimine les traces du règne d’Akhénaton (en saccageant son tombeau ou en effaçant son nom des tables) et répandent la légende d’un « pharaon hérétique ».
Il faut ensuite séparer les faits historiques de la légende tenace qui entoure ce pharaon devenu presque mythique, légende sur laquelle s’appuie Jacobs. Les égyptologues redécouvrent Akhénaton à la fin du XIXe siècle, mettent au jour son tombeau, malheureusement saccagé, et conduisent de nombreuses campagnes de fouilles pour comprendre les évolutions si spécifiques de son règne et les multiples déplacements de sa sépulture après sa mort. Dans le même temps, Akhénaton devient un des principaux épisodes des « mystères » de l’Egypte antique tel que forgés par la tradition populaire. La principale légende, qui n’est autre qu’une lecture occidentale du règne d’Akhénaton, est d’affirmer que le « pharaon hérétique », en souhaitant répandre le culte du dieu-soleil, est un précurseur du monothéisme. Entre explications et réfutations par les égyptologues et légendes colportées décennies après décennies, la bibliographie consacrée à Akhénaton est des plus denses et des plus diversifiées…

Si Jacobs est loin d’être le premier dessinateur à s’intéresser au thème populaire des mystères des tombeaux égyptiens, l’interprétation qu’il en donne le place au-dessus de beaucoup de ses prédecesseurs. Un exemple connu : en 1932, Hergé, dans Les Cigares du pharaon, se risque sur le même terrain. L’exploration du tombeau du pharaon Kih-Osk par Tintin donne lieu à une des scènes les plus fantaisistes de la série, même s’il s’avère par la suite que les hallucinations du héros étaient dûes aux vapeurs d’opium. Jacobs tente de s’en tenir au maximum aux faits et le caractère rationnel de Philip Mortimer permet d’écarter toute tentation mystique. Cette dernière n’apparaît que par fragments à travers le personnage du cheikh Abdel Razek, descendant du peuple du Nil. Le fantastique de Jacobs est savamment pesé et l’auteur s’écarte ainsi de la tradition populaire en laissant le mystère à la marge tandis que priment d’autres rebondissements plus « réalistes ». Mais Jacobs est bien conscient de l’existene d’une imagerie ésotérique et sait en jouer. La couverture de l’album, en plus d’être un modèle de l’académisme jacobsien (jeu d’ombres et de lumières, équilibre de la composition), joue à fond sur les clichés des mystères de l’Egypte, avec la silhouette démesurée du dieu Horus (à rapprocher de la couvertures des Cigares, justement). Le second volume insiste encore davantage sur le mysticisme en nous invitant à une étrange cérémonie qui n’a en réalité jamais lieu dans l’album. C’est en effet dans ce second volume que Jacobs sacrifie à la légende, et la « chambre d’Horus » devient un lieu de mystères et de magie. Ce qui empêche l’aventure de sombrer dans le grand-guignol de certains romans feuilletons est la solidité de l’intrigue policière qui court tout au long du récit, le rattachant à des considérations très terre à terre.

Couverture originale des Cigares du pharaon, 1932


A la suite d’illustres prédecesseurs tels que Jules Verne, Jacobs recherche dans ses histoires un équilibre entre le mythe et la réalité, entre l’inspiration légendaire et le savoir scientifique. Il s’adresse à des enfants et l’un de ses objectifs et de les « instruire en s’amusant ». L’aventure permet aussi de présenter les grands sites de l’Egypte antique, la pyramide de Gizeh et le sphinx. Dans les albums qui suivront, Jacobs s’appuiera sur d’autres mythes connus, les traitant avec plus ou moins de fantaisie (l’Atlantide de L’Enigme de l’Atlantide). Il se situe à la frontière entre l’extraordinaire et la vérité. Pour l’anecdote, pendant que Jacobs publie dans Tintin Le mystère de la Grande Pyramide, Martin dessine dans le même journal Le Sphinx d’or pour sa série Alix, et la version couleur des Cigares du pharaon paraît en 1955 chez Casterman. Ce sont toutes les grandes signatures du journal qui sont mobilisées autour de l’Egypte !

Published in: on 5 décembre 2010 at 15:39  Laissez un commentaire  

Baruthon 11 : Pauvres Zhéros, Casterman, 2008 (d’après Pierre Pelot)

Pour l’avant-dernier épisode de ce Baruthon, un petit détour par le dernier album de Baru avant sa nomination en tant que Grand Prix du FIBD 2010 : l’adaptation en bande dessinée du roman noir de Pierre Pelot Pauvres Zhéros au sein de la collection Rivages/Casterman/Noir. L’occasion d’aborder rapidement le rapport intéressant de Baru à la littérature.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé


Rivages/Casterman/Noir : une collection


Commençons, comme toujours, par une brève évocation de la collection dans laquelle se situe Pauvres Zhéros. Nous avions déjà vu Baru, avec L’Enragé, pénétrer une des collections contemporaines à vocation littéraire de l’édition belge, la fameuse collection Aire Libre de Dupuis. Pauvres Zhéros est un album de la collection Rivages/Casterman/Noir lancée en 2008. Pour mémoire, Aire Libre date de 1988 : dans les décennies 1990 et 2000, nous sommes bien dans le contexte de reconversion des éditeurs belges vers la bande dessinée adulte. La double spécificité de Casterman est que d’une part cette reconversion a commencé dès 1978 avec (A Suivre) (et nous avons eu l’occasion d’y croiser Baru à plusieurs reprises) et que d’autre part elle se fait selon une rhétorique esthétique et commerciale spécifique : le rapprochement avec la littérature (on se souvient des « roman » à suivre). La formule marche d’autant mieux en cette fin des années 2000 que le concept de « roman graphique » a été importé à merveille des Etats-Unis, même s’il a, chez nous, beaucoup moins de sens que le graphic novel peut en avoir dans un univers anglo-saxon dominé par les comic strips et comic books. En France et en Belgique, le format album, puis sa évolution vers la « densité romanesque » (c’est-à-dire sortant du format 48 CC) n’a pas attendu l’invention d’un supposé et pompeux « roman graphique » pour émerger. Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis, de véritable rupture au sein du système commercial.
Revenons-en à Rivages/Casterman/Noir. Il s’agit, après les « romans (A Suivre) » et la collection Ecritures d’une nouvelle tentative de faire naître des oeuvres d’un dialogue entre bande dessinée et roman. Mais l’initiative n’en revient pas uniquement à Casterman qui vient ici se greffer sur un projet né dans l’édition littéraire. A l’origine se trouve la collection Rivages/Noir fondée par François Guérif en 1986 au sein de la maison d’édition Rivages (1984). Si cette dernière, tenue par Edouard de Andréis, est d’abord généraliste, sa collection Rivages/Noir devient très vite une des principales collections de romans policier, en particulier de « romans noirs » qui connaissent alors un important développement, en France et aux Etats-Unis. Rivages/Noir fait notamment connaître en France James Ellroy et lance notamment Hugues Pagan. Rivages s’inspire ici en partie de Gallimard qui, depuis 1945, a connu plusieurs succès dans cette déclinaison du polar grâce à sa collection Série Noire : faire découvrir des auteurs étrangers et lancer des auteurs français.
En 1991, Rivages est racheté par Payot qui devient alors Payot & Rivages. La collection Rivages/Noir survit à cette fusion et continue de jouer un rôle important dans le domaine du roman noir. En 2008, l’association entre Payot & Rivages et Casterman donne naissance à la collection Rivages/Casterman/Noir. Difficile de ne pas inscrire ce rapprochement dans le cadre de l’intérêt nouveau que les maisons d’édition traditionnelle portent à la bande dessinée depuis deux décennies. Le constat est parlant : dans le secteur de l’édition, la bande dessinée est une des rares branches (avec la littérature pour la jeunesse) à parvenir à éviter la crise. En d’autres termes, la bande dessinée fait vendre, et ce n’est pas par hasard si Hachette a racheté récemment les droits d’Astérix pour se relancer dans l’édition de bande dessinée grand public.
Les ambitions affirmées par la collection Rivages/Casterman/Noir vont au-delà du seul enjeu commercial. Voyons ce qui est dit : « Rivages/Casterman/Noir a pour ambition de réunir les meilleures dessinateurs et adaptateurs pour des oeuvres choisies, en fonction, bien sûr, de leur impact visuel. ». Il s’agit de donner une seconde vie aux romans Rivages/Noir en les faisant adapter en bande dessinée par des dessinateurs connus : la vente se fait tantôt sur le nom du dessinateur (pour les amateurs de bande dessinée), tantôt sur le nom du romancier (pour les amateurs de polar). Le rapprochement BD/polar obéit aussi à la proximité vue comme naturelle entre les lecteurs de ces deux types d’ouvrages (littérature de genre et bande dessinée ont souvent, dans l’imaginaire collectif, le même lectorat). Moins prosaïquement, Casterman parvient à nouer des relations nouvelles, plus saines, entre bande dessinée et littérature, du moins lorsque l’adaptation est réussie et n’est pas qu’une simple « retranscription graphique » du roman. Toute adaptation de romans en bande dessinée est un véritable défi esthétique pour le dessinateur qui doit jongler entre l’esprit de l’oeuvre originale et son propre style. Parmi les premiers titres, on note Pierre qui roule de Donald Westlake par Lax, Shutter Island de Denis Lehane par Christian De Metter et le Pauvres Zhéros de Pierre Pelot par Baru. Parfois, un « adaptateur » intervient entre l’oeuvre et le dessinateur, comme Matz pour l’adaptation de Nuit de fureur de Jim Thompson par Miles Hyman. On va voir comment Baru s’en sort, lui qui se fait à la fois adaptateur et dessinateur…

Baru Noir

Avec Pauvres zhéros, Baru se risque, pour la deuxième fois de sa carrière, à suivre le scénario d’un autre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. La première fois, il s’agissait du Chemin de l’Amérique qu’il avait réalisé en collaboration avec Jean-Marc Thévenet. Ici, l’exercice est plus difficile puisque Baru reste son propre scénariste, mais prend pour base un roman de Pierre Pelot. Le résultat est en effet étonnant : on sent bien que l’histoire n’est pas 100% Baru, mais il parvient tout de même à insérer sa propre écriture derrière celle de Pelot, et à s’insérer en partie dans la logique du roman noir.
Quelques mots sur Pierre Pelot avant d’en revenir à Baru. Il est originaire de l’Est de la France, comme notre dessinateur, et commence sa carrière de romancier dans les années 1960. A cette époque, il tente aussi de percer dans la bande dessinée mais ne poursuit pas dans cette direction. Il va préferer se consacrer à la littérature dite de « genre », dans toute sa variété, puisque, débutant par des westerns en 1965 avec La Piste du Dakota (rappelons ici que ce genre est justement très en vogue dans la bande dessinée à cette époque !), il s’intéresse également au polar (Du plomb dans la neige, 1974), au roman régionaliste et fantastique (La Peau de l’orage, 1973), à la science-fiction (Parabellum Tango, 1980), et au roman historique (C’est ainsi que les hommes vivent, 2003). Pelot lui-même, toutefois, dit ne pas réfléchir en terme de genres quand il écrit, et son style intègre en effet souvent plusieurs dimensions romanesques, loin d’une conception contraignante du genre littéraire. Quant à Pauvres Zhéros, il est publié pour la première fois chez les éditions Fleuve Noir en 1982. A cette époque, le « néo-polar », formule lancée par Jean-Patrick Manchette (écrivain et critique du genre), connaît une vogue importante en France et permet de renouveler l’inspiration du roman policier français en y ajoutant une dimension sociale et pessimiste, justement d’après le modèle du roman noir américain. C’est à ce courant qu’il faut rattacher Pauvres Zhéros. Repris en bande dessinée vingt ans après, l’album possède une dimension nostalgique : le souvenir de l’âge d’or du roman noir français. D’après l’interview donnée par Pierre Pelot sur le site de Casterman, l’album résulte de la rencontre entre les deux auteurs autant que d’un choix d’éditeur.

Outre la proximité géographique entre Pelot et Baru, les histoires de Baru ne sont pas sans liens avec l’univers du roman noir. Le rapport le plus évident est la dimension sociale. Le roman noir se distingue en effet du roman policier classique par sa référence directe aux inégalités sociales, par sa critique politique explicite, et par le goût du fait divers qui est souvent le point de départ du roman. C’est avec cette ambition de privilégier le rapport à la réalité plutôt que l’intrigue et l’énigme policière que le genre émerge dans les années 1920 aux Etats-Unis, puis qu’il se redéploie cinquante ans après en France à travers les romans de Manchette, entre autres oeuvres. L’oeuvre de Baru contient elle aussi une forte dimension sociale : les héros de Baru sont des « sans-grades » chez qui l’héroïsme n’est pas inné mais vient d’une volonté de dépasser leur condition. L’utilisation des codes du genre policier rapproche aussi Baru du roman noir : l’intrigue policière est utilisée chez lui comme un moyen d’introduire un suspens, de gérer les rebondissements, mais sans être la fin en soi de l’histoire qui dépasse le simple code à briser (modèle du roman policier tel qu’on peut le trouver chez Maurice Leblanc ou Agatha Christie). A titre d’exemple, on se souviendra de la manière dont l’enquête judiciaire de L’Enragé est un pretexte pour raconter l’ascension et la chute du boxeur. Baru s’est toujours attaché à représenter les relations sociales des classes défavorisées, même dans ce qu’elles ont de plus sordides et violentes.
Dans Pauvres Zhéros, l’appel du social fonctionne très bien : l’idée du roman vint à Pelot en passant devant un orphelinat de campagne. Sans être une dénonciation des orphelinats, le roman (devenu BD) se présente comme rien de plus qu’un sordide faits divers : une jeune employée de l’orphelinat laisse s’enfuir l’un des enfants dont elle a la garde, enfant qui se trouve être un mongolien. Pelot imagine ainsi un monde clos et ses personnages tous plus inquiétants les uns que les autres : le fou du village qui croit aux extraterrestres, un feignant incapable et lâche, un directeur d’orphelinat qui joue les notables, un ancien pensionnaire de l’établissement cherchant la première occasion pour se venger. Les recherches mobilisent le village mais laissent rapidement jaillir une violence triste et tragique, jusqu’à l’explosion finale. S’attaquer à ce texte « étranger » permet à Baru d’abandonner ses propres codes narratifs : pas de récit d’apprentissage, pas de road-movie, pas de rebondissements imprévus mais plutôt un enchaînement de faits de plus en plus glauques à mesure que la vérité sur la disparition du petit mongolien se laisse découvrir. Surtout, la grande différence avec les autres albums de Baru est la noirceur. Le point commun de la plupart des récits de Baru était leur incroyable optimisme : même dans des récits très sombres (je pense par exemple à Bonne année), les héros trouvaient toujours le moyen de s’en sortir ou d’en rire, ou bien un épilogue débouchait finalement sur une fin heureuse malgré la situation catastrophique dans laquelle Baru avait mis ses personnages. C’est peut-être là ce qui surprend le plus dans Pauvres Zhéros (et c’est là que Baru s’est le mieux plié aux codes du roman noir) : on n’y trouve pas la moindre trace d’optimisme. Quand le pauvre Anastase Brémont décide d’aider la police, il est pris pour ce qu’il est et ce qu’il restera pour toujours : le bon-à-rien du village qui n’a pas les moyens de ses envies d’altruisme. Si Baru nous avait habitué à mettre en avant chez ses personnages la bonté, le sens de l’honneur, la persévérance, il respecte cette fois un monde où l’homme est soit mauvais, soit lâche, voire les deux. Et tout le village devient coupable de la disparition du pauvre garçon.
Au passage, l’univers du roman noir offre à Baru l’occasion de revenir à un style moins sage, plus proche de celui de ses débuts. Au moins depuis L’autoroute du soleil, son style expressionniste s’était assagi. Est-ce le côté extrême du roman noir qui le pousse à renouer avec un goût pour l’exagération graphique ? La première scène donne en tout cas le ton dans ce sens. Chaque personnage est une caricature qui indique instantanément au lecteur son caractère. Certes, on est loin de certains scènes de Cours camarade, sans doute l’album où Baru poussait le plus loin l’outrance. J’ai parfois regretté, durant ma lecture, que Baru ne joue pas davantage sur ce ressort graphique. Mais on sent dans son style un véritable plaisir à trouver des trognes reflétant au mieux les exigences de l’histoire, ou à jouer sur les gros plans pour mieux faire ressentir la colère, l’effroi, le désespoir.

Le terme d’adaptation s’applique très bien à Pauvres Zhéros : ce n’est ni vraiment un roman de Pelot, ni vraiment un album de Baru, mais plutôt une expérience de la part du dessinateur pour se frotter à un univers et à des codes qui ne sont pas les siens.

Baru et le roman noir

L’évocation de Pauvres Zhéros est aussi pour moi l’occasion de rappeler qu’il ne s’agit pas du premier contact de Baru avec l’univers de la littérature. D’autres passerelles existe entre le roman noir et la bande dessinée que Baru a su emprunter.
En 2000, il participe au lancement d’une collection de romans noirs illustrés par les éditions Liber Niger. Il y publie Comme jeu, des sentiers en collaboration avec Jean-Bernard Pouy, autre grand nom du roman noir des années 1980, créateur de la collection Le Poulpe (qui a elle aussi débouchée sur une adaptation en bande dessinée). Puis, toujours dans la même collection, il publie en 2004 New York, 100e rue Est avec Jean Vautrin qui a lui aussi commencé par le polar dans les années 1970. Ces deux romans s’inscrivent dans la période « banlieue » de Baru qui commence avec L’autoroute du soleil et se déploie à merveille avec Bonne année et L’Enragé. Comme jeu, des sentiers raconte en effet l’enquête d’un jeune « médiateur » de banlieue dans la cité des écrivains. Il porte sur la banlieue un regard désabusé qui n’est toutefois pas aussi glauque que la campagne de Pauvres Zhéros. Retrouver Baru comme dessinateur-illustrateur, c’est aussi une manière de découvrir une autre facette de son talent de dessinateur, de mettre en avant des décors d’habitude masquée par l’action, du moins pour qui lit trop vite Quéquette blues, L’autoroute du soleil ou Bonne année. Ce sont des instantanés pleine page de la banlieue qu’il s’amuse à peindre, propres à nous rendre une ambiance grise. La rencontre Pouy/Baru pourrait d’ailleurs mettre en perspective la vision de la banlieue chez Baru (et je regrette de n’avoir découvert cet album que maintenant !).
L’ambition artistique me paraît, dans ce projet, plus intéressante que dans la collection Rivages/Casterman/Noir. D’abord parce que l’oeuvre est originale et non une réédition adaptée, plutôt une vraie collaboration entre un écrivain et un dessinateur. Ensuite, il ne s’agit pas simplement de mettre en images un texte, mais de faire dialoguer texte et images vers un objet éditorial original et qui a tendance à disparaître, du moins dans la littérature pour adultes : le roman illustré. Par roman illustré, les éditions Liber Niger entendent un livre où une vraie place est laissée au dessinateur qui n’est pas simple illustrateur mais co-auteur à part entière. Il est dommage que cette initiative ait eu moins d’échos et de suite que celle de Casterman, certes intéressante, mais qui est davantage une transformation de la littérature en bande dessinée plutôt qu’un véritable échange entre deux modes d’expression. Pauvres Zhéros reste simplement une bande dessinée de conception relativement traditionnelle, tandis que Comme jeu, des sentiers dépasse toute définition.

Pour en savoir plus :
Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Fleuve Noir, 1982
Baru d’après Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Casterman, 2008
Jean-Bernard Pouy et Baru, Comme jeu, des sentiers, Liber Niger, 2000
Le site officiel de Pierre Pelot : http://www.pierre-pelot.fr/
Bibliographie complète et documentée de Pierre Pelot sur Ecrivosges.com
Une interview de Pelot sur le site de Casterman
Le site des éditions Liber Niger
Une lecture de Comme jeu, des sentiers sur le blog Mitchul

Published in: on 29 novembre 2010 at 18:43  Laissez un commentaire  

Baruthon 10 : L’enragé, Dupuis, 2004-2006

Avec la parution en 2004 de L’enragé chez Dupuis, dans la collection Aire Libre, Baru renoue avec un récit dense et de longue haleine, comme avait pu l’être L’autoroute du Soleil en 1995. Les 140 pages de ce nouveau récit, publiées en deux volumes, interviennent après une phase (1995-2004) plus expérimentale. L’enragé marque le lecteur parce qu’il est un récit de grande ampleur, tant esthétiquement que dans le discours qu’il porte sur notre société actuelle, préoccupation centrale de l’oeuvre de Baru. Mais là où, dans L’autoroute du soleil, primait le jeu narratif de la course-poursuite et de la quête sans but, motif présent chez lui dès les débuts, L’enragé contient un discours plus construit, plus nuancé également, et une structure moins linéaire. Au plaisir de lire une belle histoire vient s’ajouter l’invitation à réfléchir à la France du XXIe siècle.

Remarque liminaire : comme on était en droit de s’y attendre après sa nomination comme Grand Prix du FIBD d’Angoulême 2010, l’année 2010 a été riche en rééditions pour Baru. A titre indicatif, je signale pour ce trimestre la réédition par Dupuis, en un seul volume, de L’enragé dont je vous parle aujourd’hui, et l’activité de la maison d’édition les Rêveurs qui ont réédité La piscine de Micheville en début d’année et qui insistent en ce mois de novembre avec un Villerupt 66 qui réunit quelques uns des premiers albums de Baru liés au cycle de la jeunesse ouvrière dans les années 1960. J’y reviendrais en janvier.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik

Le chemin parcouru : L’enragé comme aboutissement

Je vous ai martelé tout au long de ce Baruthon la cohérence de l’oeuvre de Baru : cohérence esthétique, évidemment (du moins à partir du moment où son trait se stabilise dans les années 1990), mais surtout cohérence des thèmes, puisque chaque oeuvre est comme une nouvelle déclinaison d’obsessions identiques. L’enragé n’échappe à la règle, et peut-être encore moins que les autres. A mon sens, il est plus « classique » que les albums qui le précèdent immédiatement dans la chronologie de la carrière de l’auteur : ils se proposaient comme des exercices de style. Exercice de narration à plusieurs voix pour Sur la route encore, incursion dans le genre de l’anticipation pour Bonne année et Avoir vingt ans en l’an 2000, référence au et appropriation du récit d’enfance dans Les Années Spoutnik. Il marque au retour au récit de formation dont Baru s’était fait la spécialité dès ses débuts dans Pilote.
La proximité avec les albums précédents se lit bien évidemment dans l’intrigue principale, qui s’inspire du Chemin de l’Amérique, paru plus de dix ans auparavant. L’histoire est celle d’Anton Witkowsky, jeune fils d’immigrés polonais vivant dans une cité de la banlieue parisienne. Elève turbulent, il n’a qu’un seul désir, attisé par de petits succès à l’échelle de son quartier : devenir boxeur professionnel. Que son père le lui interdise a bien peu d’effet ; il accomplit son rêve, devient champion d’Europe, et va défier les grands champions américains. Habité par une rage de réussir insupportable, que l’on comprend comme une tentative de sortir de la condition sociale initiale de sa famille, Anton Witkowsky doit cependant affronter de multiples écueils : l’ivresse de la gloire, les pièges dressés par ses adversaires et le mépris de son père et de son ami d’enfance, Mohamed Meddadi, devenu journaliste à L’Equipe. Pour mémoire, Le chemin de l’Amérique raconte aussi l’ascension d’un jeune boxeur, français d’Algérie rattrapé par la guerre d’indépendance de 1954-1962. Si la trame et surtout le caractère des deux personnages sont différents, le point de départ est le même : l’élévation sociale par la boxe et le poids de la condition sociale dans un destin individuel. Le parallèle entre les deux albums peut nous enseigner encore beaucoup sur l’évolution de l’oeuvre de Baru, j’y reviendrais.
Cette construction, au sein de son oeuvre, d’un parallèlisme entre d’un côté l’immigration dans son rapport à la culture des années 1950-1960, particulièrement ouvrière, (Le chemin de l’Amérique) et de l’autre l’immigration dans son rapport à la culture des banlieues des années 1990-2000 (L’enragé) est un acquis de la phase de transition (1995-2002) qui sépare L’autoroute du soleil (se rappeler de la première scène où on assiste à la fin du vieux monde ouvrier) de L’enragé. Après que Baru ait consacré la première partie de sa carrière (1983-1994) à l’évocation de la jeunesse ouvrière et des décennies dites des « Trente Glorieuses », il commence à s’intéresser à la banlieue dès L’autoroute du soleil, puisque les deux héros visitent, le temps d’une émeute, la banlieue lyonnaise. Par la suite, Bonne année vient confirmer que la banlieue HLM, faite barres d’immeuble et souvent traitée dans les médias ou par les hommes politiques comme une France à part où l’insécurité et le chomage règnent sans espoir de renouveau, est le nouveau paysage de prédilection de Baru. En ce sens, Baru rappelle à ses lecteurs que du monde ouvrier historique aux banlieues pauvres modernes se dessine l’histoire des immigrés en France, réduits à la marge économique, sociale et désormais spatiale. Les problématiques d’exclusion, de précarité, de culture exclusive sont les mêmes d’un espace à l’autre et d’une époque à l’autre. Si Baru s’intéresse plus volontiers à la jeunesse de cette culture immigrée (ceux que l’on appelle souvent la « seconde génération ») et non à leurs aînés arrivés en France, c’est pour décrire son aspiration profonde à justement sortir d’une condition originelle insupportable. C’est cette histoire que raconte L’enragé, et sans doute est-elle plus que jamais à méditer. De témoin d’une époque passée qu’il était à ses débuts, Baru en est venu à nous confronter à l’actualité la plus brûlante.

Actualité et « effet de réel »

Chez Baru sont essentiels les « effets de réel » qui rendent l’histoire non seulement vraisemblable, mais crédible par rapport à la réalité du monde. Dans L’enragé, le rapport au réel semble de plus en plus assumé. Dans les albums précédents, les allusions à l’actualité ou à des problématiques politiques ou sociales étaient périphériques par rapport à l’intrigue principale, ou traitées de manière détournées. Dans Bonne année, la transposition dans un univers d’anticipation permettaient de traiter la getthoisation des banlieues : il décrivait alors un réveillon 2010 de fiction où la France était gouvernée par un président ressemblant fort à Jean-Marie Le Pen. Mais le nom du leader du Front National n’était pas mentionné (même si son portrait suffisait à le reconnaître). Cette fois, le traitement du réel est frontal : l’aventure d’Anton Witowski se déroule bien de nos jours, et parfois même au jour le jour.
Par où passent les effets de réel dont Baru s’est rendu maître ? On retrouve bien sûr certains tics d’écriture déjà présents dans d’autres albums, en particulier dans Le chemin de l’Amérique, frère aîné de L’enragé. Je les rappelle, mais les fidèles lecteurs du Baruthon doivent finir par les connaître. Je précise tout de même que, dans L’enragé, ces procédés sont démultipliés, comme s’ils étaient, là encore, davantage assumés. Baru inclut dans l’histoire des articles de journaux (l’un de ses personnages, Mohamed Meddadi est opportunément journaliste), « dessine » des photographies et invente de fausses couvertures de magazines (Rolling Stone, Inrockuptibles, Voici : il parvient à saisir l’esprit de chacun de ces titres). On retiendra celle qui s’inspire d’un portrait de Phil Spector par Guy Pellaert ; par respect pour sa source ou par instruire son lecteur, Baru précise la provenance réelle de l’image.
Et puis, il y a la sensibilité de Baru à l’actualité la plus brûlante. Il explique souvent que ces albums partent d’un ressenti face à un fait de société ou à un événement qui le touche et sur lequel il souhaite s’exprimer. L’effet de réel est tel que la réalité dépase bien souvent la fiction. On ne peut s’empêcher d’être étonné par l’épilogue dans lequel des émeutes se produisent suite à une descente des jeunes de banlieue sur la capitale (ces émeutes fictives sont censées avoir lieu durant l’été 2005). Le second tome de L’enragé paraît au printemps 2006, soit quelques mois après les émeutes de l’automne 2005 survenues après la mort de deux jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police. Les fausses couvertures de journaux imaginées par Baru sont très proches de celles qui paraissent alors, montrant de nombreuses voitures retournées et brûlées. Les résonances entre la fiction et la réalité, quoique frappantes au vu de la concomitance entre la parution de l’album et les émeutes de 2005, ne sont pas si étonnantes. Baru a répondu dans une interview donnée à actuabd qu’il a commencé à concevoir l’intrigue au milieu des années 1990 (ce qui exclut les émeutes de 2005) et que des crises comparables aux émeutes de 2005 avaient pu lui servir de sources d’inspiration (pour mémoire, des émeutes de même type eurent lieu à Vénissieux en 1981 ou à Vaulx-en-Velin en 1990). Et il ajoute : « Il ne fallait pas être devin pour savoir, qu’un jour ou l’autre, cela allait à nouveau péter. Je n’ai rien inventé. ».
Quoi qu’il en soit, les émeutes de 2005 ont en quelque sorte prouvé l’exactitude du propos que Baru tient sur les banlieues, par des fictions, depuis 1995. Au passage, l’épilogue lui sert aussi à introduire, plus discrètement cette fois, des allusions à de célèbres affaires de la présidence de Jacques Chirac : l’affaire Maurice Papon et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

En ce sens, et parce qu’il n’hésite plus à affronter l’actualité et les questions politiques à vif et sans détour, Baru montre dans L’enragé qu’il a considérablement évolué, dans son traitement du réel, par rapport aux années 1980. Deux exemples. Dans Cours Camarade, il s’agissait de dénoncer la montée électorale du Front National par une course-poursuite entre deux fils d’immigrés et un groupe de bastonneurs racistes ; mais le parti d’extrême-droite n’était pas cité explicitement et cet enjeu « didactique » de l’album devenait vite un simple pretexte face à l’histoire elle-même. Même chose dans Le chemin de l’Amérique, qui traitait de la guerre d’Algérie : le propos politique était bien présent, mais, à l’image du héros empétré dans ses contradictions, il n’était pas encore pleinement inscrit au sein de l’histoire. Baru y introduit un narrateur qui nous explique les ressorts politiques du destin de Saïd Boudiaf et sépare ainsi la fiction de son explication. L’enragé, à l’inverse, est un des premiers récits de Baru à supprimer la présence du narrateur, remplacé par des commentateurs sportifs ou des manchettes de journaux. En d’autre termes, le « commentaire » de l’action est intégrée à l’action, et non mise à distance par un narrateur externe. Dès lors, c’est au lecteur de faire lui-même le travail de réflexion et d’analyse de l’histoire qu’il vient de lire, par rapport à l’actualité qui le touche. Certes, Le chemin de l’Amérique traitait d’un événement passé et nécessitait peut-être de prendre davantage le lecteur par la main (et je rappelle que le scénario de cet album était cosigné par Jean-Marc Thévenet). Il me semble pourtant que la gestion du propos politique y était plus maladroite que dans L’enragé où elle s’accorde parfaitement avec la narration.

Un héros tout en nuances

Une fois de plus, c’est dans la narration que Baru nous surprend le plus. Et là encore ses « progrès » en la matière son incontestable si on rapporte L’enragé au début du dessinateur. Il faut dire qu’en vingt ans, les conditions de publication de Baru ont considérablement changé. Ses premiers albums paraissaient d’abord en revue (Pilote, L’Echo des savanes), par livraison. En albums, ils ne devaient pas excéder la pagination habituelle (une cinquantaine de pages). Difficile, dans ces conditions, de tenir une narration touffue. Mais depuis, L’autoroute du soleil et ses quatre cent pages sont passées par là, libérant Baru de la contrainte spatiale. Son passage chez Casterman, qui promeut depuis (A Suivre) des albums de bande dessinée aux « ambitions littéraires » a pu jouer également dans cette nouvelle liberté. Les conditions de publications de L’enragé autorisent le déploiement sur 130 pages d’une intrigue complexe, sur plusieurs niveaux et avec de nombreux personnages.
En effet, l’album paraît dans la collection « Aire Libre » de Dupuis. Cette collection, créée en 1988, part du même constat que celui opéré par Casterman lors de la création d’(A Suivre) en 1978 : la tradition de la bande dessinée belge (Tintin et Spirou) est en perte de vitesse et les éditeurs belges doivent sortir du seul domaine enfantin pour aller voir du côté de la BD adulte dont le succès est envahissant. Avec Aire Libre, Dupuis, outre tenter de conquérir un nouveau public, s’inspire des formules de Casterman : pagination plus libre, recherche d’une « densité romanesque », fin du principe de série… Si les premiers albums sont encore signés par des héritiers de l’âge d’or belge (Cosey, Griffo, René Hausman, Hermann, Frank, qui en profitent pour livrer des récits aux ambitions renouvelées), la collection montre vite qu’elle est aussi capable de s’adapter à une nouvelle génération d’auteurs, en accueillant Emmanuel Guibert (Le photographe), Christophe Blain (Le réducteur de vitesse), Blutch (Vitesse moderne), Etienne Davodeau (Chute de vélo), Emmanuel Lepage (Muchacho), Jean-Philippe Stassen (Le bar du vieux français).

J’en viens donc à parler de la narration. Baru se risque vers une narration complexe, loin de la linéarité de L’autoroute du soleil. Le fil du récit, qui relie le début à la fin, est la description du procès d’Anton Witowski durant l’été 2005 pour un crime dont on apprend la nature qu’assez tardivement. A partir du procès démarre, en flash-back, le récit de la vie du boxeur à partir de son adolescence. Il s’arrête sur plusieurs moments importants pour comprendre les enjeux du procès. D’emblée, Baru nous tient en haleine avec un suspens emprunté au genre policier. La suite de l’intrigue nous confirme cette source d’inspiration, que Baru a par ailleurs déjà utilisé dans L’autoroute du soleil ou Sur la route encore. A la fin du tome 1 démarre une intrigue secondaire qui devient centrale dans le tome 2 : l’histoire d’amour entre Anton et Anna, intimement mêlée à l’intrigue policière… Je n’en dirais pas plus. Il vous suffit de savoir que L’enragé contient les ingrédients narratifs du polar : des mystères à percer, des trahisons, des révélations soudaines. La plaidoirie de l’avocat du boxeur est un des motifs typiques. Baru emploie donc la même complexité narrative qu’un récit policier, qui suppose de ne pas tout révéler au lecteur, de cacher l’essentiel pour mieux faire apparaître la surprise.
Un autre raffinement apparaît dans le traitement du personnage principal. Risquons-nous, pour la dernière fois, à une comparaison avec Le chemin de l’Amérique. Le personnage de Saïd Boudiaf y était dépeint comme un héros positif chez qui ressortaient avant tout des qualités : l’honnêteté, l’obstination, le sens de l’honneur… Le dilemme dans lequel il était placé (aider ou ne pas aider les indépendantistes) en devenait d’autant plus cornélien, mais était bien propre à son haut sens de la morale (choisir entre l’illégalité et le rejet des siens). Anton Witowski est bien loin de cet idéal, et Baru s’emploie à nous présenter, avant tout, ses défauts. Il est certes aussi obstiné et courageux que Boudiaf, mais surtout, il est impulsif et orgueilleux, trop pressé de grimper en haut de l’échelle. Sa prétention démesurée le conduit à se donner sans cesse en spectacle, à boxer sans honneur et à nourrir la presse people par ses frasques. Il se brouille avec son meilleur ami Mohamed Meddadi en refusant de renouer le contact avec son père. On lui voit aussi des faiblesses car, dans le fond, « l’enragé » est un être faible, sujet au remord sans pouvoir rien y faire et sans pouvoir se maîtriser. Ce qui était une qualité chez Saïd Boudiaf, l’ambition, se transforme chez Anton Witkowski en un handicap.
On se souvient que, dans une interview donnée à PLG en 2000, Baru indiquait il préférait imaginer des personnages d’immigrés ou fils d’immigrés positifs : « [Les immigrés] souffrent d’une image réelle tellement négative que pour moi, c’est presque un devoir moral de les représenter de manière positive. ». Pourtant, dans L’enragé, le souci de la nuance, de l’effet de réel, semble avoir pris le pas sur ces réticences. Le héros de l’album est rendu plus crédible justement parce qu’il ne se veut pas exemplaire. Il ne défend aucune cause mais péche par égoïsme. Il n’a d’ailleurs pas un caractère entier mais évolue tout au long de l’album, ce qui se traduit graphiquement par de multiples changements physiques. Baru évite ainsi toute naïveté et démontre son savoir-faire de décrypteur de la société.

Pour en savoir plus :

L’enragé, Dupuis, collection « Aire Libre », 2004-2006 (2 volumes). Réédition à l’automne 2010 en une seule intégrale.
Une interview de Baru à l’occasion de la sortie de l’album en 2006 sur actuabd (de nombreuses images)

Published in: on 16 novembre 2010 at 22:30  Laissez un commentaire  

Luz, Rouge cardinal, L’Association, 2010// The King of Klub, Les Echappés, 2010

En cet automne 2010, si paisible sur le plan politique, il y a des caricaturistes qui ne chôment pas. Luz, dessinateur de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo depuis sa re-création en 1992, publie deux albums, Rouge cardinal à l’Association et The King of Klub aux éditions les Echappées. Sans oublier, au printemps dernier, toujours aux Echappées (maison d’édition de Charlie Hebdo), Robokozy, dont je vous laisse deviner la cible (éternelle, inépuisable source d’inspiration). Si Luz m’intéresse aujourd’hui, c’est parce que son principal talent, à mes yeux, est de savoir mêler les apports du dessin de presse à ceux de la bande dessinée.

Luz et la tradition du dessin de presse

Le petit album qui me sert de point de départ pour mon article du jour a pu passer inaperçu. Rouge Cardinal est paru dans la collection Mimolette de l’Association, collection réservée à des ouvrages à la pagination réduite, dans un format type comic books. L’histoire est celle de Malko, jeune garde suisse qui a promis à sa mère de donner au pape Jean-Paul II les chocolats qu’elle a préparé elle-même. Mais Malko se trouve bien malgré lui pris dans un complot organisé au sein du Vatican pour tuer le saint père… L’album republie une histoire parue entre décembre 2004 et avril 2005 dans Charlie Hebdo : plus de cinq ans se sont écoulés depuis et il est vrai que cette actualité n’est pas vraiment « chaude ». L’album n’en reste pas moins savoureux, bon exemple, sur un format réduit, du style violemment corrosif de Luz. Signalons enfin que, si l’histoire est si courte, c’est que la mort prématurée (mais réelle) de Jean-Paul II en avril 2005 a brutalement ruiné toute l’intrigue…
On pourra être surpris du mode de publication : L’Association qui publie, avec plusieurs années de décalage, une histoire parue dans Charlie Hebdo. J’ignore les circonstances exactes de la naissance de l’album, mais il faut bien signaler que Luz avait déjà publié dans cette même maison d’édition en 2002 Cambouis, un carnet personnel dans lequel le dessinateur donnait ses impressions sur l’entre-deux-tours des élections présidentielles de 2002 qui vit s’opposer Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Quant à l’Association, cela fait plusieurs années qu’elle travaille à rééditer des dessinateurs issus de l’équipe des éditions du Square qui, dans les années 1960-1970, tissèrent des ponts entre bande dessinée et dessin de presse : que l’on pense à leurs rééditions de Charlie Schlingo ou, mieux encore, à celles de Gébé, pilier de Charlie Hebdo, mort en 2004.

Certains, à ce stade de la lecture, pourront se demander pourquoi je tiens tant à distinguer « bande dessinée » et « dessin de presse ». Il est vrai que la distinction peut avoir quelque chose d’artificiel et que cela fait bien longtemps que des auteurs de bande dessinée pratiquent le dessin de presse, et inversement. Je reprendrais pourtant une citation de la chercheuse Nelly Feuerhahn : « ces deux manières [dessin d’humour et bande dessinée] localisent les marges les plus extrêmes d’un même continuum. » (numéro 10 de la revue Humoresques, p.81 ; 1998). Tous deux sont des objets graphiques, mais là où le dessin de presse recherche la condensation de l’idée en quelques traits, la bande dessinée étend la narration tout au long d’une histoire. Plus simplement, bande dessinée et dessin de presse, au cours du XXe siècle, se dissocient clairement en deux traditions artistiques distinctes qui, sans s’ignorer l’une et l’autre, élaborent des codes et des usages différents. En ce début de XXIe siècle où la bande dessinée ne se diffuse plus massivement par voie de presse mais préfère le support livresque, l’écart entre les deux spécialisations est manifeste… ce qui n’empêche pas certains dessinateurs de circuler de l’un à l’autre.

J’en reviens à Luz après cet intermède érudit, rassurez-vous. Vous n’aurez guère eu de mal à le comprendre : Luz fait partie des dessinateurs qui possèdent une vision syncrétique de leur pratique de dessinateur. Ce qui m’intéresse ici, la manière dont Luz exploite la narration et sort du seul dessin de presse, sans complètement sacrifier aux codes de ce dernier. Il n’est pas le seul et, en réalité, l’héritage des publications du Square (Hara-Kiri puis Charlie Mensuel et Charlie Hebdo) encourage justement cette fusion des arts graphiques. On retrouve donc cette caractéristique parmi les illustres aînés, Reiser, Fred, Gébé, Cabu, comme dans l’équipe du « nouveau » Charlie Hebdo reformé à partir de 1992 : Jul, Charb… Hors du cercle de Charlie Hebdo, on peut citer le cas de René Pétillon qui est à la fois un des dessinateurs du Canard enchaîné depuis 1993 et l’auteur de la série Jack Palmer depuis 1976.

Napoléon III transformé en Rocambole, personnage de romans, par André Gill dans La Lune en 1867

. L’héritage artistique des éditions du Square est par ailleurs un objet très disputé dans le monde de la presse satirique. Charlie Hebdo, créé par Cavanna et le professeur Choron, s’arrête en 1981 et son aîné Hara-Kiri en 1985. Lorsqu’un nouveau Charlie Hebdo est relancé en 1992 par Gébé, Philippe Val et Cabu (en fait d’une scission de La Grosse Bertha, autre journal satirique créé en 1991 et ayant récupéré les anciens de Charlie Hebdo), le professeur Choron, mécontent, relance Hara-Kiri en guise de réponse. Mais, tandis que Charlie Hebdo survit jusqu’à nos jours, la nouvelle version d’Hara-Kiri ne dure que quelques semaines. Choron relance ensuite avec Vuillemin La Mouise, à la parution irrégulière et diffusé par coloportage, diffusion interrompue par la mort du professeur Choron en 2005. Plus récemment, c’est le lancement en 2008 du tout aussi éphémère Siné Hebdo par le dessinateur vétéran Siné qui a scindé l’héritage des années 1960 (même si Siné se rattache à une tradition plus ancienne).

Parmi ses collègues dessinateurs de presse, Luz s’est trouvé une spécialité, en réalité vieille comme la profession : la caricature des personnalités qui composent « l’air du temps », principalement politiques, mais pas uniquement. Il renoue avec une forme de caricature spécifique : la caricature déformatrice, qui base la ressemblance sur une déformation outrée de certains traits physiques. L’un des grands maîtres de ce type de dessin de presse au XIXe siècle était André Gill (1840-1885), qui s’attaqua à l’empereur Napoléon III, mais aussi à de nombreuses personnalités politiques et artistiques de son temps. A côté de cette tradition ancienne, Luz pratique une forme de caricature plus récente, apparue dans le seconde moitié du XXe siècle : l’enlaidissement volontaire du trait et des personnages. Là, je m’avance sur un sujet que je n’ai pas étudié dans le détail, mais il me semble que, si Reiser a été un des premiers à pratiquer ce type de dessin outrée et sale à une époque où dominait la propreté et la sobriété du trait, lui ne pratiquait pas la caricature de personnalités. En revanche, l’enlaidissement graphique est un trait partagé par de nombreux dessinateurs ayant commencé dans les années 1970 ou après, tels Philippe Vuillemin, Tignous, Charb et Lindingre. Ils se situent en cela dans l’héritage de Reiser qui leur a, en quelque sorte, ouvert la voie.
C’est bien à cette double tradition du dessin de presse que se rattache Luz : le XIXe siècle et la puissance libertaire des années 60-70. Le thème même de Rouge Cardinal lui permet de s’en donner à coeur joie dans la représentation de Jean-Paul II, ou encore du cardinal Lustiger. Quant à King of Klub, le second album de mon article du jour, c’est un festival de caricatures de personnalités du monde de la musique (David et Cathy Guetta, Vincent Delerm, Elton John, etc.). Il n’y a pas que le trait qui soit outré chez Luz : il est aussi un adepte de l’humour scatologique ou sexuel excessivement provocateur, là encore à la suite de Reiser et Vuillemin qui popularisèrent ce type d’humour dans le dessin de presse, selon l’esprit du professeur Choron d’Hara-Kiri, grand adepte d’un humour potache violent. L’humour de Luz se veut extrêmement corrosif, n’épargnant aucune institution en place et se permettant absolument toutes les outrances, surtout les plus blasphématoires.

Dessin de Jossot pour L'Assiette au beurre, revue satirique, en 1902

Dans le Vatican de Luz, les cardinaux sniffent des rails de coke en forme de croix et le pape s’exprime uniquement par des flatulences. Ce ton puisamment libertaire, revendiquant un anticléricalisme sans concession et stigmatisant les hypocrises de l’Eglise, prend sa source dans des journaux satiriques de la Belle Epoque, tel L’Assiette au beurre dans les années 1901-1912.

Dessin de Philippe Vuillemin pour une tentative de relancement d'Hara-Kiri en 1993, en mensuel

Dans les années 1960, les revues des éditions du Square ne seront pas en reste, dans une société française où l’Eglise joue encore un rôle important, pour s’acharner sur cette cible décidément privilégiée. Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et leurs avatars garderont intacts la tradition de la caricature anticléricale.

Fiction et fantaisie
Là où beaucoup de ses collègues dessinateurs de presse s’emploient principalement à tourner en dérision les personnalités et évènements politiques, à les interpréter à leur manière ou à se faire les observateurs ironiques de la société contemporaine, Luz est plus à l’aise dans le champ de la fiction et, surtout, de la fantaisie la plus débridée, sans pour autant perdre de vue la réalité. Son originalité réside dans ce grand écart : chez lui, l’exagération n’est pas seulement dans le trait, ni dans l’humour, elle est aussi dans le scénario qui distord la réalité avec un grand plaisir destructeur. Sa maîtrise de l’intrigue sur le long terme n’est pas si courante chez les dessinateurs de presse qui préfèrent souvent, lorsqu’ils se lancent dans la bande dessinée, des suites de gags courts, plus proches d’un humour de dessin de presse qui se concentre en quelques cases évocatrices. Dans Rouge Cardinal, Luz parvient à mener et mêler plusieurs niveaux d’intrigue : le garde-suisse et ses chocolats, le complot contre Jean-Paul II, les désirs incontrôlées de soeur Tarama amoureuse de son pape…
Avec King of Klub, le goût pour la fiction se voit encore davantage dans le recours, parodique, aux codes de la science-fiction. David et Cathy Guetta sont transportés en 2097, sur le « King of Klub », la plus grosse boîte de nuit intergalactique du cosmos dirigé par monsieur Jojoba. Les plus grands DJs et chanteurs du passé y sont clônés pour rassasier des millions de clubbers. Rassasier de concerts, bien sûr, mais aussi au sens propre, puisque les clônes servent ensuite de nourriture aux visiteurs. L’entremêlement complexe des intrigues est le même que dans Rouge Cardinal, et on peut même dresser quelques parallèles amusants, qui sont comme des tics d’écriture récurrents de Luz : les deux albums mettent en scène une figure de benêt qui se retrouve pris dans une histoire qu’il ne comprend pas (le garde suisse Malko/David Guetta), il y aussi une figure de savant fou (frère Bolino, le pédophile des Carpates/le professeur Raoul, inventeur de la machine à cloner les chanteurs), il y a aussi un enchevetrement de complots (dans King of Klub, Jojoba est menacé à la fois par le clone d’Elton John et par Kÿst, un groupe de Gospel Métal)…
Le talent de Luz est une facilité non seulement à passer de la réalité à la fantaisie (par l’exagération, ou par le recours à d’autres genres littéraires, comme le polar et la SF), mais en plus à garder cette fantaisie non pas sur un seul dessin (comme Plantu le fait couramment), mais au long de toute une histoire.

De la caricature appliquée à la musique


Parmi les innombrables personnalités caricaturées dans King of Klub, il faut remarquer le producteur Pascal Nègre, qui devient Rascal Pègre, adepte d’une cuisine à base de clones de chanteurs, et spécialistes des oeufs Moby ou des bananes de Dick Rivers. Rappelons que Pascal Nègre est un producteur de musique, le président d’Universal Music depuis 1998. Le représenter comme un cuisinier sadique qui n’aime rien tant que accomoder les artistes est loin d’être vide de sens… Bien d’autres acteurs de l’univers de la musique en prennent pour leur grade, en particulier Vincent Delerm, symbole de la « nouvelle chanson française », déjà épinglé par Luz dans son album J’aime pas la chanson française en 2007 (chez Hoëbeke). En son temps déjà, André Gill épinglait les artistes et représentait Richard Wagner comme un perceur de tympan.

Luz ne s’intéresse pas à la musique, et plus particulièrement à l’univers du clubbing, par hasard. Il est un grand amateur de musique et lui-même est DJ depuis 2003. Son parcours traduit cette tension vers la musique. Il collabore aux Inrockuptibles et King of Klub est d’abord paru dans les pages de la revue musicale Tsugi. Dans les années 2000, il devient chroniqueur-bd musical, si tant est que cette spécialisation existe, pour les différents journaux dans lesquels il travaille, ou pour son propre plaisir. Ces travaux, l’éloignant momentanément de l’actualité politique, lui permettent de partager, en images, sa passion pour la musique : dans Claudiquant sur le dancefloor puis Faire danser les filles (2005 chez Hoëbeke), il relate ainsi son passage de danseur à DJ. On le retrouve également dans un ouvrage sur l’histoire du rock, Rock Strips, dirigé par Vincent Brunner (2009 chez Flammarion). Et puis n’oublions pas J’aime pas la chanson française, un album sorti en pleine vogue de la « nouvelle scène française » qui lui permet de s’attaquer à Delerm, Kyo, Cali, Bénabar, Raphaël. Luz jouait alors aux briseurs d’icônes.
Qui aime bien châtie bien… D’où un King of Klub détonnant. Bien sûr, l’ouvrage sera plus facilement compris par les adeptes du clubbing, parce qu’il accumule références sur références. Mais même au-delà d’un public de connaisseur susceptibles d’identifier tous les clones de célébrité, l’imagination délirante de Luz est un vrai plaisir.

Pour en savoir plus :

Rouge Cardinal, L’Association, 2010
King of Klub, Les Echappés, 2010
Le site de Luz : http://www.stefmeluz.com/
Des dessins de Luz sur le site de Charlie Hebdo : rions un peu avec la burqa
Est récemment paru un ouvrage qui revient sur les éditions du Square et la revue Hara-Kiri : Mes années bêtes et méchantes, aux éditions Drugstore (scénario de Joub et dessin de Nicoby, d’après les souvenirs de Daniel Fuchs). Je ne l’ai pas lu et vous laisse donc vous faire votre propre avis.
Sur l’histoire du premier Charlie Hebdo, se reporter plutôt à l’ouvrage de Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie Hebdo, Editions Buchet-Chastel, 2009
Merci au site http://www.harakiri-choron.com/ pour la couverture de La Grosse Bertha par Vuillemin

Published in: on 29 octobre 2010 at 17:47  Laissez un commentaire  

Baruthon 9 : Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003

Un second Baruthon pour ce mois d’octobre. Après tout, il n’y en a pas eu en août et il me faut arriver en janvier, lorsque sonnera l’heure du festival d’Angoulême dont Baru est le président, à vous parler de son dernier album, Fais péter les basses Bruno paru en septembre dernier chez Futuropolis.
Mais pour l’instant, passons à la seule véritable excursion de Baru du côté de la sérialité (et encore, ce n’est pas si évident !…), Les Années Spoutnik, oeuvre prise entre les souvenirs de l’enfance et la réalité du monde adulte.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux

Les Années Spoutnik : nouvelles normes éditoriales

Au regard de la carrière de Baru, Les Années Spoutnik a de quoi surprendre. Jusque là, notre dessinateur nous avait habitué à un parcours relativement atypique, évitant à la fois les normes éditoriales de la bande dessinée grand public et l’intransigeance extrêmiste de l’édition alternative. Depuis le milieu des années 1990, il travaille avec Casterman, profitant de leur politique en faveur des individualités et des « auteurs », politique née avec (A Suivre) et que la maison d’édition belge essaie, non sans compromis douteux, de maintenir avec la collection « Ecritures » au début des années 2000. Mais la publication des Années Spoutnik, qui s’étend, en quatre albums, de 1999 à 2003, prend des apparences traditionnelles : on n’attendait pas Baru dans le format de la « série », avec des albums fidèles à la norme industrielle et commerciale du « 48 CC » (A4, 48 pages couleurs). Cela ne lui était pas arrivé depuis son premier album, Quéquette blues, publié en 1984-1986 par Dargaud. Par la suite, Baru avait toujours trouvé chez ses éditeurs successifs (Albin Michel, Futuropolis, Casterman…) des éditeurs prêts à lui faire confiance sur d’autres formats et d’autres paginations.
Alors quid des Années Spoutnik ? Un renoncement de la part de Baru ? Une concession à la sérialisation, principe commercial qui régit une grande partie de la bande dessinée, encore dans les années 2000 ? Première remarque : Baru se montre conscient des limites des normes auxquelles il se plie, mais l’analyse qu’il en livre apporte la réponse à notre question. Ainsi déclare-t-il : « Jusqu’à présent, mes éditeurs successifs (à l’exception de Dargaud au début pour Quéquette blues) ont toujours adapté les formats aux récits que je leur proposais. Or, il me faut 250 à 300 pages pour épuiser le propos des Années Spoutnik. Aucun éditeur, à l’exception des japonais, aucun éditeur européen, donc, n’est en mesure, compte tenu de mon impact commercial, de supporter financière une entreprise pareille. ». Ce constat intervient après qu’un passage chez l’éditeur japonais Kodansha lui ait permis de publier la somme que représente L’autoroute du soleil, avec plus de 400 pages. Découper Les années Spoutnik est une manière de publier, malgré tout, une histoire longue complète d’environ 200 pages, si on additionne la pagination des quatre albums. Le troisième épisode, Bip Bip !, dépasse d’ailleurs discrètement les 48 pages. La concession de Baru est une forme d’adaptation aux règles de l’édition française, pour lui permettre de se consacrer à un récit au long cours. A ce titre, le découpage en quatre volumes est avant tout pratique, et Les Années Spoutnik n’est pas à proprement parler une « série ». Pas, du moins, au sens où la bande dessinée l’entend depuis les années 1950. Pas question pour Baru de donner une suite aux quatre albums, de sérialiser ses personnages jusqu’à ce que mort s’ensuive, de produire quantité de séries dérivées : une fois que tout a été dit, inutile de revenir dessus. La normalisation n’est donc qu’apparente, et même si chaque volume raconte une histoire complète, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il s’agit des fragments d’une seule grande histoire : une année dans la vie d’un fils d’ouvrier d’une dizaine d’années, dans la ville de Sainte-Claire en Lorraine.

Autour du monde de l’enfance

Une autre question pleine de préjugés traverse la série : est-ce une série pour enfants ? Là encore, à première vue, la réponse n’est pas évidente. Les héros et le narrateur sont des enfants. La couverture choisie par Casterman est colorée, avec une typographie fantaisiste. Suivant ces apparences, Raymond Perrin (spécialiste de la littérature dont les jugements sont, certes, loin d’être infaillibles) la cite comme exemple de bande dessinée pour enfants dans son Un siècle de fictions pour les 8-15 ans. Plusieurs bibliothèques municipales le classent aussi dans le rayon jeunesse. Pourtant, à la lecture, il s’avère que ranger les Années Spoutnik dans la catégorie de la littérature pour la jeunesse est une erreur. Mais attention : si Les Années Spoutnik n’est pas une série pour enfants, elle peut tout à fait être lue par des enfants qui n’auront aucun mal à se reconnaître dans les jeunes héros, leurs jeux et leurs préoccupations. De ses albums, il s’agit de celui qui est le mieux pensé pour être lu par différentes classes d’âge. On remarquera d’ailleurs que, dans la réédition que Casterman a fait en 2009, la couverture met en avant non pas les enfants, comme dans les couvertures précédentes, mais une scène d’affrontement entre un ouvrier et un CRS, les enfants étant relégués au second plan. Doit-on en conclure qu’après avoir lancé la série dans un format volontairement ambigu (pour n’exclure aucun public), l’éditeur a ensuite réctifié le tir en se rendant compte que, finalement, le public adulte s’est davantage intéressé à la série que les enfants ?

Là est tout le talent de Baru dans Les Années Spoutnik : porter un double regard sur une époque (la fin des années 1950) et un univers (la classe ouvrière) à travers des yeux d’enfants. Derrière les jeux, les joies et les bagarres incessantes d’Igor et ses amis se dessinent des enjeux beaucoup plus importants. Baru nous avait déjà habitué à partir de l’anecdote pour parler de choses graves, mais ici, le principe est poussé au maximum par la complémentarité des regards enfants/adultes. Ainsi du héros, Igor, dans l’album Bip Bip !, qui a surtout retenu de sa participation à une grande fête du parti communiste la honte d’avoir « pleuré comme une fille ». En observant dans le détail, le jeu entre la trame enfantine et les enjeux adultes en toile de fond est extrêmement complexe, sans pour autant que l’un n’empiète sur l’autre, sauf peut-être lorsque les enfants viennent aider leurs parents lors d’une charge de CRS, scène finale de la série.
Utiliser l’enfance pour témoigner d’une époque et faire passer des messages « adultes » est une démarche déjà présente dans la littérature, le cinéma, et la bande dessinée. En littérature, on retiendra par exemple Poil de carotte de Jules Renard (1894), La guerre des boutons de Louis Pergaud (1912), et les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol (1957-1960). Les deux premiers se démarquent du dernier puisqu’ils ne s’affirment justement pas comme des « souvenirs » propres à l’auteur, mais plus comme des fictions. Comme dans le cas de l’oeuvre de Baru, ils se destinent autant à l’enfance qu’à un public adulte. Dans un autre registre, on pourrait citer Sa majesté des mouches de William Golding (1954), qui partage avec Les Années Spoutnik et La guerre des boutons, outre une représentation sans concession de l’enfance qui n’ignore pas la violence des relations, un procédé narratif : le filtre de l’enfance comme outil pour parler de la société des adultes. Un propos grave se cache derrière les jeux enfantins pour qui sait lire entre les cases.
Dans une interview, Baru est amené à comparer sa propre série avec La guerre des boutons, et l’analyse qu’il dresse nous renseigne sur ses intentions. Il interprète le succès du livre dans les années 1950-1960, suite au film d’Yves Robert (1962), comme une nostalgie à l’égard d’un monde rural en train de disparaître. En ce sens, Les Années Spoutnik est un hommage au monde ouvrier et à sa culture désormais en voie de disparition, dont Baru est originaire.

Autofiction et discours sur la société

Les enfants de Sainte-Claire s'essayent au lancement de leur propre fusée (vol.3, Bip Bip !)


En bande dessinée, d’autres auteurs se sont essayés à l’évocation de souvenirs d’enfance sous la forme de fictions (on dirait maintenant d’autofictions). Le plus connu, et sans doute le plus proche de la démarche de Baru, est l’espagnol Carlos Gimenez et son Paracuellos, publié en France par Fluide Glacial entre 1977 et 1982. Dans cette fresque, Gimenez s’inspire de sa propre enfance pour raconter la vie quotidienne de quelques enfants dans un pensionnat de l’Espagne franquiste des années 1950. Le propos est sombre, et prend valeur de témoignage sur une époque difficile de l’histoire du pays (en 1975, quand Gimenez commence la publication de Paracuellos, la mort de Franco met fin à la dictature militaire). Comme dans le cas de Baru, l’enfance se lit comme un moment fondateur de son oeuvre et Gimenez continuera à évoquer la guerre civile espagnole et le franquisme dans d’autres albums, tout comme Baru poursuivra dans l’évocation du monde ouvrier. Signalons aussi Christian Binet qui publie en 1981 L’institution, souvenir des années passées dans un pensionnat catholique, sur un ton toutefois plus léger que Gimenez.
On aurait pourtant tort de voir dans Les Années Spoutnik une oeuvre à proprement parler autobiographique, et à vrai dire, la même ambiguïté existe dans Paracuellos : Baru et Gimenez s’inspirent de leur enfance, mais l’intrigue, les évènements, les rebondissements sont imaginaires. La part de vérité et de fiction a bien peu d’importance, en réalité : ce qui compte pour Baru, c’est de décrire une époque. Il se défend vigoureusement de raconter son enfance, ou plutôt précise que là n’est pas le but de son récit : « Bon, les années Spoutnik, c’est une fiction, une invention, un produit de mon imagination. C’est une construction, un truc que j’ai bricolé pour qu’il parle à tout le monde, avec des lieux communs, des images qui soient assez communes à tout le monde pour que tout le monde s’y reconnaisse.
Je parle de NOTRE enfance, et pas seulement de la mienne, pour essayer de vous dire autre chose que des histoires de castagne à la récré.
(…)
Autrement dit un peu plus sèchement : l’enfance en soi ne m’intéresse pas, comme mon enfance ne PEUT PAS vous intéresser. C’est juste un moyen que j’ai choisi pour vous parler d’autre chose. »
Cet autre chose, vous l’aurez compris, c’est le destin du monde ouvrier. Baru est toujours poursuivi, lorsque des journalistes parlent de son oeuvre, par l’obsession qu’elle serait autobiographique, et cela dès Quéquette blues. Lui-même soutient le contraire. Ce malentendu est sans doute dû au fait que les sujets qu’ils traitent lui tiennent à coeur, et sont élaborés à partir de son ressenti personnel face au monde contemporain.

On connaît l’importance de « l’effet de réel » chez Baru, toujours attentif à user d’un réalisme très fort dans ses scénarios, qui immerge immédiatement le lecteur. Ici, le village choisi pour l’action (Sainte-Claire) existe, et est même voisin du village natal de l’auteur, Thil. Baru en dessine les rues, les maisons, l’intérieur des cuisines, avec le soin qu’on lui connait. L’ambiance quotidienne de l’époque est renforcée par autant d’indices : les enfants lisent Vaillant et Tintin (avec insertion de vraies planches) et le titre évoque le lancement du satellite soviétique Spoutnik en octobre 1957. Dans le cours du récit, Baru n’hésite pas à parler des enjeux que représente ce satellite, premier à être lancé dans l’espace, dans le contexte de guerre froide qui oppose le bloc occidental et le bloc soviétique.
Dans Les Années Spoutnik, le monde de l’enfance, d’Igor, de Robert, de Jacky, de Jeannot, est confronté aux contradictions du monde adulte. Alors bien sûr est-il question de bagarres à la récré pour savoir qui est le chef, de parties de football, de punitions et de jeudis passés avec les copains. Bien sûr y a-t-il chez Baru une forme de tendresse nostalgique lorsqu’il évoque la dégustation collective de la polenta ou l’incroyable technique footballistique de ces gosses. Mais dans cette société enfantine, Baru met l’accent sur la violence et la « guerre » qui, même pour rire, est d’autant plus révélatrice qu’elle est prise au sérieux par les enfants comme une imitation de ce qui se passe, là-haut, dans le monde des adultes. Guerres contre « ceux d’en-bas » ou contre les enfants du village voisin ; les parties de football sont aussi, à leur façon, des manières de régler un conflit. Même si les grandes bagarres s’arrêtent dès que le sang se met à trop couler et que les flèches n’ont pas de pointe en leur bout, le monde des enfants de Sainte-Claire reflète les tensions des années 1950. La guerre d’Algérie est loin d’être terminé et marquera longtemps la société française. Quant à la guerre froide, elle en est encore à ses débuts et l’empire soviétique est toujours une force soutenue par les différents partis communistes du bloc occidental. Sur le communisme, Baru précise : « Si je traite du communisme dans Les Années Spoutnik, ce n’est pas parce que je le suis ou l’ai été moi-même, c’est parce que l’idéal communiste a été une colossale machine à fabriquer de la solidarité… Et de la dignité. Et c’est pour ça qu’il m’intéresse. Le reste, Staline; le goulag et toutes les saloperies, il regarde l’Histoire – celle avec un grand H – et je ne suis pas historien. ». N’oublions pas, enfin, une autre guerre, interne et plus diffuse, entre la classe ouvrière et le patronat.
Ces craquements du monde, les enfants de Sainte-Claire les subissent aussi, à leur niveau. Ainsi sont-ils contraints de repeindre la fusée miniature construite pour fêter le lancement du Spoutnik parce qu’ils l’ont dessiné sur le modèle de la fusée de Tintin, suppot du capitalisme. Le communisme n’est rien de plus pour eux que la lutte des indiens contre les cow-boys, mais la métaphore employée ici a du bon. Sans compter que la guerre d’Algérie, qui fait rage depuis 1954, n’est pas sans repercussion dans les relations entre les différentes communautés qui cohabitent dans le petit village ouvrier. Italiens, Maghrébins, Polonais, Ukrainiens, composent la population du village. Une manière de rappeler, s’il le faut encore, que l’immigration a toujours fourni à la France une grande partie de sa force de travail.

Conclusion : un style et un rythme

Pour le thème, Baru opère un retour à ses premiers albums, ceux qui évoquaient des adolescences dans les années 1960 au moyen de petites anecdotes du quotidien (Quéquette blues, La piscine de Micheville, La communion du Mino, Vive la classe !, Cours camarade). Tout son art consistait déjà à faire apparaître des enjeux d’un autre ordre, plus graves, plus adultes. Mais entre ces albums des années 1980 et ceux des années 2000 peuvent se lire les progrès effectués par le dessinateur sur le plan de la narration.
On retrouve certains tics d’écriture qui permettent de reconnaître sans se tromper le style de Baru : la narration à la première personne (ici par la voix d’un enfant), la prise à partie complice du lecteur, l’expressivité des visages allant jusqu’à la déformation, l’emploi d’une langue familière qui renforce l’impression de réalisme… Plus que dans ses albums précédents, sans doute à cause du format et du large public auquel la série est destiné, Baru apprend à se tenir à une intrigue précise, à un découpage plus net de l’histoire, à un rythme de l’action plus posé. Il n’y a donc pas dans Les Années Spoutnik ni la force expressive de Quéquette blues, ni l’ampleur narrative de L’autoroute du Soleil. Les enjeux politiques et sociaux sont davantage masqués que dans Le chemin de l’Amérique et Bonne année. Cette série, avec laquelle notre dessinateur entre dans le XXIe siècle, est peut-être celle qui est la plus apte à séduire un public étendu et à faire découvrir Baru a des lecteurs qui ne se seraient pas intéressés d’emblée à cet auteur.

Pour en savoir plus :
Les années Spoutnik, Casterman, 1999-2003 (4 tomes). Réédition en intégrale en 2009, chez Casterman.
Les citations sont tirées d’une interview qui est restée longtemps sur la toile, sur le site officiel de Baru désormais disparu. Elle provient à l’origine du numéro 36 de PLG (Hiver 2000-2001). J’avais conservé l’interview avant sa disparition fortuite d’Internet. Dommage, d’ailleurs, car le site était bien fait.

Published in: on 25 octobre 2010 at 07:03  Laissez un commentaire  

Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux, Casterman, 1998-2009

En 2009, Casterman fait paraître dans sa collection « Ecritures » le recueil Noir, qui réunit trois récits réalisés par Baru entre 1995 et 1998 : Bonne année 2016, Bonne année 2047 et Ballade Irlandaise. Sans doute s’agit-il là des trois récits les plus politiques de Baru, dénonçant par d’habiles fictions l’extrêmisme politique, la diabolisation des banlieues et les violences religieuses en Irlande.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore

Baru chez Casterman

Quelques détails éditoriaux, d’abord, parce qu’il faut toujours commencer par là. Le recueil Noir est l’aboutissement d’une longue collaboration entre Baru et les éditions Casterman qui file depuis 1995 et L’Autoroute du soleil, cet étrange objet littéraire qui a vu se croiser Baru, Casterman et l’éditeur japonais Kodansha. Souvenez-vous des épisodes précédents relatés dans ce blog : en 1992, il y a une courte participation au recueil Le violon et l’archer réalisé en partenariat avec le musée Ingres de Montauban ; puis en 1995, il y a L’Autoroute du soleil, oeuvre singulière qui marque l’entrée de Casterman dans le marché de l’importation de mangas ; enfin, en 1996, Baru arrive dans la revue (A Suivre) qui vit malheureusement ses derniers instants, et prépublie le futur album Sur la route encore (1997). Encore une année de plus : en 1998, un nouvel album de Baru paraît chez Casterman, Bonne année, et nous en arrivons à notre sujet du jour. L’alliance Baru/Casterman se poursuit encore avec la série Les années Spoutnik en 1999-2003, avec Pauvres zhéros en 2008, et sans compter les rééditions, telles celles du Chemin de l’Amérique en 1998, ou de L’Autoroute du soleil en 2002. Ce sont là d’autres histoires que je vous raconterais dans les mois qui viennent.
La seconde moitié des années 1990 n’est pourtant pas très favorable à Casterman. Est-ce l’arrivée en force de l’édition alternative, poussant l’expérience de l’exigence graphique et littéraire bien au-delà de ce qu’avait fait la revue (A Suivre), pionnière en son temps, mais désormais quelque peu dépassée, au point de cesser de paraître en 1997 ? Est-ce, comme le suggère Jean-Philippe Martin, l’importance trop grande prise par son fonds patrimonial, de la série Tintin au renouveau des années 1980, qui handicape toute forme d’innovation ? Il est vrai que Casterman est une maison bicentenaire, fondée en 1780, qui a su jusque là toujours renouveler sa clientèle, partant de l’édition religieuse au XIXe siècle pour arriver à la bande dessinée moderne au XXe siècle. Elle a su aussi naviguer entre ses origines et ses fidélités à la tradition belge, et une capacité à s’imposer sur le marché français. En 1999, la maison d’édition est rachetée par Flammarion, signe le plus manifeste de ses difficultés. Pour tenter de retrouver une forme de prestige intellectuelle dans le secteur de la bande dessinée, la collection « Ecritures » est créée en 2002, dirigée par Benoît Peeters. Elle est ce qu’on peut appeler une collection « d’auteurs » (par opposition au monde des séries et de la BD de genre), et s’appuie d’abord sur les résultats de la percée effectuée dans l’univers du manga en 1995. Parmi les premiers albums publiés se trouvent des rééditions de la collection « Casterman manga », dont L’Autoroute du soleil de Baru, mais aussi des oeuvres du japonais Jiro Taniguichi. Casterman reproduit également l’expérience du Japon en traduisant des auteurs étrangers.
On comprend assez vite que le mot-clé de la collection « Ecritures » est d’abord « réédition ». Comme souvent, Casterman parie sur des chevaux qui ont fait leur preuve, soit en rééditant d’anciens succès de sa propre collection, soit en traduisant des auteurs étrangers. La collection fera pourtant l’objet de critiques. On accuse Casterman de profiter de la montée en puissance de l’édition alternative (notamment par le format « roman »). La critique la plus pertinente n’est pas tant de viser cette récupération (somme toute, Casterman a déjà fait ses preuves dans la création exigente à l’époque de (A Suivre)) que de pointer du doigt, comme ont pu le faire à plusieurs reprises Jean-Christophe Menu et le magazine PLGPPUR, l’application de principes éditoriaux sans réflexion préalable sur l’oeuvre et ses propres exigences. La collection reste enfermée dans un format, certes original (quoique plus tellement en 2010), mais identique pour toutes les oeuvres. L’édition de Histoires urbaines de Julius Knipl, photographe de Ben Katchor, fait partie des réalisations contestées, Casterman ayant ignoré le format d’origine, à l’italienne, pour faire rentrer l’oeuvre dans le format de sa collection.

Revenons à Bonne année et au recueil Noir, justement paru dans la collection « Ecritures ». Il regroupe trois récits chronologiquement réalisés en 1995, 1997 et 1996. Casterman sauve ici de l’oubli (ou « récupère », selon les points de vue !) des récits qui ne sont pas inédits. Le premier, Bonne année 2016, paraît en 1995 dans un ouvrage collectif des éditions Autrement, Avoir vingt ans en l’an 2000. Le second, Bonne année 2047, vient prolonger l’univers imaginé dans ce premier « Bonne année » par un album paru chez Casterman en 1998 qui reprend les codes éditoriaux de la défunte collection « Romans (A Suivre) » (pagination large de 70 pages, noir et blanc) . Enfin, le dernier, Ballade irlandaise, a une histoire éditoriale encore plus complexe (je reprends là la présentation qui est en faite dans le recueil). En 1996, les éditions Bayard demande à Baru d’adapter une nouvelle de Rodolphe (écrivain et scénariste de bande dessinée) sur le thème de Roméo et Juliette, ramené ici au contexte de guerre civile en Irlande du Nord. Mais le projet de magazine qui devait publier l’histoire ne voit pas le jour. Puis, en 2004, les éditeurs Vertige Graphic et Coconino Press s’associent pour créer la revue Black sous-titrée « le retour des avant-gardes soft », qui entend dépasser la rupture iconoclaste voulue par les éditeurs alternatifs, tout en prenant acte des avancées qu’ils ont permis en matière narrative et graphique. L’histoire inédite de Baru trouve sa place dans cette revue, en compagnie de David B., François Ayroles, Seth et Mazzuchelli.

Noir et blanc, le développement d’une nouvelle technique

Malgré cette parution tardive en recueil sur laquelle je me base pour mon article du jour, les trois récits sont bien ancré dans la seconde moitié des années 1990 et sont, comme l’explique Baru « réalisés dans la foulée de l’Autoroute du soleil ». Cette parenté se traduit, d’un point de vue graphique, par l’emploi du noir et blanc que les 500 pages de l’album sus-cité ont donné au dessinateur l’occasion d’expérimenter. L’occasion de souligner à quel point Baru est un dessinateur atypique, n’hésitant jamais à tenter de nouvelles expériences. D’ailleurs, dans ses premiers albums, Baru s’aidait de Daniel Ledran pour la mise en couleurs.
Sur le sujet de l’apprentissage du noir et blanc, je lui laisse la parole dans les propos liminaires au recueil Noir : « [L’Autoroute du soleil] m’avait permis, entre autres, d’apprivoiser une contrainte technique : l’usage du noir et blanc, même si je l’ai utilisée sur un mode soft, en demi-teintes, sans doute pour ne pas avoir à affronter la radicalité stylistique de mon maître José Muñoz. A la fin, j’avais découvert l’adéquation parfaite de cette technique, pour sa relative rapidité d’exécution, à mes recherches d’un graphisme nerveux au service d’une narration dynamique et efficace. ». Il est vrai que l’usage du noir et blanc a fait évoluer le trait de Baru vers une moindre déformation expressionniste des visages, très présente dans ses albums des années 1980, et que l’on peut rattacher, suivant les propos du dessinateur, à l’influence de Muñoz, le dessinateur argentin de la série Alack Sinner connu pour son traitement radical des visages en noir et blanc à la limite du grotesque. Baru ne va pas jusqu’à cette radicalité, mais son noir et blanc sert davantage la narration que « l’esthétique » (le fond que la forme, si cette distinction vaut quelque chose).
Le noir et blanc encourage chez lui une lecture plus fluide, une attention moins soutenue au graphisme. Ce qui ne l’empêche pas de tester quelques effets particulièrement efficaces, comme lorsque les héros sont pris dans les phares d’une voiture et se transforment alors en de simples esquisses noires sur un immense fond blanc. La formule a dû lui plaire : il la réutilise dans chacune des trois histoires.

Trois récits au fil de l’actualité des années 1990 et 2000

Venons-en aux histoires proprement dites. Un mot d’abord sur Ballade irlandaise, un peu à part dans le dyptique Bonne année, à tel point que l’on peut se demander s’il était judicieux de la joindre. Elle illustre un fait d’actualité résumé à la fin : le 15 septembre 1997 marque le début du processus du paix dans le conflit nord-irlandais opposant républicains catholiques et loyalistes protestants. Par une fable racontant la relation dramatique entre un protestant et une catholique, inspirée de l’éternel histoire d’amour impossible de Roméo et Juliette, Baru présente sa vision d’une guerre civile qui déchire l’Irlande du Nord depuis plus de trente ans. La scène finale peut se lire comme une parabole de la réconciliation du pays.

Si Ballade irlandaise est une simple fiction inspirée par l’actualité, le dyptique Bonne année que composent les deux premiers récits du recueil appartiennent au genre de l’anticipation politico-sociale. Ce n’est qu’en apparence que Baru s’échappe de la réalité, et le discours qu’il porte s’adresse avant tout à ses contemporains.
Dans la version d’origine de Bonne année 2016 (Bonne année), l’action se passe dans un an 2000 où Jean-Marie Le Pen, président du Front National, est devenu ministre de l’Intérieur (drôle d’anticipation sur l’élection présidentielle de 2002). Pour la version de 2009, les évènements ne changent pas, si ce n’est qu’ils sont transposés en 2016 et que Jean-Marie Le Pen premier ministre est remplacé par Nicolas Sarkozy président le second étant, pour Baru, « un héritier à peine édulcoré » du premier. L’accès des centres-ville est interdit aux résidents des banlieues devenues des zones infranchissables gardées par la police. Dans ce contexte tendu, et parce qu’après tout la vie continue dans les banlieues, le lecteur suit les mésaventures de Kent à la recherche d’essence pour pouvoir draguer.
Avec Bonne année 2047, qui, comme son nom l’indique, se passe trente ans plus tard, les enjeux politiques dépassent cette fois le simple stade de l’anecdote automobile. La situation s’est encore dégradée : Nicolas Sarkozy s’est fait élire président à vie, les cités sont désormais encadrées par des murs, des miradors et des blockhaus, et le sida se répand dans des banlieues où un préservatif est parmi les denrées les plus précieuses qui soient. On suit une bande d’amis, Mo’, Houcine, Julien, Sonia, Kader, Maggy un soir de nouvel an. Des histoires de garçons, de filles et de sexe qui rappelleraient le nouvel an puceau de Quéquette blues s’il n’y avait pas l’arrière-plan d’anticipation politique. La principale obsession de tout ce petit monde est de passer de l’autre côté du mur au nez et à la barbe de la police qui a ordre de tirer sans sommations.

Il est remarquable (ou plutôt désolant) de constater que deux récits conçus en 1995 et 1997 sont toujours profondément évocateurs en 2009, à peine transposés pour le recueil. En 1995-1997, Baru réagissait à la montée en puissance électorale du Front National sur la base de discours populiste et nationaliste (en 1995, Le Pen arrive quatrième à l’élection présidentielle avec 15% des voix, et son parti remporte la mairie d’Orange, tandis qu’en 1997, il atteint son plus gros score en pourcentage de voix au premier tour d’une élection législative : 14,98%). D’une certaine manière, la parution du recueil Noir (est-elle de la seule initiative de Casterman, ou aussi de celle de Baru ?) lui permet de rappeler que la question des banlieues et de l’immigration continuent de pourrir la vie politique du pays et d’amener au pouvoir d’autres formes de populisme : « Depuis, comme vous le savez sans doute, les banlieues ont explosé, notamment en novembre 2005. Je n’aurais pas la prétention de revendiquer une quelconque prémonition de ces évènements. Ce désastre était largement prévisible pour tous ceux que préoccupent un tant soit peu les questions sociales dans ce pays. Mais les choses ont changé me direz-vous. Pas sûr ! Pour ma part, je pense que les mouches ont simplement changé d’âne, et que ceux qui ont fait le succès du Front National, il y a dix ans, ont fait la différence qui a permis à Sarkozy de s’imposer aujourd’hui. ».
Le monde des ouvriers et des immigrés étaient le théâtre des premiers albums de Baru. Dans L’Autoroute du soleil, l’aventure commence par l’abandon de ce monde ouvrier et se termine dans une cité en pleine émeute. C’est ainsi qu’à partir de 1995, Baru trouve dans les banlieues un nouvel espace à investir pour faire passer des messages politiques et sociaux. La lecture des albums de Baru (et pas seulement de ce recueil) est salutaire en ce qu’elle constitue une véritable réflexion sur notre époque et ses paradoxes, et porte en elle un militantisme qui ne nuit jamais à la qualité narrative de l’ensemble, au rythme effrené de l’histoire, à la représentation de l’anecdote adolescente et potache, qui n’est jamais très loin. A ce titre, je ne peux pas m’empêcher de l’associer dans mon esprit à Etienne Davodeau, autre peintre la réalité contemporaine (celle du monde rural et ouvrier) chez qui la fiction devient discours sur son temps. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais il pourra être intéressant de les entendre parler tous les deux lors du festival Quai des Bulles de Saint-Malo sur le thème « BD et représentation de la société » (c’est le samedi 9 à l’amphi Maupertuis, de 14h30 à 15h30).

Pour en savoir plus :

Avoir 20 ans en l’an 2000, (collectif), éditions Autrement, 1995
Bonne année, Casterman, 1998
Black n°1, Vertige Graphic et Coconino Press, 2004
Noir, recueil chez Casterman, 2009
Sur la collection « Ecritures » de Casterman : Jean-Philippe Martin, « De l’esprit des “Spéciales” : “Ecritures” », dans 9e Art n°10, Centre national de la bande dessinée et de l’image, octobre 2004, p. 37-38.

Published in: on 4 octobre 2010 at 14:18  Laissez un commentaire  

Rainbow Mist de Fred Boot et Léo Henry, 2010 / Chuban de Fred Boot, 2004

C’est une fois encore un webcomic de qualité que j’aimerais mettre un peu aujourd’hui en avant et en perspective : Rainbow mist, la nouvelle création de Fred Boot, un pionnier de la bande dessinée en ligne. Rainbow mist est en ligne soit en version flash sur le site manolosanctis.fr, soit sur la plateforme webcomics.com. Mais dans une autre vie, Fred Boot a participé à d’importantes expériences numériques avec Frederic Boilet dans un mouvement appelé « Nouvelle manga numérique ». De Boilet, amoureux du Japon, à Fred Boot, interprète du mythe américain, ce sont deux auteurs-voyageurs à découvrir en ligne avec Rainbow mist et Chuban.

Rainbow mist, livre d’images d’un rêve américain

Fred Boot traîne sur la toile depuis plusieurs années maintenant. L’une des caractéristiques de cet auteur est une grande partie de son oeuvre est disponible « numériquement ». Il suit à l’origine une formation de design numérique, profession qui lui permet de toucher à toute sorte de domaines : création de site web, cédéroms, élaboration de chartes graphiques… Formation qui le familiarise également avec les possibilités qu’offre le « multimédia », possibilités qu’il va exploiter dans des oeuvres de bande dessinée, et cela de deux manières : pour la création et pour la diffusion. Il est également à l’origine du « manifeste du 18 juin 2009 » pour la BD numérique, par laquelle plusieurs auteurs affirment et font connaître aux internautes l’existence d’une bande dessinée numérique dynamique.
En ce qui concerne la création, Fred Boot possède sa propre vision de la bande dessinée numérique. Il la présente dans un article de son blog. Je retiendrais en particulier ce paragraphe qui me semble suffisamment explicite : « La bande dessinée numérique devrait donc être envisagée comme une œuvre augmentée de tous le contenu contextuel qui existe et qui enrichit son univers. Articles, photos, musiques, jeux, situation géographique du lectorat, etc. Tout ce qui peut servir l’histoire et l’ambiance. Ne plus penser en terme cadres encadrés dans une planche, mais en terme de cheminement dans un territoire ouvert. En matière de numérique, l’espace délimité par la page est bien moins stratégique que l’espace où circulent les médias. Le passage d’une case à l’autre est aujourd’hui moins important en terme d’enjeux que le passage d’une information à une autre, voire d’un média à l’autre. » Fred Boot possède une approche non-contraignante de la BD numérique : « tant que les technologies numériques permettent de faire quelque chose, on peut l’intégrer à l’histoire, mais uniquement si on donne du sens à cet ajout ». Il met ainsi de côté l’interactivité parfois systématique et artificielle quand elle ne cherche pas à s’extraire des cadres traditionnelles de la bande dessinée, mais simplement à jouer avec eux. Rares sont les auteurs qui réfléchissent vraiment à la manière de créer une oeuvre numérique : la démarche de Tony, auteur de la bande dessinée expérimentale Prise de tête, va dans le même sens. A côté des projets liés à la Nouvelle manga digitale dont je vous parlerais dans quelques paragraphes, Fred Boot concrétise sa conception de la BD numérique dans les huit épisodes actuellement en ligne de The Shakers, l’histoire d’un couple de détective tout droit sorti d’une série télé d’espionnage des années 1970 (j’en parlais dans un précédent article).
C’est aussi au niveau de la diffusion qu’il s’intéresse au numérique et à internet. On le retrouve en particulier sur le site webcomics.fr, plate-forme lancée par Julien Falgas en 2007 (à l’origine, l’annuaire des webcomics Abdel-Inn, qui existe dès 2002) pour diffuser une grande variété de webcomics, de l’amateur au professionnel du dessin. Fred Boot diffuse via ce site Shaobaibai, l’histoire excentrique d’un détective chinois, ou encore Balsamo, une libvre adaptation d’un roman d’Alexandre Dumas.

Rainbow mist
(que vous pouvez lire ici) appartient à la seconde catégorie d’oeuvre, celle qui trouve, par la diffusion en ligne, une seconde vie. Fred Boot avait déjà choisi une post-publication en ligne d’un projet précédent de BD papier, Gordo, un singe contre l’Amérique, édité à l’Atalante, qui avait été un relatif échec commercial. Rainbow mist aurait dû être publié par la même maison d’édition mais le projet n’a pas pu se faire. Pour sa diffusion en ligne, Fred Boot a choisi deux espaces : le vénérable webcomics.fr, bien sûr, mais aussi le site de l’éditeur numérique Manolosanctis qui décidément, après son arrivée dans les librairies, commence réellement à se faire une place. Fred Boot fut visiblement satisfait du succès rencontré par Gordo sur Internet ; l’oeuvre ayant été relayée de sites en sites, elle a atteint . Il recommence donc l’expérience avec Rainbow mist. Comme pour Gordo, il est aussi possible d’acheter la version papier. J’y reviendrais.
Fred Boot affectionne un style très graphique, basé sur un emploi dynamique de lignes, de formes et de couleurs qui donne un résultat très élégant et visuellement attirant, plus encore, je trouve, pour Rainbow mist, que dans ses oeuvres précédentes, The Shakers, Gordo ou Shaobaibai. Ici, l’influence de l’illustration retro est nette, celle du milieu du XXe siècle qui exploite notamment les apports du cubisme dans le traitement synthétique des personnages et des objets, et la rigueur du traitement géométrique du style art déco (le style de Fred Boot me fait particulièrement penser à l’affichiste français Cassandre, mon principal point de repère dans ce domaine que je connais assez peu). Le traitement graphique de Rainbow mist est ainsi profondément épuré et travaillé, en particulier dans les sensations fournies par les couleurs. Les textes, sobres et élégants, sont écrits par Léo Henry, d’après une idée initiale du dessinateur. L’équilibre entre textes et dessins est plus abouti que dans Gordo, au scénario beaucoup plus dynamique. Ici, l’ambiance est calme, l’histoire prend son temps et les sensations offertes par le dessin prennent le pas sur la compréhension de l’histoire. Fred Boot s’essaye à des expériences graphiques stimulantes.
C’est un style qui s’accorde pleinement avec le thème, puisque l’histoire se passe justement durant cette époque de modernisme graphique. L’album baigne dans une atmosphère de jazz, de cigarettes et de cocktails aux noms enchanteurs. Gordo nous emmenait plutôt du côté des années 1950 et de ses mythes, et l’on y croisait tour à tour Lauren Bacall, Elvis et Frank Sinatra. Cette fois, Fred Boot nous entraîne dans des années 1960 où les décennies passées sont devenues de vagues rêves de modernité évoquées avec nostalgie (j’interprète en partie ses propres dires : « Gordo tourne en dérision une période de rêves, de vitesse et de dépassements durant les années 50. Rainbow Mist montre la désillusion qui commence à apparaître dans les années 60. »). Le héros est Vincent Vermont, un brocanteur qui, au moyen d’un calendrier, voyage plusieurs décennies en arrière, dans un bar enfumé des sixties, le Rainbow Mist. Est-ce un étrange rêve, ou une nostalgie qui prend des allures de réalité ?

J’aurais tendance à vous conseiller d’acheter le livre si les premières pages mises en ligne vous ont plu. Loin de moins l’idée de faire de la publicité à outrance. Mais que ce soit sur la lecture page à page de webcomics.fr ou sur l’interface dynamique de manolosanctis (pour une fois assez maladroite), on sent que l’album n’a pas été réalisé pour une lecture en ligne et qu’il en souffre, notamment dans les pages les plus « contemplatives », qu’on aimerait, justement, contempler. J’aurais aussi tendance à dire, mais c’est peut-être plus subjectif, que cet objet qui nous plonge dans les années 1960, on aimerait pouvoir le palper, sentir un papier glacé sous nos doigts. Je suis pourtant loin d’être rétif à la lecture en ligne mais, dans le cas de Rainbow mist, le format papier me semble plus accueillant.

Un autre rêveur de l’étranger : Frederic Boilet

Si Fred Boot nous entraîne dans une Amérique fantasmée aux échos, l’espace de référence de Frederic Boilet est le Japon, cadre de la plupart de ses albums. En 1990, il obtient une bourse pour aller travailler au Japon, puis, en 1994, est le premier auteur de bandes dessinées à pouvoir aller travailler à la villa Kujoyama, résidence d’artistes financée par le gouvernement français à Kyôto. Il ne rentre en France qu’en 1995 et participe alors à la fondation de l’atelier des Vosges en compagnie d’autres auteurs comme Christophe Blain, Emmanuel Guibert et Joann Sfar. Mais dès 1997, il repart vivre au Japon pour dix ans. Outre ses nombreuses histoires réalisées pour des magazines japonais, ou ses albums publiés uniquement au Japon, les séjours de Boilet au pays de la manga donnent à la bande dessinée française à la fois un oeuvre délicate et toujours cohérente, et de nombreuses passerelles dressées, dans un sens comme dans l’autre, entre bande dessinée et manga.
Les albums « japonais » de Boilet (j’exclus ici ses premiers albums, avant 1990) sont pour la plupart bâtis sur le modèle de l’autofiction. Love Hotel et Tôkyô est mon jardin, publiés chez Casterman, respectivement en 1993 et 1997 et en collaboration avec Benoît Peeters, racontent les mésaventures professionnelles et sentimentales d’un Français, David Martin, au Japon (ces deux albums ont été depuis réédités, le premier par Ego comme X en 2005, le second par Casterman en 2003). Catastrophes et déceptions s’accumulent dans cette terre hostile et si incompréhensible, mais David Martin se laisse progressivement séduire par le pays, à moins que ce ne soit par les japonaises. L’expérience japonaise sera matière à d’autres albums, avec toujours comme moteur de l’histoire les difficultés de l’expérience amoureuse : L’Epinard de Yukiko en 2001, Mariko Parade en 2003 (dessin de Kan Takahama), L’Apprenti japonais en 2006, Elles en 2007. Tout récemment, Dupuis a réédité Demi-tour, autre rencontre entre une japonaise et un français, mais cette fois sur le sol français !
Derrière ses personnages, se lit une forme d’honnêteté proche du pacte autobiographique, comme si Boilet tirait ses histoires de ses propres expériences, sans jamais exagérer et sans trop nous mentir. Au milieu des années 1990, la tendance autofictionnelle, déjà présente dans le roman, émerge chez d’autres dessinateurs (dont Baru, souvenez-vous du Baruthon en cours !), avant que l’autobiographique ne s’affirme comme une dimension possible de la bande dessinée. Chez Boilet est encore conservée une forme d’ambiguïté entre réalité et fiction. Plus que sa vie, se sont ses sentiments et ses émotions face au Japon qu’il nous présente (au Japon du quotidien, pas celui du mythe comme Boot avec les Etats-Unis : Boilet ne rêve pas à partir de films, mais à partir de femmes). Le ton est toujours très simple, et en même temps extrêmement émouvant. Il arrive, sans dramaturgie excessive, à faire passer une quantité d’émotions assez incroyables, que l’on prenne en pitié ses héros malmenés par le sort ou que l’on se laisse charmer par leurs conquêtes féminines. J’ai l’impression que cela est dû au cadre japonais tel que le dessine Boilet : il nous paraît toujours lointain, ne se laissant capturer que par fragments (des fragments souvent féminins), et portant en lui une forme d’éphémère.

A côté de ses albums, Boilet joue aussi un rôle de passeur entre la culture française et la culture japonaise, du moins en ce qui concerne la bande dessinée. Il poursuit un travail de traduction d’oeuvres japonaises en français (on lui doit la découverte de Jiro Taniguichi), ou d’oeuvres françaises en japonais (David B. et Joann Sfar, par exemple). Proche de l’édition alternative française, il va tenter de faire découvrir au public français son équivalent dans l’univers de la manga en tant que directeur de la collection Sakka auteurs chez Casterman entre 2004 et 2008. De cette ambition nait également en 2001 le manifeste de la « Nouvelle Manga », et un évènement artistique lié au projet. Dans ce manifeste, il souligne combien les mangas traduites en France (à cette date) ne correspondent pas à la réalité de la production, se limitant à des récits d’aventure ou à du romantisme pour adolescent. Pour lui, la bande dessinée française a également à gagner des apports de la manga, notamment par l’introduction de thèmes tirés du quotidien et par la recherche d’un nouveau lectorat, plus exigeant sur le scénario, recherche déjà engagée par l’édition alternative des années 1990.
C’est finalement au métissage artistique que Boilet invite ses collègues dessinateurs : aller voir du côté du Japon pour enrichir sa propre perception de la bande dessinée. Quelques auteurs se sont positionnés dans son sillage, de près ou de loin : Fabrice Neaud, Nicolas de Crécy, François Schuiten. Les oeuvres d’Aurélia Arita (par ailleurs compagne de Boilet) et de Vanyda sont souvent citées comme faisant partie de la Nouvelle Manga, en ce qu’elles mêlent les caractéristiques de la bande dessinée et de la manga.

Chuban, et quelques mots sur la Nouvelle manga digitale

Le point commun de nos deux auteurs du jour est leur réelle capacité à ignorer les frontières, aussi bien géographiquement que « matériellement », à être capables de comprendre des possibilités de création « autres », sortant du champ traditionnel de la bande dessinée. Fred Boot comme Boilet sont des auteurs qui ne s’imposent pas de définition prédéfinie du média ou du support qu’ils sont en train de travailler.
La rencontre de Fred Boot avec Frédéric Boilet en 2001 donne lieu à une excroissance spécifique de la Nouvelle manga, bien intégrée à ce projet transculturel, la Nouvelle manga digitale. La formation initiale de Fred Boot l’amène à considérer la création en bande dessinée selon des termes très novateurs, et suivant des logiques de création et de diffusion originales. Dans une interview disponible sur son site, Fred Boot explique qu’il a vu dans les oeuvres de Boilet un fort potentiel d’exploitation multimédia, ce qui n’est pas le cas de n’importe quelle oeuvre de bande dessinée, notamment en raison d’éléments comme le scénario non linéaire, un graphisme inspiré par les arts photo et vidéo, la récurrence des mise en abyme…
Le travail de Fred Boot pour la NMD se traduit de deux manières : par des adaptations d’oeuvres préexistantes et par des créations originales. Pour ce qui est des adaptations, il faut bien comprendre le mot non dans un simple sens de transposition à l’écran de l’album papier (démarche majoritaire actuellement), mais de re-création dans un environnement numérique, notamment en faisant intervenir de la musique, ou encore une interactivité, qui permettent de faire de la lecture en ligne une expérience nouvelle, différente de la lecture « traditionnelle ». A partir de 2004, Fred Boot s’intéresse aussi à des créations originales et personnelles qui gardent toutefois quelque chose de l’esprit et de l’univers de Boilet et s’inscrivent dans le mouvement de la NMD. On en trouve quatre, Aiko, Fuseki, Chuban et Place du petit enfer. Ce dernier projet est un faux blog tenu entre décembre 2004 et janvier 2005. Vient s’ajouter un recueil de nouvelles, Tôkyô no ko, auto-édité grâce à The Book Edition.
Avec ces oeuvres originales, Fred Boot explore pleinement ce qu’on pourrait appeler un « langage » de l’image numérique. Je parle d’image plutôt que de bande dessinée dans la mesure où il emploie aussi la photographie, mais la séquentialité et la narrativité font le lien avec la bande dessinée. Difficile, à vrai dire, de savoir si nous sommes en présence d’une bande dessinée, d’un jeu vidéo, d’un film, d’un roman illustré, et à vrai dire peu importe. Chacune de ces oeuvres sont des expériences sensorielles étonnantes qui ouvre une fenêtre vers ce que pourrait être une bande dessinée de création numérique.

Chuban (http://www.fredboot.com/nmd/chubandef/chubdep.html) est pour moi, d’un point de vue narratif, le réalisation de Fred Boot la plus réussie dans le cadre de la NMD. Elle est mise en ligne en mai 2004. La présence de Boilet se lit en arrière-plan, dans cette brève histoire d’amour en sept mardis entre le narrateur et une jeune japonaise. Outre le thème, il y a la même sensibilité, la même délicatesse que dans les albums de Boilet. Chaque mardi donne lieu à une courte séquence d’images mise en musique par Nathanael Terrien. Le lecteur décide de son rythme de lecture, invité qu’il est à cliquer, à faire voyager sa souris, à interpréter les images qui défilent. On y retrouve bien entendu ce qui fait la spécificité du sens que Fred Boot donne à la BD numérique : le croisement constant entre plusieurs dimensions : texte/image fixe/son/image animée ; une interactivité limitée mais suffisante qui introduit le lecteur dans un jeu. Chuban est pleinement une oeuvre numérique car elle offre des sensations que la lecture papier serait incapable d’offrir. Le lecteur/spectateur est réellement transportée dans l’histoire le temps de sa trop courte lecture. C’est peut-être là le seul regret : sept mardis, ce n’est pas très long et on a envie d’en attendre plus. Avec Gordo ou Rainbow mist, Fred Boot s’est provisoirement éloigné de tels projets numériques, et The Shakers, qui propose le même type de lecture que Chuban, est pour l’instant interrompu au huitième épisode.

Les oeuvres numériques de Boot vous permettront de savoir ce que pourrait être une bd numérique créative, exploitant au mieux, et sans « gadgétisation » les possibilités du numérique. Donc, au moins pour la science et pour mourir moins bête, allez y jeter un coup d’oeil ! Je retiendrais par exemple cette phrase de Fred Boot qui exprime la « révolution » que représente le numérique pour la bande dessinée : « Il existe des moyens que n’imagine pas le monde de l’édition pour faire vivre les livres. ».

Pour en savoir plus :
Lire Rainbow mist sur webcomics.fr ou sur manolosanctis.com.
Lire ou télécharger Chuban
Le site de Fred Boot :
Webographie de Fred Boot
Le site de Frederic Boilet
La Nouvelle manga digitale
Interview de Fred Boot à propos de la NMD
L’article de Julien Falgas qui m’a fait découvrir Rainbow mist et qui m’a inspiré cet article.

Published in: on 27 septembre 2010 at 19:12  Comments (2)  

Science-fiction et bande dessinée : années 2000

Notre série sur la science-fiction et la bande dessinée francophone, longue épopée partie des années 1930 arrive doucement vers son dénouement : les années 2000. J’ai voulu présenter deux oeuvres qui réinterprètent le genre, en font autre chose que les codes traditionnels laissent sous-entendre et explorent d’autres voies que l’aventure exotique, le space opera ou la parabole politico-sociale. Deux séries qui se répondent, l’une étant la dernière production d’un auteur venu du fin fond des années 1970, et l’autre étant l’oeuvre ayant fait connaître un jeune auteur désormais plus que prometteur. Un détour du côté de l’univers punk du Sombres ténèbres de Max, et de la SF contemplative du Lupus de Frederik Peeters.

L’édition alternative et la science-fiction


Dans le précédent article consacré aux années 1990, j’avais délibérement mis de côté la question de l’émergence des éditeurs alternatifs : c’était pour mieux les retrouver ici. De fait, on ne peut pas vraiment dire que les nouvelles exigences des jeunes éditeurs à la recherche d’une « autre » bande dessinée (L’Association, Ego comme X, Les Requins marteaux, Cornelius, Six pieds sous terre, Drozophile…) soient parfaitement compatibles avec la science-fiction. Leur objectif est de rompre avec les pratiques et les thèmes traditionnels de la bande dessinée et, en particulier, de briser toute existence de « codes », de « catégories », de « limites », à l’intérieur ou à l’extérieur du média. Or, je l’ai expliqué dans l’article précédent, la science-fiction s’identifie dans les années 1990 comme un genre codifié, confectionné au terme de plus de cinquante ans de production de bande dessinée. Est-il, avec d’autres genres comme le western, le policier, la fantasy, un signe extérieur de l’édition commerciale ? Ou bien est-ce la notion même de genre qui est assez peu adaptable aux exigences de l’édition alternative, parce qu’elle est attachée à l’ancienne bande dessinée avec laquelle on veut rompte ? Le fait est que les éditeurs alternatifs, trop pressés d’explorer d’autres domaines comme la bande dessinée de reportage ou l’autobiographie, portent assez peu d’attention à la science-fiction.
Un bref passage en revue (que je ne prétend pas exhaustif) des catalogues de ces éditeurs montrent pourtant que ce désintérêt n’est que relatif et que la science-fiction y a ses entrées, mais selon des modalités spécifiques. Deux ressortent tout particulièrement : l’humour et l’underground (voire parfois les deux en même temps). Science-fiction et humour se marient pour produire des oeuvres qui cherchent justement à détourner les codes du genre pour les tourner en ridicule, ou les situer dans un décalage salutaire. Pour cette raison, sans doute, la science-fiction revient souvent dans l’oeuvre d’Etienne Lecroart, auteur spécialisé dans les exercices de style graphique (oubapiens!) à partir des conventions de la bande dessinée, comme dans la bande dessinée palindromique Cercle vicieux (L’Association). On peut aussi penser au Cycloman de Charles Berberian et Grégory Mardon qui raconte les tracas quotidiens et intimes d’un super-héros (Cornelius, 2002). Enfin, Guillaume Bouzard et Pierre Druilhe se régalent des rencontres du troisième type dans Les pauvres types de l’espace (Six pieds sous terre, 2005).
Les éditeurs alternatifs ont aussi contribué à refaire connaître une science-fiction typique des années 1970-1980, faite d’underground, de transgression graphique et textuelle et d’influence de la culture rock. On en verra un bon exemple avec Sombres ténèbres de Max. La réédition de Nécron des italiens Magnus et Ilaria Volpe par Cornélius à partir de 2006 présente au public une oeuvre oubliée depuis vingt ans, se revendiquant des genres les plus « bas » et les plus sales, l’érotisme et l’horreur. Un autre italien amateur de science-fiction underground, Massimo Mattioli, est édité par l’Association. Là encore, c’est bien le refus des conventions qui pousse à ces entreprises éditoriales où la la science-fiction n’est pas vue comme genre tout public, mais comme partie intégrante d’une culture de série B subversive. Lorsqu’il y a pastiche de l’univers retro des comic books et de leur superhéros, humour et underground trouvent un territoire commun, comme dans le Bighead de l’américain Jeffrey brown édité en France par Six pieds sous terre.

Difficile de parler de science-fiction chez les éditeurs alternatifs : le genre y est volontairement indéfini et traduit selon des canons peu, sinon moins communs que ceux employés par de plus grands éditeurs. Sombres ténèbres et Lupus, respectivement édités par L’Association et par Atrabile, portent en eux cette ambiguité sur le genre qui devient le miroir de l’univers très personnel de leur auteur. Une sorte d’auto-science-fiction, en quelque sorte.

Sombres ténèbres de Max

Max est un auteur discret, à ne pas confondre avec son homonyme espagnol qui, par un étrange coup du sort, est lui aussi édité à l’Association. La série Sombres ténèbres est parue dans la célèbre maison d’édition entre 2001 et 2005 en cinq volumes dans la collection « Mimolette », vouée à des albums courts publiés à prix bas par livraison à la façon des comics. Elle s’inscrit dans la continuité de l’univers construit par Max, un ancien de Métal Hurlant, mais aussi d’autres fanzines et revues des années 70-80 comme Le Krapô Baveux, Viper ou Zoulou, moins marquantes mais témoignant de l’émergence d’une forme de bande dessinée underground à la française allant puiser ses références dans la culture punk.
Max entre justement à Métal Hurlant en 1983, au moment où la revue se tourne délibérement vers la « BD rock », c’est-à-dire vers des auteurs qui nourrisent leur bande dessinée de leur passion pour la contre-culture rock et punk. Mouvement stylistiquement hétéroclite, finalement assez mal défini mais symptomatique d’un moment de communion entre la musique et la bande dessinée au sein d’un même ensemble de références, la « BD rock » se traduit surtout par la présence de certains thèmes (la violence, le rock, le sexe, la banlieue, la débrouille), par des dialogues argotiques, par des personnages archétypaux (l’escroc, le looser, le motard) et, parfois, par un humour noir et délirant. Généralement, elle reste assez traditionnelle dans les procédés narratifs. Pour une raison qui reste encore à déterminer, une autre de ses caractéristiques est, chez certains auteurs, l’emploi d’animaux anthropomorphisés. La BD rock existe sans exister vraiment, mais participe, dans les années 1980, à l’intégration de la bande dessinée au sein d’une culture adulte plus large et dynamique. Il s’agit surtout d’un mouvement passager composé au sein de Métal Hurlant, ainsi que d’émissions (Les Enfants du rock) et de revues/fanzines, qui donne naissance à des auteurs à l’univers très personnel comme Margerin, Jano, Tramber, Dodo et Ben Radis, Pierre Ouin, et, donc, Max.
A l’exception de Panzer Panik avec José-Louis Bocquet, une chronique pleine d’humour noir de la seconde guerre mondiale et de deux albums dans la collection X de Futuropolis avec Pierre Ouin, la science-fiction est le domaine préféré de Max. Mais il ne s’agit pas d’un univers de science-fiction ordinaire, plutôt d’une science-fiction relue par la culture punk qui a déjà su intégrer la SF telle qu’elle se présente dans les pulps et les films de série B. Lire Max, c’est retrouver l’esprit de groupes de punk et de psychobilly comme les Misfits, les Cramps ou les Meteors. Une science-fiction qui possède donc, dans nos années 2000, un certain charme retro. Après tout, c’est une des caractéristiques du travail de Max de ne pas avoir adapté son style et d’avoir su garder le même esprit tout au long de sa carrière. C’est dans l’album Spoty et la lune alphane, paru en 1987 aux Humanoïdes Associés après prépublication dans Métal Hurlant qu’il donne une consistance à son monde fait de robots, de monstres extraterrestres, de planètes désertiques et de galaxies prises dans des guerres incessantes et dans une violence dépourvue de la moindre morale. L’avenir de la race humaine est dans les robots alors que de multiples races extraterrestres parcourent l’univers. Il poursuit dans Douceur Infernale (prépublié dans Métal Hurlant en 1984, puis aux Editions du Poteau, 1995), Démocratie mécanique (Alain Beaulet, 2000) et Sombres ténèbres. Ayant quitté Les Humanoïdes Associés à la fin des années 1980 après le rachat de la maison, il trouve un refuge idéal au sein de l’Association. En 1987, alors que l’Association ne s’appelait pas encore l’Association, Max avait fait partie des premiers auteurs de la collection « Patte de Mouche » lancée par les futurs fondateurs de la maison d’édition associative. (Petite précision : il y eut deux séries de collection « Patte de mouche » avant celle, définitive et actuelle, de l’Association. La collection reprenait le principe de la collection X de Futuropolis : petit format, récit court, prix réduit et, par la même occasion, en repris plusieurs auteurs).

Jano avait peint un univers assez semblable dans Gazoline et la planète rouge en 1989, album qui obtient le prix du meilleur album à Angoulême en 1990. Mais la différence entre Jano et Max, s’il est besoin de les comparer, est que Max ne fait aucune concession à la propreté du style. Il conserve un graphisme volontairement « crade », presque naïf et maladroit, et les aventures de ses robots sont généralement des suites de rebondissements absurdes et désordonnés. Cet absence de repères participe peut-être à l’atmosphère sombre, très marquée dans Sombres ténèbres : l’univers de Max est incohérent et en devient effrayant. L’histoire est celle du robot Geoffroy, un peu niais et crédule et toujours accompagné de son shark-terrier Gwladys. Après s’être engagé dans l’armée par manque d’argent, il se retrouve embarqué dans une suite de péripéties qui vont le faire traverser la galaxie, jusqu’à devenir la proie des Ténèbres, entité chaotique qui se nourrit des molécules des vivants. La quête de Geoffroy commence alors, quête qui ressemble surtout à une fuite pour ce héros bien peu téméraire qui n’avait rien demandé à personne.
Max regarde autant du côté de la science-fiction classique, passionné de Phillip K. Dick (le dieu des robots dans son univers) ou Asimov, que du cinéma de science-fiction des années 50-60. Il faut ajouter à cela l’influence du genre de l’horreur, tant sous ses formes littéraires que cinématographique ( et l’esprit retro de la grande époque de Tales from the crypt et autres comic books d’horreur !). Lovecraft est une référence évidente dans Sombres ténèbres où Geoffroy est confronté à une multitude de démons difformes que Max prend un plaisir certain à dessiner. On ne sait trop s’il faut rire ou se désespérer de la malchance du pauvre robot prisonnier d’une aventure qui le dépasse.

Lupus de Frederik Peeters

Les plus anciens lecteurs de ce blog se souviennent peut-être du cri d’amour que j’avais poussé, il y a fort longtemps, pour l’oeuvre de Peeters qui est pour moi un des auteurs les plus prometteurs de la décennie précédente, mariant l’efficacité narrative à une certaine liberté et beauté du trait (Dieu sait que je saurais me montrer objectif avec l’âge!). Editorialement, Peeters oscille entre ses fidélités toujours entretenues vers l’édition alternative (Atrabile, principalement) et des incursions chez de gros éditeurs (les Humanoïdes Associés, Gallimard).
Ces premières oeuvres ne laissent guère présager d’une incursion dans la science-fiction, et c’est bien d’incursion dont il faut parler, tant il s’approprie le genre à sa façon. Une des caractériques de son oeuvre est la diversité des thèmes abordés, avec toujours, en toile de fond plus ou moins présente, l’onirisme flirtant avec le surréalisme qui lui est propre. Après quelques oeuvres chez l’éditeur suisse Atrabile, auquel il se joint dès les débuts de l’entreprise en 1997 (Fromage Confiture, Brendon Ballard), l’oeuvre qui le fait connaître à un plus large public est Pilules bleues, toujours chez Atrabile : une oeuvre autobiographique qui raconte, sur un ton étonnamment léger, son histoire d’amour avec une séropositive. Nous sommes en 2001, la vogue de l’autobiographie en bande dessinée bat son plein et le succès que rencontre l’ouvrage est mérité. Puis, en 2003, il commence simultanément deux séries, Lupus chez Atrabile et Koma aux Humanoïdes Associés. L’écart est grand avec Pilules bleues, du moins en apparence, puisqu’il s’agit cette fois de fictions au scénario complexe, oscillant entre la science-fiction pour Lupus et le fantastique pour Koma, même si les frontières sont très poreuses. De ce second projet, scénarisé par Pierre Wazem, retenons simplement qu’il apprend à Peeters à utiliser la couleur et qu’il lui offre la possibilités d’exprimer un imaginaire graphique encore inédit sur une longue histoire, mais avec quelques contraintes, puisqu’il doit suivre un scénario et travaille pour une parution cadrée chez un grand éditeur. Pour Lupus, les données sont les mêmes, si ce n’est que la liberté y est encore plus grande et l’oeuvre en est plus personnelle. Par la suite, Peeters s’attaque au polar réaliste (R.G. avec Pierre Dagon, Gallimard, 2007-2008) puis poursuit dans la voie de l’onirisme surréalisant (Pachyderme chez Gallimard, 2009).

D’emblée, on se situe dans une science-fiction un peu particulière, loin du space opera et de l’aventure galactique : deux amis d’enfance, Lupus et Tony, voyagent dans leur vaisseau à la recherche des meilleurs coins de pêche de la galaxie, ainsi que des meilleures drogues du système. La SF est d’abord un décor exotique pour une histoire d’amitié banale : la rencontre avec une jeune fugueuse, héritière d’une des plus riches familles de l’univers, sépare peu à peu les deux amis qui tombent naturellement amoureux d’elle et révèlent leurs failles et les non-dits qui les opposent. Pas d’extraterrestres ni de guerres : dans ce futur, seules ont changé les dimensions du monde à investir, mais les hommes et leurs problèmes sont restés les mêmes.
Puis, progressivement, l’histoire s’emballe et l’aventure rattrape Lupus qui doit s’enfuir avec Sanaa, la fugueuse, que ses parents veulent à tout prix récupérer. Lupus est une longue fuite du héros vers sa propre tranquillité et, par la même occasion, une quête initiatique qui se termine par son passage, symbolique puis réel, à l’âge adulte. Je laisse ici la parole à Peeters lui-même qui parle de son travail dans Histoire naturelles, catalogue de l’exposition qui lui a été consacré à Lausanne en 2009 : « Il est vrai que je n’exploite pas le background de la SF comme il est d’usage de le faire. Mon utilisation n’est pas technique ou politique mais symbolique. Chaque décor, chaque planète, chaque vaisseau, chaque personnage bizarre est utilisé en écho aux turpitudes des protagonistes. Je cite souvent Moebius qui dit que la SF est le terrain idéal pour dessiner à l’extérieur les paysages intérieurs des personnages. ». Il enchaîne en inteprétant ce récit comme une « autofiction » où sa vie personnelle a pu influer directement sur le déroulement de l’histoire. Le rapport avec Pilules bleues n’est donc peut-être pas si difficile à concevoir : après tout, il s’agit dans les deux cas d’une histoire d’amour et de la description du moment où le protagoniste quitte l’adolescence.
La réalisation de Lupus est avant tout un travail d’improvisation : pas de plan préconçu, et au final une écriture très libre, ce qui me permet un autre rapprochement avec le Moebius improvisateur du Garage hermétique. Peeters décrit toutefois un important travail de redécoupage qui est venu prolonger la version « brute » de l’oeuvre.

La science-fiction de Peeters est profondément contemplative, avant tout en raison du caractère du personnage principal, Lupus, héros discret qui passe tout son temps à éviter l’aventure. Peut-être est-ce là le charme de cette oeuvre : un évitement permanent des moments de tension les plus intenses, occultés par quelques artifices graphiques ou minimisés par le héros. Peeters est alors un formidable dialoguiste, non pas seulement parce que ses dialogues sont bien ciselés, mais parce que ses silences le sont tout autant, porteurs, par l’image seule, d’autant de sens et d’émotions. Ainsi, quand Sanaa va enfin révéler à Lupus la raison de sa fugue, ses paroles se transforment dans sa bulle en de simples bâtons illisibles, comme si, finalement, cet élément de l’intrigue n’était pas si important ; comme si l’essentiel n’était pas dans le drame, mais dans la recherche d’une forme de plénitude. Il suffit de considérer la manière dont, dans le dernier volume, l’intrigue principale se dissout lentement en une succession de scènes à la temporalité incertaine, jusqu’à la fin qui frise l’abstraction puisqu’il ne s’agit plus que d’une suite de cases auxquelles le lecteur a pour charge de donner du sens.
J’avais déjà relevé cette tendance de Peeters à se détacher de l’action et de la narration pour dessiner des cases dont la valeur est purement contemplative. Dans Lupus, il multiplie ainsi les très gros plans sur des oreilles, des pieds, des objets du quotidien, et s’arrête sur d’étranges formes organiques, comme ces mollusques spatiaux gigantesques qui reviennent sans cesse dans notre champ de vision sans qu’aucune explication n’en soit donné. Ce n’est pas pour lire une histoire que l’on finit par aimer Lupus, mais pour le simple plaisir de regarder des images, des formes, qui nous parlent. L’alliance de la science-fiction et des hallucinations suite à des prises de drogue, fréquente chez les personnages de la série, renforce l’onirisme de cette oeuvre dont le dimension symbolique est très forte. Ces symboles passent par le seul pouvoir évocateur des images, et c’est en cela que Peeters est un dessinateur hors pair, capable de créer un univers mental par une succession d’images, ce qui est, en somme, l’essence même de la bande dessinée.

Pour en savoir plus :
Max, Sombres ténèbres, L’Association, 2001-2005 (5 tomes)
Frederik Peeters, Lupus, Atrabile, 2003-2006 (4 tomes)
Histoires Naturelles, le catalogue consacré à Frederik Peeters (2009)
Une interview de Max

Science-fiction et bande dessinée : années 1990

Cette évocation, forcément subjective, de la science-fiction en bande dessinée dans les années 1990 pourrait avoir pour titre « science-fiction sur le chemin ». En effet, les deux oeuvres dont je vais vous parler sont le travail de dessinateurs qui, sans avoir d’affinités particulières avec la science-fiction, s’y consacre le temps d’un ou plusieurs albums, hors de toute logique de cycles, de séries ou d’univers. Il sera donc question du Transperceneige de Jean-Marc Rochette et Jacques Lob et du Cycle de Cyann de François Bourgeon et Claude Lacroix. Ce qui constitue de ma part un vrai choix dans une décennie où les albums de science-fiction ne manquent pas avec la renaissance d’une forme de science-fiction grand public et de principes éditoriaux adaptés. Je vais commencer par là, d’ailleurs…

Le retour d’une production de masse

Les années 1990 sont celles d’une restructuration éditoriale importante de la bande dessinée : la fin des grandes revues nées dans les années 1970 est annonciatrice de changements. Dans le cas de la science-fiction, Métal Hurlant disparaît en 1987. Le catalogue des Humanoïdes Associés se ressert alors sur la production abondante du scénariste Alejandro Jodorowsky. L’album tend à devenir le support moteur et c’est en prenant acte de ce phénomène que de nouvelles maisons se créent. La décennie est très contrastée : d’un côté, les éditeurs dits « alternatifs » ou « indépendants », avec une politique qui met en avant l’auteur et leur refus de considérer la bande dessinée comme une marchandise (Amok, L’Association, Ego comme X, Cornelius…) ; de l’autre trois éditeurs commerciaux venant renouveler la veine populaire et grand public de la bande dessinée, qui viennent faire concurrence au trio Dupuis/Dargaud/Casterman (Glénat, Delcourt, Soleil). Dans les deux cas, les jeunes éditeurs trouvent leur public et les craintes d’une crise du secteur économique de la bande dessinée s’éloignent.
Les trois derniers éditeurs cités auraient été d’excellents candidats pour les critiques d’albums du jour, sans doute plus représentatifs de l’état de la SF des années 1990. Ils vont appuyer leur succès en partie sur la science-fiction, pour revenir aux formules éditoriales qui avaient fait le succès de séries comme Valérian, agent spatio-temporel quelques décennies plus tôt : sérialisation ad libitum, formatage des albums, séparation scénariste/dessinateur et ciblage d’un public large, à la fois adolescent et adulte ; cela en y ajoutant trois nouveaux principes : le développement des univers au moyen de nombreux spin-offs, la création de multiples collections pour ranger les séries et une forte extension multimédia vers le marché des produits dérivés. Ils participent à ce qu’on pourrait appeler un « retour de la bande dessinée de genre », au moment même où les éditeurs alternatifs cherchent justement à s’affranchir de toute catégorisation.
Peut-être faut-il que je précise ce que j’entends par « bande dessinée de genre », pour éviter toute confusion. Rien de méprisant ou de méprisable : la bande dessinée de genre est pour moi une bande dessinée qui revendique son rattachement à un genre précis par le respect de certains codes, ou par des allusions et des emprunts à des oeuvres antérieures. Quand un auteur doué réalise un tel album, cela peut être une réussite puisqu’il profite alors de la richesse de toute une tradition littéraire et, souvent, d’un public conquis d’avance. Si l’auteur est moins doué, le risque d’une oeuvre stéréotypée et impersonnelle est grand : après tout, le public est conquis d’avance ! La bande dessinée de genre a cet avantage qu’elle permet une exploitation commerciale plus efficace auprès d’un public attaché à ce qu’il connait et ne recherchant pas l’originalité. Dans les années 1980 et 1990, le retour en force de la bande dessinée de genre se voit tout particulièrement dans la bande dessinée historique, dans la science-fiction et, bien évidemment, dans la fantasy, grande gagnante de la période.

Dans le cas de Jacques Glénat, le succès est déjà confortablement assuré : à partir de 1987, sa présence en librairie dépasse Dargaud et Dupuis. Cet éditeur grenoblois apparu en 1969 et passé du fanzinat à l’édition professionnelle en 1972 a fait sa place dans les années 1980 par des réussites solides dans le domaine de la bande dessinée historique (Les Passagers du vent de Bourgeon en 1980-1984 et Les sept vies de l’Epervier de Juillard en 1983-1991). Toujours soucieux de diversifier son catalogue, il se lance aussi dans la science-fiction en publiant par exemple Le Vagabond des limbes de Christian Godard et Julio Ribera, les oeuvres de l’espagnol Juan Gimenez, et, dans les années 1990 le manga Akira de Katsuhiro Otomo.
Guy Delcourt fonde sa maison d’édition en 1986. Il se révèle être un habile « découvreur de talents », y compris dans le domaine de la science-fiction, puisque l’un de ses tous premiers succès est la série Aquablue de Thierry Cailleteau au scénario et Olivier Vatine au dessin (1988). A la fin de la décennie s’affirme la série Sillage de Jean-David Morvan et Philippe Buchet (1998). Entretemps, d’autres séries de science-fiction garnissent le catalogue et toutes sont encore en cours actuellement : Vortex (1993), Carmen McCallum (1995), Nash (1997). Ces séries sont rassemblées au sein de la collection « Neopolis ».
Soleil Productions, la maison d’édition créée par Mourad Boudjellal en 1988, s’est d’abord concentrée sur la fantasy, puisque c’est avec la série Lanfeust de Troy de Christophe Arleston et Didier Tarquin (1994-2000) qu’elle rencontre son premier et plus gros succès. Ce qui n’empêche pas l’éditeur de s’intéresser aussi à la science-fiction, avec Kookaburra de Crisse (1997) Universal War One de Denis Bujram (1998) et Le Fléau des dieux de Valérie Mangin et Aleksa Gajic (2000). Plus récemment, avec le lancement de la suite de Lanfeust, Lanfeust des étoiles (2001), un pont à de nouveaux été dressé entre science-fiction et fantasy.
Bref, ces nouveaux éditeurs investissent en masse la science-fiction, multipliant les nouvelles séries et faisant débuter maintes carrières.

Un autre bon candidat à notre article du jour, mais cette fois plus pour sa qualité que pour sa représentativité, aurait été Péché mortel, série dessinée par Joseph Béhé sur un scénario de Toff et paru en 1989 chez Dargaud (les tomes suivants paraissent de 1997 à 1999 chez Vents d’Ouest). Mais un article de Raniver du Culture’s pub que je vous invite à lire m’a depuis longtemps devancé… Les deux albums du jour, choix tout à fait anachroniques, s’inscrivent encore dans des structures anciennes puisqu’ils sont tous les deux publiés à l’origine dans le magazine (A suivre) aux ambitions littéraires affirmées, puis sortent en album chez Casterman. Leurs auteurs ne sont pas de jeunes talents des années 1990 mais des auteurs confirmés des décennies précédentes. Ce sont deux excursions dans la science-fiction pour la carrière de leurs dessinateurs respectifs.

Le Transperceneige de Jean-Marc Rochette et Jacques Lob


L’histoire complexe de la publication du Transperceneige relie les années 1970 aux années 1990. En 1977, Jacques Lob et Alexis en proposent une première version à Casterman. Il s’agit alors d’un récit post-apocalyptique où les seuls survivants sont massés dans un train parcourant une terre envahie par des neiges éternelles. Parce qu’il ne s’arrête jamais, le Transperceneige évite à ses occupants la « mort blanche » qui touche ceux qui s’aventurent au-dehors. Le genre post-apo bénéficie d’une certaine mode dans la bande dessinée sous l’impulsion de Claude Auclair, auteur de Simon du fleuve (1973). Il pose la question de la reconstruction d’une société après une catastrophe, question à laquelle Le Transperceneige apporte sa propre réponse. Alexis et Lob sont des piliers de la nouvelle presse des années 1970 : ils ont participé aux premiers numéros de Fluide Glacialet notamment à la série humoristique Superdupont. J’avais déjà eu l’occasion d’évoquer dans un article sur cette série le trait hypperréaliste et impressionnant d’Alexis. Lob, de quinze ans l’aîné d’Alexis, est avant tout un scénariste au long cours qui a touché à de nombreux genres, dont la science-fiction (ainsi son Dossier soucoupes volantes dessiné par Robert Gigi, paru dans Pilote de 1969 à 1975, sur le phénomène des O.V.N.I., mais aussi un scénario pour la série Lone Sloane de Druillet). La mort d’Alexis en 1977, à l’âge de 31 ans, interrompt le projet du Transperceneige, en plus de forger autour d’Alexis un « mythe » de l’auteur prodige.

Le projet refait surface en 1982 : Lob cherche un nouveau dessinateur dont le trait dur s’accorderait avec son scénario sombre. Ce sera Jean-Marc Rochette. Casterman possède alors sa revue (A Suivre), structure idéale pour accueillir un nouveau Transperceneige. La version, qui paraît en album en 1984, a donc tous les aspects des fameux « romans (A suivre) » : pagination épaisse et non-limitée, noir et blanc de rigueur, densité du scénario. L’histoire décrit le parcours d’un bout à l’autre du « Transperceneige » de Proloff, un occupant des wagons de queue où s’entasse une plèbe abandonnée à elle-même, et d’Adeline Belleau, une jeune militante. Ils vont découvrir, en même temps que le lecteur, l’histoire du Transperceneige et les secrets de ceux qui en ont pris la tête.
Fidèle à la tradition socio-politique vivace de la science-fiction, le Transperceneige n’est rien d’autre qu’une métaphore de la société, amplifiée par le contexte post-apocalyptique. Le train qui avance est notre destin commun, impossible à arrêter. Il est hermétiquement divisé en plusieurs compartiments selon le rang social : les défavorisés sont livrés à eux-mêmes dans les wagons de queue, sans autre contact avec le reste du train que les soldats qui gardent les wagons ; à l’autre bout se trouvent les puissants qui mènent une vie débauchée et décadente et font tout pour conserver leurs privilèges. Un clergé qui vénère « sainte loco » regroupe autour de lui ceux que l’enfermement rend fous. La symbolique est puissante, au risque d’être parfois un peu simpliste. L’album, pessimiste et claustrophobique, se lit comme une parabole moderne (lecture tout autant salutaire à notre époque qu’il y a trente ans, malheureusement).

Revenons un peu sur Jean-Marc Rochette. Il s’est fait connaître à partir de 1979 avec Edmond le cochon, série animalière à l’humour grinçant, inspirée par l’underground américain et scénarisée par Martin Veyron. Il est venu à la bande dessinée avec L’Echo des savanes et (A Suivre). Le Transperceneige est son premier essai dans la science-fiction. Son réalisme mordant, qui n’est pas sans rappeler celui d’Alexis ou d’Auclair justement, pousse Lob à noircir encore son scénario, qu’il avait prévu plus léger à l’origine. Par la suite, Rochette persévère dans la science-fiction en compagnie de Benjamin Legrand, avec Requiem blanc, oeuvre d’anticipation sociale (1987), puis L’or et l’esprit (1995). Le travail de Rochette se caractérise par un important éclectisme : il passe sans cesse de l’humour à la science-fiction. Son style, également, évolue énormément : du réalisme noir et blanc du Transperceneige à l’expressionnisme coloré de L’or de l’esprit, en passant, plus récemment, par un graphisme plus caricatural pour sa collaboration avec Pétillon (Dico et Louis, 3 tomes, 2003-2006) (il faut encore ajouter à sa carrière deux autres branches : illustrateur pour enfants et dessinateur technique pour des journaux sportifs). Rochette poursuit également une carrière de peintre dont on peut admirer quelques oeuvres sur son site. Cette seconde carrière, commencée en 1987 suite à l’échec commercial de Requiem blanc, a, à ses dires, contribuée au renouvellement de son style lorsqu’il reprend la bande dessinée après une interruption de sept ans. Il travaille toujours entre peinture et dessin.
C’est toujours avec Benjamin Legrand qu’il entreprend de donner une suite au Transperceneige en 1999 (l’occasion pour Casterman de rééditer le premier tome). Plutôt que de suite, il faut parler d’un écho en hommage à Jacques Lob, mort en 1990. L’histoire se passe dans un second train roulant sur les mêmes rails dont les passagers sont terrifiés à l’idée d’une collision avec le premier Transperceneige. Dans ce second train règne une autre organisation sociale guère plus rassurante, basée sur le mensonge, où les passagers s’évadent de la réalité au moyen d’outils virtuels. Les deux héros, là encore un homme et une femme, s’avancent dans une quête pour connaître la vérité de leur situation. Un troisième tome paraît en 2000. Abandonnant un peu le côté « symbolique » pour entrer plus franchement dans l’aventure, il fait aussi le lien avec le premier tome et répond à quelques questions. Legrand parvient à renouer avec le scénario initial. Entre les deux albums, on peut constater l’évolution du style de Rochette qui se fait ici beaucoup plus stylisé et délicat.

Le cycle de Cyann de Bourgeon et Claude Lacroix, Casterman, 1993


Le Cycle de Cyann, à l’inverse, se rapproche d’une science-fiction de l’exotisme et du dépaysement qui va voir du côté de la fantasy. Cyann Olsimar, fille dévergondée et immature du dirigeant de la ville d’Ohl, est choisie par son père pour accomplir une mission sur une planète voisine nommée Ilo : elle doit en ramener un antidote aux fièvres pourpres, une maladie mortelle qui se répand dans la population d’Ohl. Elle est accompagnée par sa meilleure amie Nacara, de rang social inférieur mais beaucoup plus responsable. Si, par la suite, le Cycle de Cyann deviendra une série, il est d’abord conçu en deux parties découpées de façon logique. La première partie, publiée en 1993 dans (A suivre), décrit les difficiles préparatifs du voyage : sur Ohl, le pouvoir est partagé par deux institutions, la Source (le clergé) et la Sonde (l’Etat) (qui donnent son nom à l’album La Source et la Sonde) et les Olsimar, membre de la Sonde, doivent se débattre avec la mauvaise volonté de la Source à voir partir la mission. Les lecteurs doivent attendre 1996 pour lire, toujours dans (A Suivre), la seconde partie intitulée Six saisons sur Ilo qui raconte, comme son nom l’indique, la quête de la jeune fille et de son équipe sur la planète d’Ilo, à la recherche de l’antidote. Les deux albums sortent logiquement chez Casterman, éditeur de (A Suivre) en 1993 et en 1997.
Le Cycle de Cyann est publié dans une revue (A Suivre) qui vit ses derniers feux : elle s’arrête en 1997. Il s’agit d’une des dernières revues historiques nées de la grande vague de création des années 1970 et elle n’est plus parvenue à conserver son rôle prépondérant d’avant-garde de la bande dessinée. Pourtant, elle a su donner la part belle à une science-fiction renouvelée : souvenez-vous de mon article de juillet sur La fièvre d’Urbicande de Schuiten et Peeters. Les deux auteurs lui restent d’ailleurs fidèles jusqu’à la fin.

François Bourgeon est lui aussi un fidèle de (A Suivre) et, comme la revue, il a connu ses premiers grands succès dans les années 1980. A ses débuts, Bourgeon participe au renouveau de la bande dessinée historique par sa branche documentariste, accompagné dans cette démarche par d’autres auteurs comme Didier Convard, Frank Giroud et André Juillard. Tous les quatre font partie du catalogue Glénat et publient dans le journal Circus plusieurs séries historiques : Brunelle et Colin pour Convard, Louis la guigne pour Giroud (avec Jean-Paul Dethorey), Les sept vies de l’Epervier pour Juillard et, pour François Bourgeon, Les Passagers du vent (Bourgeon est d’ailleurs le premier dessinateur de Brunelle et Colin, avec Robert Génin comme scénariste). Ce qui rapproche tous ces auteurs, outre le fait d’être publiés dans les mêmes structures, est leur sens aigu de la reconstitution historique. Il ne s’agit pas seulement, suivant la tradition de la bande dessinée historique, d’opter pour un trait naturaliste, mais aussi d’amasser les connaissances et la documentation nécessaire pour être au plus près de la réalité historique et des problématiques politiques et sociales de l’époque décrite. Chez François Bourgeon, cela se traduit par autant d’effets de réel qui nous donnent l’impression d’être transportés plusieurs siècles en arrière. Ainsi, Les Passagers du vent (1980-1984 pour le premier cycle de parution) se déroule au XVIIIe siècle et évoque, au-delà des aventures de la jeune Isa, le commerce triangulaire entre les Antilles, l’Afrique et L’Europe. Bourgeon s’appuie sur sa documentation pour reconstituer les costumes, les lieux visités, mais aussi la langue.
Le plus remarquable avec Le cycle de Cyann est que cet acquis de la nouvelle bande dessinée historique est réinvesti dans un récit de science-fiction : au lieu de reconstituer notre passé, Bourgeon reconstitue notre futur (on comprend à demi-mots que les habitants d’Ohl sont nos lointains descendants). Il s’associe pour cela à Claude Lacroix, dessinateur polyvalent ayant été illustrateur de romans de science-fiction. Tous les « trucs » de l’effet de réel par Bourgeon se retrouvent dans Le cycle de Cyann, en particulier dans le premier tome, La Source et la Sonde, dont l’objectif est de nous familiariser avec l’univers dans lequel évolue l’héroïne. Bourgeon met l’accent sur l’exotisme de l’architecture et des vêtements des personnages, auquel il donne un sens : chaque classe sociale (Majo, Medio et Mino) a sa propre façon de nouer ses vêtements et ses cheveux. Il leur invente un langage composé d’expressions fleuries qui fait que le monde de Ohl a parfois des accents médiévaux.
Un supplément aux deux albums paraît en 1997 sous le nom de La clé des confins, et se propose comme une encyclopédie du monde de Cyann. L’illusion de réalité se poursuit, puisque l’ouvrage fait référence à des recherches que les deux auteurs auraient réalisées pour raconter l’histoire de Cyann, comme s’il s’agissait d’une réalité historique. Comme l’indique l’avertissement : « Il donne un aperçu thématique de la vaste documentation dans laquelle ont puisé les auteurs ». Une démarche d’enrichissement des univers de science-fiction qui rappelle celle de Benoît Peeters et François Schuiten pour leurs Cités obscures (en 1996, ils publient un Guide des cités obscures qui imite le format, le contenu et l’organisation d’un guide touristique). C’est d’ailleurs là une direction que prend la science-fiction graphique française quand elle multiplie les spin-offs des séries principales, les encyclopédies et autres guides. L’alliance du texte et de l’image est vécu par ces auteurs comme un moyen incomparable de faire vivre un univers de fiction.

Pour en savoir plus :
François Bourgeon et Claude Lacroix, Le cycle de Cyann, Casterman, 1993-1997 (2 tomes). 2 nouveaux tomes sont parus depuis, en 2005-2007)
idem, La clé des confins, Casterman, 1997
Jean-Marc Rochette et Jacques Lob, Le Transperceneige, Casterman, 1984
Jean-Marc Rochette et Benjamin Legrand, L’arpenteur, Casterman, 1999 (un troisième tome est paru en 2000 sous le titre La traversée)
Site consacré à l’oeuvre peint de Rochette
Revue P.L.G., n°38 (interview de Jean-Marc Rochette)

Published in: on 5 septembre 2010 at 07:58  Comments (3)